En ce jour du 11 novembre 2021, j'ai une pensée émue pour mon grand-père maternel, Arthur Van Poucke, ce héros, qui aura influencé toute ma vie jusqu'à aujourd'hui et, si Dieu me prête vie, pendant encore quelque temps. N'est-ce pas le rôle que doit jouer un parrain pour son filleul?
Daddy - c'est ainsi que mes trois soeurs et moi l'appelions -, était né à Sint-Niklaas, en Belgique, le 27 décembre 1895. Aussi, quand la guerre de 1914-1918, se déclenche, étant de la classe 15, n'a-t-il pas l'âge requis pour être mobilisé comme le sont un certain nombre de ses camarades.
PARTIR POUR L'ANGLETERRE
Il aurait pourtant bien aimé servir dans l'aviation. De toute façon il y a moins d'avions disponibles que de volontaires. Comme il n'est pas question de ne pas agir, il décide de partir pour l'Angleterre en passant par les Pays-Bas, et franchit les fils de fer barbelés qui séparent les deux pays.
Avant de gagner l'Angleterre, il passe par le bureau belge de Flessingue, chargé d'orienter les volontaires. Le 19 novembre 1914, il part depuis cette ville hollandaise qui se trouve à l'embouchure de l'Escaut et arrive deux jours plus tard à Folkestone où se trouve le bureau de passage.
Tous les éléments lui sont donnés pour poursuivre sa route. À Londres les Anglais lui demandent ce qu'il vient faire là. Il explique qu'il a des camarades au front et qu'il ne veut pas rester en Belgique à ne rien faire tandis qu'ils se battent. Au bout de huit jours, ils le renvoient à Folkestone.
"UNE TRÈS BONNE ÉCOLE"
Là-bas on lui dira ce qu'il doit faire. On lui donne des papiers pour circuler, ainsi qu'une carte sur laquelle est inscrite une adresse. Une fois sur place, il croit s'être trompé. Il se trouve en effet dans une rue d'un quartier résidentiel devant une vieille maison, blanchie à demi-étage.
Il frappe à la porte qui n'a pas de sonnette. Une sentinelle anglaise lui ouvre. Il est introduit dans une pièce où il n'y a pour tout mobilier qu'une table en bois blanc et des chaises en paille. Un officier, qui s'avère être un colonel, l'attend, lui demande une fois de plus ce qu'il vient faire là.
Après l'avoir écouté, le colonel anglais lui dit qu'il ferait mieux de retourner chez lui. Mais Daddy ne l'entend pas de cette oreille. Tout feu tout flamme, il n'a pas fait tout ce voyage pour rien et ne veut pas retourner comme ça en Belgique. Alors le colonel lui dit de retourner à Londres:
- On va vous enseigner. Vous aurez une très bonne école. Il paraît que vous n'aimez pas l'uniforme. Eh bien on vous donnera quelque chose de mieux et vous serez très content. Vous verrez. Puis vous rentrerez dans le pays, mais vous n'irez pas au front. Il y aura mieux à faire.
- Qu'est-ce que je devrais faire là-bas?
- Cela, on vous le dira.
- Merci Monsieur!
L'ENTRAÎNEMENT INTENSIF
Retourné à Londres, on l'envoie aussitôt à Cheltenham, où il reçoit des cours poussés. Il y apprend, entre autres, à se défendre et à utiliser le morse. Ce sont trois mois d'entraînement intensif, de six heures du matin jusqu'à minuit. Parfois même des cours spéciaux ont lieu pendant la nuit.
Lui, qui est plutôt d'un naturel peureux, apprend à maîtriser sa peur, si bien qu'à l'issue de ces cours, on peut lui tirer un coup de feu derrière le cou, il ne bouge pas d'un cil. Finalement il aurait plus peur de bouger un trait de son visage que de recevoir un coup de revolver...
Avant de retourner en Belgique, il passe toutefois encore un mois en Angleterre pour faire connaissance avec ceux qui seront envoyés comme lui en Belgique, mais également en Allemagne, en France, en Suisse. Il s'agit pour eux d'être capables de se reconnaître les uns les autres à la voix.
Daddy retourne en Belgique chez ses parents à Vilvorde par le même itinéraire qu'à l'aller. Les fils de fer barbelés ne sont pas encore électrifiés et il n'y a pas encore de sentinelles tous les kilomètres. Il passe donc sans encombre. Plus tard, des équipes spécialisées s'occuperont de ce passage de frontière.
