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25 juillet 2022 1 25 /07 /juillet /2022 12:40
Air de la solitude, de Gustave Roud

Air de la solitude a été édité en 1945. Il s'agit d'un recueil de trente-sept textes en prose poétique, qui, à l'exception d'un seul, ont paru en revue entre 1930 et 1944, illustrés de photos en noir et blanc, reproduites dans cette édition, hormis une seule qui a été égarée, et remplacée pour l'occasion.

 

Gustave Roud est un promeneur solitaire, peignant les paysages parcourus qu'il écoute et regarde, sensible à la parenté du pouvoir des paysages avec les puissances de la musique, et disant les travaux des hommes parmi lesquels, davantage que dans les lieux déserts, se trouve l'absolu de la solitude.

 

Dans ce recueil, parmi les plus importants qu'il ait écrits, des thèmes qui lui sont chers reviennent sous sa plume:

 

- La compréhension de quelque chose ou de quelqu'un n'est possible qu'à condition d'abord de profondément ressembler: Car je suis guéri, n'est-ce pas? Je ressemble.

 

- La mémoire d'homme est quelque chose d'unique: Le sel très pur lentement déposé par la houle temporelle... et dicte mystérieusement au promeneur, parmi le tourbillon léger de la marche, une phrase née d'autrui, prose ou poème, lorsqu'il y a une secrète parenté du paysage avec elle.

 

- La plénitude n'est pas tant peut-être une abondance qu'un accord: C'est un échange de réponses, un concert où chacun ne chante que soi, mais l'oreille nourrie du chant des autres.

 

- Les saisons sont importantes pour lui: Je crois aujourd'hui qu'il y a deux espèces d'hommes: ceux qui "meurent sur les saisons" (pour reprendre la mystérieuse parole de Rimbaud), et ceux qui vont sans les voir ni les vivre.

 

- L'univers balbutie ses messages: Je crois que seuls certains états extrêmes de l'âme et du corps: fatigue (au bord de l'anéantissement), maladie, invasion du coeur par une subite souffrance maintenue à son paroxysme, peuvent rendre à l'homme sa vraie puissance d'ouïe et de regard.

 

Écouter et regarder, ces deux attitudes essentielles pour Roud, peuvent se résumer à voir. Dans cette acception, les hommes pourraient, par exemple dans les conditions précédentes,  formuler, comme lui, une réponse interrogative à la question existentielle qu'ils se posent depuis leur apparition ici-bas:

 

Certaine hantise du Ciel n'est-elle pas née d'une secrète impuissance à voir ce monde-ci, tandis que si nous savions le voir, il deviendrait pour nous le Ciel?

 

Francis Richard

 

Air de la solitude, Gustave Roud, 208 pages, Zoé

 

Livre précédent:

 

Essai pour un paradis, suivi de Pour un moissonneur (2020)

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11 juillet 2022 1 11 /07 /juillet /2022 22:55
Le Nouvel Adam, de Noëlle Roger

- Rendre plus active la matière cérébrale, martelait-il, se parlant à lui-même, intervenir dans le lobe même... provoquer la mutation du cerveau...

 

Le docteur Fléchère hésite, puis se décide à pratiquer l'opération sur un jeune homme, Hervé Silenrieux, qui s'est pendu: Seulement la corde était de mauvaise qualité. Elle s'est rompue...

 

C'est l'occasion de tenter l'expérience, de créer l'homme du futur, au cerveau plus rapide, établissant dans un éclair des rapports que des générations de savants ne suffisent pas à préciser...

 

Après avoir pesé le pour - la gloire pour son laboratoire - et le contre - l'incertitude du résultat - le docteur Fléchère lui implante dans le cerveau une substance1 conservée dans un bocal.

 

L'opération réussit. Non seulement Silenrieux est guéri, mais il est transformé et déploie une activité cérébrale inouïe, qui fait peur. Car il pense trop à la science et point assez aux hommes.  

 

Qu'il s'agisse de ses recherches sur le vaccin contre le cancer ou sur le sérum immunisant contre la tuberculose, Silenrieux sacrifie des vies pour en sauver des millions d'autres à l'avenir.

 

Silenrieux se sert des hommes comme d'un matériel de recherches pour vite obtenir des résultats: Qu'est-ce qu'une vie... pour qui voit plus loin que ces premiers balbutiements de la science...

 

Après ces recherches pour tuer la maladie, cet affamé de connaître, cet inventeur de génie - il a conçu un téléphone portatif - se livre à d'autres pour tuer la guerre, décomposer les corps.

 

Bien que réprobateur, le docteur Fléchère, qui a joué à l'apprenti-sorcier, aura jusqu'à la fin tragique de la mansuétude pour ce fils de son esprit qui n'a plus rien d'humain, qui est un monstre.

 

Ce roman, paru en 1924, est d'une troublante actualité. Au nom de la science d'aucuns prétendent régenter le monde, tandis que d'autres rêvent que l'homme à l'intelligence augmentée devienne réalité.

 

Alors, en lisant Le Nouvel Adam de Noëlle Roger, il est bon de se souvenir de ce que disait François Rabelais, dans son Pantagruel, parce que c'en est comme l'illustration proverbiale:

 

Science sans conscience n'est que ruine de l'âme.

 

Peut-être faut-il ajouter à l'adresse de certains adeptes du principe de précaution qui ne l'appliquent que lorsque cela les arrange et qui sont pressés d'imposer des vaccins non éprouvés: 

 

Le temps défait toujours ce qui se fait sans lui.2

 

Francis Richard

 

1 - À base de glandes endocrines.

2 - Aphorisme attribué à Mazarin.

 

Le Nouvel Adam, Noëlle Roger, 336 pages, La Baconnière

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23 mai 2022 1 23 /05 /mai /2022 22:55
Le Grand Barrage, de Kamala Markandaya

Le Grand Barrage a été publié en 1969 sous le titre The Coffer Dams. Dans l'Inde postcoloniale, Kamala Markandaya (1924-2004) y raconte la construction d'un barrage.

