Il y a 35 ans, le 30 avril 1975, les troupes nord-vietnamiennes achevaient de conquérir le Vietnam libre, au sud du pays. C'était la chute de Saigon, rebaptisée aussitôt Ho-Chi-Minh-Ville. Une chape de plomb s'abattait sur l'ancienne République du Vietnam. Un malheureux peuple, enfermé derrière un rideau de bambou, allait apprendre très vite ce que le communisme signifie concrètement dans la vie de tous les jours. Ce qui n'a rien à voir, cela va sans dire, avec les théories fumeuses que l'on peut lire dans les livres.
Du jour au lendemain toutes les libertés étaient foulées au pied. Il devenait impossible de se déplacer librement, de s'exprimer librement, de penser librement, d'exercer sa religion librement, de posséder quoi que ce soit librement, y compris soi-même. Les terres étaient collectivisées, les entreprises nationalisées, les opposants internés dans des camps de concentration ou de rééducation, les libertés démocratiques supprimées. Un régime de parti unique était instauré. Bref l'ordre communiste régnait désormais sur tout le pays.
A une guerre de plus de trente ans succédait une pax communista qui rendait la guerre presque joyeuse en comparaison. Des centaines de milliers de Vietnamiens décidaient de fuir cet enfer organisé sur ce paradis terrestre, qui était tombé de Charybde en Scylla, qui avait été lâchement abandonné par le monde libre. Lequel se lavait les mains de ce qui adviendrait après que ses derniers représentants auraient honteusement pris la poudre d'escampette. A tout prendre ces centaines de milliers de Vietnamiens préféraient mourir libres que vivre comme des esclaves sur cette terre martyrisée.
Effectivement beaucoup parmi eux - environ 300'000 - sont morts en quittant le pays, voyageurs sans bagages, n'emportant avec eux qu'eux mêmes, tiraillés par une soif de liberté inextinguible sur place, liberté sans laquelle il n'est pas de dignité humaine. La plupart ont fui, sur de frêles esquifs, le terrorisme d'Etat infligé à leur patrie comme un dernier châtiment immérité. Ils sont devenus des boat people. Trente ans plus tard une stèle a été érigée en leur mémoire, au Grand-Saconnex, dans la République de Genève, en Suisse. C'est l'honneur de cette ville, de ce canton, de ce pays, d'avoir été les premiers à le faire.
Vendredi dernier une cérémonie du souvenir s'est déroulée devant cette stèle. Thierry Oppikoper, président du Cosunam, Comité Suisse-Vietnam ici, qui fête cette année ses vingt ans [voir mon article L'année du Tigre et les 20 ans du Cosunam ] leur a rendu un hommage à la fois ferme et émouvant :
Puis Tran Huu Kinh, ancien lieutenant-colonel dans les commandos "rangers" de l'Armée de la République du Vietnam, qui a passé dix ans en camp de rééducation, de 1975 à 1985, a exprimé la reconnaissance des Vietnamiens envers la Suisse en ces termes :
"Monsieur le Président du Conseil d’Etat genevois,
Monsieur le Maire du Grand- Saconnex,
Mesdames, Messieurs les représentants des autorités communales et cantonales suisses,
Chers Amis Suisses et Vietnamiens,
C’est le 30 avril 1975, il y a exactement 35 ans, que les communistes vietnamiens ont instauré un régime dictatorial au VN, menant une politique de discrimination sociale, emprisonnant des citoyens, militaires et civils, dans des camps de rééducation politique ou déportant leur famille dans des zones insalubres dites de « nouveau développement économique », les privant des droits fondamentaux sociaux et d’éducation de leurs enfants.
Ce sont ces raisons qui ont incité des centaines de milliers de Vietnamiens à quitter leur pays natal dans des conditions atroces.
Jamais , auparavant dans l’histoire de l’humanité, nous avons vu un tel exode de boat people sur mer, affrontant mille périls, tempêtes, noyades, pirates, faim et soif dans une quête de liberté.
Ces images d’horreur des boat- people resteront à jamais figés dans la mémoire collective de l’humanité.
Dans ces moments de désespoir et de détresse, la Suisse, avec sa politique généreuse et humanitaire, n’a pas hésité à accueillir des milliers de nos malheureux compatriotes.
Et aujourd’hui, nous sommes heureux de constater l’intégration et la réussite de nos compatriotes et de leurs enfants grâce à votre solidarité et à votre engagement envers eux.
Oui, la Suisse est bien devenue pour nous un espace de liberté dont nous avons toujours rêvé.
