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30 mars 2014 7 30 /03 /mars /2014 22:20
"La pupille de Sutherland" de Rachel Zufferey

Naguère encore le mariage avait une importance, plus grande qu'il n'en a aujourd'hui, en dépit des nouvelles formes que la loi autorise - par dérision on dit même que c'est, de nos jours, la première cause de divorce...

 

Les rivalités entre familles, les différences d'origines, les différences d'âges, les différences religieuses ou les différences sociales constituaient alors des obstacles souvent rédhibitoires.

 

La mésalliance, voilà quelle était l'ennemie. C'est évidemment moins le cas à notre époque, encore que ce l'est toujours dans des milieux où le mariage a justement gardé une grande importance.

 

Suivant les époques, donc, le risque de mésalliance se réglait de manière plus ou moins brutale, plus ou moins tragique.

 

Rachel Zufferey, dans La Pupille de Sutherland, a choisi de nous raconter comme cela se passait dans la seconde moitié du XVIe siècle, en Ecosse, pendant les deux dernières années du règne de Marie Stuart et durant les quelques années qui ont suivi son abdication en 1567.

 

En rentrant à cheval d'un mariage, à l'été 1565, Kirsty Dunbar, fille de Sir Patrick Dunbar, Pupille de son oncle, John Gordon, Comte de Sutherland, et son amie Tara Munro font la rencontre de trois highlanders, Hamish et Iagan Ross, accompagnés de Irving, un ami de longue date du premier.

 

Kirsty et Hamish se livrent à une joute verbale qui ne les laissera pas indifférents l'un à l'autre. Pour une dame de qualité, Kirsty a une liberté de ton inhabituel et Hamish, pour sa part, tient des propos bien hardis pour un highlander, notamment en la qualifiant de Bean Sith, c'est-à-dire de mauvaise fée...

 

Le résultat magique de cette rencontre est que les deux jeunes gens, elle a dix-sept ans et lui vingt-et-un, pensent dès lors immanquablement l'un à l'autre et qu'ils tombent, sans se l'avouer, amoureux l'un de l'autre.

 

Seulement une lady ne rencontre pas impunément un highlander en cachette. Pour manquement aux convenances les plus élémentaires, dans ce cas-là, le highlander est passible de peine de mort et la lady de punition exemplaire. C'est ce qui finit par leur arriver.

 

Tara ne veut que du bien à son amie Kirsty et craint pour sa réputation. Elle parle donc d'un rendez-vous galant et secret entre Kirsty et Hamish à Alexander Gordon, le fils du Comte de Sutherland, pour lequel elle a un faible. Alexander s'empresse de rapporter la chose à son père.

 

A partir de là, Hamish est en danger de mort et la punition tombe pour Kirsty: elle est envoyée à la Cour de Marie Stuart, laquelle a une forte propension à vouloir marier ses dames de compagnie à des lords. Ce dont Kirsty ne veut pas entendre parler, son coeur ne battant que pour Hamish.

 

De plus, les lords en question ne se comportent pas de manière irréprochable avec les dames. C'est le moins qu'on puisse dire. Kirsty est même victime d'un viol commis par l'un d'entre eux, qu'elle n'arrive pas à identifier, dans un couloir sombre d'un château alors qu'elle regagne seule sa chambre à l'issue d'une réception.

 

L'amie, lady Morag, que Kirsty se fait à la Cour est l'exception qui confirme la règle. Elle a la chance, elle, d'être finalement mariée à un lord attentionné et bien sous tous rapports, lord John Fergusson, qui n'est que le puîné de sa famille, ne représente donc pas un gros enjeu et saura la protéger.

 

Après l'abdication de Marie Stuart au profit de son fils Jacques, Kirsty est renvoyée à Dunrobin, la demeure des Sutherland. Mais son oncle et sa tante sont morts empoisonnés et c'est son cousin, Alexander, qui devient son tuteur. Ce dernier cherche à tout prix à la marier à un lord, ce qu'elle ne veut toujours pas.

 

Pour échapper à la tutelle d'Alexander, Kirsty accepte de partir chez le demi-frère de la reine, le comte Moray, avec lequel elle a sympathisé à la Cour, en tout bien, tout honneur, suscitant cependant nombre de ragots. Or elle tombe avec lui de Charybde en Sylla. Il s'avère que son mytérieux violeur était justement le Comte Moray...et qu'une fois à sa merci il va la violer à répétition et lui faire même un bâtard.