 

La Clinton-Mackendrick, société basée à Londres, a répondu à l'appel d'offre lancé par les planificateurs de l'Inde nouvelle, indépendante, et l'a emporté, prête à prendre des coups.

 

Car la construction d'un tel ouvrage, en un tel lieu, est une véritable gageure. L'élaboration des plans a demandé deux ans. Un calendrier serré devra être respecté, avant la mousson.

 

Les cadres du chantier sont anglais. Ils sont logés dans des bungalows construits ad hoc. Seules les épouses des hauts responsables ont été autorisées à les rejoindre sur place.

 

D'après le contrat, des techniciens indiens devaient être recrutés. Quant aux autochtones habitant la zone de construction, ils devront déplacer leurs huttes sur la colline voisine.

 

L'idée est de construire le barrage à sec entre deux immenses bardeaux, édifiés avec des rochers sur la rivière, dont le cours sera dérivé et contournera la zone de construction.

 

Comme les hauts responsables du chantier, Howard Clinton, le grand patron, a fait venir sa femme Helen, plus jeune que lui. Pour lui, le barrage prime tout, pour elle, ce sont les gens.

 

L'auteure fait preuve d'une grande connaissance des aspects techniques de la construction de l'ouvrage et de la psychologie des nombreux personnages, de différentes cultures.

 

Aussi le lecteur participe-t-il, comme s'il y était, à la réalisation de ce projet gigantesque, jalonné d'imprévus, d'accidents qui n'émeuvent pas Clinton, rivé sur l'objectif à atteindre.

 

Pour ne pas perdre la face, il faut que le barrage soit terminé dans les temps. Or les retards s'accumulent sans que Clinton l'accepte, si bien que les moments de repos diminuent...

 

Sa femme Helen a une autre attitude. Elle se sent impliquée, comme toujours: il y a des choses qu'on doit faire. Elle pense qu'il faut se donner des limites et ne pas les franchir.

 

La fin du récit permet de savoir qui des deux, en définitive, avait raison. Mais raison n'est peut-être pas le mot qui convient... Le lecteur en jugera quand il sera parvenu au bout.

 

Francis Richard

 

Le Grand Barrage, Kamala Markandaya, 320 pages, Zoé (traduit de l'anglais par Christine Raguet)

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10 avril 2022 7 10 /04 /avril /2022 20:40
Jean-Luc persécuté, de Charles Ferdinand Ramuz

La version de ce roman de Charles Ferdinand Ramuz, publiée aux éditions Zoé est celle de 1908. Celle publiée en 2006 dans la Bibliothèque de La Pléiade est la dernière, éditée chez Grasset en 1930, et est l'aboutissement de plusieurs remaniements.

 

L'intérêt de cette version - c'est son troisième roman - est qu'elle révèle déjà les préoccupations du jeune Ramuz - il n'a encore que vingt-sept ans - que l'on retrouve peu ou prou dans les romans ultérieurs et notamment son attirance pour l'existence à l'état brut.

 

Car le récit se déroule dans un petit village du Valais et ses environs proches, c'est-à-dire dans un microcosme où tout le monde se connaît et où les rumeurs, vraies ou fausses, vont bon train, si bien que moqueries et louanges s'y trouvent sans cesse mêlées.

 

Cette ambivalence se retrouve dans le personnage même de Jean-Luc Robille, qui est à la fois victime et bourreau, beau et laid, doux et brutal, admirateur et jaloux, plein de bon sens mais, quand son coeur est blessé, empreint à de véritables accès de folie.

 

Dans ce décor qui est rude et où les choses essentielles deviennent palpables, il y a surtout une histoire d'amour déçu. Entre Christine et Jean-Luc tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu'au jour où la jolie mère de son petit Henri le trompe.

 

Les malheurs se succèdent dès lors. Certes Christine en est la première responsable, ayant sans doute toujours préféré son amant Augustin à son mari, bien avant leur hymen, mais celui-ci surréagit à chaque fois, ce qui n'est guère propice aux réconciliations.

 

Jean-Luc persécuté ? Oui, puisque le sort semble s'acharner sur lui. Non, parce qu'il y est bien pour quelque chose. Aussi le lecteur est-il pris entre la compassion et la réprobation à l'égard de ce personnage tragique, qui apparaît tantôt lumineux et tantôt sombre.

 

Francis Richard

 

Jean-Luc persécuté, Charles Ferdinand Ramuz, 208 pages, Zoé

 

Du même auteur chez Zoé:

Les Signes parmi nous (2020)

Adam et Ève (2020)

Le Lac aux demoiselles et autres nouvelles (2021)

 

A l'Aire Bleue:

Vendanges (2020)

La Séparation des races (2020)

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3 janvier 2022 1 03 /01 /janvier /2022 22:00
Le Lac aux demoiselles et autres nouvelles, de C.F. Ramuz

Ces nouvelles tardives de Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947) ont été écrites entre 1943 et 1947. Elles n'ont pas toutes paru de son vivant. Largement méconnues, elles méritaient d'être réunies dans ce recueil révélateur.

 

Ces textes ne racontent pas des histoires complètes. Ce sont des aperçus de l'existence, des fragments, mais, rassemblés en ce volume, ils donnent bien la vision qu'en avait l'auteur, faite de joies et de peines, de rêves et de réalités:

 

Ils sont un garçon et une fille. La nuit vient. Le creux où se tient le village se remplit d'ombre. Et il semble que le vent, en passant, prenne un peu dans sa main de cette ombre et la jette sur la pente: on la voit courir vers vous comme une fumée, elle vous vient dessus, on est pris dedans.