Mesdames, Messieurs, Chers amis,
La stèle que nous avons devant nous a été inaugurée solennellement le 9 février 2006 par Mme Elizabeth Boehler et Monsieur Tran Huu Kinh et elle restera à jamais le symbole de notre devoir de mémoire, le symbole ineffaçable de la recherche de liberté des boat people.
Mesdames, Messieurs, Chers amis,
Un proverbe vietnamien, cité par Mme Elizabeth Boehler le jour de l’inauguration, dit « Quand tu manges un fruit, n’oublie pas celui qui l’a planté. ». Nous aimerions citer un autre proverbe qui dit « Un simple bol de riz, dans un moment de détresse et de désespoir, mérite une reconnaissance éternelle ».
Avec cette stèle, nous prenons l’engagement, chers amis Suisses, de ne jamais oublier notre reconnaissance envers vous pour cet espace de paix, de liberté et de démocratie que vous nous avez donné.
Merci pour votre attention."
Pour mes amis vietnamiens j'ai filmé cette allocution en VO :
Un peu plus tard et un peu plus loin, dans le parc du château du Grand-Saconnex qui abrite la stèle, la promenade des libertés était inaugurée par Jean-Marc Comte, maire de la ville, et par François Longchamp, Président du Conseil d'Etat de la République de Genève.
Cette promenade des libertés mène de la stèle des boat people à un autre endroit symbolique. En effet dans le jardin du Conseil Oecuménique des Eglises tout proche se trouvent des vestiges du mur de Berlin. Ces vestiges sont deux grands morceaux du mur, qui ne passent donc pas inaperçus et qui ont été disposés de manière très symboliques.
Il est émouvant de penser que ces deux monuments se répondent. Le second exprime l'espérance récompensée puisqu'il évoque un mur de la honte tombé sous la pression d'un peuple aspirant à sa liberté perdue. Le premier exprime une autre espérance du même ordre, toujours vive, qui ne demande qu'à être récompensée à son tour.
Il faut en effet que tous ces morts parmi les boat people ne l'aient pas été en vain. Entre-temps il convient de se souvenir de leur sacrifice et de se dire que tôt ou tard - le plus tôt évidemment serait le mieux - Ho-Chi-Minh-Ville redeviendra Saigon, comme Leningrad est redevenue Saint Pétersbourg et que les deux dictateurs déifiés finiront dans la même poubelle de l'histoire.
Jean-Marc Comte, maire du Grand-Saconnex, a parlé en premier :
Puis François Longchamp, au nom du gouvernement de la République de Genève, a prononcé l'allocution suivante :
En cortège l'assistance s'est alors déplacée au jardin du Conseil Oecuménique des Eglises. Le pasteur Jean Fischer, ancien Secrétaire général de la Conférence des Eglises européennes, y a prononcé l'allocution suivante :
Enfin l'assistance s'est rendue en cortège à la mairie du Grand-Saconnex pour un verre de l'amitié.
Au cours de cette dernière réunion une toute jeune fille, étudiante à Montpellier, a pris la parole. Elle s'est adressée au maire, Jean-Marc Comte, pour lui demander son intercession auprès du Ministre suisse des Affaires étrangères en faveur de sa mère, condamnée à trois et demi de prison pour délit d'opinion, maquillé en violence grâce à un montage digne des heures soviétiques les plus sombres [voir mes articles Au Vietnam, plus que jamais, le régime communiste persécute les catholiques , Lettre ouverte de Do Thuy Tien à ses parents, Tran Khai Thanh Thuy et Do Ba Tan et La condamnation de Tran Khai Thanh Thuy confirmée en appel ].
Cette jeune fille s'appelle Do Thuy Tien. Elle est entourée sur la photo ci-dessus par Nguyen Tang Luy, Secrétaire général du Cosunam, à gauche, et par Jean-Marc Comte, à droite, à qui elle s'est adressée en ces termes :
Après cette dernière réunion les membres de la communauté vietnamienne se sont réunis entre eux, une dernière fois, autour de la stèle des boat people, avant que la nuit ne tombe.
En rentrant à Lausanne je me disais que j'avais assisté à des moments mémorables et que mes amis vietnamiens m'avaient fait un grand honneur en m'invitant et en me faisant confiance. J'en suis très touché et je les en remercie du fond du coeur.
En effet il aurait suffi que ces commémorations s'ébruitent pour que l'ambassade de la République socialiste du Vietnam fasse tout pour les empêcher ... La liberté est décidément quelque chose de précieux et de fragile, même ici.
Francis Richard
L'internaute peut écouter ici sur le site de Radio Silence mon émission sur le même thème.
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