L'adrénaline se diffusait comme un sérum dans les battements frénétiques, le corps se tendait dans un effort continu, fendant l'eau comme une proue, stimulé par les cris des supporters. Puis l'accélération finale où un mélange de volonté et de conquête de soi arrachait les derniers mètres, l'organisme en ébullition s'extrayant de la pesanteur dans un sursaut animal, l'impact jouissif de la main frappant le rebord, signalant la fin de la course.
Mélanie aura au moins connu ça: l'exaltation que procure la compétition de natation à celles et ceux qui s'y adonnent, les souvenirs de maîtrise de l'eau par le corps, qui marquent pour la vie. Mais c'était avant. Avant la puberté. Quand son corps, à quatorze ans, se transforme, ses formes restent frêles et elle ne peut retrouver les sensations de sa pré-adolescence où elle faisait merveille dans les bassins avec son dos crawlé.
Un beau jour d'été, elle regarde un garçon, de six ans plus âgé qu'elle, qui fait des plongeons depuis la plateforme de cinq mètres dans un des bassins extérieurs. C'est une révélation pour elle. Elle est subjuguée par cette discipline spectaculaire. Le plongeon est désormais la voie qu'elle va suivre pour retrouver le sourire. Le garçon qui a lui fait forte impression deviendra son entraîneur et elle se mariera avec lui trois ans plus tard.
Il faut croire qu'il est difficile pour qui a fréquenté les bassins de s'en éloigner complètement. Mélanie tient maintenant la caisse d'une piscine municipale: c'est une petite blonde à peine quadragénaire, au sourire déjà froissé. Qui traîne la jambe, au physique et au mental: un accident a réduit à néant sa carrière de plongeuse; elle a donné naissance à un garçon, Martin, au moment où elle divorçait, son mari, disparu depuis, étant devenu violent...
Il faut croire aussi que le sort s'acharne parfois sur les mêmes. Lors d'une nocturne, un soir de novembre, Mélanie, après le départ des derniers clients, nage seule, continûment, dans la piscine, pour ne pas faire cesser ce long moment d'apesanteur où elle [oublie] sa jambe, à défaut du passé, puis, au plongeoir de trois mètres, elle enchaîne les sauts avant, les culbutes arrière, les plongeons renversés et les saltos carpés...
Arrivé à ce point de l'histoire de Mélanie, le lecteur comprend bientôt pourquoi le titre Eaux troubles a été donné au micro-roman de Philippe Lafitte. L'auteur, avec malice, emploie les éléments qui permettent de maintenir le suspense et l'effroi: une femme seule dans la nuit aquatique, un personnage inattendu et inquiétant, un personnage attendu et rassurant, un dénouement auquel le lecteur captivé ne peut guère s'attendre...
Francis Richard
Eaux troubles, Philippe Lafitte, 64 pages BSN Press