Les éditions de L'Herne publient dans leur collection des Carnets deux courts textes de Pierre Michon, Tablée et Fraternité.
Ces deux textes sont tous deux précédés d'un avant-propos d'Agnès Castiglione. Ces deux avant-propos ne sont pas superflus, surtout le second, parce qu'ils les resituent dans leur contexte.
Tablée
Tablée, est en quelque sorte une analyse de deux tableaux d'Edouard Manet: Au café (1878) et Coin de café-concert (1878).
Pourquoi rapprocher ces deux tableaux? Parce qu'ils sont issus de la même toile coupée en deux par le peintre:
Il l'a coupé [le tableau] pour des motifs que nous ignorons, scrupule esthétique ou commodité de vente, hasard de commandes, décision idéologique, il ignorait peut-être lui-même pourquoi.
Ces deux tableaux ne sont pas de même hauteur: ils ont donc dû être redimensionnés...
Pourquoi Pierre Michon s'intéresse-t-il à eux? Parce qu'ils ont été réunis, le temps d'une exposition au Musée de Winterthur, en 2005: Manet retrouve Manet.
L'analyse de Pierre Michon est fine, volontiers arbitraire, et le rapprochement qu'il fait des deux toiles est comme un exercice de couture d'une tunique déchirée.
Avec ce texte court, il réécrit l'histoire des personnages coexistant autour de la table et il restitue l'aura qui surgit au milieu d'eux et les symboles dont ils sont porteurs.
Car, enfin de compte, ce tableau représente une table et une aura.
Quel rôle joue une table? La table sépare et rapproche à la fois sans qu'il soit besoin de le lui dire.
D'où provient l'aura? Du chapeau, voilà le génie: Regardons le tableau. Le gibus seul règne. La grande chose noire, les deux choses noires ici.
Et que font ces deux gibus? Ils volent très haut au-dessus de Marcel Mauss et des "techniques du corps", au-dessus des convives atomisés, de la pâte humaine qui s'effrite.
Mais, surtout, ils se souviennent de la Tablée de Judée, comme une pierre tombale se souvient et porte inscrit le nom de celui qu'elle escamote.
Fraternité
Il s'agit là de l'ébauche d'un texte sur le peintre Jacques-Louis David, d'un projet inachevé en 1992, pour le bicentenaire du sanglant 1793 et, plus précisément, du 9 Thermidor, où tomba Robespierre.
Pour faire renaître cette journée, une femme se fait la porte-parole d'un choeur de femmes issues des Lumières, jeunes épouses de notables révolutionnaires passés au service du roi sous la restauration (Agnès Castiglione).
Aujourd'hui elle est perplexe au souvenir de tous ces frères morts, aimés à mort, qu'elles voyaient et écoutaient depuis le poulailler de l'assemblée:
Nous les avons tant aimés que parfois je me demande [...] s'ils ont véritablement existé; s'ils ont porté le chapeau à la Nation; s'ils ont vraiment fait marcher le grand couteau...
Deux jours plus tôt David a donné rendez-vous à Maximilien devant la ciguë, lui a promis en pleine Convention que s'il fallait boire la ciguë, il la boirait avec lui...
Mais David n'est pas venu: le 9 il a laissé Maximilien boire la tasse tout seul, enfin avec Saint-Just, Couthon, Dumas, Bonbon, Lebas...
Pendant ce temps-là, David priait les dieux de lui enlever tout talent pourvu qu'il lui restât la vie...
Francis Richard
Tablée suivi de Fraternité, Pierre Michon, 80 pages, L'Herne
Dans la même collection:
Journal 1947-1983, Michel Déon
En présence de Schopenhauer, Michel Houellebecq
Bal chez le gouverneur, Roger Nimier
Le despotisme démocratique, Alexis de Tocqueville