LE TRAVAIL DU RENSEIGNEMENT
Pour l'heure, il prend contact avec le service homologue de l'armée belge, qui s'est mis en action dès l'occupation allemande, et il suit les instructions données par Londres. Le plus gros travail du renseignement consiste à noter tous les mouvements de trafic ferroviaire et les véritables destinations des trains, notamment en direction du front de l'Yser.
Le travail consiste également à savoir ce qui est transporté et en quelles quantités. Les effectifs des Allemands sont connus grâce à leur bêtise. Dans les casernes ils inscrivent sur des tableaux noirs les quantités de pains ou de pommes de terre nécessaires aux troupes. D'après les plaques d'immatriculation des voitures des officiers on sait, à condition d'avoir une bonne mémoire, quels sont les régiments qui sont là et quels sont leurs déplacements.
INTERPELLÉ
En août 1916, Daddy faillit se faire prendre dans un tram à vapeur entre Vilvorde et Anvers, alors qu'il était accompagné d'Alice, qui est alors âgée de 14 ans et qui est une soeur de celle qui sera ma grand-mère, Mammy. Or il n'avait pas le droit de circuler entre Vilvorde, située en zone d'étape, et Anvers, située en zone libre. Il est interpellé et, à Malines, il doit descendre.
Il a heureusement eu le temps de remettre à Alice les plis qu'il transporte et qu'elle a mis dans son bas. À l'officier qui l'interroge, il dit qu'il voulait aller à Anvers pour s'inscrire dans une école technique. Il fait le bête. Il doit se déshabiller et il n'a rien de compromettant sur lui, et pour cause. Aussi l'officier lui donne-t-il un billet pour aller s'inscrire. Il obtient même un abonnement hebdomadaire pour ses trajets.
Quant à Alice, elle a continué son chemin sans être inquiétée. Elle a attendu Daddy pendant trois heures au terminus. Celui-ci peut alors remettre les plis dans une taverne de marins.
Près de Charleroi il lui arrive une autre histoire dans un tram à vapeur. Il était cette fois dans la zone de front et n'était pas en règle. Il est donc à nouveau interpellé. La Kommandantur se trouvait dans une maison de maître. On le conduit dans le bureau d'un officier et on lui demande de s'asseoir. L'officier continue son travail sans lever les yeux de ses papiers. À dix-huit heures, il se lève et ne s'occupe pas de Daddy, qui est toujours assis dans son fauteuil. Dix minutes plus tard, Daddy se lève à son tour, sort de la maison et reprend tranquillement le tram.
ARRÊTÉ
En dehors des missions de renseignement, Daddy a effectué d'autres missions dont il n'a jamais voulu me parler... Il m'a seulement dit qu'il était allé plusieurs fois en Angleterre pendant ses quelque deux ans au service secret de Sa Majesté.
Un jour, un courrier tombe entre les mains des Allemands. Après avoir été torturé, il révèle où il portait les plis. Son responsable, un homme plus âgé que Daddy, est torturé à son tour et donne finalement les noms qu'il connaissait.
À la sortie de l'église, un dimanche, Daddy aperçoit des Allemands qui l'attendent. Il parvient à passer à travers les mailles du filet. Rentré chez lui, il détruit tous les documents qui s'y trouvent. Pendant trois semaines il échappe aux recherches des Allemands, alors qu'ils connaissent son nom.
Dans un café, où il ne se rend jamais, mais où il a accompagné exceptionnellement son beau-père, le deuxième mari de sa mère, il est arrêté. On l'emmène à la caserne de Vilvorde, près des fours à coke, sur la route qui mène à Malines. Il y reste une journée, puis il est emmené à la prison de Saint Gilles où il est torturé après avoir cassé la jambe d'un des soldats allemands. On le tire par les cheveux. Il est suspendu par les pouces pendant cinq minutes.
LES PREUVES
Daddy est transféré à Anvers au bout de trois quatre jours. Il est alors amené devant le juge d'instruction, qui lui dit qu'ils ont les preuves contre lui. Il s'absente et le laisse à la garde de son frère Franz. Les preuves se trouvent dans une enveloppe. Il s'agit de plis. Pendant que Franz tourne le dos, Daddy avale le contenu de l'enveloppe.
Pour punition, il est privé de nourriture pendant trois jours et trois nuits. En catimini, un gardien lui donne à manger chaque jour à onze heures du soir, des tartines de pain blanc avec de la confiture, en lui demandant de ne laisser aucune miette.
Il subit deux trois heures d'interrogatoire par jour. Du 19 novembre 1916 au 21 juillet 1917, il reste à Anvers, où il peut recevoir des colis, jusqu'à sa condamnation.
