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23 février 2016 2 23 /02 /février /2016 23:55
Comptez vos jours..., d'Alice Rivaz

Cinquante ans se sont écoulés depuis la première publication de Comptez vos jours.... C'est une façon comme une autre de compter les jours que de faire ce décompte-là, mais ce n'est certainement pas cela qu'Alice Rivaz enjoint le lecteur d'opérer à sa suite.

 

Quand elle écrit ces onze récits, elle a soixante ans et, dit-elle, largement dépassé le milieu de son âge. Elle ne sait pas qu'elle vivra encore quelque trente-six ans... Cette femme libre n'a ni fils ni fille, et point de mari non plus. Et n'en a pas souffert, écrit-elle.

 

Le père d'Alice est mort avant sa mère, qui a alors trouvé refuge chez elle. Un jour, tout soudain, il avait substitué des mots neufs aux mots anciens. Il avait déserté les églises huguenotes qu'il fréquentait pour embrasser une nouvelle religion. Il avait quitté l'école où il enseignait pour monter sur des estrades publiques.

 

Du haut de ces estrades, Paul Golay avait prononcé "des mots vengeurs contre les riches et le gouvernement de son pays": "Parfois sur les murs des petites villes de mon pays, le nom de mon père apparaissait sur de grandes affiches rouges qui parlaient de révolte et de justice."

 

Alice ne s'est pas mariée, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'a point connu d'hommes, elle en a toujours eu dans sa vie: "Aucun ne fut l'époux. Aucun même ne fut jamais à moi seule. Ils étaient toujours à d'autres femmes avant d'être à moi. A la leur, ou encore à d'autres."

 

Alice est une femme "séparée". Elle s'est toujours sentie ainsi: séparée des jeux des autres, parce qu'enfant unique elle est en mauvaise santé; séparée de la société établie, parce que son père professe des idées bien menaçantes; séparée aussi parce qu'elle n'a ni mari, ni enfants.

 

De plus, Alice appartient à un petit pays, la Suisse, en marge de l'Histoire; elle a gagné sa vie au milieu d'étrangers et non pas parmi ses compatriotes; elle a vécu à l'abri, bien nourrie et correctement vêtue, dans un monde où des millions d'êtres humains sont sans toit et ont faim:

 

"Et me voici , de plus, séparée des jeunes parce que, jeune, je ne le suis plus, et séparée de moi-même parce qu'arrachée à celle que j'étais, tout en n'étant pas encore celle que je deviendrai quand j'en aurai fini de faire peau neuve - mais il faudrait dire ici "peau vieille"."

 

Au moment où elle écrit, elle s'est justement libérée de ses problèmes personnels, dont elle donne un aperçu dans ce livre mince. Elle peut désormais se mettre à regarder la vie des autres et la beauté de l'univers, "à partir à la découverte des chemins obscurs qui s'en vont vers des vérités inconnues ou peut-être oubliées":

 

"N'est-il pas temps, dès lors, de rompre le silence, de faire appel aux mots? Y pourrai-je parvenir sans briser leur coque, les violenter comme une huître? Sous l'armature usée des consonnes gît une saveur qui, pour moi, s'est depuis longtemps durcie, pétrifiée, autant par ma faute que par celle des circonstances."

 

Quand elle écrit ce livre, Alice se trouve à un tournant de sa vie, celui où elle sait comment faire revenir les mots bien vivants sous sa plume: "Où, sinon dans l'eau claire du coeur libéré, immerger les mots muets; afin qu'ils ressuscitent, apprennent à vivre les uns à côté des autres, à respirer ensemble sur la page?"

 

Et, dès lors, Alice Rivaz donne toute sa mesure de musicienne des mots, laisse libre cours à sa veine d'écrivain, dont ce livre, par ces quelques extraits choisis arbitrairement, et affectueusement, en est l'insigne illustration et, dans le même temps, le signe précurseur et prometteur.

