Marie de Gournay était "la fille d'alliance" de Michel de Montaigne. A
dix-huit ans, elle avait lu les deux premiers livres des Essais et avait été transportée d'admiration pour son auteur et le lui avait écrit.
Marie n'a rencontré Michel, semble-t-il, qu'une fois, à Paris, en 1588. Elle avait alors 23 ans et lui 55...
Puis ils ont correspondu jusqu'à la mort de Michel en 1592. A la demande de la femme de ce dernier, c'est elle qui a préparé l'édition posthume des Essais de 1595.
Un après-midi dominical de septembre, j'étais désoeuvré. Eh oui, cela m'arrive...
J'ai voulu rendre hommage à l'auteur dont je lis tous les jours un passage, en guise de nourriture spirituelle.
Cet hommage se présente sous la forme d'un petit dialogue injouable, mais lisible, entre un certain Michel Montagne et une certaine Marie Gourmet.
Leur unique rencontre se situe au Starbucks St François, à Lausanne. Où, contrairement à toute vraisemblance, un serveur, dénommé Etienne Laborie, ami de Montagne, vient prendre les commandes des consommateurs...
LA TRANSMISSION
Petit dialogue injouable, mais lisible.
Personnages
ETIENNE LABORIE, serveur, 57 ans
MICHEL MONTAGNE, écrivain, 61 ans
MARIE GOURMET, enseignante, 30 ans
Au milieu de l’après-midi, Michel Montagne s'est installé à une table d’où il peut surveiller les entrées et sorties de l’établissement.
ETIENNE LABORIE
Alors, Michel, tu ne veux toujours rien boire en attendant ?
MICHEL MONTAGNE
Non, merci. Ne t’inquiète pas, Etienne. Je consommerai, même si elle ne vient pas.
ETIENNE LABORIE
Elle ? Tu attends une femme.
MICHEL MONTAGNE
Oui. Une jeune femme même.
ETIENNE LABORIE
Dis donc. Cela fait bien longtemps que je ne t’ai pas vu avec une femme. Et en plus, elle est jeune. Qu’est-ce qui t’arrive ?
MICHEL MONTAGNE
De quoi je me mêle ! Tu n’as pas d’autres clients à asticoter ?
ETIENNE LABORIE, s’en allant
Si, si. En tout cas, cela ne te rend pas aimable d’attendre quelqu’une …
MICHEL MONTAGNE, en lui-même
C’est bien ma veine. Elle est en retard. Moi qui suis impatient et ne supporte pas d’attendre ! A ma connaissance, et c’est une consœur, il n’y a qu’une seule femme qui stresse vraiment quand elle n’est pas à l’heure, c’est Amélie Nothomb.
En fait je suis un peu fou. Un jour Marie m’a demandé de devenir mon amie sur mon profil officiel Facebook. Comme elle était déjà amie de plusieurs de mes amis, j’ai accepté, d’autant plus volontiers qu’elle avait un joli minois…
D’habitude je refuse ce genre de demandes. Non pas que je sois misogyne, mais il s’agit souvent de profils factices qui vous entraînent là où vous ne voulez pas aller.
Cette fois, c’était différent. En allant sur son profil j’ai vu que, sur son journal, elle partageait des articles de son blog et qu’il s’agissait, uniquement, de critiques littéraires.
En allant alors sur son blog, j’ai vu que, quelques mois auparavant, elle avait consacré un article à mon dernier essai, paru il y a près d’un an.
Cet article était élogieux. J’étais bien sûr flatté, mais surtout j’ai constaté qu’elle avait très bien compris où je voulais en venir dans ce livre, ce qui n’est pas toujours le cas, loin s’en faut, de tous les commentateurs.
Tiens, quand on parle de la louve, on en voit la… tête.
Michel se levant et serrant la main de Marie
Bonjour Marie, comment allez-vous ?
MARIE GOURMET
On se tutoie sur la Toile !
MICHEL MONTAGNE
C’est vrai. Désolé. Vous, tu…Comment vas-tu ?
