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30 janvier 2020 4 30 /01 /janvier /2020 17:25
Les Signes parmi nous, de C.F. Ramuz

Les Signes parmi nous est un roman apocalyptique. Il se déroule dans un village suisse au bord du lac Léman, où on ne voit que tranquillité, régularité, pendant la Grande Guerre.

 

Tous les Signes de la fin du monde seraient là: cette guerre alentour qui n'en finit pas, la maladie qui frappe les innocents comme les coupables, les petits comme les grands:

 

Il est mort, il vient de mourir, c'est son tour; neuf, alors vous entendez bien, neuf en huit jours!

 

De plus il fait bon chaud: trente-cinq à l'ombre! ça ne s'est jamais vu. Il y a bien quelque chose qui ne va plus. On pensait bien manquer un jour de tout, mais pas de manquer d'air.

 

La fin du monde, c'est écrit dans La Parole, la brochure que vend Caille, le colporteur biblique. Si c'est écrit, c'est donc vrai. Et le récit cite les Écritures, l'Apocalypse notamment:

 

Les temps de la parole proférée et les temps de la parole réalisée sont en ressemblance et voisinage...

 

Nous, ce sont les gens du village, la femme qui écosse des pois, le chemineau couché contre le talus, l'homme aiguisant sa faux, les clients qui causent à l'auberge de commune.

 

Nous, ce sont les métiers qui vous regardent venir, le tonnelier, le menuisier, le cordonnier. Nous, ce sont l'homme assis sur la machine rouge, l'ouvrier couché à plat ventre...

 

Parmi nous, il y a les incrédules tel que l'homme dans sa cour qui chasse le colporteur: Comme s'il n'y avait pas assez de malheurs déjà, mais non! ça en invente! ça s'enrichit d'en inventer.

 

Parmi nous, il y a les crédules qui suivent les gens qui portent malheur tel que le colporteur biblique... Mais il ne fallait pas écouter ce grand fou avec son livre et ses histoires...

 

Car la fin du monde n'a pas eu lieu. Les explications sont on ne peut plus prosaïques. Peut-être est-ce le commencement d'un autre monde, tout du moins pour Jules et Adèle:

 

- Adieu, Adèle... A samedi...

- Ça va être long.

- Il fut content. Trois jours, elle dit que c'est long...

 

Les Signes ne sont jamais avérés que pour ceux qui voudraient tellement être confortés dans leurs croyances...

 

Francis Richard

 

Les Signes parmi nous, C.F. Ramuz, 176 pages, Zoé

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19 janvier 2020 7 19 /01 /janvier /2020 15:15
La guerre à huit ans, de Nicolas Bouvier

Ce volume contient trois textes de Nicolas Bouvier:

- Souvenirs, souvenirs (1996)

- Thesaurus pauperum ou La guerre à huit ans (1988)

- Bibliothèques (1996)

Le premier est une introduction à la lecture du second, qui parle de son enfance, et le troisième une évocation de son père.

 

Dans le premier texte, il précise que l'écrivain voyageur, en tout cas tel que lui, n'écrit pas ou peu pendant qu'il voyage: On va, on vient, on revient, on se souvient... et on raconte. C'est une occupation sédentaire.

 

C'est l'occasion pour lui de dire pourquoi les souvenirs d'enfance sont plus présents à la mémoire que ceux de la veille: L'enfance est un état de convoitise et de peur où tout ce qui arrive pour la première fois, cadeau ou blessure, laisse une marque indélébile.

 

C'est l'occasion pour lui de dire ce qu'il pense de l'enfance à laquelle il n'a consacré que peu de lignes. Dans son cas, elle l'a frappé une ou deux fois.

 

Au passage il dit ce qu'il fait quand sa mémoire s'esquive: Je la rappelle en apprenant par coeur des poèmes de Nerval, de Hölderin, de Toulet ou de Michaux. C'est de la musculation, des haltères et, dans une large mesure, ça marche.

 

Dans le deuxième texte donc, il raconte quand son enfance l'a frappé une ou deux fois. La première de ces occasions  n'est pas banale: il s'agit de son premier Thesaurus pauperum qui lui permit lors de la seconde de gagner sa guerre à huit ans contre Bertha, sa gouvernante prussienne: Un ouvrage édité par quatre fabricants de chocolat suisse, L'Album NPCK qui réunissait les initiales des firmes Nestlé, Peter, Cailler, Kohler.

 

Comment cela fonctionnait-il? On envoyait des coupons prélevés sur des emballages de chocolat et l'on recevait un in-folio Grandes figures de l'histoire mondiale avec des encadrés vides pour coller les vignettes coloriées qu'on recevait dans un deuxième temps, contre un deuxième envoi.

 

Dans le troisième texte, il rend grâce à son père, bibliothécaire, qui parlait quatre langues, de même que sa mère qui était la plus piètre cuisinière à l'ouest de Suez: C'est dire que, dans mon enfance, le coupe-papier l'emportait sur le couteau à pain et que cette constellation familiale a fait de moi un grand bouffeur de livres et un voyageur à l'épreuve de n'importe quelle tambouille.

 

Dans un traité du XVIIIe siècle d'un de ces abbés hydro-électro-mécaniciens, à la Bibliothèque universitaire de Genève, dont son père fut le directeur, il trouve un jour, par exemple, de quoi épater ses savants collègues du Musée d'histoire de la Réformation:

 

Petite échelle, fort officieuse, pouvant se rouler en la poche et propice aux entreprises galantes...

 

Francis Richard

 

La guerre à huit ans, Nicolas Bouvier, 80 pages, Zoé Poche (à paraître en février 2020)

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2 novembre 2018 5 02 /11 /novembre /2018 23:30
Sur le Mont Mitaké, de Sîbourapâ

Je ne sais que trop que derrière ce tableau il y a une vie, et c'est une vie à jamais gravée dans mon coeur.

 

Prî, la femme de Nopporn, ne peut savoir qu'il y a une vie derrière l'aquarelle qui est accrochée dans le bureau de son mari et qui représente le Mitaké, lieu de promenade dominicale des Tokyoïtes. Pour elle, ce n'est qu'un tableau, des plus ordinaire.

 

Mais lui sait que, derrière ce tableau tranquille, qui n'a rien de remarquable en apparence, se cache une histoire d'amour inédite, dont le dernier acte s'est terminé tragiquement, récemment, ici, en Thaïlande.

 

Le premier acte a eu lieu six ans plus tôt. Nopporn, 22 ans, est alors étudiant à l'université de Rikkyo au Japon, depuis trois ans. Un ami de son père, Lord Atikânboddî, vient de se remarier après deux ans de deuil et le contacte:

 

Son Excellence m'écrivait qu'il allait se rendre au Japon avec sa nouvelle épouse, la princesse Kîrati, et il me demandait de l'aider à lui trouver un logement et à lui procurer toutes les facilités qu'escomptent les visiteurs étrangers. Il avait l'intention de séjourner à Tokyo deux mois.

 

Comme l'ami de son père a la cinquantaine, il imagine sans raison que sa nouvelle épouse doit avoir dans les quarante ans. Mais quand il voit la princesse Kîrati il est frappé par sa beauté et... par la différence d'âge avec son mari.

 

Nopporn est d'autant plus perplexe que Kîrati semble heureuse et ravie de sa condition de jeune mariée... Il ne lui donne que 28 ans, mais elle en a 35. Il faut dire qu'elle prend soin d'elle et qu'elle a su préserver sa fraîcheur de façon prodigieuse.

