"Le vocable "populisme" est d'abord une injure: il caractérise aujourd'hui les partis ou mouvements politiques dont on juge qu'ils sont composés par des idiots, des imbéciles et même des tarés.". Ainsi commence le livre que Chantal Delsol consacre au populisme.
Fénelon disait que "Les injures sont les raisons de ceux qui ont tort."
Sans aller jusque-là, l'emploi des injures par d'aucuns est surtout révélateur de leur impuissance à débattre et de leur dogmatisme. Naguère celui qui déplaisait à l'intelligentsia, et simplement par le fait même qu'il déplaisait, était traité de fâchiste, ce qui avait le double avantage de se dispenser d'argumenter avec lui et de l'ostraciser. L'injure commode et tendance est maintenant de traiter le déplaisant de populiste.
Pour expliciter ce qu'est le populisme aujourd'hui, Chantal Delsol, qui a une grande connaissance de la Grèce antique, part "de la démagogie ancienne et du vocabulaire grec de l'idiotie". Autrement dit, elle le resitue dans le temps long, au cours duquel un glissement sémantique a affecté les termes de démagogie et d'idiot.
A l'origine démagogue signifie chef du peuple. Il prend le sens d'aujourd'hui dès le Ve siècle avant JC. Le démagogue est celui "qui entretient la tentation si répandue de vivre pour soi-même, négligeant le bien de tous". Et il s'adresse aux nombreux, qui sont attachés au principe de plaisir et méconnaissent le temps long.
Les quelques uns, les élites, au contraire des nombreux, se prévalent de la raison, noos, et tiennent un discours universel, le logos, auquel les nombreux n'ont évidemment pas accès. Les nombreux sont en effet des idiotès, c'est-à-dire qu'ils défendent leur particularité.
D'idiots, les nombreux ne deviennent imbéciles, acception actuelle d'idiots, que si l'on considère que la politique vise l'universel et non plus l'intérêt général, "inspiré par des valeurs historiques nécessairement relatives".
Il est abusif de confondre populisme et démagogie. Le discours populiste, en effet, est critique envers l'individualisme moderne, défense des valeurs communautaires de la famille, de l'entreprise et de la vie civique, récusation de l'Etat-providence qui s'est substitué aux solidarités de personne à personne.
Le discours populiste est également volonté de moralisation de la politique et des moeurs, valorisation de l'identité de la nation ou du groupe d'appartenance, anti-mondialisme en raison de l'uniformisation à laquelle il conduirait.
Le discours populiste est enfin "paroles directes, crues, violentes": "Ce qu'on appelle couramment le "politiquement correct" ne signifie pas forcément qu'il existe un prêt-à-penser, mais qu'on ne doit pas dire crûment ce que l'on pense."...
Pourquoi tant de haine à l'égard des populistes? Pourquoi n'argumente-t-on pas avec eux? Parce qu'ils en sont restés, comme dit plus haut, à l'intérêt général, c'est-à-dire au commun considéré comme "le bien public de la cité ou de la société élargie, dotée de souveraineté".
Or le commun s'est universalisé. Il est devenu une dogmatique de l'émancipation, qui s'oppose à et exclut tout enracinement. Cette idéologie émancipatrice a fait de la libération un absolu indiscutable, sans limites donc, qui, pourtant, "omet la moitié des exigences humaines".
Le nazisme et le communisme sont des perversions: "Par-delà leur profonde ressemblance dans l'expression, le type d'autorité, le comportement, chacun des deux représente à la racine l'excès monstrueux de l'une des deux tendances évoquées ici: l'enracinement dans le particulier et l'élan vers l'universel."
La perversion nazie - "Fonder la "nature" de l'homme, non pas dans l'enracinement des coutumes ni dans les exigences d'une condition, mais dans la pure biologie" - a permis de lui amalgamer toute pensée de l'enracinement et de la précipiter dans les ténèbres.
La perversion communiste - "L'homo sovieticus est censé quitter ses désirs et ses sentiments d'homme singulier pour devenir uniquement l'homme de l'espèce" - n'a pas subi le même opprobre, parce qu'elle avait, comme circonstances atténuantes, d'agir au nom de l'universel, c'est-à-dire de s'inscrire dans la longue marche de l'Histoire, "marche indéfinie, allant du particulier à l'universel".
Cette longue marche permet de faire la distinction entre ceux qui en constituent l'avant-garde et ceux qui en constituent l'arrière-garde, composée "de demeurés, à la limite de l'humanité". L'arrière-garde, à la stupeur des quelques uns, des élites, est de nos jours essentiellement constituée des nombreux, du peuple.
Les défenseurs du peuple furent d'abord des gens de gauche, qualifiés de populaires, puis des gens de droite, qualifiés de populistes. Entre-temps s'est en effet opérée la trahison du peuple, que les gens de gauche ne reconnaissent pas dans ce qu'il est devenu...
Chantal Delsol aimerait qu'aucune des exigences humaines ne soit omise: "S'il est vrai que les humains ont besoin à la fois d'enracinement et d'émancipation, toute démocratie bien ordonnée devrait éduquer le peuple à l'émancipation et les élites à l'enracinement, portant à chacun ce qui lui manque."
Mais, pour que cela soit possible, il est nécessaire que la démocratie "détache la politique de la religion et d'une manière générale de la vérité d'un dogme et la laisse ainsi à la merci de tous", qu'elle accepte la controverse et les opinions contraires, et qu'elle n'utilise pas le sobriquet du populisme pour dissimuler son mépris du pluralisme.
Francis Richard
Le populisme - Les demeurés de l'Histoire, de Chantal Delsol, 268 pages, Editions du Rocher
Publication commune avec lesobservateurs.ch