"J'ai laissé quelque chose à Vienne..."
Avec ce bout de phrase, comme l'antienne d'un chant antique,
du premier volet de son diptyque, Journal de la haine et autres douleurs, tenu en 2008, suivi de Musique dans la Karl Johan Strasse, daté de 2014.
Il a laissé à Vienne quelque chose de précieux qui lui a été offert à Berlin. C'est en se rendant à Bordeaux que ce Wanderer (qui se rend quatre fois l'an à Berlin) comprend qu'il ne retrouvera jamais ce qui lui a été "subtilisé":
"J'ai compris [...] pourquoi, depuis, je suis forcé de nourrir une haine sans borne contre ma condition, la société insipide et impie dans laquelle je suis forcé de prostituer mon temps, mon talent (et donc ma haine) et j'ai compris pourquoi je suis forcé de nourrir une haine sans borne contre les foules stupides et malodorantes qui encombrent mes tristes allées et venues en terre vaudoise."
Avant de lever un coin du voile sur ce qu'il a perdu à Vienne, perte dont il ne se remet pas, qui le force donc à nourrir une haine sans borne ("La haine est un état de résistance sans rémission") l'auteur parsème son texte de quelques indices.
A Berlin, et ce dès son premier séjour là-bas, en 2003, nourri de lectures manno-mauriaciennes, "une porte méconnue" ("un ailleurs authentique" et "à sa portée") s'est ouverte à lui: "J'ai connu des couchers, des baisers, des caresses. J'ai connu des regards, des complicités, des amours. J'ai connu des délices, des joies et de grandes découvertes émotionnelles."
Et puis il y a eu Vienne... Ce qu'il y a laissé de précieux, c'est "un conte de fée", c'est, "en plus de l'espoir d'une belle et bête histoire", peut-être "la condition élémentaire d'une vie heureuse et calme". Le conte de fée s'est arrêté "pour un aveu, pour un peu de sincérité maladroite"...
Il se dit un moment qu'il faut absolument qu'il retrouve ce qu'il a laissé à Vienne. Sinon, "cela se terminera par un suicide à Zurich", cette ville qu'il aime tant, "après une dernière visite chez Sprüngli, au T&M, au jardin chinois, au grand magasin Jelmoli et au café de l'Odéon, évidemment"...
Il sait désormais que les contes mentent: "Je suis, d'une certaine façon libéré de ces exorbitantes et illusoires attentes". Il sera peut-être heureux, mais certainement pas comme dans un conte de fées, le sien étant resté suspendu à Berlin...
Avant de parvenir à cette résolution, de douleur, il aura, de temps à autre, déversé sa haine sur le papier: "Il peut crever le corps social, de froid et la gueule ouverte. Je veux bien être sa cravate du dimanche, une pochette de soie ou son cilice, à choix, mais pas la machine à laver."
Six ans plus tard, il écrit le deuxième volet du diptyque, dont le titre est celui d'une toile d'Edvard Munch. Il paraît un peu plus serein: "Pour me protéger, je me suis enfermé dans les costumes, l'élégance et une attitude modérément réactionnaire."
Aujourd'hui, au milieu de la quarantaine, il ne sombre pas "dans l'état du petit vieux garçon qui n'aime plus personne, et surtout pas lui-même": "Il y a... Il reste la peinture, la musique et la littérature afin de donner un peu d'allure à toute cette bouillasse existentielle, cette faillite inéluctable à laquelle croient échapper les très jeunes, surtout les gays."
Dans le premier volet, six ans plus jeune, il disait: "Je suis devenu vieux comme un défunt devient une âme errante. D'abord il ne s'aperçoit de rien puis ne veut pas s'en apercevoir. Je suis devenu transparent à cette jeunesse qui m'attire tant, un ectoplasme et je me suis mis à la haïr."
Dans le deuxième, après avoir dit que "l'on regarde l'artiste aux cocktails dînatoires comme le sportif médaillé après l'exploit" et que "l'écrivain n'est rien à côté", se sentant "vieux et moche", il écrit, résigné: "On parle pourtant du corps du texte mais l'auteur n'en a plus, à moins qu'il ne soit jeune et à la mode, sourire racoleur et chemise largement ouverte sur un torse sexy."
Depuis six ans, il vit en couple avec son ami Cy. Ils sont partis vivre à Morges, "la jolie ville résidentielle voisine" de Lausanne: "J'y ai grandi, y ai fait l'expérience de mes premières humiliations." Mais le logement commun n'est rien moins qu'idéal. Aussi l'auteur pratique-t-il "la fuite à temps partiel, la prothèse émotionnelle par greffe d'exposition de peinture, un peu d'humour et quelques achats compensatoires."
Dans cette fuite à temps partiel, le lecteur accompagne l'"auteur germanique de langue française" à Paris, Genève, Lausanne, Zurich, Berlin, Vienne, Barcelone... et l'auteur lui fait bien comprendre, d'expérience, dès le début de son livre, que les amoureux, qu'ils soient gays ou hétéros, sont susceptibles de connaître un jour les mêmes affres:
"Le mal d'amour ne tue pas... Il blesse, il entrave, il épuise et vous laisse encore plus vivant à chaque nouvelle attaque."
Francis Richard
Journal de la haine et autres douleurs, suivi de, Musique dans la Karl Johan Strasse, Frédéric Vallotton, 144 pages, Olivier Morattel Editeur
Livre précédent de l'auteur:
Canicule Parano, Frédéric Vallotton, 136 pages, Hélice Hélas (2014)