 

Comme son Excellence est très occupé et qu'il n'est pas du genre jaloux, Nopporn et Kîrati font beaucoup de promenades ensemble, au cours desquelles Nopporn n'est pas avare de compliments à l'égard de la belle, charmante et intelligente Kîrati, ce qui la contrarie.

 

En tout cas, ils deviennent des amis proches: Ce que je ressentais, c'était que la princesse n'était que de trois ou quatre ans plus vieille que moi. Savoir son âge réel n'était pas un obstacle m'obligeant à repousser l'intimité que je ressentais pour elle.

 

Pour Nopporn, le mariage de Kîrati avec Son Excellence reste un mystère. Ce mystère ne se dissipe pas quand il lui fait dire qu'elle ne pense pas que l'amour peut exister entre un homme âgé et une jeune femme. Il s'épaissit même quand elle ajoute: le bonheur sans amour existe bel et bien. 

 

Peu de temps avant la fin du séjour de Son Excellence et de la princesse Kîrati, celle-ci accompagne Nopporn Sur le Mont Mitaké. Ce qui se passe entre eux ce jour-là est le tournant de l'histoire. N'étant pas libre, elle lui demande de contrôler ses sentiments...

 

L'une des leçons de cette histoire racontée par Sîbourapâ est peut-être qu'il ne faut pas toujours contrôler ses sentiments, ni ses émotions, même si c'est aristocratique de le faire. Une autre est qu'il y a beaucoup de bonheur à aimer même si l'on ne vous aime pas en retour.

 

Francis Richard

 

PS

 

Ce livre est traduit en français pour la première fois, magnifiquement - la  langue est vraiment superbe. Il est considéré comme l'un des plus grands romans de la littérature thaïe et a été porté deux fois à l'écran, en 1985 par Piak Poster et en 2001 par Cherd Songsri.

 

Sur le Mont Mitaké, Sîbourapâ, 176 pages, Zoé, traduit du thaï par Marcel Barang (sortie le 8 novembre 2018)

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10 mai 2018 4 10 /05 /mai /2018 15:15
Le compagnon de voyage, de Gyula Krúdy

(Mon compagnon de voyage m'indiqua le vrai nom de la ville de X... Que le lecteur me permette de ne pas le lui révéler au cours de ce récit. Il existe en Haute-Hongrie plusieurs villes de ce genre.)

 

Le compagnon de voyage de Gyula Krúdy a quelque quarante-quatre ans quand il arrive dans cette ville. Il a le pressentiment, et la peur, d'une catastrophe. Il n'a plus le goût des femmes et de la bonne chère...

 

Arrivé à X..., les choses changent pour cet étranger nommé Pál Pálfi. Coureur de jupons et amateur de bonne vie, là il s'apaise et se calme: tenté un temps par le suicide, il finit par se dire qu'il est inutile d'accélérer la marche de la mort.

 

Certes, comme auparavant - on ne se refait pas - il cherche les aventures à l'instar d'un commis voyageur que l'ennui accable, mais il va faire des rencontres féminines qui vont émouvoir le franc vaurien qu'il est, toujours prêt à séduire une jeune personne.

 

Ce séducteur est homme d'expérience: c'est un fidèle de toutes les religions ayant les pieds et les jambes pour objets de culte. Mais il n'a jamais vu de jambes pareilles à celles de la femme chez qui il se présente pour louer une chambre, comme un étudiant:

 

Mme Hartvig était comme une nonne qui serait née avec des jambes de putain.

 

Car Mme Hartvig, née Szidónia Gábriel, assise auprès de lui sur le canapé, lui cède après avoir fermé les yeux, fait un signe de croix et joint les mains: Après l'avoir quittée, j'eus beaucoup plus envie d'elle qu'au moment où j'étais à ses côtés...

 

C'est la sainte femme qu'il a toujours désirée depuis sa première fille de joie. Il éprouve une profonde pitié pour elle comme pour toutes les femmes qu'il a abandonnées... Mais il n'a pas pour autant de regret:

 

En général je n'ai jamais regretté ce que j'ai fait, en bien comme en mal. Il y a des hommes qui donnent des difficultés aux prêtres, n'ayant rien à confesser sur leur lit de mort.

 

En tout cas, Mme Hartvig reprend ses esprits: Ce malheur ne se reproduira plus. Elle ne lui fait pas de reproches. Il peut s'installer comme prévu. Il ne se passera plus rien entre eux. Elle lui présentera même sa petite soeur plus belle et plus jeune qu'elle...

 

C'est également Mme Hartvig qui lui permet, en cette période de fêtes religieuses de fin d'année de faire connaissance avec d'autres femmes: Vous verrez à la messe du dimanche toutes les beautés de la ville. Suivez-moi et, si possible, placez-vous derrière moi.

 

C'est ainsi que, dans l'église, les yeux du séducteur croisent ceux d'une jeune fille de quinze ans aux cheveux noirs, frangés, comme en sont coiffées les poupées,  avec entre des lèvres gonflées faites pour sucer des sucreries, un espace où il manquait une dent... 

 

Quand il rencontrera plus tard Eszténa - c'est son prénom -, il se souviendra qu'elle lui avait paru, dès ce prime abord, pleine d'élan, curieuse, avide de tout connaître.  Et il ne s'imaginera pas qu'homme réfléchi et calme il puisse en tomber amoureux...

 

En tout cas, Pál Pálvi ne sera plus le même quand il quittera la ville de X... La gent féminine de là-bas, d'il y a un siècle, en sera la cause, d'une manière que cet imaginatif n'aurait jamais cru possible. Le lecteur comprend pourquoi il n'y retourna jamais...

 

Francis Richard

 

Le compagnon de voyage, Gyula Krúdy, 152 pages, traduit du hongrois par François Gachot, La Baconnière (sortie en Suisse le 10 mai 2018, en France le 17 mai 2018)

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7 janvier 2018 7 07 /01 /janvier /2018 23:45
Honorée Mademoiselle, présentée par Corinne Desarzens

Honorée Mademoiselle Les Slaves ont les Russes pour les aider, nous on n'a personne.

 

C'est ce que disent les Albanais à M. Edith Durham (1863-1944) en 1905... et que rappelle Corinne Desarzens dans sa postface à ce livre, datée du 28 novembre 2016, le jour anniversaire de l'indépendance albanaise (28 novembre 1912)...

 

Ce recueil de textes publiés par Miss Durham entre 1904 et 1931 (un seul fait exception et remonte à 1941), a été édité en 2014, avec une introduction d'Elizabeth Gowing (née un 28 novembre...).

 

Ces textes, traduits et présentés par Corinne Desarzens, sont très intéressants par ce qu'ils révèlent d'un peuple méconnu (qui, de plus, de 1944 à 1991, a subi un régime communiste stalinien qui l'a emprisonné dans ses frontières...).

 

Quelques extraits de ces textes donneront peut-être envie d'apprendre quelque chose de vécu sur ces frères et soeurs humains largement ignorés.

 

Miss Durham, britannique alors âgée de 40 ans, s'est rendue en Albanie à la suite de son engagement dans le British Relief Fund et y a découvert des femmes pauvres et incultes, qui l'ont appelée leur soeur dorée:

 

Si ce n'était leur dénuement et leur extrême pauvreté, mes soeurs dorées seraient insupportables. Mais elles sont les misérables et innocentes victimes de jalousies internationales et de haines politiques, qu'on ne peut que prendre en pitié. La population masculine, au niveau intellectuel à peine plus élevé, rejoint désormais des bandes...

