La Fièvre? Elle a saisi les pauvres gens, qu'Aude Lancelin appelle le peuple, quand, à la fin de 2018, la hausse de la taxe sur les carburants les a enflammés, fait revêtir des gilets jaunes, bloquer des routes, occuper des ronds-points pour s'y opposer.
Sous la forme d'un roman, l'auteure retrace l'histoire épique de ce mouvement social inédit qui partait d'une réaction spontanée contre une nouvelle taxe, laquelle s'ajoutait à tant d'autres et rendait plus précaire encore la vie des Français les plus humbles.
À ce propos, Aude Lancelin parle de guerre des classes, entre les grands et les petits. Sans doute est-ce une vue réductrice, mais cela n'est pas étonnant de la part d'une auteure qui se dit engagée à gauche, ce qui ne l'empêche pourtant pas d'être très lucide.
Car, si les Gilets jaunes ont en commun d'être pauvres, ils sont hétéroclites à tous points de vue. Ces provinciaux ont en effet des humeurs, des opinions et des professions très différentes. L'auteure rend parfaitement compte de cette diversité improbable.
Comme bien d'autres Gilets jaunes, Yoann Defresne, 35 ans, n'a jamais fait de politique: électricien au chômage, autrefois spécialisé dans l'entretien des lignes à haute tension, il n'a pas su conquérir une belle situation, ni garder une femme à ses côtés...
Jeune journaliste, Eliel Laurent, 30 ans, cherche à comprendre ce mouvement. Mais, pour cela, il lui faut trouver un spécimen de Gilet jaune tout à fait typique. Après des tentatives infructueuses, il le rencontre à Guéret en la personne de Yoann Defresne.
Yoann Defresne est monté à Paris pour une manifestation. Pris d'un besoin irrépressible d'agir, il a ramassé un pavé et l'a lancé en direction des membres des forces de l'ordre, sans atteindre aucun d'entre eux. Mais il est arrêté et devra bientôt comparaître.
Quand Eliel fait sa connaissance, Yoann a été condamné à quatre mois de prison avec sursis et trouve que le tribunal a été clément avec lui. Eliel pense qu'il est honnête jusqu'au scrupule et que le gouvernement n'a rien à craindre de tels adversaires.
Eliel a des relations: son professeur de sociologie à Nanterre, Laurent Bourdin, célèbre intellectuel de gauche qui se garde bien de défendre les Gilets jaunes, et le préfet de police de Paris, dont il doit écrire les Mémoires et qui ne songe qu'à sauver sa peau...
Les portraits que dresse l'auteure de ces deux individus ne sont pas tendres, mais ne le méritent-ils pas? Quant au président Emmanuel Macron, n'est-ce pas assez bien vu qu'elle le présente en mi-rapace au profil acéré, mi-garçonnet aux yeux bleu tendre?
L'homme de ménage du Campanile de Guéret, où est descendu Eliel, lui, trouve que le président ressemble à cette description de personnage, tirée de Son Excellence Eugène Rougon, le roman d'Émile Zola: Il avait l'unique passion d'être supérieur...
La fièvre retombée, les Gilets jaunes stoppés, qu'en reste-t-il l'année suivante? Les prolétaires matraqués, les terribles mutilations, les vies pulvérisées, la pendaison d'un désespéré, tout cela n'avait eu lieu que pour certains, et pas du tout pour d'autres.
Lors d'une intervention sur le rond-point de Guéret, Yoann avait dit: Aucun gouvernement ne peut résister à un blocage général de l'économie. Voyez 68, j'ai fait des recherches à ce sujet... Aujourd'hui, bien que ce ne soit pas dans le livre, se pose la question:
Même si c'est le gouvernement lui-même qui l'organise?
Francis Richard
La Fièvre, Aude Lancelin, 288 pages, Les Liens qui Libèrent