"Une excursion dans les Alpes tombait à point nommé. Quand sa propre existence part en vrille, quel meilleur moyen de la rattraper? [...] Se frotter à la rugosité des crêtes, voilà une excellente façon de s'assurer qu'on n'est pas encore mort."
C'est ce que se dit Luc Riesen le narrateur du roman d'Olivier Beetschen, en acceptant l'invitation de son ami d'enfance, Alain Baud, à faire ensemble l'ascension du Wildstrubel,
à partir du village de la Lenk, qui est justement son lieu d'origine.
L'existence de Luc est partie en vrille. Ce séducteur s'est assagi pendant les premières années de son mariage avec Christine, mais le naturel est revenu. Et son besoin de séduire s'est rallumé une fois de trop. Pour cette passade, il aura ainsi ruiné un bonheur construit avec beaucoup d'énergie.
A la suite de cet écart, Christine et Luc ont divorcé. Leurs deux filles sont restées avec leur mère au domicile conjugal, à Vaulruz, dans le district de la Gruyère. Luc s'est retrouvé seul. Alain, au contraire, a épousé Julie, l'amour de sa vie, en l'emportant sur un rival pourtant redoutable.
Si la famille de Luc est originaire de l'endroit de l'excursion, Alain y a fait, à son entrée dans l'adolescence, - la philosophie moderne appelle ça un hapax existentiel - une rencontre qui a chamboulé sa jeunesse, en donnant à son âme un nouveau souffle, de manière fulgurante.
Alain n'a compris la réelle - ou surnaturelle - signification de cette rencontre avec celle que, d'entrée de jeu, il a baptisée la Dame Rousse, qu'en découvrant la légende des Fils de l'Aigle, à la faveur de la recherche historique qu'il mène sur le mercenariat des Suisses au Moyen-Âge.
Le personnage mythique de cette légende du XVe siècle est en effet la guérisseuse Pirmina. Elle a eu trois fils avec son mari, Arnold Bockhütter, un chef de guerre-né, l'Aigle, appartenant au clan des Farouches. Lesquels vivent alors - est-ce un hasard ? - sur les flancs du Wildstrubel.
Pirmina a fui le village de Leuk dans le Haut-Valais, accusée d'impiété par l'évêque de Sion, ses remèdes à base de plantes n'étant pas bénis avant usage. Pirmina, rousse aux yeux verts, est accueillie avec suspicion par les Farouches, qui ne croient pas qu'elle soit passée par les cols:
"Chacun sait qu'en hiver ils sont bloqués par des masses de neige hautes comme des remparts."
Il faut toute l'autorité naturelle d'Arnold pour faire taire leurs sarcasmes. Il intervient pour leur dire: "Les délibérations sont inutiles. Je la prends sous ma protection et proclame devant l'assemblée mon souhait de l'épouser." C'est l'origine d'une légende qu'Alain fait connaître à son ami Luc.
Car, la nuit avant leur ascension du Wildstrubel, le Tourbillon sauvage, Alain donne à lire à Luc le fascicule qui raconte cette légende. Aussi l'obsession de la Dame Rousse les accompagnera-t-elle pendant tout le mauvais temps et toutes les péripéties de leur course de montagne...
Lorsque le nombre de coïncidences dépasse un certain seuil, cela s'appelle le destin."
narrateur finira par y voir la Dame Rousse et se dira qu'il lui faut regarder les choses en face: "
Et le lecteur finira par se demander s'il n'a pas raison, tant l'auteur, forces de conviction et de narration aidant, l'aura transporté aussi bien vers les cimes que vers les abîmes, qui permettent les unes comme les autres de faire les rencontres décisives, notamment avec soi-même, et de tracer un chemin à l'existence.
Francis Richard
La Dame Rousse, Olivier Beetschen, 224 pages, L'Âge d'Homme