Dans ce recueil sont rassemblés des dizaines de petites phrases, qui donnent chacune un titre à un petit texte, où Philippe Delerm commente et montre le sens dont elles sont chargées en réalité, souvent perfide sans en avoir l'air.
Certaines de ces phrases sont des petites phrases toutes faites, d'autres sont circonstancielles. Une petite phrase toute faite c'est, par exemple, Et vous avez eu beau temps?; une petite phrase circonstancielle: Il aimait ça, le Monopoly.
Les phrases toutes faites sont peut-être les plus redoutables: elles sont dites la plupart du temps sans que le locuteur ou la locutrice ait conscience de tout ce qu'elles impliquent; elles sont pourtant révélatrices de ce qu'il ou elle pense.
Grâce à l'observation de la vie quotidienne de ses contemporains (grâce peut-être aussi à l'introspection) et à sa connaissance des subtilités de la langue française, l'auteur donne au lecteur matière à réflexion et à jubilation avec ces petits textes.
Il faut d'ailleurs se demander si le lecteur ne va pas cependant sortir traumatisé d'une telle lecture: ne va-t-il pas devoir tourner plusieurs fois sa langue dans sa bouche avant de sortir, ou pas, à un interlocuteur (ou interlocutrice) une de ces petites phrases?
Parmi les soixante-huit petits textes du livre, il n'y a que l'embarras du choix. Il faut pourtant en choisir un de chaque type de petite phrase pour donner un aperçu apéritif de ce livre, précieux parce qu'intelligence des mots dits en toute spontanéité.
Chez nous, c'est trois: il s'agit de la bise que l'on se donne en arrivant ou en partant: Ce rapprochement abusif a tout de l'esquive. On embrasse le vent; ce joue contre joue sollicite très peu les lèvres. Le premier aller-retour effectué, on s'en tiendrait bien là...
C'est sans compter sur l'interlocuteur qui affirme: Chez nous, c'est trois! Philippe Delerm trouve bizarre ce chez nous: Sa récurrence ne permet guère de le rattacher à une coutume géographiquement répertoriée... (en Suisse, c'est pourtant la coutume...)
Il ajoute: En tout cas l'initiative n'est pas personnelle, elle s'appuie sur un fonds de sagesse partagée. Nous nous connaissons à peine mais bisons-nous à l'envi. C'est sans conséquence et sans équivoque ce rapprochement des chairs.
Il en conclut: Mine de rien, ça vous réduit au rôle peu flatteur de pisse-froid. Brassens n'appréciait guère les imbéciles heureux qui sont nés quelque part. On ose parier qu'il ne goûtait pas davantage les biseurs de chez nous...
Celui qui l'a fait ne nous l'a pas vendu: c'est ce que répond Céleste Albaret à Marcel Proust, après qu'il lui a dit qu'il lui faisait perdre son temps. Cette réponse plaît tellement à ce dernier qu'il lui dit qu'il la mettra dans son livre...
Le fait est que cette petite phrase figure dans La Recherche... Philippe Delerm remarque: Si l'on ne croit pas en Dieu, la phrase de Céleste est encore plus belle. Il ne s'agit plus alors de gratitude envers le créateur mais de tendresse à l'égard de la vie:
Le temps donné à chaque être est [...] un cadeau.
Et le temps passé à lire ce livre en est un que fait l'auteur au lecteur, qui s'y retrouve...
Francis Richard
Et vous avez eu beau temps? - La perfidie ordinaire des petites phrases, Philippe Delerm, 176 pages, Seuil
Livres précédents:
Le trottoir au soleil, 192 pages, Gallimard (2011)
Les eaux troubles du mojito, 128 pages, Seuil (2015)