 

Francis Richard

 

Comptez vos jours..., Alice Rivaz, 100 pages, L'Aire bleue

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12 novembre 2015 4 12 /11 /novembre /2015 23:55
Roland Barthes par Roland Barthes

Roland Barthes est né le 12 novembre 1915 à Cherbourg. Il y a tout juste un siècle. Cela tombe bien. Je préfère de loin célébrer les naissances aux décès. Et, puisque je parle de décès, il est mort à un âge qui est le mien aujourd'hui... C'est dire qu'il existe des correspondances en ce 12 novembre 2015. Il en existe une autre de correspondance: orphelin de père alors qu'il n'a même pas un an, il passe son enfance, jusqu'en 1924, à Bayonne, cette ville que j'aime et où est né Frédéric Bastiat, avec lequel j'entretiens certainement des correspondances encore plus étroites.

 

Longtemps, j'ai volontairement ignoré Roland Barthes. Mais je le découvre peu à peu, par fragments, au fil du temps, quand l'opportunité se présente. Fragments est d'ailleurs ce mot au pluriel par lequel, à la troisième personne, il décrit sa façon d'écrire:

 

"Aimant à trouver, à écrire des débuts, il tend à multiplier ce plaisir: voilà pourquoi il écrit des fragments: autant de fragments, autant de débuts, autant de plaisirs (mais il n'aime pas les fins: le risque de clausule rhétorique est trop grand: crainte de ne pas savoir résister au dernier mot, à la dernière réplique)."

 

Roland Barthes par Roland Barthes, R.B. par lui-même, est donc, comme ses autres livres, composé de fragments, où tantôt il dit "je" (selon lui le "je" mobilise l'imaginaire), tantôt il dit "il" ((selon lui le "il" mobilise la paranoïa):

 

- "L'effort vital de ce livre est de mettre en scène un imaginaire": "Le rêve serait donc: ni un texte de vanité, ni un texte de lucidité, mais un texte aux guillemets incertains, aux parenthèses flottantes (ne jamais fermer la parenthèse, c'est très exactement: dériver)."

 

- "Discret, très discret moteur de la paranoïa: quand il écrit (peut-être écrivent-ils tous ainsi), il s'en prend avec distance à quelque chose, à quelqu'un d'innommé (que lui seul pourrait nommer)."

 

Ci-dessus, Barthes emploie à dessein le verbe dériver. Il oppose en effet l'atopie au fichage dont il est l'objet - "Je suis fiché, assigné à un lieu (intellectuel), à une résidence de caste (sinon de classe)". L'atopie, selon lui supérieure à l'utopie, est la doctrine intérieure de "l'habitacle en dérive"... En fait, son vrai lieu d'assignation est le langage. Du langage, il se sent "visionnaire et voyeur":

 

"Selon une première vision, l'imaginaire est simple: c'est le discours de l'autre en tant que je le vois (je l'entoure de guillemets). Puis je retourne la scopie sur moi: je vois mon langage en tant qu'il est vu: je le vois tout nu (sans guillemets): c'est le temps honteux, douloureux, de l'imaginaire. Une troisième vision se profile alors: celle des langages infiniment échelonnés, des parenthèses, jamais fermées: vision utopique en ce qu'elle suppose un lecteur mobile, pluriel, qui met et enlève les guillemets d'une façon preste: qui se met à écrire avec moi."

 

Sans y penser, en écrivant "aveuglément", Barthes tombe dans "le piège de l'infatuation: donner à croire qu'il accepte de considérer ce qu'il a écrit comme une "oeuvre", passer d'une contingence d'écrits à la transcendance d'un produit unitaire, sacré":

 

"L'écriture est ce jeu par lequel je me retourne tant bien que mal dans un espace étroit: je suis coincé, je me démène entre l'hystérie nécessaire pour écrire et l'imaginaire qui surveille, guinde, purifie, banalise, codifie, corrige, impose la visée (et la vision) d'une communication sociale. D'un côté je veux qu'on me désire et de l'autre qu'on ne me désire pas: hystérique et obsessionnel tout à la fois."