 

Kirsty, Morag, Tara, Hamish, Irving auxquels il faut ajouter en cours de récit la soeur de Hamish, Lesley, connaissent alors bien des péripéties. Les destins de ces protagonistes vont se dérouler parallèlement et se croiser tout le long de l'intrigue.

 

Seule Kirsty, qui est le personnage principal du roman, parle à la première personne. Ce qui nous permet de connaître de manière plus intime ses états d'âme, ceux d'une femme libre à une époque où il était paradoxalement possible de l'être dans les villages, mais certainement pas dans la haute société.

 

Kirsty est un personnage complexe. Son indépendance, qui n'est guère propre à son milieu, ne l'empêche pas de rester attachée aux raffinements auxquels l'ont prédisposée son éducation. C'est ce qui a dû séduire son soupirant, Hamish. Kirsty n'était décidément pas comme les autres et, par conséquent, obsédante.

 

Il est difficile de quitter ce roman aux multiples rebondissements, que Rachel Zufferey enchaîne avec maîtrise. Sans doute parce que l'auteur sait fort bien éveiller la curiosité du lecteur pour ses personnages, dont, pris à un piège agréable, il a envie de connaître le sort.

 

Les comparaisons avec notre époque sont bien sûr tentantes, mais l'auteur se garde heureusement de les faire et empêche, par sa restitution précise de ce siècle troublé, de faire oublier dans quel contexte bien différent du nôtre les aventures de ses personnages se déroulent.

 

Francis Richard

 

La Pupille de Sutherland, Rachel Zufferey, 648 pages, Plaisir de lire

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28 mars 2014 5 28 /03 /mars /2014 22:25
"49 jours pour devenir un vrai militant anti-écolo" d'Olivier Griette

Quand je lis une oeuvre satirique, comique ou humoristique, bien faite, je me demande si c'est du lard ou du cochon. Comme lorsque j'écoute certains sketchs de Pierre Desproges ou de Coluche.

 

Alors, je me résigne à ne pas bouder mon plaisir de rire, sans trop me préoccuper si un message se cache derrière la satire, le comique ou l'humour.

 

Pour rire en lisant le dernier livre d'Olivier Griette, il n'est donc pas besoin d'être militant écolo, c'est-à-dire Khmer vert, ou militant anti-écolo. Il suffit d'être réceptif à la caricature qu'il fait des outrances de l'un ou de l'autre.

 

Le livre commence par un test et finit par un autre. Il s'agit de savoir au départ comment se situer et à l'arrivée si les 49 leçons, une par jour, auront permis de faire bouger les lignes.

 

Exemple de question à choix multiple du test de début:

 

Une "décharge sauvage", c'est:

a) un lieu de dépôt de déchets illégal,

b) un espace de liberté,

c) un choc électrique de fort voltage.

 

Et de question à choix multiple du test de fin:

 

Le compost, c'est:

a) un engrais naturel que je peux moi-même fabriquer avec des végétaux ou mes ordures ménagères,

b) un tas d'ordures en décomposition qui attire les pires vermines (taupes, souris, rats, Khmers verts),

c) un billet de train usagé?

 

A chaque jour suffit sa peine et chaque jour comprend un texte indiquant quelle action mener, suivi d'une note de performance d'une à trois étoiles, d'une remarque sur le risque encouru et une autre sur la difficulté de mise en oeuvre. La plupart du temps un encadré suit, où est donnée la parole à un spécialiste. Enfin, pour aller plus loin, un conseil de lecture ou de jeu vidéo est donné.

 

Les noms des spécialistes ou des auteurs de référence sont construits à partir de jeux de mots laids, assez potaches:

 

- les avocats s'appellent Lelay-Abouyir, Dulin-Zaséché,etc.

- les docteurs, Laure Maune de Croix-Sens (pédopsychiatre à Neuilly-sur-Seine), Anna Augastrick (service de gastro-entérologie obstétricale, hôpital Lary Boisière, Paris), etc.

- les professeurs, Hans Streaming (ancien interné des hôpitaux de Paris), Adamo Kham-Elia (neuropsychiatre, ancien interné des hôpitaux de Paris), etc.

- les écrivains, Fedor Mirlegoss, Djémila Biéhrr-Aufray, Ray Auburn War, Omar del Vaj, etc.