(The Monthly Review, Londres, mai 1904)

 

Alors qu'ici la vie d'un homme ne vaut pas cher et qu'elle s'en étonne, Miss Durham comprend que tout dépend du point de vue où l'on se place:

 

- Vous pensez être civilisés, vous les Anglais, et que vous pouvez nous apprendre, dit un Albanais avec passion. Moi je vous dis qu'il n'y a pas un Albanais qui commette des crimes tels qu'il s'en passe à Londres. Là-bas il y a des types qui vivent en vendant l'honneur d'une femme...

(Pall Mall Gazette, Londres, 12 septembre 1904)

 

En conclusion d'un échange qu'elle rapporte avec un Albanais désireux d'être considéré comme très chic tandis que ses ancêtres voulaient être reconnus comme de valeureux guerriers et mourir au combat pour la patrie, elle écrit:

 

Le passé ne reviendra pas. Le nouveau monde n'est pas encore éclos. Reste un peuple d'enfants - mal organisé, leur santé mentale ruinée par un trop copieux menu d'idées neuves qu'ils sont totalement incapables de digérer.

Le Proche-Orient est un pays de chagrin et de grande souffrance. Ses pires ennemis sont aujourd'hui ceux qui veulent trop vite les bousculer vers ce qu'on appelle la civilisation.

(La Gazette de Westminster, 14 septembre 1908)

 

L'Illyrie, devenue l'Albanie, au cours de l'histoire n'a pas été épargnée: 

 

L'Albanie moderne ne s'étend que sur une très petite partie des terres autrefois albanaises. Ses voisins plus puissants, surtout dans les guerres des Balkans de 1912-13 et la guerre de 1914-18, ont annexé d'importants territoires, alors complètement albanais, et bien que l'Albanie, en 1912, ait été enfin reconnue par les puissances comme état indépendant et neutre, elle a été tondue de ce qui aurait été ses meilleures terres, dont se sont emparés les Grecs et les Serbes.

(Geography, Manchester, mars 1941)

 

Miss Durham constate pourtant que:

 

Si cruel qu'ait été son destin, l'individualisme à toute épreuve des Albanais donne l'espoir qu'avec du temps, ils puissent cependant jouer un rôle dans le développement du Proche Orient. Leur intelligence, comme ceux qui ont voyagé chez eux l'ont constaté, est incomparable à celle de n'importe quel autre peuple des Balkans. Extraordinaire. 

(Discovery: A Monthly Popular Journal of Knowledge, Londres, février 1925)

 

Cet individualisme se retrouve chez les Albanais des trois religions (catholique romaine, orthodoxe et musulmane) et Miss Durham le confirme après avoir passé seize jours dans une bande de résistants à l'occupation ottomane:

 

Un musulman faisait partie de la bande, au même titre que les autres. Car lui aussi était un ennemi des Turcs. Pas de pitié sinon. Repousser l'occupation étrangère et de tous ses comparses est leur seul objectif.

(The Nation, 16 novembre 1912)

 

A propos de religion Miss Durham n'a pas sa langue dans sa poche lors d'un échange avec un fondamentaliste albanais d'une secte chrétienne:

 

L'inconvénient d'un Dieu-de-nos-pères est le suivant. Sa sphère est beaucoup trop limitée. Il n'a presque rien à faire. Il ne peut pas avoir de larges vues sur le monde. Il s'imagine que rien n'a d'importance sinon son propre coin, et par conséquent, il passe le plus clair de son temps à se quereller avec le Dieu-de-leurs-pères de la porte d'à côté...

(Londres, novembre 1920)

 

A lire donc si le lecteur souhaite connaître un autre éclairage historique sur les Balkans, fourni par une Anglaise sans complexe, qui parle d'expérience...

 

Francis Richard

 

Honorée Mademoiselle - Miss Durham dans les Balkans, présentée par Corinne Desarzens, 176 pages, Editions de l'Aire

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27 décembre 2017 3 27 /12 /décembre /2017 16:00
Terres saintes et profanes, de Jean Raspail

Terres saintes et profanes est la réédition d'un livre de Jean Raspail paru en 1960. Autant dire que peu de lecteurs le connaissent et que, introuvable depuis longtemps, ce modeste guide, à nouveau disponible, apparaît, des décennies plus tard, avec l'écoulement du temps, comme un véritable document historique.

 

Quand l'auteur entreprend ce voyage en 1959, il n'a que trente-quatre ans, mais sa plume est prometteuse et il fait preuve d'une grande indépendance d'esprit. Les photos qui illustrent son livre sont d'Aliette Raspail (sa femme) et de Didier Tarot: elles témoignent, en noir et blanc, d'un temps dont nous connaissons la suite.

 

Le livre comporte quatre chapitres:

- Terre sainte

- Liban

- Jordanie

- Israël

 

Terre sainte

 

La Terre sainte, au singulier, est celle des chrétiens. L'auteur confesse que c'est la sienne mais que sa religion est tiède. S'il commence par cette Terre, c'est parce qu'elle n'a pas de frontières et qu'elle n'appartient à aucun des trois pays - de religion non chrétienne - qui se partagent son nom et les bénéfices qu'il rapporte...

 

Son propos est simplement de se servir du paysage, des lieux et des gens, pour essayer de raconter "l'Évangile selon ce qu'il en reste". N'est-ce pas cet évangile-là que cherche en définitive le visiteur de Terre sainte?  Et le conseil qu'il lui donne est de jouer le jeu du drame qui s'y est joué ou de ne pas y aller...

 

Liban

 

Au Liban, les Libanais sont volontiers oublieux de leur passé, il ne les encombre pas, il les concerne si peu: C'est pourquoi le Liban se visite avec intérêt, mais sans que le coeur s'en mêle, et c'est pourquoi sans doute tant d'écrivains ont brodé sur un cèdre, une source ou une stèle, faute de trouver ailleurs motif à émotion...

 

Il n'en est toutefois pas de même à Byblos. Où les siècles se bousculent, se superposent. Où l'on devine l'amour du passé chez ceux qui en ont la garde. Où se trouve "la terre des dieux". Si bien qu'il donne cet autre conseil au visiteur: Dès votre arrivée au Liban, ne perdez pas une seconde, courez à Byblos et restez plus d'un jour...

 

Jordanie

 

Le royaume de Jordanie compte un million cinq cent mille habitants: quatre cent mille bédouins (qui en sont les seuls garants), sept cent mille réfugiés venus du territoire d'Israël et vivant misérablement dans les camps de la maigre pitance de l'ONU, quatre cent mille ex-Palestiniens annexés de Samarie et de Judée:

 

Et, pourtant, la Jordanie existe, malgré ses formidables contradictions internes, elle existe grâce à son roi dont l'unique présence parvient à matérialiser le mirage qu'est le royaume des sables. Alors qu'il pourrait rejoindre ses comptes en banque en Suisse ou en Angleterre, il fait front si courageusement qu'il est parvenu à gagner l'estime sinon l'amour de ses sujets.

 

Israël

 

Pour parler d'Israël, Raspail invoque la liberté de penser. Il l'appelle à son secours. Sans oublier la Forêt des martyrs, entre Tel-Aviv et Jérusalem, où six millions de jeunes arbres, plantés dans la rocaille et le sol nu, perpétueront le souvenir des six millions de victimes israélites exterminées par les nazis:

 

Mais si le souvenir des martyrs devait rendre les vivants muets, dans ce monde de souffrances, mon Dieu, plus personne n'ouvrirait la bouche.