(Pastorale)

 

Au soir de sa vie, l'écrivain vaudois, malade, s'y montre quelque peu lugubre, mais, de par son style lumineux, qui parle à l'imagination, il ne l'est jamais complètement, surtout quand il évoque avec délicatesse des figures féminines:

 

Un dernier rayon de soleil, à ce moment, est entré par la fenêtre; elle a été éclairée ou si c'est elle qui éclairait? Pendant qu'elle tire à elle l'escabeau, pendant qu'elle s'est assise, et elle me fait face, et je la vois. Elle n'a rien dit, on ne lui a rien dit; simplement elle a été là, mais toutes choses ont été changées; elle faisait soleil quand l'autre soleil nous quittait.

(Irène)

 

Ces femmes sont évanescentes. Les hommes chez Ramuz semblent incapables de les saisir, au sens propre et au sens figuré. Elles leur échappent toujours quand ils sont sur le point de les rejoindre ou qu'elles leur semblent acquises:

 

Oh! charmante: c'est comme ça que je te parlerais avec bruit à l'oreille, si je pouvais seulement te parler. Mais les seuls mots que je peux te dire avortent dans ma bouche et ne franchissent pas la barrière des lèvres; c'est des mots de silence, est-ce qu'ils comptent seulement?

(Amour)

 

Dans plusieurs de ces quinze nouvelles, il est question de la mort comme il se doit, c'est-à-dire de manière naturelle, même lorsqu'il s'agit d'accident ou de mort volontaire, par noyade ou pendaison. Car elle fait partie de la vie:

 

Il était descendu dans l'eau sur le côté opposé de la jetée. On a entendu le bruit qu'il faisait en avançant dans l'eau. Il devait glisser, il se retenait, il faisait un bruit comme quand un cygne bat des ailes, puis on a entendu un bruit de gargouillement, et puis un cri, alors je suis revenu en arrière; on a encore vu sa tête qui dépassait pendant qu'il battait l'eau comme pour s'y accrocher, mais elle a cédé, elle s'est refermée.

(Le Retour du mort)

 

Le mot auquel ces nouvelles font penser, d'une manière ou d'une autre, est séparation, de ceux qui devraient s'aimer, de ceux que les autres n'aiment pas assez pour les comprendre, de ceux qui s'aiment et se retrouvent désunis, défaits:

 

À peine t'ai-je quittée que la distance qui était entre nous s'accroît démesurément, comme quand un bateau s'éloigne de la rive et la rive elle-même fuit en arrière; soudés ensemble par le corps, tellement éloignés pour finir l'un de l'autre; et l'amour n'est plus entre nous qu'une morne répétition.

(Le Ménage Charton)

 

Francis Richard

 

Le Lac aux demoiselles et autres nouvelles, C.F. Ramuz, 256 pages, Zoé

 

Du même auteur chez Zoé:

Les Signes parmi nous (2020)

Adam et Ève (2020)

 

A l'Aire Bleue:

Vendanges (2020)

La Séparation des races (2020)

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13 décembre 2021 1 13 /12 /décembre /2021 23:30
Le Petit Fiancé suivi de Circonstances, d'Abraham Cahan

Ce volume contient un court roman, Le Petit Fiancé, et une nouvelle, Circonstances, tous deux Récits du ghetto de New-York, qu'Abraham Cahan (1860-1951) connaissait bien.

 

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Dans Le Petit Fiancé, Azriel Stroon est un rustre, mais un rustre qui a réussi dans les affaires, en Amérique. Il a une fille unique, Flora, pour laquelle il souhaite le meilleur.

 

Retiré des affaires, tout soudain il redoute la mort et veut se mettre en règle avec le Tout-Puissant. De plus en plus confit en dévotions, il se rend souvent à la synagogue.

 

Mais cela n'est pas suffisant. Il veut renouer avec le judaïsme authentique, celui de son enfance, et part pour Pravly en Europe russe se recueillir sur les tombes de ses parents.

 

Arrivé là-bas, il découvre Shaya, un jeune prodige en études talmudiques en qui il voit un futur gendre, un gendre idéal, puisqu'il serait aussi bon pour sa fille que pour lui.

 

Après l'avoir emporté sur un autre père grâce à sa fortune, il retourne à New-York, avec son prodige à la remorque. Flora n'en veut pas, ayant en tête d'épouser un médecin.

 

Comme le père et la fille se sont tous deux fait une idée préconçue et déterminée qui du gendre, qui du mari, le projet matrimonial ne semble pas près d'aboutir. Quoique...

 

Le dénouement confirme, s'il en était besoin, que la suite dans les idées peut certes être une bonne chose, mais à la condition que le but poursuivi ne soit pas de servir son seul intérêt...

 

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Ce n'est pas l'abondance chez Tanya et son mari Boris. Celui-ci n'a pu ouvrir en Ukraine, leur pays natal, le cabinet d'avocat auquel il prétendait et ils ont émigré à New-York.

 

Les Circonstances - Boris travaille en usine - les conduisent à accepter dans leur foyer un sous-locataire, étudiant la médecine et donnant des leçons d'anglais pour gagner sa vie.

 

C'est une idée contre laquelle Tanya s'insurge d'abord avant d'y consentir quand leur situation financière est encore péjorée. Mais est-ce une si bonne et si pérenne idée que cela?

 

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Dans l'un de ces deux récits, l'abondance de biens nuit; dans l'autre, le manque.

 

 

Francis Richard

 

Le Petit Fiancé - Récits du ghetto de New-York, Abraham Cahan, 192 pages, Zoé (traduit de l'anglais par Isabelle Rozenbaumas)

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10 novembre 2021 3 10 /11 /novembre /2021 23:45
Cette réalité que j'ai pourchassée, d'Ella Maillart

Tu sais que je ne suis pas écrivain dans l'âme; et avant de continuer à écrire des livres imparfaits autant qu'inutiles, cela vaut la peine de réfléchir.

