Ivo avait eu cinq mamans. Toutes s'étaient proprement ajustées à son quotidien et Rocca avait fini par s'y habituer. Il fallait bien ce tourbillon de femmes attentionnées pour remplacer celle qui avait mis son fils au monde.
En effet Dino Roccasecca, que tout le monde appelle Rocca, a perdu sa femme Angelina quelques jours après la naissance d'Ivo. Elle l'avait rejoint en Suisse après qu'il y avait travaillé pendant deux ans et obtenu son permis d'établissement.
En cette première moitié des années 1950, Rocca habite Sainte-Croix et travaille dur chez Paillard-Bolex, fabricant de machines à écrire et de caméras, où il est assembleur de la fameuse H16 et ne peut donc s'occuper d'Ivo comme il voudrait.
Un jour, son destin bascule. Il assiste à la chute d'un ange. Tandis qu'il marche dans le froid dans la grande avenue qui longe la fabrique, une berline le dépasse, il s'écarte, une portière s'ouvre et une jeune femme en est violemment éjectée.
Rocca lui tend un bras secourable et l'aide à se relever. Elle n'a rien de cassé. Ils font alors connaissance. Elle est tchèque, de Moravie, s'appelle Máša, parle avec un accent allemand. Comme elle n'a pas le sou, il lui paie une chambre à l'hôtel.
Après que Máša y a passé deux semaines, Rocca l'installe enfin chez lui. Elle avait quitté son pays envahi par l'Armée rouge en 1945 et s'était réfugiée à Berlin-Est. De là, en 1953, elle avait fui à l'Ouest avec un amant qui rêvait de cinéma...
Máša était devenue la compagne de Rocca. Elle s'était mise à travailler aux expéditions dans une fabrique de boîtes à musique. Deux ans plus tard, ils avaient eu une fille, Jana... Elle était la maman à temps plein d'un garçon et d'une fille.
Dix ans plus tard, le lecteur retrouve Ivo et Jana, complices fraternels. Ils ont reçu de leur mère un sac de jute rempli de mouvements Colibri, Les petites musiques de l'histoire, minuscules boîtes audibles à plusieurs mètres de distance.
Jana décide toujours pour son aîné. Ainsi l'entraîne-t-elle dans la forêt. Ils se cachent de leur père quand il les cherche. Jana est bien différente des autres. De temps en temps, elle fait taire son frère en lui murmurant: Il n'y a rien à dire.
En classe, Jana ne se laisse pas faire. Un jour elle est punie pour s'être défendue violemment contre deux garçons qui l'avaient traité de bouffeuse de macaronis. Ivo la délivre de la salle de classe où elle est enfermée. Máša prend son parti...
Plus tard, à seize ans, Ivo commence un apprentissage d'électromécanicien à la fabrique de machines à écrire, tandis que sa demi-soeur, Jana, de plus en plus insaisissable, fugue et, avec ses frasques, finit par mettre tout le monde mal à l'aise.
À la fin des années 1960, Jana disparaît. Ce n'est pas de son plein gré. Rocca, qui ne veut pas perdre son emploi et qui est un pleutre, accepte qu'elle soit placée en institution... Ivo parvient à savoir, par son père, où elle se trouve et la retrouve...
Les petites musiques leur permettent de se reconnaître et de se voir sans que personne ne le sache. Un jour, elle s'échappe à nouveau, avant d'être arrêtée par la police et, cette fois, envoyée en clinique psychiatrique, pour son bien, cela va de soi...
Jana ne représente pas de danger pour les autres, mais elle est extraordinaire, et c'est bien là le problème, dit à Máša un avocat, qu'elle a consulté et qui se fait fort de la faire libérer sous quelques semaines. Comment ne pas songer à Brassens:
Non, les braves gens n'aiment pas que L'on suive une autre route qu'eux…
Plus tard, le vent mauvais de la crise souffle dans les montagnes du Jura. Dans ce contexte déjà sombre ne dépare pas l'épilogue vengeur imaginé par Roland Buti, en un pays où les hivers sont définitivement trop longs et trop rigoureux.
Francis Richard
Les petites musiques, Roland Buti, 176 pages, Zoé
Livres précédents:
Le Milieu de l'horizon (2014)
Grand National (2019)