La vie est faite de ruptures, qui touchent le corps ou l'esprit, mais, en fait, qui touchent l'un et l'autre parce qu'ils sont indissolublement liés, jusqu'à l'issue fatale. Cela commence dès le début de la vie, avec le cordon ombilical...
Le titre de ce recueil de poèmes est éloquent de par son orthographe et de par son aspect. Là où le lecteur s'attend à trouver un T, il voit deux barres obliques, qui symbolisent une solution de continuité, c'est-à-dire une rupture.
La couverture n'est pas seulement singulière par le titre mais aussi par la ligne irrégulière qui la traverse de haut en bas et qui est, usuellement, parcourue de gauche à droite, signifiant peut-être qu'il y a un avant et un après.
Dans la première partie, dès le premier poème, Zone frontière, s'il n'a pas cédé à la tentation de lire la quatrième de couverture, le lecteur apprend que la Rup//ure s'est produite sur la route, qu'il s'agit d'un accident de voiture:
La ligne se déchire // en un point de
rupture,
En travers // on franchit
La zone frontière,
On s'écrase // morceaux de métal,
De verre,
Et de chair.
Les poèmes suivants confirment ce qui s'est produit un jour de froid glacial et dont le poète se souvient assez bien, quoi que son esprit et son corps soient en État de choc et qu'il se trouve dans un entre-deux, entre ombre et lumière:
L'esprit figé,
Perdu dans le gel.
Le corps pend,
Comme une enveloppe;
Il ne reste qu'une matière informe.
Ce qui est singulier, c'est bien sûr l'accident - aucun n'est identique à un autre - mais c'est aussi le témoignage que son esprit en morceaux, brisé, comme son corps, parvient tout de même à reconstituer, avant que tout se brouille.
Il fait le parallèle entre les débris de métal, de chair et de verre et son Désordre des mots quand viennent les secours. Il parle de lettres accidentées, de récits fragmentaires, de syllabes parasites, de paroles blessées, de chaos.
Dans la deuxième partie, le poète décrit les soins prodigués pour que, étape après étape, corps et esprit, un temps en perdition, finissent par se reconstruire. Dans IRM - Anatomie de l'humanité, il est alors à merci et s'interroge:
Que pensent ces hommes derrière leurs écrans,
Scrutant nos profondeurs, sans comprendre comment
Notre esprit se maintient dans ce corps défaillant?
Ils questionnent encore la nature du vivant.
Dans cet entre-deux, entre la vie et la mort, Marc Kiener revient à l'essentiel, à ce qui compte vraiment, c'est-à-dire à celle qui partage sa vie, à son visage, à son souffle contre le sien et se révèle humain (on ne l'est jamais trop):
Dans chaque éclat de verre,
C'est ton absence que je redoute,
Plus cruelle que la mort elle-même.
Et si aujourd'hui je tremble,
Ce n'est pas de douleur,
Mais de la peur de te perdre.
Là aussi il y a rupture. Il est significatif que, dès lors, lui et elle ne disent plus nous, mais toi et moi. Si bien qu'il souhaite cette fois la collision de leurs corps, pour que son coeur se remette à battre, qu'il s'en sorte, intensément vivant.
Dans la troisième partie, comme tous, il cherche l'origine, veut remonter le temps, retrouver le monde d'avant en franchissant la frontière invisible/Qui partage l'espace et le temps, mais finit par se dire, comme Sous le grand saule:
Le choc a rompu
Le rythme douloureux de la chair;
Il faut saisir à présent
L'instant qui passe.
Francis Richard
Rup//ure, Marc Kiener, 120 pages, Éditions des Sables