 

Ella Maillart (1903-1997) s'adresse en ces termes à sa mère dans la dernière lettre de ce recueil qu'elle écrit à sa mère en 1941. Cette réalité que j'ai pourchassée comprend en effet des reportages et des lettres qui ont été écrits entre 1925 et 1941.

 

Les reportages ont été publiés dans la presse suisse ou française, à l'exception d'un seul, jusque-là inédit, où elle raconte sa rencontre avec Winston Churchill en avril 1936 et où elle vante les admirables jeunes russes, ce à quoi le Britannique lui répond:

 

J'ai peine à croire tout ce que vous me dites. Mais si la jeunesse tient à s'enrégimenter, elle le paiera de son sang: ça la mènera à la guerre. Elle ferait mieux de se tenir tranquille...

 

Parmi ses reportages, figure son Enquête au pays des Soviets, de 1931, où elle ne cache pas son admiration pour la jeunesse du nouvel État, après avoir vécu avec elle. Tout ce qu'elle voulait, c'était toucher des êtres vivants et [se] moquer des statistiques.

 

Ce qu'elle admire, c'est que les jeunes y sont libérés, libres, indépendants du passé, [...] de la famille et de ses devoirs, [...] de la religion et des restrictions qu'elle comporte. Cela ne signifie pas qu'ils soient individualistes; au contraire, ils se bercent d'illusions:

 

La jeunesse a compris qu'elle faisait partie d'un tout en formation, que la vie était du côté où l'on aidait à cette formation: la jeunesse vit, elle aide de toutes ses forces...

 

Dans ce texte, cette sportive - elle fait de la voile, du hockey sur terre, du ski à haut niveau - souligne que le sens donné au sport y est bien différent de la conception stérile de l'effort personnel, de la course au record ou du besoin de faire triompher des couleurs:

 

La culture physique soviétique est un moyen, pour la lutte des classes, d'augmenter les capacités de travail de citoyens actifs et de fortifier la puissance économique, politique et militaire du pays dont ils sont eux-mêmes les maîtres.

 

Ses autres reportages sont des récits de voyage: son équipée sur un voilier en Méditerranée, ses pérégrinations en Crète, son explication de la guerre entre le Waziristan et les Indes, dont le prétexte a été l'enlèvement d'une Hindoue mineure1 par un musulman:

 

Les Anglais auraient dû agir en diplomates, en faisant traîner les choses. Quelques semaines se seraient écoulées, au bout desquelles la jeune fille devenait majeure. On n'aurait pas eu à l'enlever à son mari, et le prétexte qui souleva la guerre, disparaissait...

 

Dans les lettres, elle donne de ses nouvelles à ses parents. D'une façon plus personnelle, elle y raconte ses voyages en Méditerranée, en Crète, en URSS et aux Indes, si bien qu'ils peuvent en connaître les coulisses et les conditions souvent rudimentaires.

 

Mais ses lettres, dont elle n'est jamais sûre qu'elles leur parviennent toujours, parlent aussi d'autres lieux où elle s'est rendue, notamment en Chine, en Iran, en Afghanistan. C'est finalement, à l'ashram de Sri Ramana Maharishi que se termine son périple.

 

En sa présence, elle se rend compte que les questions existentielles que l'on se pose ne sont que des mots et ne font pas partie des choses vraiment vitales; et sent que la réponse est en [elle] et que pour qu'elle soit de quelque profit [elle doit] la trouver [elle-même]:

 

L'endroit n'est pas mal choisi pour cette activité [réfléchir]; et puis voilà que j'ai 38 ans, une vingtaine d'années derrière moi - et peut-être autant devant moi pour trouver cette Réalité que j'ai pourchassée jusqu'ici sur terre et sur mer.

 

Francis Richard

 

1 - Cela se passait en territoire administré par les Anglais, où la loi interdit le mariage des mineurs.

 

Cette réalité que j'ai pourchassée, Ella Maillart, 256 pages, Zoé

 

Livre précédent:

 

Regards sur Chandolin (2021)

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10 avril 2021 6 10 /04 /avril /2021 20:25
Relire Le Meilleur des Mondes d'Aldous Huxley en temps d'asepsie

- Pourquoi [Shakespeare] est-il interdit?

[...]

- Parce qu'il est vieux, voilà la raison principale. Ici nous n'avons pas l'emploi des vieilles choses.

- Même si elles sont belles?

- Surtout si elles sont belles.

 

Ici, c'est Le Meilleur des Mondes.

 

Le titre du livre vient d'une exclamation de Miranda à l'Acte V, Scène 1, de La Tempête de William Shakespeare: Ô nouveau monde admirable qui compte de pareils habitants!

 

Dans sa nouvelle préface de 1946, Aldous Huxley écrit:

 

Un État totalitaire vraiment "efficient" serait celui dans lequel le tout puissant comité exécutif des chefs politiques et leur armée de directeurs auraient la haute main sur une population d'esclaves qu'il serait inutile de contraindre, parce qu'ils auraient l'amour de leur servitude.

 

Pour fabriquer cette population d'esclaves, l'État mondial imaginé par Huxley a recours à l'ectogenèse, au conditionnement néo-pavlovien et l'hypnopédie:

 

- L'ectogenèse: c'est procréer en flacons, par castes1, des hommes, des femmes et des neutres, avec une destination sociale bien précise.

 

- Le conditionnement: c'est faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper

 

- L'hypnopédie: c'est l'enseignement pendant le sommeil, qu'il ne faut pas confondre avec un instrument d'éducation intellectuelle et qui se résume à des slogans:

 

. Chacun appartient à tous les autres.

 

. Chacun travaille pour tous les autres.

 

. Le progrès est une chose délicieuse.

 

. Mieux vaut finir qu'entretenir.

 

. Plus on reprise, moins on se grise.

 

Etc.