MARIE GOURMET
Bien. Et toi ? Ravie d’enfin te rencontrer.
Ils s’assoient
Tu viens souvent ici ?
MICHEL MONTAGNE
Oui. Autrefois cet établissement s’appelait Nyffenegger. Mais, quand j’étais étudiant, je préférais aller au Café Romand, juste à côté, avec le secret espoir d’y voir la silhouette massive de Jacques Chessex. Il avait publié deux livres provocateurs aux Cahiers de la Renaissance Vaudoise, « Portrait des Vaudois » et, surtout, « Carabas ». Les as-tu lus ?
MARIE GOURMET
Non. Tu sais. Je n’aime pas tellement Chessex. Il est vraiment trop morbide et… trop obsédé.
Etienne s’est matérialisé à côté de leur table
ETIENNE LABORIE
Que puis-je servir à ces messieurs-dames ?
Michel fait un geste courtois de la main invitant Marie à parler en premier
MARIE GOURMET
Un capuccino, s’il vous plaît.
ETIENNE LABORIE
Et toi, Michel ?
MICHEL MONTAGNE
Un ristretto, s’il te plaît.
Etienne s’éloigne
MARIE GOURMET
Tu sais, je suis bien contente de faire ta connaissance en chair et en os. Bien sûr, je t’ai vu à la télé. La dernière fois, c’était même dans l’émission de Darius Rochebin, « Pardonnez-moi », où tu t’es beaucoup livré, mais ce n’est pas la même chose que de te voir en vrai.
Après plus d’une année d’échanges sur la Toile, je me rends compte que je ne te connaissais pas vraiment et que j’avais hâte de te voir. En même temps, je me dis que je suis chanceuse que tu aies déjà bien voulu répondre à mes messages privés.
MICHEL MONTAGNE
Dis-donc, tu me places sur un piédestal ! Ce que je ne mérite pas. Comme tu peux voir, je suis un homme tout simplement. Vieux et usé.
MARIE GOURMET
Qu’est-ce que tu racontes ? Tu dis ça pour que je te contredise.
MICHEL MONTAGNE
Non. C’est la vérité. Tu ne pourras pas changer le fait que j’ai trente ans de plus que toi et que je suis maintenant sur le retour.
Ai-je besoin de te rappeler ce que dit Jacques dans « Comme il vous plaira », de Shakespeare :
Fermant les yeux, il récite :
« Le sixième âge porte un maigre pantalon,
D’où sortent des pantoufles,
Les lunettes au nez, le bissac au côté,
Les hauts-de-chausses qu’il avait dans sa jeunesse
Avec soin conservés, sont trop larges d’un monde
Pour ses mollets ratatinés.
Et sa voix qui jadis était forte et virile
Revenant au fausset de l’enfance, module
Un son siffleur. Et voici la scène finale
Qui met un terme au cours de cette étrange histoire,
Il redevient enfant, l’enfant qui vient de naître,
Sans mémoire, sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien. »
MARIE GOURMET, éclatant de rire et, bon public, applaudissant
Bravo ! Mais tu te fous de moi. Tu n’as pas les mollets ratatinés ! Loin de là !
ETIENNE LABORIE, apportant les consommations
Ces messieurs-dames sont servis.
MICHEL MONTAGNE, une fois Etienne reparti
Comment sais-tu que je n’ai pas les mollets ratatinés?
MARIE GOURMET
Je t’ai vu. Elle ajoute, espiègle : Nananère !
MICHEL MONTAGNE
Comment ça ?
MARIE GOURMET
Qui court au bord du lac, du Château d’Ouchy jusqu’au Port des Pierrettes à Saint-Sulpice, quasiment tous les matins, qu’il fasse beau, qu’il vente ou qu’il neige ?
MICHEL MONTAGNE
Tu m’espionnes ?
