Tout seuil n'est pas un leurre
ni la frontière un mur ni soi un autre
Le lieu est bien toujours la formule où vous êtes
mon Dieu dans les cris le silence les feux
du soir à portée de voix
blanche dans la langue
où vous ne cessez de naître
Ces vers précèdent les cinq parties du recueil.
Le poète s'était longtemps détourné de la poésie pour les miroirs et les récits. Et il s'était éloigné du Seigneur...
VOICI LE RETOUR DU ROI
Né en mars, le 29, en l'an de grâce 1953, peu de temps avant Pâques, qui avait lieu le 5 avril cette année-là, il aurait pu mourir, puis renaître avec Lui:
L'unique mort de Dieu est celle
dont le Christ ressuscite
au troisième jour
Le reste est bruit du siècle
et amour du mensonge
dans la mesure d'une langue
qui se retire du monde
tandis que la mer monte
dans le sommeil des esprits
Il sait qu'il emploie un langage rebattu pour s'adresser à Lui:
Banale en effet toute langue
devant votre visage et pauvre
jusqu'aux métaphores
qui me séparent de vous
pour vous rendre plus proche
Il sait gré toutefois à la langue française de pouvoir Lui dire Vous mieux que Tu.
S'il lui manque le latin de l'enfance, il lui reste sa langue et aurait honte du péché que ce serait de commettre un crime contre elle:
Qui blesse la langue ne lèse pas
que la loi de syntaxe mais la vérité
donnée par mère et baptême sous l'arche
où l'e muet ouvre en moi
comme au coeur de l'amande
le silence où je serai nommé
POUR UN EXORCISME
Il semble avoir composé cette partie pour exorciser la perte de la femme qu'il aimait, atteinte par le mal:
Ta voix à l'aube dans le givre
reprend la forme de ton coeur
oubliant le mal de l'obscure
étoile que la chimio
éteint multiple dans ton sang
Sa foi, en quelque sorte, le sauve:
Vous aimer Seigneur
c'est aimer toujours celle
dont l'absence me retranche
de l'éternité en devenant ce tilleul
redoublé des oiseaux qui y chantent
Et de le prier, songeant à Hélène, la troyenne beauté, et à Beatrix, l'aimée de Dante:
Seigneur donnez-moi la force
de traverser la langue
avec celles qui n'ont pas eu le temps
LES OUTRAGES
Il réprouve les outrages faits au Seigneur:
Outragé chaque jour
le coeur cerclé d'épines
le manteau d'infamie
aussi lourd que le siècle
péchés comme des mouches
au flanc ouvert par la lance
Sa langue est sa misère:
Je m'y rêvais royal
et reste un maladif enfant
pas même pauvre en esprit
Il ne peut que constater:
Moqué trahi vendu plus douteux
que jamais la langue aussi bradée
pour les perpétuels deniers du rire
PSAUMES BLANCS
La langue, plus que toutes la française, est la voie:
Je ne me fie plus qu'à la langue
qui ouvre en moi le chemin
où retrouver mon souffle
dans la mesure de la parole
alors je tituberai de joie
sur le seuil où chantonnent les ombres
Ce, dès le commencement:
Visage premier dans la langue
le nom répond au cri
la pluie me surveille dès l'aube
le juste mot reste à taire
Le chercher c'est déjà prier
Et sa foi est son guide:
Toucher vos vêtements Seigneur
vous parler sans vous voir
bientôt guéri par ce linge
qu'on frôle en écrivant
sans cesser de saigner
ni de regarder le monde
à travers sa propre blessure
Le poète, vieilli, prie:
Seigneur ma vie se détache feuille
à feuille du tilleul natal
je n'aurai pas attendu les fleurs
apprenez-moi à moudre entre les mots
le sel des larmes que je n'ai su verser
SOLITUDES
Il est seul, vieux. Il n'a plus d'épouse. Ses fiancées sont mortes. Que peut-il faire Seigneur?
Écrire c'est attendre votre venue
la différer ou hâter je ne sais
mais vous êtes d'avant le chant
parole parmi les vents
les siècles poussière d'os
votre main me délivrant
déjà de la figure qu'il faut
faire bonne ici-bas
Mais ne serait-ce pas plutôt à lui de vous rejoindre?
Seigneur laissez enfin venir à vous
l'enfant qui s'est glissé
dans le corps que voici
Francis Richard
L'entrée du Christ dans la langue française, Richard Millet, 112 pages, Samuel Tastet Éditeur
Précédents billets sur des livres de Richard Millet:
Fatigue du sens (17 décembre 2011)
La souffrance littéraire de Richard Millet (21 septembre 2012) :
- Langue fantôme, suivi de, Éloge littéraire d'Anders Breivik
- Intérieur avec deux femmes
- De l'antiracisme comme terreur littéraire
Trois légendes (21 novembre 2013)
L'Être-Boeuf (3 décembre 2013)
Une artiste du sexe (30 décembre 2013)
Le corps politique de Gérard Depardieu (25 novembre 2014)
Solitude du témoin (3 mai 2015)
Province (28 juin 2017)
Étude pour un homme seul (17 mai 2019)
Français langue morte suivie de l'Anti-Millet (30 juillet 2020)
Paris bas-ventre, suivi de, Éloge du coronavirus (22 juillet 2021)
Nouveaux lieux communs (8 juin 2024)
Ozanges (25 septembre 2024)
Publication commune avec LesObservateurs.ch