 

En haut de l'échelle sociale de ce nouveau monde, voulu par Ford, il y a les Alphas, les plus intelligents, puis les Bêtas, les Gammas, les Deltas, et, tout en bas, les Epsilons, les plus bêtes.

 

Pour guérir de tout désagrément moral ou physique, il existe un médicament parfait pour s'évader de la réalité: le soma. Celui-ci est en effet euphorique, narcotique, agréablement hallucinant:

 

Le christianisme sans larmes, voilà ce qu'est le soma.

 

Ce meilleur des mondes, dit civilisé, est aseptisé: tout y est propre; il n'y a pas de mauvaises odeurs, il n'y a pas la moindre saleté; et la population y est préservée des maladies:

 

La jeunesse [est] à peu près intacte jusqu'à soixante ans, et puis crac! la fin.

 

Bref, dans ce monde, on consomme, mais on ne lit pas, et surtout pas Shakespeare. Mais ce monde est stable et les gens sont heureux parce que leur vie est émotivement facile.

 

Il existe toutefois quelques Réserves à Sauvages dont il n'y a pas moyen de s'évader, sauf qu'un Sauvage en sort, à l'invitation d'un Alpha, avec l'approbation de Sa Forderie, un des administrateurs mondiaux, qui, sans vergogne, lui dit:

 

Comme c'est moi qui fait les lois ici, je puis également les enfreindre.

 

C'est-à-dire, par exemple, lire Shakespeare...

 

Dans les Réserves à Sauvages, les enfants naissent, ce qui est obscène; nulle n'est censée appartenir à plus d'une personne, ce qui est inconvenant; et on est libre de lire Shakespeare dont personne n'a jamais entendu parler dans le meilleur des mondes...

 

C'est d'ailleurs ce que le Sauvage a fait, lui, lire Shakespeare, dans les oeuvres complètes duquel il a trouvé nombre de réponses existentielles...

 

Le Sauvage ne se plaît donc pas dans le prétendu meilleur des mondes où le devoir des gens est d'être infantiles et où toute découverte de la science pure est subversive en puissance:

 

- Il préfère être malheureux que de connaître cette espèce de bonheur faux et menteur dont jouissent les gens: il ne veut pas choisir entre ce bonheur et le grand art;

 

- Il préfère la solitude que les gens ont appris à détester;

 

- Il ne veut pas du confort et préfère ne servir de rien que d'être utilisé.

 

Bref, il est une menace pour la société parce qu'il veut faire les choses de sa propre initiative. Alors il lui est permis d'être seul, ce qui ne peut jamais durer...

 

Aldous Huxley a écrit ce livre en 1931, en quatre mois. Quinze ans plus tard, dans sa nouvelle préface, il a toujours la prémonition de l'étatisme qui vient et qui, aujourd'hui, croît et embellit.

 

Il ne voyait déjà qu'un remède:

 

Seul un mouvement populaire à grande échelle en vue de la décentralisation et de l'aide individuelle peut arrêter la tendance actuelle à l'étatisme.

 

Il serait temps que ça s'arrête...

 

Francis Richard

 

1 - Tous les hommes sont physico-chimiquement égaux.

 

Le Meilleur des Mondes, Aldous Huyley, 320 pages, Pocket

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23 mars 2021 2 23 /03 /mars /2021 23:55
Promenades avec Robert Walser, de Carl Seelig

Carl Seelig a rencontré Robert Walser en 1936. Il était interné depuis trois ans à la Maison de santé cantonale de Herisau en Appenzell. Le poète biennois avait, depuis son internement, interrompu sa carrière littéraire, mais il avait correspondu avec Carl Seelig avant de le rencontrer.

 

Le livre comporte quarante-cinq promenades, qui, à l'exception de la dernière, ont été effectuées ensemble par Carl Seelig et Robert Walser. Ils se retrouvaient soit à la Maison de santé de Herisau, soit à la gare. De là, soit ils allaient tout de suite à pied, soit ils prenaient le train auparavant.

 

Ces promenades dominicales étaient l'occasion pour eux de marcher longuement à travers champs, sur des sentiers forestiers, sur des routes: Robert Walser était le roi des promeneurs et un vrai vagabond de génie, comme le dit Katharina Kerr, citée dans la postface de ce texte illustré.

 

En effet des photos de Robert Walser par Carl Seelig sont reproduites dans ce volume. Il y apparaît en costumes trois pièces, le plus souvent avec un chapeau sur la tête et un parapluie à la main, jamais revêtu d'un pardessus en hiver, la cravate légèrement desserrée en-dessous du col.

 

Au cours de ces longues promenades, ils s'arrêtent dans des auberges ou des buffets de gare pour les dix-heures et les déjeuners, se régalent de bonnes choses à boire et à manger. N'est-ce pas nécessaire quand il s'agit de parcourir à pied autant de kilomètres (marcher est plus sain que rouler)?

 

Walser est tantôt taiseux tantôt volubile avec son unique ami et tuteur (depuis 1944). Ils abordent de nombreux sujets: la littérature, les évolutions politiques, etc. - la première promenade date du 26 juillet 1936, la dernière de Noël 1956. Walser n'aime toutefois pas que Seelig vante ses écrits...

 

Il sait que pour devenir un homme, il faut souffrir, être méconnu, lutter. Il n'écrit plus, parce qu'il ne peut plus s'y consacrer tout entier, remplissant des tâches humbles à la Maison de santé: pour moi, c'est une certitude, les affaires des écrivains ne peuvent s'épanouir qu'en liberté.

 

Cependant si la dépendance a quelque chose de sympathique, l'indépendance suscite l'hostilité. Il ne faut pas en être contrarié: Les poètes devraient avoir pour principe de penser et d'agir avec noblesse, et de tendre vers le haut. Lui, en tout cas, aime le monde avec ses vertus et ses vices... 