 

Alors il l'ouvre, pour dire, notamment, que les deux causes, l'Arabe et la Juive, obéissant chacune à une loi du retour, sont mauvaises: Deux peuples pour la même terre avec autant de droits: qui peut oser condamner l'un ou l'autre.

 

Il est libre de penser ainsi, mais l'on peut penser autrement. Car la proclamation d'indépendance d'Israël le 15 mai 1948 fut la réponse justifiée à la destruction programmée du peuple juif par les nations arabes... même s'il était fin prêt à se défendre et à ne pas les laisser faire...

 

A qui appartient la terre?

 

Il l'ouvre pour dire: Enlever aux immigrants [juifs] ce qui leur fut attribué souvent de bonne foi à l'occasion des désordres de 1948-1949 est impossible. On n'arrache pas le pain à celui qui avait tant de motifs et d'excuses pour le voler... On pourrait toutefois lui demander de le rembourser.

 

Ce disant, qui est juste en principe, il oublie de dire, ou ignore, que les immigrants juifs précédents avaient acheté leurs terres... et qu'il en aurait été de même sans la guerre civile nourrie des appels aux meurtres des Juifs par le Grand Mufti de Jérusalem, Mohammed Amin al-Husseini, l'allié indéfectible de l'Allemagne nazie pendant tout le conflit mondial...

 

En 1959, dix ans après la guerre d'indépendance d'Israël, Raspail ne peut pas savoir que, trois années plus tard, ceux que l'on va appeler les rapatriés d'Algérie, qui avaient cette terre africaine pour patrie et à qui on n'a donné le choix qu'entre la valise et le cercueil, ne seront pas davantage indemnisés, ni par ceux qui les ont chassés, ni par ceux qui les ont accueillis de mauvais gré...

 

Pour faire bonne mesure, toutefois, il dit déjà que le problème israélien serait résolu s'il n'y avait le refus, de la part à la fois des gouvernements arabes et de la masse des réfugiés, de mettre en valeur de larges régions sous-habitées de Jordanie, de Syrie, Sinaï, Irak et Égypte

 

Pourvus de nouvelles terres, les réfugiés se seraient abstenus de réclamer les leurs.

 

Le pire n'est jamais sûr

 

Aussi Raspail n'a-t-il aucune illusion: une guerre israélo-arabe ne peut qu'advenir, tôt ou tard, dans ces conditions.

 

Raspail, enfin, ne cache pas son admiration: Chaque Israélien est conscient de vivre une épopée. Bâtir un pays, les armes à la main, là où il n'y avait rien! Chacun se sent pénétré de la certitude de travailler au bonheur futur du peuple juif tout entier, et spécialement de ceux qui se trouvent encore dispersés dans le monde et qu'on se déclare prêt à accueillir dès qu'il faudra.

 

Raspail ne serait pas Raspail s'il ne devait pas terminer sur une note pessimiste: il pense qu'Israël ne pourra pas accueillir indéfiniment de Juifs dispersés, que son niveau de vie y restera médiocre et que le mouvement d'émigration, déjà commencé à l'époque, les fera se répandre de nouveau dans le monde:

 

De réfugiés qu'ils étaient, ils deviendront des intrus. Jadis persécutés, ils seront des envahisseurs qu'on ne saura plus plaindre...

... Jusqu'au jour où tout recommencera.

Mais il n'y a déjà plus de place en ce monde pour une deuxième Terre promise.

 

Heureusement que le pire n'est jamais sûr...

 

Francis Richard 

 

Terres saintes et profanes, Jean Raspail, 142 pages Via Romana

 

Rééditions précédentes:

Le Camp des Saints (2011) Robert Laffont

Les veuves de Santiago (2011) Via Romana

 

Dernier livre paru:

La miséricorde (2015) Bouquins

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21 novembre 2017 2 21 /11 /novembre /2017 23:30
Lettres d'Angleterre, de Karel Čapek

En 1924, Karel Čapek se rend sur les îles britanniques, invité par le PEN Club (il présidera le centre tchécoslovaque de 1925 à 1933). Les lettres d'Angleterre sont le récit de ce voyage illustré par des dessins de son cru, très épurés et très évocateurs. Le jeune écrivain tchèque - il a alors 34 ans - découvre avec surprise que l'Angleterre [est] réellement anglaise...

 

Tout ce qu'il a lu au préalable sur l'Angleterre se révèle en effet exact: le Parlement, la Tamise, les policemen - les fameux Bobs de deux mètres - et les gentlemen en haut de forme gris... Une chose l'étonne cependant: on marche sur les prairies au lieu de chemins. Faisant de même à Hampton Park, il n'a jamais eu le sentiment d'une liberté aussi illimitée qu'à ce moment-là...

 

Il pense que cela a une considérable influence sur le caractère de l'homme et sur sa conception du monde: Cela lui ouvre la possibilité miraculeuse d'aller ailleurs que par le chemin, et en outre de ne pas se considérer lui-même comme un être nuisible, un voyou ou un anarchiste. Il constate: Seuls les gazons et les gentlemen anglais se rasent tous les jours...

 

S'il est effrayé par le traffic en ville de Londres, il est émerveillé dès qu'il en sort: La campagne anglaise n'est pas faite pour le travail: elle est faite pour les yeux. Mais il est submergé d'un indicible ennui par le dimanche anglais et se demande, faussement naïf pour quelles inexpiables fautes le Seigneur a condamné l'Angleterre au châtiment hebdomadaire du dimanche :

 

Le dimanche d'Exeter est si radicalement saint que même les églises sont fermées...

 

En Angleterre, la sainteté va de pair avec le dénuement: Les cathédrales anglaises sont nues et étranges, comme si elles attendaient que quelqu'un y emménage...

 

Il remarque que les Anglais ne sont guère loquaces: L'homme du continent se donne de l'importance en parlant: l'Anglais en se taisant. Il fait alors un rapprochement: Si les Anglais ont inventé tous les jeux, c'est sans doute parce qu'en jouant on ne parle pas...

 

Lui parle de bien d'autres choses vues au cours de ce voyage: de Hyde Park, des musées où sont réunis les trésors du monde entier,  des animaux au zoo et dans les prairies, de Madame Tussaud's, des clubs où règne une odeur de gloire et de vieux fauteuils de cuir, de Cambridge et d'Oxford où le but n'est pas de former de savants mais des seigneurs...

 

S'il est très critique après avoir vu la British Empire Exhibition à Wembley, ou l'East End de Londres, il abandonne son ton volontiers ironique et son humour au fond très britannique, quand il parle de l'Écosse où ma foi tout [lui] a plu, surtout, semble-t-il les montagnes sombres du nord:

 

Montagnes bleues et noires des flots glauques; vallées aux vaches rousses, claire et sombre verdure, petits lacs étincelants et beauté nordique des saules; ondulation sans fin, harmonieuse et nue, des collines, des ravins et des vallons, glens tapissés de végétation et pentes rousses de bruyère; beauté septentrionale des prairies, bosquets de bouleaux, et au nord, au nord là-bas, l'éclat poli de la mer comme une lame d'acier...

 

Francis Richard

 

Lettres d'Angleterre, Karel Čapek, 184 pages, La Baconnière (traduit du tchèque par Gustave Aucouturier)

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2 août 2017 3 02 /08 /août /2017 22:30
Nouvelles d'antan, d'Emma Vieusseux

Cette année 2017 correspond au bicentenaire de la naissance d'Emma Vieusseux (1817- 1901). Quelle meilleure façon de le célébrer que cette réédition de ses Nouvelles d'antan, parues en 1897 sous le pseudonyme d'Anne Gravier, le nom de sa grand-mère?

