Une comptine donne son titre au livre:
"Die Zeit, die Zeit,
ihre Reise ist weit,
sie läuft und läuft
in die Ewigkeit."
Traduit en français, cela donne:
"Le temps, le temps,
il fait un long voyage,
il court il court,
vers l'éternité."
Qui est l'auteur de cette comptine? Martin Suter l'ignore. Il se souvient seulement de l'avoir copiée dans son
album de poésie d'écolier.
Il faut croire que ce titre incite à la poésie, puisqu'en le lisant me sont tout de suite venues à l'esprit les paroles de la chanson Le temps interprétée par Charles Aznavour:
"Le temps, le temps,
le temps et rien d'autre,
le tien le mien,
celui qu'on veut nôtre."
Quoi qu'il en soit, le roman éponyme de Martin Suter a pour sujet le temps, ce qui n'étonnera personne. Le temps existe-t-il?
Telle est la question...
La femme de Peter Taler, Laura, a été assassinée alors qu'ayant oublié ses clés elle sonnait à l'interphone de l'immeuble pour
demander à son mari de lui ouvrir la porte. Il se reprochera toujours d'avoir traîné à lui ouvrir, irrité par son retard.
Peter ne s'est jamais remis de cette disparition et sait qu'il ne trouvera de répit que lorsqu'il aura découvert qui était son assassin. Comme la police enquête mollement, il essaie de mener sa propre enquête.
Peter travaille chez Feldau & Co, une entreprise du bâtiment. Il s'occupe de la comptabilité fournisseurs, mais il n'a plus le coeur à l'ouvrage. Il travaille parce qu'il faut bien vivre, du moins jusqu'au moment où il aura éclairci le mystère de la mort de Laura, tuée par balle.
Tous les soirs, en rentrant chez lui, il regarde par la fenêtre qui donne sur le chemin Gustav-Rautner, où il habite au numéro 40. C'est ainsi qu'il a comme l'impression que les choses dehors ne sont plus comme avant.
Peter met un certain temps à se rendre compte de ce qui a changé. En fait le voisin de la maison d'en face, Knupp, est en train de remplacer dans son jardin d'anciennes plantations par de plus jeunes.
Knupp a perdu sa femme il y a plus de vingt ans. Lui-même est un homme âgé maintenant, dont les mains tremblent.
Chacun de son côté Knupp et Taler s'observent. Jusqu'au jour où Knupp, qui prend beaucoup de photos en envoie anonymement à Taler, sur lesquelles il apparaît. Taler n'a aucun doute sur l'identité de l'expéditeur et lui rend visite.
Knupp lui tient alors une théorie, à première vue farfelue, sur le temps:
"Il n'existe qu'un seul indice que le temps passe: la modification."
C'est pourquoi Knupp projette de reconstituer une journée qui s'est déroulée avant la mort de sa femme pour effacer les modifications intervenues depuis, pour changer le cours des choses et éviter qu'elle ne meure. Pour convaincre Taler de l'aider, Knupp lui donne au compte-gouttes des photos prises par lui, qui pourraient bien lui permettre d'élucider l'assassinat de sa femme.
Taler aide donc Knupp pendant plus de trois mois à reconstituer tout l'environnement interne et externe de la maison de celui-ci pour revenir à la date précise du 11 octobre 1991. Pourquoi cette date? Parce que Knupp possède un grand nombre de clichés et d'éléments permettant de reconstituer précisément l'état des choses à cette date-là.
Sans trop y croire Taler va mettre toute son énergie, toute sa malice et tout son temps de loisir à aider Knupp à mener à bien cette reconstitution. Le roman de Martin Suter est l'histoire pleine de rebondissements de cette reconstitution minutieuse, rebondissements sans lesquels celle-ci serait tout de même lassante à force de petits détails.
L'issue de cette histoire, à la fois intrigue policière et récit fantastique, est inattendue. On en tire la conclusion que l'on peut peut-être abolir le temps, mais qu'il n'est pas pour autant maîtrisable...
Au fond le charme de l'existence n'est-il pas qu'elle soit en définitive imprévisible, en dépit de tous les moyens mis en oeuvre
pour lui donner une direction?
Francis Richard
Le temps, le temps, Martin Suter, 322 pages, Christian Bourgois Editeur