 

Dans son "oeuvre" - c'est Gide qui lui a donné envie d'écrire - Barthes distingue un peu artificiellement (il y a "des chevauchements, des retours, des survies") plusieurs phases, classées par genres et par intertexte, entendu comme "une musique de figures, de métaphores, de pensées-mots":

- la mythologie sociale et l'intertexte de Sartre, de Marx, de Brecht

- la sémiologie et l'intertexte de Saussure

- la textualité et l'intertexte de Sollers, de Julia Kristeva, de Derrida, de Lacan

- la moralité (entendue comme "la pensée du corps en état de langage") et l'intertexte de Nietzsche, mis entre parenthèses.

 

Ce sont ces deux derniers genres qui peuvent trouver, me semble-t-il, l'adhésion du lecteur. L'empire des signes relève de la textualité, Le plaisir du texte et R.B. par lui-même de la moralité. Les deux premiers genres restent à mes yeux illisibles... A un moment, dans R.B. par lui-même, Barthes définit un texte lisible comme celui qu'il ne pourrait réécrire, un texte scriptible comme celui qu'il lit avec peine et un texte recevable comme celui qu'il ne peut ni lire ni écrire mais qu'il peut recevoir "comme un feu, une drogue, une désorganisation énigmatique"...

 

Hormis son Emploi du temps pendant les vacances, qui est un vrai régal, il est, dans ce livre, deux textes de lui qui ont, la nuit dernière, retenu mon attention quand je les ai lus. Je ne sais pas à quelle catégorie Barthes les aurait fait appartenir, mais je ne résiste pas à la tentation d'en citer un extrait de chacun:

 

- "Rêver (bien ou mal) est insipide (quel ennui que les récits de rêve!). En revanche, le fantasme aide à passer n'importe quel temps de veille ou d'insomnie; c'est un petit roman de poche que l'on transporte toujours avec soi et que l'on peut ouvrir partout sans que personne y voie rien, dans le train, au café, en attendant un rendez-vous."

 

- "Selon une hypothèse de Leroi-Gourhan, c'est lorsqu'il aurait pu libérer ses membres antérieurs de la marche , et, partant, sa bouche de la prédation, que l'homme aurait pu parler. J'ajoute: et embrasser. Car l'appareil phonatoire est aussi l'appareil osculaire. Passant à la station debout, l'homme s'est trouvé libre d'inventer le langage et l'amour: c'est peut-être la naissance anthropologique d'une double perversion concomitante: la parole et le baiser."

 

Francis Richard

 

Roland Barthes par Roland Barthes, 254 pages, Points

 

Autres livres de l'auteur

Journal de deuil, 280, Seuil (2009)

Le plaisir du texte, 112 pages, Points (1973)

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23 mars 2015 1 23 /03 /mars /2015 23:55
"Le plaisir du texte" de Roland Barthes

Le plaisir du texte fait partie des oeuvres lisibles de Roland Barthes. Certes, dans ce livre, il parle du plaisir du texte en érudit, en spécialiste, mais il le fait en véritable écrivain, qu'il est possible de lire avec plaisir, même s'il subsiste quelques scories caractéristiques de sa première façon. 

 

Il donne lui-même l'explication du plaisir que l'on peut ressentir à la lecture d'un texte: "Si je lis avec plaisir cette phrase, cette histoire ou ce mot, c'est qu'ils ont été écrits dans le plaisir." Mais le contraire n'est pas sûr: "Ecrire dans le plaisir m'assure-t-il - moi, écrivain - du plaisir de mon lecteur? Nullement."

 

Sous l'apparente forme de digressions sans ordre, Barthes a en fait construit une manière d'abécédaire, qui ne dit pas son nom sur le thème du plaisir du texte. A la fin de cet essai, apparaît une table de mots-clés qui renvoie aux pages où ils sont développés sans figurer dans des têtes de chapitres ou de paragraphes.

 

Ce faisant, Barthes fait part de nombre de considérations qu'il serait bien difficile de retenir toutes. Mais certaines parlent plus que d'autres au lecteur. Et notamment celle sur le moyen d'évaluer les oeuvres de la modernité, dont la valeur viendrait de leur duplicité: "Il faut entendre par là qu'elles ont toujours deux bords." Une autre considération à retenir est celle de la distinction entre texte de plaisir et texte de jouissance.