 

Ce sont bien des nouvelles d'antan, oxymore qui fait immanquablement penser à François Villon, qui se demandait où étaient passées les neiges du même nom, c'est-à-dire les dames du temps jadis... Ce monde ancien qu'elles décrivent n'est plus, tout simplement. 

 

Ce monde, c'est celui de la haute aristocratie du XIXe siècle, pour laquelle le bonheur personnel doit toujours s'effacer devant les devoirs qu'imposent les convenances, la position ou la fortune: ils ne peuvent que primer sur le mérite personnel, quel qu'insigne qu'il puisse être.

 

Ainsi, dans La famille de Muret, il n'est pas question, pour Marguerite, à peine quinze ans, de discuter: elle doit épouser le mari que son grand-père a accepté pour elle, quitte à ce qu'elle soit aussi malheureuse, sa vie durant, que sa mère, résignée à ne pas s'y opposer:

 

Victime du préjugé auquel ses parents avaient sacrifié son bonheur, elle ne croyait pas possible d'y résister. Plus elle avait souffert de son mariage, plus il lui semblait que se marier était une loi inexorable des femmes et que sa fille la devait subir comme les autres.

 

Alors qu'il a tout juste dix-huit ans, le jeune Adhémar de Chanteloube, élevé par sa mère, puis par son grand-père, fait enfin la connaissance de son père, qui s'avère peu disert. Celui-ci est ministre des finances. Contre vents et marées, il ne fait qu'une chose, servir son pays:

 

J'ai habituellement l'esprit trop préoccupé d'affaires, et d'affaires trop envahissantes, pour être capable de penser aux autres; souvent même je n'ai pas le temps de suivre mes propres pensées, je vis quelquefois des jours en dehors de moi...

 

Un roman à Genève est l'amour impossible entre une jeune fille de la haute société genevoise, Louise de Bernonville, vaniteuse et sérieuse à la fois, et un jeune homme d'un milieu modeste, Ferdinand Fabri, intelligent et digne. La mère de Louise résume ainsi la situation:

 

Un mariage mal assorti moralement est un immense malheur, mais un mariage trop inégal de position est rarement heureux. On se souvient toujours de part et d'autre de son ancienne position. L'amour-propre s'en mêle...

 

Avec beaucoup de finesse d'observation et d'élégance de style, Emma Vieusseux témoigne dans ces nouvelles de l'état d'esprit dans lequel ce monde, aujourd'hui disparu, même s'il en reste quelques traces, évoluait hors ligne, recherchant l'excellence, à tout prix personnel.

 

Mélanie Chappuis, qui s'est intéressée à la vie d'Emma Vieusseux, ne serait-ce que parce qu'elle vit dans le manoir de Châtelaine, où celle-ci a vécu, dit dans sa préface que ses personnages lui ressemblent: Ils ont son exigence, sa clairvoyance, son honnêteté.

 

Elle précise: Ils sont une leçon de vie qui n'a rien de désuet ou d'antique. Après avoir lu ces seules trois nouvelles, le lecteur ne peut qu'en convenir et la fin de chacune d'elles ne peut que le conforter dans le constat que leur amour du devoir élève leur esprit.

 

Francis Richard

 

Nouvelles d'antan, Emma Vieusseux, 304 pages, Éditions Encre Fraîche

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7 juin 2017 3 07 /06 /juin /2017 22:55
L'énarchie, de Jacques Mandrin

Cinquante ans ont passé depuis qu'un pamphlet sur L'énarchie, signé d'un certain Jacques Mandrin était publié. C'était le numéro 5 de la collection des Brûlots - La Table Ronde de combat, dirigée par Philippe Tesson.

 

Derrière ce pseudo de Mandrin se cachait Jean-Pierre Chevènement, énarque de la promotion Stendhal... Un homme du sérail donc, un pur républicain, qui reprochait à l'École Nationale d'Administration de servir l'État bourgeois...

 

Lui aurait aimé que l'Administration française soit au service d'une politique socialiste, c'est-à-dire que cette politique soit servie par des hommes libres de toute allégeance particulière, sous-entendu d'allégeance au néo-capitalisme.

 

En fait les énarques sont aujourd'hui au service de l'État-providence, dont ils se sont réjouis de la croissance (qui leur donne de l'importance), et au service du capitalisme de connivence, qui en retire des privilèges fort appréciables.

 

Le ton du livre était bien celui d'un pamphlet et le style était on ne peut plus percutant. Ce qui ne laisse pas de ravir l'esprit, même encore aujourd'hui. Il décrit par exemple un de ses condisciples en ces termes peu avenants:

 

Dans l'entrebâillement de deux vestons attentifs, je reconnais Adraste, autrefois répandu dans les clubs où les fonctionnaires gauchissent leur conscience...

 

Alors que le bandit Louis Mandrin  s'attaquait à l'administration fiscale de son temps, Jacques Mandrin prend la défense de l'administration en son entier et dit, en somme, qu'elle mérite mieux que les produits qui sortent de la fabrique à commis.

 

Il faut dire qu'à considérer les quatre spécimens qui aujourd'hui font partie du pouvoir exécutif il est difficile de lui donner tort un demi-siècle plus tard: C'est l'Énarque qui représente maintenant dans notre pays le visage quotidien du pouvoir.

 

Nous avons en effet à la tête de l'État deux énarques: le président Emmanuel Macron et le premier ministre Édouard Philippe. Et deux ministres sur dix-huit, petite proportion il est vrai, en les personnes de Sylvie Goulard et de Bruno Le Maire.

 

Jacques Mandrin disait: L'énarchisant est [...] presque toujours un étudiant ou un sous-étudiant des Sciences Po. Les quatre personnages sus-nommés sont sans surprise d'anciens élèves de l'Institut d'Études Politiques de Paris.

 

Jacques Mandrin observait: Comme autrefois le latin dans l'enseignement secondaire, l'agilité verbale est ici devenue une fin en soi de l'enseignement parce qu'elle est un critère et un attribut social: le président Macron en a administré maintes fois la preuve, en creux...

 

Jacques Mandrin évoquait le plan en deux parties qui, à l'École, avait remplacé le plan en trois. Il l'avait qualifié de balancement circonspect: on en trouve encore la trace dans en même temps, l'expression de liaison chérie par le président Macron.

 

L'exposé d'un énarque respectait en fait trois temps: Lorsqu'on a fait la preuve de son libéralisme (ouverture), puis de sa lucidité (balancement), il ne reste plus qu'à établir un constat d'incertitude. Peut-être ne faut-il pas employer le passé...

 

Jacques Mandrin remarquait que l'énarchiste lit peu, sort peu. Et qu'en conséquence il ne peut pas trouver dans la culture un équilibre plus profond que celui, instable, que lui donne la vitesse plus ou moins grande de sa course...

 

Pourquoi s'étonner que le président Macron ait dit qu'il n'existait pas de culture française, que la Guyane était une île, que les Guadeloupéens étaient des expatriés ou encore que la colonisation en Algérie était un crime contre l'humanité?

 

Là où, finalement, Jacques Mandrin s'était montré perspicace, c'était quand il avait fait ce plaidoyer pro domo et pro Macron: Placé dans la familiarité du pouvoir, l'Énarque habile ou doué trouve parfois l'occasion de s'élever au-dessus de sa condition. Il entame une carrière politique.

