Qui est Lucien Dallinges (1920-1978) ?
Comme le dit Georges Leresche dans la préface à la première édition de ses nouvelles intitulées Les Escaliers de la nuit et publiées cinq ans après sa mort, il n'aura laissé que de rares textes, pour la plupart au service d'autres oeuvres.
Ce sont des poèmes ou des articles, publiés notamment dans La Revue de Belles Lettres, des traductions d'Eschyle ou d'Hésiode. Le seul livre de son cru, publié aux Éditions du Gerfaut en 1952, est Fièvre, un recueil de dix poèmes.
Grâce soit rendue aux Éditions de l'Aire d'avoir permis à ceux qui ne connaissaient pas cet écrivain discret et exigeant, d'accéder aux deux livres, qu'il considérait comme publiables, en les rééditant au printemps de cette année 2023.
Dans le premier poème, qui porte le même titre que le recueil, la maladie et la mort sont présentes, et le seront plus ou moins expressément dans les quelques neuf poèmes qui suivent:
Un désert de souffrance a calciné ma bouche,
Et les poumons brûlés par de noirs siroccos,
Je sombre, enseveli dans la rumeur des sables.
[...]
Mais l'invisible caravane des années
Me conduira bientôt vers les Portes du Soir
Et mes pas souterrains traverseront la mort.
Dans La meule, la mort et la vie, couple inséparable, sont comparées à des meules qui tournent, broient 1 l'une les humains et... l'autre les grains, froment annonçant les récoltes futures.
Dans Le train de nuit, il est question de peuple de malades, de train surgi de la ville-hôpital, qui dérobe un chargement de morts et geint, ce qui fait se dresser les survivants sur leur séant.
Dans Cosmos, le monde est à la fois lumière et ténèbres, matière organique et minérale, chair et pierriers primitifs, effondrement de continents et croissance de l'homme à tous les horizons:
La naissance et la mort ont le même visage,
Un même sort en toi secrètement confond
L'écho des crânes déflagrés sur le rivage,
Le fracas des soleils s'écroulant aux bas-fonds.
En Exil, le poète aimerait retrouver les agréments que procure la nature, morne mangeuse d'hommes, et qu'elle voie qu'avec la hache de l'intelligence, il défriche le chemin secret de la liberté:
La liberté n'est pas un don du ciel,
Mais toute joie se pèse au poids de la douleur
Et la moisson mûrit dans le sang des hivers.
Aussi prie-t-il Dieu de le laisser vivre un peu, laisser vivre encore, lui qui entend tous les vivants marcher sous le soleil et aimerait bien comme eux goûter aux choses d'ici qui sont si douces:
J'aime la pluie de mai qui tendrement bruissaille.
Il parvient à l'Apaisement, malgré la maladie - sa carcasse grince, ses tempes bourdonnent, son sang brûle mangé de fièvre, la douleur plante ses crocs dans les sombres régions du corps:
Je me maintiens debout sur ma haute falaise,
À la pointe extrême du promontoire-esprit...
Sans doute est-ce parce qu'il aime la terre et l'homme et qu'Au vent des siècles, autrement dit de l'infini, il se sent héritier de tout ce qui l'a précédé et qu'il se voit rejoindre [sa] naissance:
À travers le feuillage
Où passe la rumeur des mondes foudroyés.
Dans les nouvelles des Escaliers de la nuit, la mort est également présente, et, dans les cinq premières, s'y ajoute l'effroi qu'elle inspire aux petits villageois qui en sont les narrateurs précis.
Dans chacune de ces cinq nouvelles, le personnage qui fascine le petit narrateur exerce un métier resté purement artisanal: un bûcheron, un menuisier, un scieur, un chaudronnier, un horloger.
Le bûcheron a réveillé le narrateur endormi sur la passerelle enneigée qu'il emprunte chaque jour pour aller à l'école et lui a permis de ne pas y arriver en retard. Au retour ils se recroisent.
Le menuisier est le père de l'enfant. Il ne fabrique pas de cercueils. Il se contente de prendre les mesures, d'être le dépositaire de grandes entreprises. Un jour il en livre un avec son fils.
Le scieur est le mari de l'institutrice de l'enfant. Un jour, il l'emmène avec lui sur sa moto. Ils n'échangent pas vingt paroles mais sont désormais amis. Jusqu'à ce que la maladie les sépare.
Le chaudronnier loue à un paysan un appentis, glacial en hiver et suffocant en été. Un hiver, après une déprime, rescapé, il reprend goût pendant un temps à sa vie solitaire, entouré de ses chats.
L'horloger est un Belge, un solitaire également, travaillant secrètement. C'est lui qui a remis en route et entretient l'horloge du clocher. On ignore qu'il a un autre secret, dévoilé à la fin.
Dans la dernière nouvelle, un voyageur descend la rue du village désert de son enfance, dont les lumières, après s'être allumées, comme pour le saluer, s'éteignent à mesure qu'il avance.
Dans ces nouvelles, un microcosme de jadis est restitué. Le lecteur, surtout s'il est citadin, comprend qu'il doit cette restitution au style de l'auteur qui lui fait sans ambages remonter le temps.
Francis Richard
1 - Le verbe broyer a plusieurs occurrences dans Fièvre.
Fièvre, Lucien Dallinges, 40 pages, Éditions de l'Aire
Les Escaliers de la nuit, Lucien Dallinges, 80 pages, Éditions de l'Aire