 

Les bords des oeuvres de la modernité? L'un des bords est sage, l'autre subversif, et le plaisir du texte provient de la faille qui les séparent. Car ce que veut le plaisir, c'est "le lieu d'une perte", "la coupure, la déflation, le fading qui saisit le sujet au coeur de la jouissance". Barthes utilise cette métaphore pour le bien faire comprendre: "L'endroit le plus érotique d'un corps n'est-il pas là où le vêtement baille?".

 

Le texte de plaisir? "Celui qui contente, emplit, donne de l'euphorie; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture." Le texte de jouissance? "Celui qui met en état de perte, celui qui déconforte [...], fait vaciller les assises [...], met en crise son rapport au langage." Les deux s'opposent donc, peut-être aussi parce que "le plaisir est dicible" et que "la jouissance ne l'est pas".

 

Barthes souligne l'ambiguïté des expressions plaisir du texte et texte de plaisir: "Ces expressions sont ambiguës parce qu'il n'y a pas de mot français pour couvrir à la fois le plaisir (le contentement) et la jouissance (l'évanouissement). Le "plaisir" est donc ici (et sans pouvoir prévenir) tantôt extensif à la jouissance, tantôt il lui est opposé."

 

A longueur de soirées Barthes lit du Zola, du Proust, du Verne, Monte-Christo, Les Mémoires d'un touriste, et même parfois du Julien Green: "Ceci est mon plaisir, mais non ma jouissance: celle-ci n'a de chance de venir qu'avec le nouveau absolu, car seul le nouveau ébranle (infirme) la conscience (facile? nullement: neuf fois sur dix, le nouveau n'est que le stéréotype de la nouveauté)."

 

La répétition peut, comme le nouveau absolu, engendrer la jouissance: "Le mot peut être érotique à deux conditions opposées, toutes deux excessives: s'il est répété à outrance, ou au contraire s'il est inattendu, succulent par sa nouveauté (dans certains textes, des mots brillent, ce sont des apparitions distractives, incongrues - il importe peu qu'elles soient pédantes [...])."

 

Si le plaisir du texte est précaire: "rien ne dit que ce même texte nous plaira une seconde fois", la jouissance du texte ne l'est pas: "elle est pire: précoce; elle ne vient pas en son temps, elle ne dépend d'aucun mûrissement. Tout s'emporte en une fois." N'est-ce pas le propre du nouveau absolu que de ne surprendre qu'une fois?

 

Barthes le reconnaît: "Chaque fois que j'essaye d'"analyser" un texte qui m'a donné du plaisir, ce n'est pas ma "subjectivité" que je retrouve, c'est mon "individu", la donnée qui fait mon corps séparé des autres corps et lui approprie sa souffrance et son plaisir: c'est mon corps de jouissance que je retrouve. Et ce corps de jouissance est aussi mon sujet historique."

 

Barthes explique comment il faut lire l'analyse des autres, la critique: "Un seul moyen: puisque je suis ici un lecteur au second degré, il me faut déplacer ma position: ce plaisir critique, au lieu d'accepter d'en être le confident - moyen sûr pour le manquer -, je puis m'en faire le voyeur: j'observe clandestinement le plaisir de l'autre, j'entre dans la perversion; le commentaire devient alors à mes yeux un texte, une fiction, une enveloppe fissurée."...

 

Enfin, ce que Barthes dit de l'écriture à haute voix ne peut que parler au lecteur-auditeur: "Son objectif n'est pas la clarté des messages, le théâtre des émotions; ce qu'elle cherche (dans une perspective de jouissance), ce sont les incidents pulsionnels, c'est le langage tapissé de peau, un texte où l'on puisse entendre le grain du gosier, la patine des consonnes, la volupté des voyelles, toute une stéréophonie de la chair profonde: l'articulation du corps, de la langue, non celle du sens, du langage."

 

Francis Richard

 

Le plaisir du texte, Roland Barthes, 98 pages Points

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25 juin 2014 3 25 /06 /juin /2014 22:25
Il y a 60 ans : "Bonjour tristesse" de Françoise Sagan

Bonjour tristesse de Françoise Sagan est sorti en librairie le 15 avril 1954, il y a quelque 60 ans. L'auteur n'a encore que dix-huit ans. Elle a pris un pseudo proustien - le prince de Sagan est un personnage de La recherche -, ce qui est un de ces mots de passe que j'aime.