MARIE GOURMET
Que vas-tu chercher là ! Non. Un jour, je t’ai vu en passant en voiture avenue de Rhodanie. Le lendemain, rebelote, tu courais également, mais cette fois j’étais installée à une table du Petit Port de Saint-Sulpice et je t’ai vu faire demi-tour. De fil en aiguille, j’ai reconstitué tout le puzzle et j’ai connu ton parcours entier. Et je me suis dit que tu tenais une sacrée forme pour ton âge. Oh ! Pardon !
MICHEL MONTAGNE
Tu vois. Tu ne peux pas t’empêcher de penser à mon âge, même si les apparences sont trompeuses.
A mon âge, justement, on commence gentiment à collectionner les petites misères physiques. Rien de grave. Mais il y a des signes qui ne trompent pas.
Ce n’est un secret pour personne. Je me plains d’avoir une mauvaise mémoire. Eh bien cela ne s’arrange pas du tout. Je te passe les autres détails. Ma maman, quand j’étais petit, m’a appris qu’il ne fallait pas embêter les autres avec ses petits problèmes de santé…
Je ne vais tout de même pas te chanter à la manière de Gaston Ouvrard que « Je ne suis pas bien portant »…
MARIE GOURMET
Gaston Ouvrard ?
MICHEL MONTAGNE
Laisse tomber ! Gaston Ouvrard a dû mourir alors que tu n’étais pas née, à plus de nonante ans. Ce qui ne me rajeunit pas…
Quoi qu’il en soit, j’ai tenu à te rencontrer parce que mes petites misères physiques ne sont pas sans incidence sur ma façon d’écrire maintenant.
MARIE GOURMET
Quel rapport avec notre rencontre ?
MICHEL MONTAGNE
Je vais te demander un service, mais d’abord il faut que je te dise pourquoi j’ai confiance en toi pour me le rendre.
MARIE GOURMET
Tu m’intrigues…
MICHEL MONTAGNE
Il faut que je t’avoue une chose. Au début de notre relation sur la Toile, je me suis dit : cette jeune femme écrit très bien. Elle comprend mes livres. Mais pourquoi devrais-je répondre à ses messages qui n’ajouteront rien de plus à ce qu’elle écrit et pense de moi, et qui me feront perdre un temps précieux.
Seulement, tu as su trouver les mots qu’il fallait pour faire sortir l’ours que je suis de sa caverne.
Je me suis rendu compte que je vivais en fait dans une manière de tour d’ivoire et que j’avais bien besoin d’être gentiment malmené par une jeune personne pour reprendre pied sur terre.
Au fil du temps nous avons tissé une belle amitié, sans ambiguïté. Pourtant il y avait un risque.
Je pourrais être ton père, mais je ne voulais surtout pas jouer ce rôle, n’ayant pas le moins du monde la fibre paternelle. Et je ne voulais pas non plus jouer le rôle d’un « sugar daddy », comme on dit de nos jours, à qui tu aurais fait la charité de baiser avec.
Sans que je ne le dise explicitement, tu as respecté les termes de notre amitié et je t’en sais gré.
MARIE GOURMET
Michel, tu sais, puisque nous en sommes aux confidences, je n’ai pas manqué, moi aussi, de me poser des questions à notre sujet.
Tu es toujours bel homme.
Michel fait non de la tête
Si, si. Tu vis seul. On ne te connaît pas de femme attitrée, bref la place est libre. De plus, tu es sportif. Tu as toute ta tête. Tu es rassurant avec tes belles tempes grises. Tu as l’expérience et la maturité. En somme, tu es à la fois séduisant par le corps et par l’esprit.
Je sais qu’une femme ne doit jamais dire ça à un homme, parce qu’après, il ne se sent plus pisser, pour dire les choses vulgairement. Mais c’est l’exacte vérité.
Tout cela pour te dire que j’ai été tentée d’aller plus loin dans notre relation, en dépit de la différence d’âge qui existe bel et bien entre nous deux et qui te pose plus de problèmes qu’à moi, si tu veux tout savoir.
Mais, tout bien réfléchi, je suis arrivée à la conclusion que d’aller plus loin sur ce terrain mouvant serait une grave erreur, et que nous gâcherions tout ce que nous avons intellectuellement bâti ensemble pendant la dernière année écoulée.