- le patrouilleur de service (il est beaucoup question d'automobiles), Yvon Letazé...

 

Autant dire qu'Olivier Griette ne se prend pas au sérieux...et qu'on ne le lui demande pas.

 

Au 18e jour, la leçon s'intitule: "J'explose un radar", le radar relevant d'une "politique d'entrave à la libre circulation des biens et des personnes":

 

"Tout comme un amoureux de la nature se doit de planter au moins un arbre dans sa vie, tout vrai militant anti-écolo se doit de détruire au moins une fois un radar durant son existence."

 

La performance est notée *** quand il est détruit à la masse en acier. Le risque, c'est 45'000 euros. La difficulté, c'est d'utiliser la masse en acier pour mériter les ***, plutôt que l'explosif (*) ou la voiture bélier (**)...

 

Au 25e jour, la leçon s'intitule "Je multiplie les éoliennes sur ma commune":

 

"Non seulement les éoliennes parviennent à convertir les derniers espaces naturels en paysages industriels (une véritable pollution visuelle qui s'étend à plus de dix kilomètres à la ronde), mais de plus, elles ne présentent aucun intérêt, ni économique, ni énergétique, ni écologique: elles sont absolument parfaites."

 

Performance: ***

Risque: vivre le pire des cauchemars (être pris pour un écolo).

Difficulté n°1: expliquer aux écolos que vous êtes anti-écolo.

Difficulté n°2: expliquer aux anti-écolos que vous n'êtes pas un écolo.

Difficulté n°3: continuer à savoir ce que vous êtes vraiment.

 

Au 39e jour, la leçon s'intitule: "Je deviens un accro de l'apocalypse":

 

"Si la fin du monde est toute proche, comment les écologistes peuvent-ils encore justifier des actes aussi dérisoires que celui de trier des déchets, éteindre la lunière ou économiser l'eau? La nature elle-même vous donne raison de gaspiller (au plus vite) les dernières ressources d'une cocotte-minute sur le point d'exploser."

 

Performance: **

Risque: attendre l'apocalypse (très, très) longtemps.

Difficulté: faire preuve d'une (très, très) grande patience.

 

Pierre Desproges, cité plus haut, disait:

 

"On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde."

 

C'est pourquoi je dis aux futurs lecteurs de ce livre désopilant:

 

"Ecolos ou anti-écolos sectaires, s'abstenir!"

 

Francis Richard

 

49 jours pour devenir un vrai militant anti-écolo, Olivier Griette, 152 pages, Xenia

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27 mars 2014 4 27 /03 /mars /2014 21:40
"L'Aquarium" de Cornélia de Preux

Alcide-Hyacinthe du Bois de Beauchesne distinguait l'orgueil de la vanité en ces termes:

 

"L'orgueil se contente de son propre suffrage, la vanité a besoin du suffrage des autres."

 

L'Aquarium, le roman de Cornélia de Preux est l'illustration de ce à quoi peut mener la vanité d'un homme, qui veut en jeter plein la vue à ses voisins, alors qu'il n'a pas un sou vaillant. Ce qui va le conduire à mettre un projet délirant à exécution pour ne pas perdre la face.

 

La famille Birgus se compose de cinq membres: la mère, Tatiana, 37 ans, le père, Constantin, 42 ans, et leurs trois enfants, Kevin, 14 ans, Violette, 13 ans, et Vladimir, 6 ans et demi.

 

Les Birgus sont à sec. Ils ont certes acheté une maison mitoyenne dans un lotissement qui en comporte sept, mais ils sont perclus de dettes. Comme Constantin ne gagne pas suffisamment pour y faire face, Tatiana essaie en vain de se réinsérer dans le monde professionnel et, en attendant d'y parvenir, fait de l'intérim. Il faut bien payer les hypothèques.

 

Kevin ne se laisse pas mener facilement et serait volontiers rebelle. Violette aime le shopping et la position horizontale - c'est une grosse dormeuse. Vladimir bégaie et est encore petit garçon; il serait plutôt soumis.

 

Chaque année, depuis trois ans, le jour du dimanche des Rameaux, les Birgus participent à un pique-nique canadien avec leurs voisins des six autres maisons. Cette année-là deux familles sont absentes, les Lamproie et les Hotu, mais il y a les Rotengle, les Achigan, les Von Zingel et les Fario. Et il fait beau et chaud pour ce rassemblement sur l'asphalte.