 

Comme l'atteste ci-dessus la couverture d'une réédition du livre par René Julliard en 1956, le succès a été immédiat et on en est alors déjà au 650e mille...

 

Le titre est tiré d'un poème de Paul Eluard, mis en exergue, extrait du recueil La vie immédiate (1932):

 

Adieu tristesse

Bonjour tristesse

Tu es inscrite dans les lignes du plafond

Tu es inscrite dans les yeux que j'aime

Tu n'es pas tout à fait la misère

Car les lèvres les plus pauvres te dénoncent

Par un sourire

Bonjour tristesse

Amour des corps aimables

Puissance de l'amour

Dont l'immobilité surgit

Comme un monstre sans corps

Tête désappointée

Tristesse beau visage.

 

Un an plus tôt, une collection de livres bon marché a fait son apparition, Le livre de poche. C'est dans cette collection, 15 ans plus tard, en 1969, que je lis ce roman qui porte le n°772 (voir la couverture de mon exemplaire ci-dessous) et qui enchante mes dix-huit ans tout neufs, les surprend par son ton désinvolte, insolent et faussement insouciant, et son style sans détours, élégant.

 

Cécile a dix-sept ans, comme l'auteur au moment où elle écrit ce texte. Depuis sa sortie de pension - j'ai failli écrire prison -, deux ans plus tôt, elle vit avec son publicitaire de père, Raymond, quarante ans, veuf depuis quinze, impénitent chasseur de jeunes femmes. Avec lui elle se découvre très rapidement une grande complicité: ils aiment tous deux les amusements et les futilités...

 

La dernière des conquêtes du père de Cécile s'appelle Elsa Mackenbourg, vingt-cinq ans:

 

C'était une grande fille rousse, mi-créature, mi-mondaine, qui faisait de la figuration dans les studios et les bars des Champs-Elysées.

 

Tous les trois sont partis passer l'été dans une grande villa blanche, juchée sur un promontoire, dominant la Méditerranée, louée pour deux mois.

 

Le sixième jour, Cécile fait la rencontre de Cyril, vingt-cinq ans, dont le voilier a échoué dans leur crique et qui lui propose de lui apprendre à naviguer... Le soir même, son père lui annonce la venue prochaine, dans une semaine, d'Anne Larsen, une amie de sa mère qui s'était occupée d'elle à sa sortie de pension et qui avait accepté de venir, fatiguée qu'elle était par ses collections de couture:

 

A quarante-deux ans, c'était une femme très séduisante, très recherchée, avec un beau visage orgueilleux et las, indifférent.

 

Autant dire que les vacances tranquilles seront terminées:

 

Nous avions tous les éléments d'un drame: un séducteur, une demi-mondaine et une femme de tête.

 

Et le drame se produit. Anne parvient à ses fins, c'est-à-dire à séduire Raymond, et Elsa fait ses valises.

 

Quelque temps plus tard Anne et Raymond annoncent qu'ils vont se marier à l'automne:

 

Anne était très bien, je ne lui connaissais nulle mesquinerie. Elle me guiderait, me déchargerait de ma vie, m'indiquerait en toutes circonstances la route à suivre. Je deviendrais accomplie, mon père le deviendrait avec moi.

 

Cependant Cécile va mal prendre qu'Anne veuille l'empêcher de revoir Cyril parce qu'elle les a surpris allongés l'un contre l'autre dans le bois de pins, où ils ne faisaient pourtant que s'embrasser.

 

Anne va changer la vie non seulement de Raymond, mais aussi celle de Cécile:

 

Elle avait voulu mon père, elle l'avait, elle allait peu à peu faire de nous le mari et la fille d'Anne Larsen. C'est-à-dire des êtres policés, bien élevés et heureux.

 

Il faut absolument empêcher cela. Et, naïf que je suis alors, et que je suis resté, malgré les ans, dans ma vie personnelle, j'admire, en lisant à l'époque ce roman, la manipulation à laquelle se livre Cécile pour retourner la situation.