 

Francis Richard

 

L'énarchie - Ou les mandarins de la société bourgeoise, Jacques Mandrin, 174 pages La Table Ronde de Combat

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30 mars 2017 4 30 /03 /mars /2017 22:55
La Tête de Lénine, de Nicolas Bokov

La Tête de Lénine a été écrit à l'époque du samizdat par Nicolas Bokov, en 1970, à Moscou, en trois semaines de temps. L'auteur, qui regrette ses imperfections dues à cette précipitation, commence son avant-propos par ce paragraphe qui devrait singulièrement faire réfléchir les écrivains d'ici et maintenant:

 

Faire du samizdat à Paris est bien plus commode et tranquille que dans le Moscou des années 1970. Mais l'audience, aussi, était alors bien différente, à faire rêver les écrivains occidentaux lorsqu'ils parlent "du plaisir d'écrire et du bonheur d'être lus". Adaptée au samizdat, cette formule pourrait être complétée par "la joie et le risque de voir leurs textes retapés à la machine par des lecteurs".

 

Et le fait est qu'il s'est agi pour Nicolas Bokov d'écrire, de faire quelques copies et microfilms pour une diffusion souterraine dans un réseau invisible et innombrable, tout en travaillant, en faisant des études, en menant une double vie... et en s'occupant de sa mère malade.

 

Mais le résultat est là: ce livre qui circule au moment du centenaire de la naissance de Lénine est une véritable petite bombe littéraire, car il se paye la tête du Guide dans toutes les acceptions du terme, avec tous les risques que la commission d'un tel ouvrage fait encourir à son auteur et à ceux qui le diffusent sous le manteau.

 

Pour brouiller les pistes, Nicolas Bokov signe l'opus du nom d'un romancier officiel, Vsevolod Kotchetov, qui serait d'ailleurs aujourd'hui complètement tombé dans l'oubli, et pour l'éternité, s'il n'était associé à ce roman satirique et s'il n'avait été invité par le KGB à dire qui avait bien pu vouloir se venger ainsi de lui.

 

La présente édition reprend le texte de l'édition de 1982 (parue chez Robert Laffont), traduit par Claude Ligny, revu et corrigé par Anne Coldefy-Faucard et par l'auteur. Elle comprend des notes de la traductrice et de l'auteur qui permettent à celles et ceux qui n'ont pas vécu l'époque d'en apprécier les allusions, l'humour et le contexte.

 

Vania Tchmotanov est le Voleur du Siècle. Enfin, c'est ce qu'il se croit. Ce petit voleur s'est en effet mis dans la tête de voler celle du Génial Bâtisseur du Communisme, qui repose dans un sarcophage au Kremlin. Et il y parvient sans trop de difficultés parce que la sécurité de la momie laisse à désirer par manque de crédits...

 

Comme Vania, très désappointé par la simplicité du vol, a une troublante ressemblance avec Vladimir Illitch Oulianov, le vrai blase de Lénine, et qu'il s'affuble d'une casquette à large visière, il est pris pour une réincarnation du regretté camarade qui parlait en grasseyant; et la momie du Mausolée est alors remplacée par un acteur.

 

A partir de ces prémices, les aventures de Vania s'enchaînent les unes aux autres. Le régime soviétique n'en sort pas grandi et c'est davantage la bêtise que l'inhumanité de ceux qui sont à son service, ou qui sont à sa tête et en tirent profit, qui est soulignée à gros traits par l'auteur et qui incite le lecteur à rire de bon coeur plutôt qu'à pleurer.

 

Rééditer La Tête de Lénine en 2017 n'est évidemment pas fortuit. Faut-il rappeler que la véritable révolution russe a eu lieu en février 1917? Qu'en octobre 1917 un parti, n'ayant rien à faire d'élections et ayant recours au terrorisme et à la lutte armée, s'est emparé directement du pouvoir, instaurant un régime de terreur pour 70 ans?

 

Dans son avant-propos, Nicolas demande au lecteur français de faire preuve d'imagination pour comprendre ce qu'a pu être ce régime d'occupation des Russes par d'autres Russes, devenus fous, malades de la peste, membres du Parti et de la police secrète, dont sont émoulus les cadres de la junte au pouvoir aujourd'hui:

 

Imaginez que Robespierre dirige la France pendant soixante-dix ans, en éliminant systématiquement tous ceux qui osent le critiquer.

Imaginez encore que l'occupation allemande dure en France depuis soixante-dix ans, et ce au nom de la libération du capitalisme.

 

La réalité soviétique explique que de jeunes hommes tels que Nicolas Bokov aient, dans les années 1970, pris la plume contre elle avec impertinence, insouciance et juvénilité, avant que d'être mis au pas par les terribles coups du sort et de la Providence. Avec le recul, aujourd'hui, ils en ressentent quelque malaise...

 

Francis Richard

 

La Tête de Lénine, Nicolas Bokov, 96 pages Éditions Noir sur Blanc

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28 décembre 2016 3 28 /12 /décembre /2016 23:55
Carabas, de Jacques Chessex

Quand j'avais 20 ans, je souhaitais rencontrer Jacques Chessex dont j'avais lu avec enthousiasme Portrait des Vaudois et surtout Carabas et m'entretenir avec lui pour le compte d'une revue d'étudiants de Neuchâtel. Malheureusement je devais faire chou blanc à mon premier appel téléphonique. Après avoir demandé à Pierre Favre, ami commun, alors Directeur de Publicitas, d'intervenir, je me suis fait jeter encore plus vivement lors d'un deuxième appel. Deux années plus tard je devais apercevoir l'ogre au Café romand, place Saint François, à Lausanne. D'une timidité maladive je n'ai pas osé aborder le récent lauréat du prix Goncourt. Mais je garde encore aujourd'hui l'image d'un homme massif à la moustache inoubliable.

 

Ce texte je l'ai écrit le soir du 12 octobre 2009, après m'être incliné sur la dépouille de Jacques Chessex pendant la pause de midi. Je n'aurai jamais été aussi proche de son corps que ce jour-là. Autrement que par ses livres, je ne l'aurai pas vraiment connu de son vivant, ne m'étant pas soûlé avec lui...

 

Dans le vin, écrit-il, dans le vin surtout, je n'ai jamais cherché qu'à m'enfoncer en moi-même, à m'habituer mieux, à coller de plus près à mes os. Il dit aussi: Boire comme exercice spirituel. L'ascèse par l'excès lent et serein. La méditation et la paix par la brûlure, la matière, le chahut.

 

1971. Paraît Carabas. J'ai vingt ans. Ce livre est pour moi une révélation et transmet le vertige de la transgression à mon âme de rebelle. Aussi appréhendé-je de le relire autant de temps après et ai-je quelque peu différé le moment de m'y replonger. Aujourd'hui je ne le regrette pas le moins du monde.

 

Dans Carabas, j'ai bien retrouvé l'écrivain hors du commun que j'avais envie, et tenté vainement, de rencontrer; qui au bon ton préférait le ton; dont le coeur était soulevé par l'hypocrisie et le snobisme; qui ne cherchait pas à complaire aux justes, les nouveaux comme les anciens; qui avait refusé de sauter dans le train en marche.

 

Dans Carabas, j'ai bien retrouvé l'écrivain qui parle de lui sans celer qu'il est un mélange de névé et de sanie, qu'il est violemment partagé entre le bas et le haut; qui se demande s'il saura jamais parler des autres; qui aime plus que tout chez les autres les récits de soi-même, les autoportraits inconfortables.

