Dites trente-trois.
Ce livre comporte trente-trois textes, dont celui qui lui donne son titre.
Roland Jaccard a passé sa jeunesse à Lausanne. Sans regrets, il a quitté Paris le 13 juillet 2020 pour y retourner. Sans se retourner vers Paris:
Ce qui m'attristait le plus, c'est que tout esprit de révolte avait disparu. Avec les masques, on était parvenu à museler un peuple. Une nouvelle religion, le covidisme, s'imposait au nom de l'hygiène sans rencontrer la moindre résistance. Elle était même plébiscitée.
À Lausanne, il avait vécu une enfance heureuse, il espère y finir ses jours (cet été-là, du moins, il séjourne au Lausanne-Palace), à la place de Cioran, qui souhaitait le faire dans un palace de la ville:
Adolescent, je voulais être écrivain à Paris. Je l'ai été. Je pensais que Lausanne est la ville idéale quand on est très jeune ou très vieux.
Il est difficile de lui donner tort, même si celui qui le lit n'a pas forcément suivi la même route que lui.
Dans ce petit livre, par la taille mais pas par l'esprit, ce jeune homme de bientôt quatre-vingts ans évoque des figures lausannoises:
- Benjamin Constant, dont le libéralisme n'est pas une façade et qui a été un modèle pour lui;
- Alexandre Vinet, qui lui a fait comprendre ce qu'est une religion et que le contraire de la foi, ce n'est pas le doute, mais la certitude, qu'elle soit athée ou religieuse, peu importe.
Il évoque les piscines lausannoises, celle de Montchoisi, où il abordait les filles, celle de Pully-Plage, où il fait partie des pongistes et où se trouve une bibliothèque, près des vestiaires.
Il estime inutile de revenir sur la mort du cinéma en tant qu'art (il préfère le célébrer quand il était vivant et tirer de l'oubli Max Pécas ou Franck Perry), ou sur le déclin de la psychanalyse (il préfère se souvenir de ses rencontres avec Jung ou Freud):
Ils apparaissent à la fin du dix-neuvième siècle et leur lente agonie date des années quatre-vingt.
Il revient sur Gabriel Matzneff qui fréquentait comme lui la piscine Deligny à Paris et sur un entretien qu'il avait eu avec lui il y a un demi-siècle et que la Gazette de Lausanne avait publié dans son supplément littéraire:
Gabriel Matzneff est rapidement devenu un de mes amis les plus proches en dépit de tout ce qui nous séparait et de brouilles momentanées. Il est aujourd'hui dans l'univers du terrible. Il va de soi que j'ai pris sa défense.
Le qu'en dira-ton? Peu lui chaut: La dernière fille que j'ai tenue dans mes bras - c'était pendant le confinement - avait vingt ans. Quand il s'ennuie, il regarde Tinder... Mais il n'est pas le seul puisqu'une jeune étudiante ukrainienne a fait L'éloge érotique de Richard M...
À propos de Trump, il écrit ce qu'il pense:
Les pleurnicheries anti-racistes ou féministes le laissaient de glace, de même que les paniques sanitaires liées à une pandémie qu'il jugeait être l'escroquerie du siècle. Et il ne voulait pas museler le peuple américain, ce qui est pour moi une raison supplémentaire de l'apprécier: Donald Trump et John Wayne, même combat. Un combat perdu d'avance, je l'admets bien volontiers.
Aux yeux du troupeau, il pense donc mal et il aggrave son cas quand il écrit:
En Mai 68, on proclamait qu'il était interdit d'interdire et qu'on avait toujours raison de se révolter. Voilà qui est devenu inaudible, voire scandaleux. "Crevez dans votre trou!" et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes, tel est le message subliminal que les pouvoirs politiques ne cessent de diffuser, tout en se dévouant nuit et jour pour sauver des vies, histoire de crédibiliser leur fonction.
Quant à la mort, il écrit:
Rien n'est plus simple, ni plus naturel que de mourir. Certains paniquent à l'idée qu'ils vont quitter la scène. D'autres voient dans la mort une remise de peine. Mais elle permettra à chacun de rompre avec la monotonie du quotidien. Voilà au moins qui est à porter à son crédit.
Dans le premier rabat du livre, l'éditeur fait cette mise en garde, que je veux croire ironique:
Si vous appartenez à une autre famille de sensibilité que Roland Jaccard et que vous ne savez pas apprécier ce genre de musique, n'achetez pas ce livre.
La sensibilité de l'auteur, même si l'on ne la partage pas, la musique dissonante de ce livre, même si l'on ne l'apprécie pas, peuvent en effet faire le plus grand bien à quiconque...
Francis Richard
On ne se remet jamais d'une enfance heureuse, Roland Jaccard, 172 pages, Éditions de l'Aire