 

En effet par ses manoeuvres elle va redonner à son père du désir pour Elsa en demandant à cette dernière et à Cyril de simuler qu'ils filent ensemble le parfait amour. Et elle y parvient, au-delà de toutes espérances.

 

Le drame se mue en tragédie, qui n'était pas prévue au programme. Anne a surpris Elsa et Raymond échangeant un baiser. Elle est partie au volant de sa voiture et meurt dans un accident, tandis que, au même moment, Raymond et Cécile écrivent ensemble une lettre pour lui demander pardon:

 

Par sa mort - une fois de plus - Anne se distinguait de nous. Si nous nous étions suicidés - en admettant que nous en ayons eu le courage - mon père et moi, c'eût été d'une balle dans la tête, en laissant une notice explicative destinée à troubler à jamais le sang et le sommeil des responsables. Mais Anne nous avait fait ce cadeau somptueux de nous laisser une énorme chance de croire à un accident: un endroit dangereux, l'instabilité de la voiture.

 

Un sentiment inconnu gagne alors Cécile, un sentiment si complet , si égoïste [qu'elle en a] presque honte. Ce sentiment dont l'ennui, la douceur [l']obsèdent porte le beau nom grave de tristesse, qui la sépare d'Elsa et de Raymond et à laquelle elle finit par dire bonjour, comme Eluard dans son poème.

 

Ce roman, lu à l'âge qu'avait l'auteur quand il a paru, a eu de l'importance dans ma formation littéraire et dans ma formation d'homme tout court. Et c'est pourquoi j'ai eu à coeur de le relire après tant d'années, pour retrouver mes sensations d'antan...

 

Si la société des écrivains suicidés, chez qui j'ai fréquenté, a pu me fasciner, et me fascine encore, à la suite de la lecture de ce livre je peux dire que je lui ai toujours préféré le somptueux cadeau que m'ont fait, ainsi qu'à d'autres, ces écrivains, restés du coup éternellement jeunes, que sont Albert Camus et Roger Nimier, en tirant leur révérence dans un accident de la route...

 

Francis Richard

Il y a 60 ans : "Bonjour tristesse" de Françoise Sagan
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13 octobre 2013 7 13 /10 /octobre /2013 19:00

Le neveu de Rameau DIDEROTL'occasion fait le larron. En l'occurrence, au petit matin de ce jour, ayant appris incidemment qu'il y a huit jours, le 5 octobre 2013, était le jour du tricentenaire de la naissance de Denis Diderot, je me suis mis à relire Le neveu de Rameau

 

Le 4 février 1963, il y a donc cinquante ans cette année, au Théâtre de la Michodière, ce texte, adapté pour le théâtre par Pierre Fresnay, était joué par ce dernier dans le rôle de Lui (Jean-François, le neveu de Jean-Philippe Rameau) et par Julien Bertheau dans le rôle de Moi (Denis Diderot).

 

Cinq ans plus tard, René Lucot en faisait une réalisation pour la télévision, introuvable sur le site de l'INA, comme l'est le CD, dont la couverture se trouve sur la Toile...

 

De la performance de Fresnay et Bertheau, je n'ai malheureusement que de vagues souvenirs, mais ce sont des souvenirs suffisamment marquants pour m'avoir incité à lire le texte originel de Diderot quelques années après et à le relire aujourd'hui.

 

Cette relecture ne m'a pas déçu.

 

La scène se passe dans un café du Palais-Royal à Paris.

 

Moi parle peu. Il est philosophe. Il est sage. Il dit, par exemple, à propos des lois quelque chose de bien senti, dont devraient s'inspirer les législateurs, qui accablent les justiciables sous les réglementations et qui violentent le droit naturel:

 

"Il y a deux sortes de lois, les unes d'une équité, d'une généralité absolues, d'autres bizarres qui ne doivent leur sanction qu'à l'aveuglement ou la nécessité des circonstances."

