Qu'est-ce qu'un homme ordinaire? La question se pose à la lecture de ce roman dont le titre aurait plu à Roland Barthes.
Une fois le livre refermé la réponse ne fuse pas vraiment, parce que le personnage n'est ni quelconque, ni d'un modèle courant.
Car l'homme ordinaire de François Debluë est quelqu'un de sa génération, la mienne. Et pour ceux de cette génération il y a matière à réveiller quelques souvenirs d'un monde disparu.
La vie du personnage ne se déroule pas en continu, ni sous la forme d'instantanés. Ce sont des fragments qui, mis bout à bout, en dessine la trame. Et chacun de ces fragments est le portrait du personnage en quelque chose.
Il y a ainsi soixante-neuf fragments au total. Cela va de l'homme ordinaire "en nouveau-né" jusqu'à l'homme ordinaire "en mort et enterré", en passant par son portrait en "enfant de choeur", "en collectionneur", "en mari raté" ou "en timide".
Même si l'histoire de cet homme ordinaire est écrite à la troisième personne, le lecteur ne peut qu'avoir le sentiment qu'il s'agit là d'un procédé permettant à l'auteur de tenir à distance quelqu'un qui lui ressemble.
L'intérêt est moins dans l'histoire de cet homme, puisqu'après tout il est convenu dès le titre qu'il s'agit d'un homme ordinaire, mais dans la façon dont son créateur, d'une grande modestie, la raconte.
Comme le livre est écrit à la troisième personne, il est difficile de parler d'auto-dérision. Alors doit-on parler de dérision? N'y a-t-il pas d'ailleurs son portrait "en homme ridicule"? Seulement le mot de dérision pourrait être mal interprété, parce que l'auteur aime bien ce personnage qu'il malmène. Alors, parlons d'humour.
Comme tout le monde il a des ennuis:
"Il collectionne les ennuis, et cela suffit à ses loisirs."
Que faire de sa vie? Dans le temps on lui avait dit que l'agriculture manquait de bras, mais:
"Il y a longtemps que l'agriculture n'a plus besoin de bras et lui ne sait trop que faire des siens."
Ne rien faire? Il est admirateur d'Oblomov avec qui il partage "l'amour de la robe de chambre":
"La paresse, la grâce d'un répit, il lui arrive d'y goûter, quand il se supporte lui-même. Mais cela reste rare."
Il n'est pas toujours en accord avec les lieux communs:
"Il n'y a que le premier pas qui coûte. On le lui avait déjà dit, au jour de son mariage, et il avait été payé pour savoir à quel point c'était inexact."
"Sa surprise est grande de voir un de ses poèmes cité en tête d'un faire-part de décès, en lieu et place de l'habituel verset biblique."
Les insomniaques, qui ont du mal à se bouger au petit matin, a fortiori s'ils sont des ordinaires, seront rassurés:
"Mieux vaut donc se lever, affronter les peines du jour. Si tout va bien, elles n'égaleront pas les tourments de la nuit. Avec plus de chance encore, il se pourrait même qu'il éprouve certains des plaisirs de vivre parfois accordés à l'homme ordinaire."
Au-delà de l'humour, il peut se satisfaire de peu de choses, qui représentent beaucoup:
"Le beau regard d'une femme, le sourire d'un enfant auront suffi à justifier une vie d'émeutes et d'imprévus."
Cet homme dont la vie n'aura été que "déconfitures, démêlés, petites batailles et grandes défaites", aura au moins été un pédagogue:
"Il aimait donner à aimer ce qu'il aimait, passer le relais, découvrir des terres inconnues, de nouveaux continents. Ce qu'il aimait, c'étaient les questions plus que les réponses."
Et l'auteur est un poète qui aime les mots et qui utilise, en clignant de l'oeil à l'attention du lecteur, des tournures de grands classiques, qui sont autant de mots de passe complices pour les initiés de sa génération et qui seront un ravissement littéraire pour tous les autres.
Comme ce livre est dédié "Aux ordinaires ordinaires", le lecteur lambda ne doit pas hésiter à s'y plonger, pour son plus grand bonheur.
Francis Richard
Fragments d'un homme ordinaire, François Debluë, 152 pages, L'Age d'Homme