 

Francis Richard

 

Promenades avec Robert Walser, Carl Seelig, 224 pages, Zoé (traduit de l'allemand en français par Marion Graf à partir de l'édition de 1957, reprise en 2021 par Suhrkamp)

 

Livre de Robert Walser chez le même éditeur:

 

Ce que je peux dire de mieux sur la musique (édition en français de 2019)

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5 mars 2021 5 05 /03 /mars /2021 20:15
Pipes de terre et pipes de porcelaine, de Madeleine Lamouille

Deux dames sont en conversation dans leur salon. L'une dit:

- Il y a autant de différence entre nous et les femmes du peuple qu'entre une pipe de terre et une pipe de porcelaine.

 

Le titre de ces Souvenirs d'une femme de chambre 1920-1940 est tiré de cette réflexion qu'une dame de la haute fait à une autre et qui paraît aujourd'hui évidemment ahurissant.

 

Il faut bien sûr replacer ce genre de propos dans leur contexte. Mais il donne une idée de la faible estime en laquelle des dames des années 1920 et 1930 tenaient leurs domestiques.

 

Enfant, Luc Weibel a connu Madeleine Lamouille. Elle n'était plus employée chez ses grands-parents mais venait faire le ménage à la maison ou le garder lui et sa soeur.

 

C'est lui qui a incité cette femme à écrire ses souvenirs. En réalité, ils n'ont pas d'abord été écrits. Ils ont été enregistrés puis ils ont été mis en forme par lui pour en faire un livre:

 

C'est un certain moment du devenir social qui est ici figé, avec précision, sans amertume, mais sans indulgence.

 

Bien que ces souvenirs ne soient pas complètement chronologiques, on peut distinguer en le lisant quatre périodes qui ne recouvrent d'ailleurs pas tout-à-fait celle du sous-titre.

 

Il y a l'enfance à Cheyres, un village catholique, où les habitants vivent entre eux. La famille de Madeleine fait partie des plus pauvres et des plus sous-alimentés.

 

Après l'expérience malheureuse de sa soeur, en place à Fribourg, Madeleine, à quinze ans, part pour Troyes avec elle pour apprendre et travailler dans une filature de soie.

 

Elles sont logées dans une maison de jeunes filles tenue par des religieuses. Les locaux de celle-ci ont été financés par le patron de l'usine à laquelle elle est rattachée.

 

Après y être restées trois ans, toutes deux reviennent  en Suisse, mais la soeur de Madeleine décède très vite de la tuberculose, maladie qu'elle a contractée à Fribourg...

 

À son retour de Troyes, Madeleine, elle, est placée et bien logée chez les B., des aristocrates qui possèdent une grande maison, un manoir à Valeyres-sous-Rances, près d'Orbe.

 

Madeleine tombe malade: elle a un début de tuberculose. Mais grâce à sa patronne, elle est bien soignée et guérie. Une fois rétablie, elle doit accomplir un travail épouvantable.

 

Elle ne se dit pas malheureuse chez les B.: on travaillait beaucoup comme des esclaves bien traités. Elle les suit partout. Ce dont elle souffre le plus, c'est d'être mal habillée...

 

Quand deux de ses frères font leur apprentissage chez leur oncle à Genève, elle quitte les B. en 1931 pour être femme de chambre chez les W., des bourgeois. Elle a vingt-trois ans.

 

C'est un grand changement. Les B. lui parlaient et la saluaient. Les W. sont mutiques. Elle veut s'en aller, mais Marie, qui est leur cuisinière se charge de leur dire pourquoi.

 

Chez les W., Madeleine s'entend bien avec les trois enfants, mais surtout avec Aline, la dernière. Elle se plaint seulement de ne pas pouvoir prendre de bains comme chez les B.

 

En 1937, quand elle se marie avec le neveu de Marie, elle quitte les W. Ses souvenirs s'arrêtent à ce moment-là. Ce n'est pas pour autant qu'elle cesse de travailler ici ou là.

 

Ce qui frappe, c'est le peu de temps libre qui lui est laissé pendant toutes ces années et c'est le peu d'argent dont elle dispose et dont une grande partie sert à aider les siens.

 

Ses rapports avec la foi et ses représentants se dégradent au fil du temps. Elle ne croit déjà plus quand elle est chez les B. et devient complètement athée au contact de Marie.

 

Ses souvenirs se terminent par ces mots définitifs sur les gens qui l'ont employée, qui n'étaient certes pas méchants et qui traitaient décemment leurs employés:

 

Mais ils ne nous traitaient pas comme si on était leur semblable.

 

Francis Richard

 

Pipes de terre et pipes de porcelaine, Madeleine Lamouille, 144 pages, Zoé (l'édition originelle date de 1978)

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3 février 2021 3 03 /02 /février /2021 17:45
Relire La Peste d'Albert Camus en temps de tyrannie

Il faut relire (ou lire) La Peste d'Albert Camus non pas parce qu'il y est question d'épidémie, mais parce que c'est un livre qui peut servir à toutes les résistances contre toutes les tyrannies.

 

En effet la peste est symbolique dans ce livre, ce qui ne veut pas dire que l'auteur ne se soit pas documenté sur cette épidémie, qui est bien plus grave et létale que ne l'est notre Covid-19.

 

Albert Camus a en effet mis sept ans à écrire ce livre paru en juin 1947. Le lire sous le seul angle sanitaire serait cependant réducteur, sinon tendance, puisque tout y est subordonné aujourd'hui...

 

Il faut noter au passage que le docteur Rieux de l'histoire adopte une stratégie de bon sens pour combattre la maladie: protéger les hommes, diagnostiquer les malades, les isoler, les traiter... 

 

À partir de ce qu'il a connu de la résistance au nazisme, Camus fait la chronique des conduites des hommes face aux fléaux, quels qu'ils soient, la peste n'en étant que le nom générique.

 

Les mots qui reviennent sous sa plume sont séparation, exil, prisonniers, misère, peur, terreur. Séparation est certainement le grand thème du roman et c'est ce qui caractérise toute tyrannie.