 

J'avais oublié qu'il avait la faveur des chats; qu'il avait dit: Avocat oui, juge non; qu'il lui avait toujours été difficile de faire à la fois des articles et un livre; qu'il était un drôle de paresseux: Rôdeur, traîneur, jean-foutre, oui, mais ponctuel dans la relation de mes flemmes, tenant l'horaire, rigoureusement, dans le récit de ma fainéantise.

 

J'avais oublié ces correspondances baudelairiennes qui me parlent tant aujourd'hui. Mais je me souvenais qu'il écrivait par peur de la mort; qu'il rêvait d'une littérature pleine de sang et farouche, d'une littérature puissamment nourrie et se foutant pas mal des modes et des conventions de l'intelligentsia; que l'excès d'horreur [l'avait] précipité dans l'absolu.

 

Comme aurais-je pu oublier d'où venait son goût du blason? De son langage, sans doute, vieilli, rigoureux, de sa syntaxe harmonieusement autoritaire, des beautés éclatantes de quelques mots qui ne subsistent qu'en héraldique, et leur vertu est de suggérer aussitôt la figure, la couleur, le motif et le pouvoir combatif ou persuasif de l'écu.

 

Jacques Chessex était très lucide sur l'accueil qui serait réservé à ce livre: Vous croyez vos petites cochonneries captivantes? Mais non, répondait-il. J'ouvre mes propriétés tout simplement. Carabas! A l'époque, Jacques Chessex préférait Rabelais à Rilke. Je ne sais pas de manière certaine s'il avait gardé cette préférence par la suite, mais j'en doute.

 

Toujours le 12 octobre 2009, j'écrivais à propos de Jacques Chessex: Je le considère, même si ma pudeur se trouble parfois devant certaines crudités, qu'il sait si bien décrire, comme un grand écrivain, touché par la grâce de Dieu, dont le style a évolué avec le temps et de rabelaisien s'est fait cristallin.

 

Dans sa préface, Raphaël Aubert explique pourquoi, selon lui, il n'y a pas eu de réédition de Carabas avant celle-ci: Si Jacques Chessex s'est détourné de ce qui reste pourtant un maître-livre, non seulement dans la littérature romande, mais aussi française, c'est peut-être que Carabas, loin d'inaugurer une nouvelle manière pour son auteur, vient au contraire clore un cycle, signifie la fin d'une époque.

 

Raphaël pense que ce livre, initialement publié par les Cahiers de la Renaissance vaudoise, ne cadrait pas avec la nouvelle posture adoptée par Chessex qui se voulait un auteur plus que jamais lumineux, allégé: Un auteur chargé d'honneurs et recru de gloire, soucieux avant tout de fixer pour l'éternité une tout autre image de lui-même. Sans plus les outrances passées.

 

Francis Richard

 

Carabas, Jacques Chessex, 272 pages L'Aire bleue

 

Livres précédents chez Grasset:

 

Hosanna (2013)

Fraternité secrète Correspondance avec Jérôme Garcin (2011)

L'interrogatoire (2011)

Le dernier crâne de M, de Sade (2009)

Un juif pour l'exemple (2009)

 

Carabas, de Jacques Chessex
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21 décembre 2016 3 21 /12 /décembre /2016 23:45
Testament du Haut-Rhône, suivi de Les Maquereaux des cimes blanches, de Maurice Chappaz

Les deux livres de Maurice Chappaz réunis dans ce volume de poche sont tous deux livres poétiques. L'un est lyrique, l'autre satirique. Le premier a paru en 1953, le second en 1976, et le temps écoulé entre les deux explique que le poète soit passé d'un genre l'autre, les circonstances ayant considérablement changé entre-temps.

 

Le Testament du Haut-Rhône, comme Les Maquereaux des cimes blanches, sont proses poétiques d'amour pour le Valais, région unique au monde pour Maurice Chappaz (et pour d'autres), et l'éditeur les a rassemblés à dessein en un seul volume pour le centenaire de la naissance du poète, commémorée jour pour jour aujourd'hui.

 

Dans le Testament, le poète n'est certes pas complètement serein, mais son amour est encore largement comblé par ce qu'il voit et par ce qu'il ressent. Il n'est pas complètement serein peut-être parce que se disputent en lui deux Grâces, la Grâce poétique et l'Autre, l'immanence d'homme de chair et la transcendance d'homme de foi.

 

Il n'est pas non plus complètement serein parce qu'il pressent que le véritable paradis sur Terre qu'est le Haut-Rhône valaisan, où il vit et où il est encore parcouru de pensées heureuses, n'est pas éternel, qu'il vit ses derniers moments et qu'il n'échappera pas davantage que d'autres lieux aux dégâts de l'étrange crise du temps présent:

 

La Parole venue de l'Orient se dissipe dans notre sommeil et en nous se dégradent les signes divins. L'humanité n'est plus, la nature n'est plus.

 

Dans ce livre, il y a donc à la fois volonté de tester pour le monde défunt, au risque d'oublier de témoigner de l'Autre, et volonté de deviner ce qui adviendra inéluctablement, semble-t-il, en en détectant les signes annonciateurs. Ce qui donne, d'une part, des envolées lyriques telles que celles-ci, qui ne peuvent que remuer l'âme:

 

J'ai eu parfois l'impression d'être une rose, un village qui fume, une forêt d'hiver, une route où des arbres caparaçonnés de gel tremblent parmi les lueurs, des pruniers aux lichens jaunes. Nos sens et nos pensées se réfractent un instant dans les choses comme pour les féconder et il semble qu'une énigme en jaillit, fragile annonciation du monde qui se dégage de ses limbes.

 

Ce qui donne, d'autre part, des paroles prémonitoires, telle que celles-ci, qui ne peuvent que la remuer tout autant, autrement:

 

C'est à de grandes destructions que nous sommes conviés. Devant les figures écrites sur les os et les pierres ensevelies, je suppute le sens même du chant et ce but, ultime, épique, mystérieux des scribes quand ils doivent tracer les signes telles les mouchetures des oeufs, afin de permettre à un pays de passer.

 

Près d'un quart de siècle plus tard, le ton change parce que les pressentiments sont devenus réalités, parce que l'amour charnel pour une terre a été douloureusement meurtri. Et un amour blessé, surtout quand il l'est par des personnages sans vergogne et sans scrupules, ne peut susciter qu'une sainte colère, et les imprécations qui vont avec:

 

L'arche d'alliance a brûlé

mais elle était assurée.

Maffia in excelsis !

 

Vous n'avez pas rongé les mayens? assommé, bétonné la plaine? Enfumé le ciel? Ni tari les sources bien sûr.

 

- Comment cela va-t-il finir?

- Par la servitude-pourriture; ou par la catastrophe-renaissance.

Je sens le Valais comme un hareng sent la mer.

 

Ils ont sodomisé le pays jusqu'à ce que les cimes blanches leur tombent dessus comme des icebergs.

 

Ce livre suscita une campagne de presse violente de la part du Nouvelliste et des attaques personnelles contre le poète, qui, dix ans plus tard, se vit remettre le Prix de la consécration  de l'État du Valais...

 

Francis Richard

     

Testament du Haut-Rhône suivi de Les Maquereaux des cimes blanches, Maurice Chappaz, 160 pages, Zoé

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8 août 2016 1 08 /08 /août /2016 10:50
Le monde d'hier, de Stefan Zweig

Le monde d'hier, qui va de 1881 à 1941, n'est pas meilleur que le monde d'aujourd'hui: ce n'était pas mieux avant. Même si par certains aspects, et à certains moments, ce monde était meilleur, il ne l'était pas par d'autres et, quand il était meilleur, il ne l'était pas longtemps. Les deux mondes sont tout simplement différents. Tous deux imparfaits et éphémères.