CONDAMNÉ À MORT
Daddy passe devant une cour martiale, où il est défendu par un avocat allemand. Elle est composée d'un général, de quatre colonels et de deux sergents. Il est condamné à mort sans preuves le 8 juin 1917, après neuf jours de procès.
Les seuls témoins à charge ont été le courrier qui s'est fait prendre et son chef qui a donné les noms. Daddy prétend ne les avoir jamais vus. Quant au juge d'instruction et à son frère Franz, ils se sont bien gardés, pour ne pas avoir d'ennuis, de parler au procès des preuves que Daddy a avalées.
Pendant un mois et demi, du 8 juin jusqu'au 21 juillet 1917, il est placé dans une cellule de trois mètres sur trois, qui est d'une saleté repoussante. Pour tout repas, il reçoit un carré de pain le matin, et un carré de pain le soir. À midi le repas est composé de feuilles de betterave à l'eau et parfois de riz noir.
MARIÉ
Daddy refuse de signer son recours en grâce parce qu'il ne veut pas reconnaître sa culpabilité. En juin 1917, il accepte de se marier avec une voisine, qui sera ma grand-mère, Mammy.
Le 5 juillet 1917, il se marie donc à la même table sur laquelle se trouvait l'enveloppe des plis compromettants qu'il a mangés. Le mariage religieux a lieu dans la chapelle des religieuses de la prison.
Le recours en grâce a été demandé pour le couple. Une comtesse a remis cette demande au général Ludwig von Falkenhausen, gouverneur de Belgique. Mais ce recours en grâce n'aboutit pas.
COMMUTATION DE PEINE
Le 14 juillet 1917, à quatre heures du matin, on emmène Daddy avec d'autres prisonniers au quatrième étage. Un prêtre donne la confession. Un auditeur militaire vient avec son greffier. Il donne à Daddy lecture de la commutation de sa condamnation à mort en condamnation aux travaux forcés à perpétuité. D'autres de ses camarades sont exécutés le soir même par un peloton venu d'Ostende, celui d'Anvers s'étant récusé le matin.
Le 21 juillet 1917, il est transféré en Allemagne, par train, en quatrième classe, à la forteresse de Rheinbach, au sud de Cologne. La prison d'Anvers était tellement sale qu'il trouve que cette nouvelle prison est un véritable paradis en comparaison, excepté les dimensions de sa cellule qui ne mesure que 87 cm sur 2,80 m.
À Anvers il n'avait pas le droit de lire. En Allemagne, des livres sont mis à sa disposition. Il lit tout le temps, en allemand. Il reste là jusqu'en juillet 1918 et est alors renvoyé, en raison des troubles qui secouent l'Allemagne, à la Correction de Vilvorde, près du canal.
ÉPILOGUE
Quinze jours avant le 11 novembre 1918, les petits condamnés sont déjà relâchés. Lui ne l'est que le 11 novembre 1918 à 11 heures 11...
Le 8 novembre 1918, il a été mentionné par le Field Marshall Sir Douglas Haig for gallant and distinguished services in the Field et Winston Churchill, Secrétaire d'État à la Guerre, a reçu l'ordre du Roi d'enregistrer sa haute appréciation des services rendus.
Le 26 février 1920, par arrêté royal, la Croix de Chevalier de l'Ordre de Léopold II avec ruban à rayure d'or lui est décernée. C'est cette date qui est retenue pour son admission dans l'Ordre de Léopold, avec, en lieu et place, la Croix de Chevalier avec ruban à liserés d'or, le 14 juillet 1939.
Par erreur, Arthur Van Poucke figure au nombre des fusillés sur le monument érigé dans la salle des séances du Conseil Provincial d'Anvers, en l'honneur des civils qui y furent condamnés à la peine de mort, par un tribunal de guerre allemand, pendant l'occupation ennemie et inauguré le 23 octobre 1921...
En fait, Daddy est mort bien plus tard, le 4 février 1984, de sa belle mort, muni des Sacrements des malades, en me serrant la main et en nous souriant, à tous les trois, ma mère, mon oncle et moi, non sans avoir bu au préalable, avec bonheur, un dernier verre de bière.
Pendant la Seconde mondiale, il aura repris du service pour Sa Majesté britannique. Mais c'est une autre histoire...
Par son exemple, Daddy m'aura inculqué l'esprit de résistance, quelles que soient les circonstances, et appris à ne pas craindre la mort.
Francis Richard