Notre relation d’amitié entre un homme et une femme, qui aurait pu être celle d’un père et de sa fille, est rare et précieuse. Le sentiment que nous éprouvons l’un pour l’autre est au-delà d’une relation de sang. Elle est également différente de celle de deux amants, parce qu’elle est au-delà de quelque relation charnelle que ce soit et certainement plus solide, peut-être parce que n’est pas fréquent de renoncer au sexe.
MICHEL MONTAGNE
Les femmes pensent que les hommes ont à cet égard un grand avantage sur elles puisqu’ils peuvent procréer beaucoup plus longtemps qu’elles, mais elles oublient une chose qui n’est pas négligeable, les hommes, même s’ils ne veulent pas le reconnaître, perdent de leur vigueur avec l’âge, encore qu’il y ait quelques exceptions…
Les choses sont donc bien claires entre nous et je te remercie de ta franchise sur un sujet délicat, qui aurait pu changer les choses entre nous.
Cela me rend la tâche plus facile pour te dire que je souffre réellement, de plus en plus de pertes de mémoire…
Marie proteste silencieusement
Si, je t’assure. Une de mes petites misères. La seule qui ait de l’importance en l’occurrence. Et c’est là que tu interviens. Enfin… si tu acceptes.
Comme tout le monde je me suis mis à utiliser un traitement de textes pour écrire mes livres, mais j’ai gardé mes mauvaises habitudes de naguère, du temps où j’écrivais encore tout d’une plume bleutée sur du papier vélin.
Maintenant, après avoir créé mon tapuscrit électronique, j’imprime mes textes. C’est alors que je m’aperçois que j’ai oublié de consigner telle ou telle idée. Alors, j’annote mes textes, je les surcharge à la main, dans tous les sens, jusqu’à occuper tous les espaces de la page, au fur et à mesure que le disque dur de ma mémoire veut bien me restituer les données oubliées.
Le résultat, c’est un véritable salmigondis, dans lequel je finis par ne plus m’y reconnaître tout en sachant que peu à peu toute la matière s’y trouve, oubliant la raison de mes ajouts.
C’est pourquoi j’ai vraiment besoin de toi. Mais peut-être as-tu d’autres occupations ou préoccupations. Seulement, tu es la seule à comprendre dans quel esprit je conduis mon œuvre. Tu me l’as prouvé. J’ai besoin de toi.
MARIE GOURMET
Que veux-tu que je fasse ?
MICHEL MONTAGNE
J’aimerais - enfin, si tu veux bien, tu vois, j’use de précautions -, j’aimerais que tu … remettes en forme ces textes. Bien sûr, je te rémunérerai et ton nom apparaîtra sur la couverture, précédé de la mention : « avec la participation de ».
Timidement
Acceptes-tu ?
MARIE GOURMET
Comment te dire ? Je suis sans voix… Rien ne pourrait me faire plus plaisir que de t’aider, mais je suis moins sûre que toi que j’en suis capable.
MICHEL MONTAGNE
Ecoute, je t’ai apporté mon dernier essai, « Issue de sortie ». Jette un œil et dis-moi.
Se penchant, il tire un épais dossier du dessous de la table et le lui tend
Voilà !
MARIE GOURMET, le prenant
Dis-donc, il est bien lourd.
Ouvrant le dossier, elle s’exclame
Ouh là là ! Cela ne va pas être coton !
Refermant le dossier avec un claquement sec, elle marque un temps d’arrêt, puis lâche
J’accepte. Mais, à une condition.
MICHEL MONTAGNE
Laquelle ?
MARIE GOURMET
Que tu me fasses entière confiance. Ce qui va être bien difficile pour un macho comme toi !
MICHEL MONTAGNE, se levant, vient l’embrasser et se met à chantonner, fou de joie
« Dans la vie, faut pas s’en faire
Moi je ne m’en fais pas.
Toutes mes petites misères
Sont bien passagère
Tout va s’arranger. »
Francis Richard