 

A un moment donné la conversation tourne sur le sujet des vacances et Constantin déclare tout de go que lui et les siens iront cet été aux îles Fidji. Ce qui déclenche la jalousie des autres, qui disent qu'ils ont une chance magnifique,... et la stupéfaction de sa femme, Tatiana, qui tombe des nues.

 

Comment ne pas perdre la face, après avoir fait une telle sortie, quand on n'a pas le sou? Constantin joue bien encore à la loterie pendant les quelques semaines qui précèdent leur départ, mais il ne décroche pas de lot, ni gros ni petit.

 

Constantin imagine donc de faire croire aux autres, avec un luxe de détails qui sonnent juste, qu'ils partent bien du 14 au 27 juillet par un vol de la compagnie Next Dream et qu'ils séjourneront là-bas à l'Eden oublié. Alors qu'en réalité ils vont passer les deux semaines de leurs vacances dans le sous-sol de leur maison, un abri anti-atomique, dont les autres maisons du lotissement sont dépourvues.

 

Jusqu'au dernier moment, seule Tatiana est au courant de cette imposture, mais elle n'a pas le cran de s'y opposer. Aussi, quand leurs enfants apprennent que leur voyage, dont ils rêvent depuis des semaines, sera immobile, dans un espace confiné, fût-il bien aménagé par leur père, regimbent-ils avant de se soumettre...en maugréant.

 

Les choses ne se déroulent donc pas vraiment comme prévu par Constantin, qui a pourtant élaboré tout un programme pour que ces vacances se passent on ne peut mieux, que son petit monde se distraie et soit capable de les raconter avec la précision qui convient à un tel voyage dans des îles lointaines.

 

Dans ce huis-clos l'ambiance est souvent  bien lourde. Mais Constantin ne veut décidément pas perdre la face devant ses voisins et il persiste dans son fol projet, quelles qu'en soient les conséquences. En sont les témoins muets les poissons de l'aquarium familial...

 

Cornélia de Preux sait très bien restituer cette ambiance et les tensions qui s'exercent entre les protagonistes et qui font ressortir leurs caractères si différents. En poussant le plan de Constantin jusqu'au bout de sa cohérence, elle met en garde contre les extrêmités auxquelles peuvent mener la vanité et les mensonges qui l'entretiennent.

 

Et puis, comme dans la vraie vie, il peut toujours se trouver un grain de sable qui grippe la machine la mieux huilée. On ne peut jamais tout prévoir...

 

Francis Richard

 

L'Aquarium, Cornélia de Preux, 152 pages, Plaisir de lire

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26 mars 2014 3 26 /03 /mars /2014 22:10
"Le bain et la douche froide" de Mélanie Richoz

Les nouvelles les plus courtes, comme les plaisanteries, sont souvent les meilleures. Mais cela suppose d'aller très vite à l'essentiel, sans barguigner, avec une grande économie de mots.

 

Quand on lit le recueil de nouvelles de Mélanie Richoz, Le bain et la douche froide, du titre de l'une d'entre elles (comme c'est souvent le cas), on a le sentiment que l'auteur a ce rythme effréné au bout de la pulpe des doigts. Car ce recueil comporte vingt-quatre nouvelles en moins de 120 pages.

 

Si cela se trouve, d'ailleurs, elle les a écrites en tapotant sur le clavier d'un ordi, ce qui lui a permis de faire jaillir les mots encore plus vite qu'avec un stylo, même si c'est moins romantique.

 

Les histoires que raconte Mélanie Richoz sont des histoires humaines, des histoires de notre temps, des histoires qui touchent au privé, à l'intime.

 

Et, en effet, ces histoires ont "quelque chose de privé, d'intime" comme la rédaction de Cindy, l'héroïne de la première nouvelle, Mademoiselle Jupenlair, qui croyait:

 

"Qu'on pouvait tout écrire, que rien n'était ni juste ni faux; qu'écrire permettait de dire les choses sans vraiment les dire, de les déguiser. Pour s'en distancer. Pour comprendre. Pour passer outre."

 

Alors Mélanie Richoz, comme Cindy, raconte la vie d'aujourd'hui, avec cruauté souvent, avec humanité toujours, en se distançant, ce qui lui permet de dire les choses de manière plus directe et plus rapide que ne le ferait n'importe quelle démonstration.

