Vous étiez singulièrement belle.
Peu à peu, le lecteur reconnaît qui est cette beauté. Mais ce n'est qu'à la fin de La Grâce qu'il peut lui donner son nom avec certitude, un nom que Roland de Muralt se garde respectueusement de prononcer jamais.
Alors le lecteur relit volontiers l'ouvrage pour se convaincre qu'il ne se trompe pas sur son identité, pour que ce qu'il prenait pour des indices devienne des confirmations.
La principale des confirmations se trouve d'ailleurs dans ce petit paragraphe qu'il a lu au début sans trop y prendre garde mais qui en réalité signifie beaucoup:
Vous souvenez-vous de tous ces peintres, si nombreux à venir jusqu'à vous arrivant de Rome, de Naples, des Flandres, de Hollande, de France ou encore du royaume d'Espagne...?
Comment la représentaient-ils tous ces peintres?
Vêtue d'amples étoffes rouges,
jaunes, vertes ou bleues,
qui vous couvraient de draperies aux couleurs terriblement explosives...
Le poète précise:
Devant eux vous lisiez ou vous chantiez, vous caressiez un crâne vide ou alors le contempliez avec votre doux regard, l'un et l'autre éclairés par une simple veilleuse.
Le crâne vide fait songer aux deux tableaux d'elle peints par Georges de La Tour, l'un où elle le caresse et l'autre où elle le contemple avec un doux regard, l'un et l'autre sous une faible clarté.
Alors, maintenant, certain d'avoir compris de qui l'auteur parle, le lecteur attentif note que celui-ci dit tout au début en s'adressant à elle:
Vous étiez nue, je l'ai dit, vous l'étiez souvent.
Une sculpture célèbre de Gregor Erhart n'en est-elle pas une représentation?
Je contemplais votre vieux corps: herbe desséchée, fleur fanée, épine, rose trémière, amas de bois.
Un palimpseste.
Et le nom de Donatello et l'image de son oeuvre sculpturale en bois la représentant viennent à l'esprit...
Là où les doutes se dissipent définitivement, c'est quand il ajoute que ce sont les grands maîtres qui se risquaient à peindre son âme éclatante, inondée d'étoiles et de lumières.
Aussi relire l'opus devient pour le lecteur éclairé, un régal qu'il savoure à sa juste valeur: il est décidément en terrain connu quand il se rend compte que c'est Le Caravage qui la campe en femme exaltée, transportée, enflammée, extasiée, immémoriale, même si l'auteur s'abstient de le citer.
À partir de là, le récit que ce dernier fait de ses relations avec elle est émaillé de quelques citations de poètes ou de paroles de chanson bienvenues. Dans ce récit imaginaire et poétique, il lui parle, elle l'écoute et lui répond.
Même s'il ne se retient pas de dire crûment les choses comme elles sont, il ne s'attarde pas trop sur son existence passée, c'est-à-dire avant qu'une divine rencontre ne change sa vie,
avant que son corps fût devenu bûcher,
que son âme fût décorrompue et qu'à nouveau elle fût éblouie.
Il se met enfin à la place d'un peintre, qui aime les corps et celui de sa muse en particulier, et lui prête cette intention:
Je reproduirai la grâce (et non sa théologie subtile et vaine), je m'invétérerai dans la grâce
et peindrai son mystère.
Une fois cette peinture singulière achevée, la muse quitte sa grotte et lance son âme dans l'abîme du haut.
Le peintre erre dans les ruines de Rome.
Sur le poète la nuit [se répand] comme une aile immense...
Francis Richard
La grâce, Roland de Muralt, 88 pages, Éditions de l'Aire
Livre précédemment chroniqué:
Traité du vide (2017)
Publication commune avec LesObservateurs.ch.