 

Dans le roman, sont séparés du reste du monde les habitants de la cité où sévit la peste et, à l'intérieur, sont séparés des autres ceux qui sont atteints et ceux qui ont été en contact avec eux.

 

Les protagonistes ne se résignent pas à la peste, hormis l'un d'entre eux qui s'y trouve bien parce qu'elle lui permet d'être assiégé avec tous plutôt que prisonnier tout seul pour ses méfaits:

 

Quand on voit la misère et la douleur qu'elle apporte, il faut être fou, aveugle ou lâche pour se résigner à la peste.

 

Sinon, les uns après les autres, ils luttent contre la peste. L'un d'entre eux veut s'enfuir mais il reste. Un autre, même s'il sait que chacun la porte en soi, la peste, ne se résout pas à l'inaction.

 

Un prêtre, bien qu'il y voit tout d'abord une condamnation des hommes, pour un crime inconnu, à un emprisonnement inimaginable, fait son devoir contre la peste, mais refuse d'être soigné:

 

Si un prêtre consulte un médecin, il y a contradiction...

 

Toutes les tyrannies tiennent une comptabilité. Les morts sont consignés dans un registre. C'est, dit le narrateur, ce qui marque la différence qu'il peut y avoir entre les hommes et [...] les chiens:

 

Le contrôle [est] toujours possible.

 

Le combat contre une tyrannie ne peut être solitaire. Sinon, il est voué à l'échec. C'est la leçon que tire Albert Camus de la guerre. Il ne faut jamais croire que c'est un mauvais rêve qui va passer...

 

Francis Richard

 

La Peste, Albert Camus, 336 pages, Gallimard

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20 janvier 2021 3 20 /01 /janvier /2021 21:25
Relire Mil Neuf Cent Quatre-Vingt-Quatre de George Orwell en temps d'épidémie

En fin d'année 2020, les éditions Gallimard ont eu la riche idée de publier des Oeuvres de George Orwell dans leur célèbre Bibliothèque de la Pléiade.

 

Parmi les oeuvres de ce volume, il y a Hommage à la Catalogne (et aux anarchistes persécutés par les communistes), et La Ferme des Animaux. C'est dans ce roman-ci que George Orwell a écrit cette phrase sublime et profonde:

 

Tous les animaux sont égaux mais certains sont plus égaux que les autres...

 

Relire Mil neuf cent quatre-vingt-quatre en temps d'épidémie de Covid-19 incline le lecteur à la tentation de l'appeler dorénavant Covid-1984... en hommage à l'écrivain britannique.

 

 

LA COVID-1984

 

En effet, au-delà du récit romanesque, dont le héros est Winston Smith, se concrétise dans ce roman La Tentation totalitaire que décrivit Jean-François Revel en son temps (1976), et qui semble séduire aujourd'hui les États occidentaux, profonds ou pas.

 

Dans le socialisme anglais - Socang - décrit par George Orwell, il existe trois catégories de personnes: les membres du Parti intérieur, ceux du Parti extérieur et les prolétos, c'est-à-dire les prolétaires (85% de la population).

 

Dans cette société collectiviste et hiérarchisée, seuls les prolétos et les animaux sont libres, parce qu'ils sont sans importance, maintenus qu'ils sont par le Parti dans l'ignorance et la pauvreté:

 

L'inégalité économique a été rendu permanente.

 

Pour être bien sûr que le progrès technologique ne puisse pas leur être bénéfique, les trois super-États qui se partagent le monde se font la guerre en permanence ou prétendent se la faire.

 

(le lecteur fera inévitablement un rapprochement avec la guerre permanente menée contre un virus qui a la bonne idée de ne pas être visible)

 

 

EXPROPRIATION ET SURVEILLANCE

 

Il s'agit bien d'un monde socialiste puisque les usines, les mines, les terres, les maisons, les transports ont été enlevés des mains des capitalistes et relèvent désormais de la propriété publique.

 

(certes ce but n'a pas encore été atteint dans nos sociétés occidentales, mais c'est bien l'objectif que se sont donné les États, qui le réalisent peu à peu par les impôts et les réglementations)

 

Au contraire des prolétos, les membres du Parti sont surveillés de manière permanente par télécrans chez eux et en dehors de chez eux par micros. Ce qu'aucun gouvernement n'avait fait jusque-là, le Parti l'a donc fait.

 

(il est possible de surveiller tout le monde en Occident grâce aux téléphones mobiles et aux réseaux sociaux...) 

 

 

EN MÊME TEMPS

 

De ses membres, le Parti, cette oligarchie collective, exige qu'ils accordent les contraires pour se maintenir indéfiniment au pouvoir. Ces contraires se résument en trois mots: dangerdélit, noirblanc et doublepense, qui est le plus important:

 

Doublepense désigne la capacité d'avoir dans le même esprit en même temps deux convictions antithétiques et de les accepter l'une l'autre.

 

(le lecteur reconnaîtra le en même temps cher à Emmanuel Macron)

 

La structure du pouvoir reflète cette vision du monde et de mode de vie: Le ministère de la Paix s'occupe de la guerre; le ministère de la Vérité, des mensonges; le ministère de l'Amour est chargé de la torture; et celui de l'Abondance, de la famine.

 

(en temps d'épidémie nos ministères de la Vérité traquent les fake news dont ils sont - doublepense - les principaux producteurs...)

 

 

LAVAGE DE CERVEAU

 

La personnification du Parti, c'est le Grand-Frère, qui, tel Dieu, vous surveille - Big Brother is watching you. Il vous est impossible de le haïr, vous ne pouvez que l'aimer, sinon vous êtes un fou qu'il faut guérir de sa maladie mentale:

 

Nous allons vous vider de ce que vous êtes, puis nous vous emplirons de nous-mêmes.