 

Dans ce livre-testament, qui recouvre les soixante ans de sa vie, Stefan Zweig, à l'aide de sa seule mémoire (il a tout perdu ou presque), en 1941, avant de se donner la mort en 1942, écrit ses Souvenirs d'un Européen, dont toute l'oeuvre est tendue vers un but, celui de l'union spirituelle de l'Europe, qui n'a, bien évidemment, rien à voir avec sa construction technocratique actuelle.

 

Stefan Zweig naît à une époque où règnent l'idéalisme libéral et la liberté individuelle. On se dit que le meilleur des mondes est possible. La sécurité et le progrès technique favorisent une prospérité croissante, qui profite à tous. Un heureux temps: L'Etat [...] ne songeait pas à soutirer en impôts plus de quelques pour cent, même sur les revenus les plus considérables...  

 

Comme ce monde n'est pas parfait, à l'école qu'il qualifie de stérile (il parle même d'atmosphère de geôle d'un lycée autrichien), Stefan Zweig souffre de l'absence totale de relations intellectuelles et spirituelles. Avec d'autres jeunes, cependant, il se désintéresse des vieux maîtres et s'intéresse aux tenants de l'art nouveau, sous toutes ses formes, considéré par leurs aînés comme décadent et anarchiste.

 

Comme ce monde n'est pas parfait, la sexualité ne peut certes pas être bannie, mais elle ne doit pas être visible et les sexes sont différenciés autant qu'il est possible. Or il est bien connu que seul ce qui est refusé occupe le désir, seul ce qui est interdit irrite la convoitise: et moins les yeux avaient à voir, les oreilles à entendre, plus la pensée se repaissait de rêves...

 

Mais, ajoute Stefan Zweig, nous avons joui de plus de libertés publiques que la génération d'aujourd'hui (celle de l'après Première Guerre mondiale) soumise au service militaire, au service du travail, dans beaucoup de pays à une idéologie de masse, et dans tous, en réalité, livrée sans défense à l'arbitraire d'une politique mondiale stupide:

 

Nous pouvions nous consacrer à notre art, à nos inclinations spirituelles, perfectionner notre vie intérieure, d'une manière plus personnelle et plus individuelle, en étant moins dérangés. Une existence cosmopolite nous était possible, le monde entier nous était ouvert. Nous pouvions voyager sans passeport ni visa partout où il nous plaisait, personne n'examinait nos opinions, notre origine, notre race ou notre religion.

 

Stefan Zweig conclut, avec Friedrich Hebbel qui disait: Tantôt nous manque le vin, tantôt la coupe: Rarement l'un et l'autre sont accordés à la même génération. Si les moeurs laissent à l'homme quelque liberté, c'est l'Etat qui le contraint. Si l'Etat ne l'opprime pas, ce sont les moeurs qui tentent de le modeler.

 

Même si la couche sociale du libéralisme était mince et que la lutte du même nom commençait, Stefan Zweig peut écrire: Jamais je n'ai aimé davantage notre vieille terre que dans ces dernières années d'avant la Première Guerre mondiale, jamais je n'ai espéré davantage l'unification de l'Europe, jamais je n'ai cru davantage en l'avenir que dans ce temps où nous pensions apercevoir une nouvelle aurore.

 

Il insiste: Le monde n'était pas seulement plus beau, il était aussi devenu plus libre. C'était sans compter avec la puissance qui conduit d'aucuns, les prédateurs, à en vouloir toujours plus: L'essor avait peut-être été trop rapide. Les Etats, les villes avaient acquis trop vite leur puissance et le sentiment de leur force incite toujours les hommes, comme les Etats à en user et à en abuser...

 

Après la Première Guerre mondiale et ses effets de ruine, Stefan Zweig décrit l'inflation qui va rendre mûr le peuple allemand pour le régime de Hitler:

- Comme on manque de tout, des petits malins profitent de la pénurie pour s'enrichir en achetant à bas prix et en revendant au quadruple ou au quintuple.

- L'Etat intervient pour faire cesser ces trafics et ne fait que développer le chaos.

- La substance est considérée comme plus fiable que le simple papier imprimé: la monnaie métallique disparaît.

- L'Etat fait rendre au maximum la planche à billets, afin de fabriquer le plus possible de cet argent artificiel: il s'agit de faire cesser le bon vieux troc remis à l'honneur.

- Le chaos revêt des formes de plus en plus fantastiques: en Autriche (où l'inflation sera moindre qu'en Allemagne) un loyer annuel d'un appartement moyen (l'Etat a interdit toute augmentation) coûte bientôt moins qu'un déjeuner.

 

Résultat: les épargnants sont réduits à la mendicité; les débiteurs sont déchargés de leurs dettes; ceux qui s'en tiennent à une correcte répartition des vivres meurent de faim; l'immoralité triomphe: Qui savait corrompre faisait de bonnes affaires; qui spéculait profitait. Qui vendait en se réglant sur le prix d'achat était volé; qui calculait soigneusement se faisait quand même rouler:

 

Dans cet écoulement et cette évaporation de l'argent, il n'y avait point d'étalon, point de valeur fixe, il n'y avait qu'une seule vertu: être adroit, souple, sans scrupule, et sauter sur le dos du cheval lancé au grand galop, au lieu de se faire piétiner par lui.

 

Sans même imaginer de telles conséquences, une fois que la paix serait revenue, Stefan Zweig avait été pacifiste avant et pendant la guerre. Pendant une décennie, qui commence après la fin de l'inflation en Allemagne, de 1924 à 1933, il se réjouira, mais ce sera finalement de courte durée: La paix semblait assurée en Europe, et c'était déjà beaucoup. 

 

En dépit des tensions et des crises: On pouvait se remettre au travail, se recueillir, penser aux choses de l'esprit. On pouvait même de nouveau rêver et espérer une Europe unie. Pendant ces dix années - un instant à l'échelle de l'histoire universelle - il sembla qu'une vie normale allait enfin être accordée à notre génération éprouvée.

 

Ce qui frappe en lisant ce livre (qui témoigne de biens d'autres façons d'un monde révolu), trois quarts de siècles après qu'il a été écrit, c'est l'incrédulité et la naïveté de Stefan Zweig - il l'avoue humblement - et de ses contemporains: ils ne croient jamais, à la veille de catastrophes, telles que la Première et la Seconde Guerre mondiale ou l'avènement de Hitler et la persécution des Juifs qui précède la Shoah, qu'elles puissent se produire.

 

Humainement, ce livre montre que les hommes sont pétris de contradictions, les artistes comme les autres: Un artiste porte toujours en lui une mystérieuse contradiction. Si la vie le secoue brutalement, il soupire après le repos, mais si le repos lui est donné, il aspire à de nouvelles obligations; ceux qui se veulent cosmopolites comme les autres: Quand on n'a pas sa propre terre sous ses pieds [...] on perd quelque chose de sa verticalité:

 

Le jour où mon passeport m'a été retiré, j'ai découvert, à cinquante-huit ans, qu'en perdant sa patrie, on perd plus qu'un coin de terre délimité par des frontières.

 

Francis Richard

 

Le monde d'hier, Stefan Zweig, 512 pages (traduit de l'allemand par Serge Niémetz) Le Livre de Poche

 

Publication commune avec lesobservateurs.ch

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Présentation

  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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