 

Il donne de temps en temps la réplique à son interlocuteur, Lui, mais, surtout, il le décrit. Car le neveu de Rameau est un personnage fascinant, double, voire multiple, qui peut tout aussi bien faire rire qu'agacer:

 

"J'étais confondu de tant de sagacité et de tant de bassesse, d'idées si justes et alternativement si fausses; d'une perversité si générale de sentiments, d'une turpitude si complète, et d'une franchise si peu commune."

 

Lui a un don pour la pantomine, par laquelle il contrefait les autres de manière désopilante:

 

"Ici c'est une jeune fille qui pleure, et il en rend toute la minauderie; là, il est prêtre, il est roi, il est tyran, il menace, il commande, il s'emporte, il est esclave, il obéit. Il s'apaise, il se désole, il se plaint, il rit; jamais hors de ton, de mesure, du sens des paroles et du caractère de l'air."

 

Lui a une conception bien à lui de la morale, mais en même temps il fait preuve d'une grande liberté:

 

"Je veux bien être abject, mais je veux que ce soit sans contrainte."

 

Il ne pratique pas la langue de bois:

 

"Je dis les choses comme elles viennent; sensées, tant mieux; impertinentes, on n'y prend garde."

 

le-neveu-de-rameau-de-diderot-pierre-fresnay-et-julien-bertC'est pourquoi il n'aime pas les simagrées et dit les choses crûment, fussent-elles horribles:

 

"Je suis l'apôtre de la familiarité et de l'aisance."

 

Ce qui indispose Moi:

 

"Je commençais à supporter avec peine la présence d'un homme qui discutait une action horrible, un exécrable forfait, comme un connaisseur en peinture ou en poésie examine les beautés d'un ouvrage de goût, ou comme un moraliste ou un historien relève et fait éclater les circonstances d'une action héroïque."

 

Lui a sa dignité:

 

"Je serais humilié si ceux qui disent du mal de tant d'habiles et honnêtes gens s'avisaient de dire du bien de moi."

 

Mais cette dignité ne va pas jusqu'à refuser de vivre aux dépens des autres:

 

"Il me faut un bon lit, une bonne table, un vêtement chaud en hiver, un vêtement frais en été, du repos, de l'argent et beaucoup d'autres choses, que je préfère de devoir à la bienveillance, plutôt que de les acquérir par le travail."

 

Il aurait été tout à fait dans son élément à notre époque d'Etat-providence...

 

Cette espèce, comme Diderot appelait l'homme cynique et taré, n'est ni blanche ni noire. Elle refuse un univers sage et philosophe qui serait tout de même bien triste:

 

"Boire de bon vin, se gorger de mets délicats, se rouler sur de jolies femmes, se reposer dans des lits bien mollets; excepté cela, le reste n'est que vanité."

 

En fait il pense qu'"il n'y a point de meilleur rôle auprès des grands que celui de fou", ce qui n'enlève rien à sa lucidité:

 

"Celui qui serait sage n'aurait point de fou. Celui donc qui a un fou n'est pas sage; s'il n'est pas sage, il est fou; et peut-être, fût-il roi, le fou de son fou."

 

C'est, en quelque sorte, un syllogisme tel que Raymond Devos les aimera ...

 

Il n'empêche que la folie du neveu de Rameau permet à Diderot de dire des vérités, telles que celles-ci que n'aurait pas désavouées Molière:

 

"Pourquoi voyons-nous si fréquemment les dévots si durs, si fâcheux, si insociables? C'est qu'ils se sont imposé une tâche qui ne leur est pas naturelle; ils souffrent, et quand on souffre on fait souffrir les autres."

 

Inutile de dire que je ne suivrai pas cet histrion quand il dit:

 

"On s'enrichit à chaque instant: un jour de moins à vivre ou un écu de plus, c'est tout un."

 

Pour les survivants comme moi, un écu de plus peut certes m'enrichir, mais un jour de plus à vivre m'enrichit bien davantage, même si je ne suis pas de ceux qui s'accrochent à la vie...

 

Francis Richard

 

Il y a près de trente ans, Michel Bouquet (un autre acteur, avec Pierre Fresnay, qui m'aurait donné envie de monter sur les planches si j'avais eu quelque talent), reprenait le rôle du neveu de Rameau:

 

 

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Présentation

  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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