Béton armé, le livre de Philippe Rahmy, est muni d'un bandeau: Shanghaï au corps à corps.
D'une part, il y a le corps meurtri de l'auteur, atteint de la maladie des os de verre:
"Je me suis fait cinquante fractures. C'est peu. D'autres malades s'en font des centaines. J'ai de la chance dans mon malheur."
De l'autre, il y a le corps de Shanghaï:
"Paysage vertical d'éléments inertes, signes de pouvoir. Paysage horizontal de matières vivantes, expression d'un désir."
A l'occasion d'une invitation de l'Association des écrivains de Shanghaï, à l'automne 2011, ces deux corps vont être confrontés et donner naissance à ce livre.
Comment faire le récit de ce voyage à Shanghaï? se demande l'auteur, dont c'est le premier voyage, alors qu'il se trouve au milieu de sa quarantaine, comme diraient les Anglo-saxons.
Il lui paraît très vite qu'il ne peut pas seulement se fier à son intuition pour décrire cette Shanghaï qu'il rencontre et qui n'est connue de personne:
"La méthode la plus sûre consiste à comparer la réalité qu'on découvre avec celle qu'on connaît et que les autres peuvent comprendre."
De plus, à la réflexion, "l'inconnu n'existe pas". L'écriture "parle de choses qui ont toujours existé en trouvant les accents d'un émerveillement naïf":
"Une rivalité s'installe alors entre ce qu'on voit et ce qu'on prétend voir, ou, de manière plus sournoise, plus intime et radicale, entre ce qu'on voit avec les yeux du corps et ce que regarde l'esprit."
Son écriture va donc d'une part s'en tenir aux faits, ne rien inventer, ne rien supposer, d'autre part mêler les "quelques scènes de rue, des petits riens du vécu ordinaire" et tout ce qu'il décrit à des réminiscences, parfois lointaines, qui lui viennent alors à l'esprit. A partir de là, il pourra, si besoin, comparer.
Ainsi, par exemple, parmi bien d'autres, sa mère lui faisait-elle la lecture alors qu'enfant il devait demeurer allongé. Sans que l'on ne sache pourquoi, ses blessures se sont raréfiées. Et, un après-midi, une fois la lecture du Grand Meaulnes achevée, il a pu se lever par on ne sait quel prodige:
"Tout se passait comme si j'avais été une masse inerte dépourvue de charpente, une sorte de ciment liquide dans lequel les phrases se plantaient comme des tiges d'acier. Peu à peu, ces barres compactes de lettres ont remplacé mon maigre squelette."
La comparaison avec Shanghaï surgit sous sa plume:
"Tout se passe comme si je trouvais un double dans chacun des im-meubles qui m'entourent, comme si nous étions coulés dans le même moule, comme si nous étions des édifices emplis de voix humaines, un grand vide dans une enveloppe de béton armé."
Quel est le ressenti de Philippe Rahmy à la fin de son séjour?
"Mon voyage en Chine aura été une traversée dans la nuit, entrecoupée de quelques flashs. Je n'ai rien vu. J'ai été comme le passager d'un train de montagne ébloui par le paysage entre deux tunnels."
En réalité, s'il n'a rien vu, il a appris beaucoup sur les êtres et les choses, sur lui-même et les siens, et l'a partagé, comme
il partage à la fin ce qui lui est resté sur le coeur et dont il a besoin de se décharger, par exemple:
"Je m'étais attaché à une jeune fille dont le père, peintre, me donnait des cours à domicile. Elle était grande, blonde, pleine de santé. Je lui avais écrit des poèmes. Mon coeur battait fort. Elle m'avait rendu plusieurs fois visite. Elle avait même caressé mon bras. Et puis elle n'était plus revenue."
Certes, il n'est pas le seul, avec ou sans difformité, à avoir aimé sans être aimé en retour et à avoir été abandonné, mais on comprend que son coeur, dans son cas, après cette désillusion, puisse s'exprimer en ces termes forts:
"Je ne rêvais que d'un amour capable d'endurer le pire, d'un amour courageux comme le mien, pouvant supporter mes tourments, totalement soumis à ma cruauté. Je rêvais d'un amour qui soit mon égal, non seulement soumis, mais heureux de souffrir. Voilà le seul amour auquel il m'était donné de croire, voilà le seul amour auquel j'ai toujours aspiré"...
Et l'on se prend à lui souhaiter que cette aspiration devienne réalité, si ce n'est pas déjà le cas...
Francis Richard
Béton armé, Philippe Rahmy, 208 pages, La Table Ronde
Philippe Rahmy présente son livre sur Dailymotion: