On s'envoie des mails pour confirmer que l'on a bien reçu des mails et que l'on y répondra dès que possible par mail. On passe des coups de téléphone pour relater d'autres conversations téléphoniques.[...] Et pour parachever le tout, on se réunit toutes les deux heures afin de préparer les prochaines réunions qui auront lieu toutes les deux heures...
Voilà une journée ordinairement utile, comme il y en a beaucoup d'autres, dans l'entreprise où travaille Laurence de Ménéval: Chez Upbridge on embauche plus qu'on ne licencie. Chez Upbridge, on s'auto-restructure et l'on s'auto-optimise en permanence. Accessoirement et à intervalles réguliers, cette firme prospère se vend au plus offrant. C'est la loi du marché...
Laurence, habituellement, est affectée aux phases d'audit et d'analyse. Cette fois, Marc, son Business unit manager, lui a confié une mise en oeuvre opérationnelle, celle de dégraisser les effectifs d'environ trente pour cent d'un gros sous-traitant de l'automobile et de l'aéronautique, Skylex, afin de le rendre séduisant aux yeux d'un fond de pension qui envisage de l'acquérir.
Laurence est mariée à Arnaud, qui travaille à Londres pendant la semaine et ne revient que les week-ends à Paris, où ils habitent un appartement cossu, au 9 de la rue de Médicis, dans le sixième arrondissement. Heureusement, Laurence lit beaucoup. En ce moment, elle lit Le ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras, qu'elle promène avec elle dans son sac.
Ce lundi, en rentrant chez elle, Laurence trouve dans sa boîte à lettres une grande enveloppe kraft libellée à son nom et adresse, à l'intérieur de laquelle se trouve une seconde enveloppe, plus petite, de couleur parme: Au centre de celle-ci, une lettre écrite en majuscule: A. suivie de la mention Américaine placée entre parenthèses... L'Engrenage a commencé de tourner...
Car il y aura d'autres lettres du même acabit, manuscrites, non signées, mais qui révèlent une connaissance intime de Laurence, ce qui ne laisse pas de la faire fantasmer, ce à quoi elle est déjà encline lors de ses nuits solitaires de semaine, où elle se livre à elle-même. Qui peut bien lui adresser de telles lettres suggestives, bien écrites? Homme ou femme? Difficile à dire.
L'épistolier, ou l'épistolière, sait en tout cas la mouvoir et il y réussit d'autant mieux que Laurence est fragilisée: son mari n'est guère là; son père, victime d'un licenciement collectif (c'est maintenant son savoir-faire à elle) dont il ne s'est jamais remis, s'adonne depuis à la boisson; il vient de faire une chute dans son garage et se trouve dans le coma, hospitalisé à Maubeuge...
Peut-être l'auteur de ces missives est-il Louis-Pascal. C'est aujourd'hui son interlocuteur chez Skylex. Elle l'a croisé à l'école de management de Lille: Elle entrait alors en première année tandis que Louis-Pascal terminait son cycle de cinq ans. Quand ils ont dîné ensemble la dernière fois qu'elle est allée le voir à Metz, ne lui a-t-il pas offert Les liaisons dangereuses?
Si sa demi-soeur Solange lui prête une oreille attentive, sans pour autant admettre le métier qu'elle exerce, son demi-frère Cédric lui est carrément hostile et voit en elle une traîtresse à leur modeste milieu d'origine. Ce n'est donc pas dans sa famille qu'elle peut trouver vraiment du réconfort. C'est pourquoi son adorateur secret la fascine et qu'elle se soumettrait bien à lui...
Même si Éric Orlov laisse filtrer, avant la fin de ce roman satirique, quelques indices sur qui se cache derrière les lettres à Laurence, le lecteur ne peut cependant pas imaginer l'issue qu'il a donnée à son histoire. Et ce n'est qu'après avoir tourné la dernière page qu'il réalisera que lui aussi s'est fait embobiner par l'auteur. Alors il s'inclinera et lui dira volontiers: Chapeau bas!
Francis Richard
Engrenage, Éric Orlov, 204 pages, Olivier Morattel Editeur (sortie le 2 mars 2018)