 

Car la réalité existe dans l'esprit humain, nulle part ailleurs. Elle n'est pas dans l'esprit d'un individu, qui peut se tromper, et en tout cas est voué à périr, mais dans l'esprit du Parti, qui est collectif et immortel.

 

(Emmanuel Macron a déclaré le 14 octobre 2020: Nous sommes en train de réapprendre à devenir une nation. On s’était progressivement habitués à être une société d’hommes libres, nous sommes une nation de citoyens solidaires.)

 

 

L'IVRESSE DU POUVOIR

 

Dans le roman de George Orwell, un membre éminent du Parti explique à Winston Smith que le bien des autres ne nous intéresse pas; seul nous intéresse le pouvoir. Voyant qu'il faut mettre les points sur les i, il ajoute:

 

Vous devez d'abord comprendre que le pouvoir est collectif. L'individu n'a de pouvoir que dans la mesure où il cesse d'être un individu.

 

Il reconnaît même que le pouvoir réside dans la capacité d'infliger souffrance et humiliation... et que la raison [est] affaire de statistiques...

 

(les réprimés de tous pays au nom de l'épidémie l'ont compris et le Grand Frère aurait été ravi par les litanies de chiffres égrenés chaque soir dans les journaux télévisés...)

 

 

LA NOVLANG OU NÉOPARLE

 

Dans le roman de George Orwell, les gens ne lisent plus. Comme on dirait aujourd'hui, ce n'est pas essentiel. Ce qui importe au Parti, c'est que les gens ne pensent pas et le meilleur moyen est encore de s'attaquer à la langue.

 

Dans un appendice, l'auteur approfondit le concept. S'il ne fallait retenir que deux aspects de cette langue nouvelle destinée à abêtir les gens, ce serait que les mots y sont abrégés et que le vocabulaire y est réduit:

 

- On comprit qu'en abrégeant ainsi un mot, on restreignait et on altérait subtilement son sens, le dépouillant de la plupart des connotations qui dans sa forme complète, lui seraient restées attachées.

 

- Moins on disposait de mots, moins on était tenté de penser.

 

Francis Richard

 

Mil Neuf Cent Quatre-Vingt-Quatre, George Orwell, 288 pages, Bibliothèque de La Pléiade (traduction de Philippe Jaworski)

Exemplaire dans lequel j'ai lu ce livre il y a ... très longtemps.

Exemplaire dans lequel j'ai lu ce livre il y a ... très longtemps.

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26 décembre 2020 6 26 /12 /décembre /2020 19:40
Sans alcool, d'Alice Rivaz

J'aime les restaurants. Bien entendu, je parle des Végétariens, des Sans-Alcool, car je n'ai jamais pénétré dans les autres. Maintenant je n'oserais plus. C'est trop tard.

 

C'est dans son journal, à la date du 14 octobre, que la narratrice de Sans alcool ou la dernière chance, la première nouvelle de ce recueil (qui en compte dix-sept), note ceci.

 

Comme dans les autres nouvelles, elle fait partie de ces petites gens qu'Alice Rivaz dépeint avec beaucoup de justesse, de sensibilité et de retenue dans l'expression.

 

En effet l'auteure ne cherche pas à faire pleurer dans les chaumières. Elle observe, c'est tout. Et le fait est que, du coup, ce qu'elle dit a une grande portée, encore aujourd'hui.

 

La diariste a vécu chez ses parents jusqu'à ses quarante-quatre ans. À ce moment-là, elle est devenue orpheline et a décidé de tenir ce carnet épisodiquement.

 

Quatre ans plus tard, elle n'écrira que s'il se passe quelque chose de notable dans [sa] vie.  C'est ainsi qu'après une interruption de neuf mois, elle note qu'elle vient de perdre son emploi...

 

Dans ce recueil, toutes les personnes, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, sont authentiques, sans doute parce que l'auteure a un sens aigu de l'observation des êtres et des choses.

 

Dans Le chemin des amoureux, Elisabeth et Denis s'aiment mais ont du mal à se le dire. En ce temps-là, les amoureux manquaient d'assurance et avaient du mal à s'affranchir des règles.

 

Cette difficulté à s'aimer se retrouve dans L'accomplissement de l'amour où Jacques dit à Sylvie vouloir préserver le meilleur en s'abstenant de satisfaire avec elle son désir pour elle.

 

Dans Une Marthe, la prénommée est conforme à son homonyme de l'évangile. Elle ne laisse pas de toujours mettre tout en ordre, même si elle regimbe en son for intérieur:

 

Les hommes font de nous des Marthe, et cela depuis la nuit des temps, et après ils nous donnent Marie en exemple.

 

Le piano de Mademoiselle Lina n'a pas servi pendant des années et, quand elle veut en jouer, il n'est pas en état et elle n'a pas les moyens de l'y remettre...

 

Le veuf Ducret, cinquante-neuf ans, a passé l'âge de séduire, mais il tente sa chance auprès de sa jeune secrétaire, Lise Janet, qu'il invite à venir prendre une tasse de thé chez lui...

 

Comme le dit Françoise Fornerod dans la postface, les situations de ces premiers récits comme celles des suivants sonnent d'autant plus justes que l'auteure les a connues:

 

Le chômage, la pauvreté, la solitude, la désillusion sentimentale, la trahison amoureuse, la maladie, la rigueur des préceptes moraux inculqués par l'éducation protestante, la quête d'un sens de l'existence du côté des religions orientales, l'appel de la mort.

 

Ces récits montrent surtout combien les moeurs ont évolué, même si des permanences subsistent: le monde d'avant n'était pas meilleur que celui d'après; il était différent et, peut-être, plus difficile...

 

Francis Richard

 

Sans alcool, Alice Rivaz, 240 pages, Zoé poche (Édition originale: La Baconnière, 1961)

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Présentation

  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • Francis Richard
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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