La vie est faite d'oublis: on oublie la plupart du temps qu'on est condamné à mourir et on oublie également la plupart des choses que l''on a vécues. Heureusement dans le fond, sinon, comment pourrait-on continuer à vivre, l'esprit encombré par la hantise de la mort et par tous les petits riens qui font une existence?
Un jour, Emilie, la soeur du narrateur du livre de Matthieu Ruf, après avoir observé le cycle de vie d'un papillon accroché à une lanterne à huile, remarque que celui-ci ne sait pas qu'il lui reste peu de temps à vivre et que, ne le sachant pas, il ne cherche pas à voir du pays et reste posé là, bêtement. Elle demande à son frangin:
"Mais si on n'oubliait pas? Qu'est-ce qu'on garderait? Qu'est-ce que tu garderais, toi?"
Il ne lui répond pas. Parce que son esprit, à ce moment-là, est distrait par son corps qui ne veut pas faire l'effort de parler. Alors, Percussions est la réponse parcellaire à cette interrogation, parcellaire parce que la réponse à la question est de chaque instant et parce qu'il est impossible de garder tous les instants...
La mémoire est capricieuse. Le récit est à son image: il va et vient dans le temps: un quart de siècle en arrière, une décennie plus tard, douze ans plus tard encore, quatre mois plus tôt, puis treize ans plus tôt etc. ; et dans l'espace: la maison familiale en Suisse, le parc de Kakadu en Australie, la Bretagne, Berlin, Dublin, Bogotà, Buenos Aires, Madrid etc.
Le narrateur garde quelques traits de proches - frère, soeur, parents, grands-parents, amies et amis - ou de personnes rencontrées: des doigts, des jambes, un sourire, un rire, une voix, une tête, un torse nu; il garde des détails qui ne parlent qu'à lui: l'écorce d'un arbre, des chaussures de marche, un linge imaginé, des pages d'un livre "lues comme une prière"...
Sa mémoire garde "tant d'autres éclats d'existence, de percussions qui [le] traversent constamment, images, sons, touchers, odeurs, goûts, contacts accumulés qui bougent sans cesse, se superposent, se télescopent, se démultiplient, présences irréductibles mais aléatoires" que la réponse différée à la question d'Emilie reste cependant incomplète et fuyante.
Disséminés dans le récit, mis bout à bout, ces éléments restituent tout un monde, singulier, humain, dans lequel le lecteur peut en conséquence se reconnaître ici ou là. Mais, surtout, le regard du narrateur - par moments il s'identifie aux êtres ou aux choses -, son ton, ses mots, fascinent le lecteur par le pouvoir d'évocation de ses "couches d'expériences, de fantasmes et de fictions".
Alors le lecteur se relit des passages du livre qu'il vient de terminer, n'ayant pas envie de l'abandonner de sitôt à son sort, sur une table ou une étagère. Il les relit en l'ouvrant au hasard, parce que le récit, de toute façon, n'est pas linéaire et se défie de la chronologie, parce que ce qu'il cherche à retrouver, ce n'est pas tant un sens bien défini que des correspondances et une musique qui le ravissent.
Francis Richard
Percussions, Matthieu Ruf, 156 pages, Editions de l'Aire