 

Ainsi dit-elle l'inceste sans vraiment le dire. Elle dit la saveur violente, bonne et douce d'une vengeance mortelle. Elle dit le remords d'avoir causé la mort d'une enfant, fût-ce involontairement.

 

Elle dit la foi qui est d'aimer et non pas de condamner. Elle dit l'amour adultérin et ses lâchetés. Elle dit l'infidélité que les yeux ne veulent pas voir et avec laquelle ils préférent s'accommoder. Elle dit les premiers émois qui commencent par de la curiosité avant de faire des étincelles. 

 

Elle dit l'amour qui se perd entre un père et son fils et, après son divorce, entre une mère et ses filles, trop occupée qu'elle est à s'occuper des Autres. Elle dit la peur qui peut naître à la pensée de l'amour contraint de l'autre.

 

Elle dit la préférence en amour pour le fond sur la forme. Elle dit que le choix d'abandonner la futilité et la folie douce pour fonder une famille n'est pas toujours heureux.

 

Elle dit l'amour d'une petite fille pour l'amie de son père parce qu'elles ont une blessure en commun et le soulagement d'une patiente qui imaginait le pire en se soumettant à un IRM. Elle dit l'amour qui commence par des bégaiements et finit par aboutir.

 

Elle dit les préjugés que les êtres humains éprouvent à l'égard les uns des autres avant de les connaître et le mal qu'ils peuvent faire quand ils croient les connaître ou, pire, quand ils leur prêtent des actes qu'ils n'ont pas commis.

 

Elle dit la précipitation de la fille d'un soir qui s'esquive au petit matin pour prendre un train, malgré qu'elle en ait. Elle dit la séparation et les amours mortes qui retournent en poussière.

 

Elle dit qu'on ne décide pas d'être écrivain mais qu'on écrit. Elle dit que, quand on a des choses à écrire, il faut les écrire, sans se juger, sans se censurer, et que ce sont de tels mots-confiance qui donne l'élan pour écrire.

 

Mélanie Richoz avait beaucoup de choses à écrire. Elle les a écrites tout simplement, parfois crûment. Elle s'est écoutée et le genre de la nouvelle courte convenait parfaitement à tous ces propos qu'elle voulait tenir. A la lire, il n'est pas besoin de se demander si l'élan pour écrire lui a été donné.

 

Francis Richard

 

Le bain et la douche froide, Mélanie Richoz, 128 pages, Slatkine

 

Livre précédent:

 

Mue (2013)

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25 mars 2014 2 25 /03 /mars /2014 21:00
"Qui ne sait se taire nuit à son pays" de Rachel Maeder

Les périodes de guerre sont propices aux entorses à la morale ordinaire. Car, dans ces moments-là, ne pas se taire peut nuire non seulement à son pays, mais à ceux qui vivent dans ces circonstances extraordinaires.

 

On connaît l'adage, qui se vérifie alors bien plus encore que d'habitude:

 

"Le silence est d'or, la parole est d'argent."

 

D'aucuns profitent de cette clandestinité obligée pour se livrer en toute impunité qui à de petits trafics plus ou moins douteux, qui à des exactions qui passent inaperçues dans la tribulation générale. Des années après, une multitude de secrets plus ou moins avouables demeurent ainsi enfouis.

 

Ces secrets ne sont pas près d'être déterrés, à moins que, découverts par hasard, ils ne soient considérés comme insupportables par quelqu'un qui en a subi des conséquences, mêmes lointaines, et qui les considèrent injustement impunis.

 

Le polar de Rachel Maeder se passe de nos jours et pendant la Deuxième Guerre mondiale, à Vallorbe, petite ville suisse de quelques milliers d'âmes, située à la frontière avec la France, où tout le monde se connaît, peu ou prou. Tous les ingrédients sont donc réunis pour nourrir une intrigue policière, dont les prémices se situent plusieurs décennies auparavant.

 

Dans un EMS, établissement médico-social, de cette localité, le Foyer des Bonnes Espérances, l'un des locataires, Henri Simond, 90 ans, meurt en tombant dans les escaliers.

 

Alice Kappeler, une autre locataire, contemporaine du défunt, qui se déplace à l'aide d'un déambulateur à roulettes, pense tout de suite que cette mort n'est pas naturelle et en fait part à son petit-fils, Michael, lequel, au début, qualifie cette thèse de farfelue.

 

Alice en fait part également à Alfred Bise, son contemporain qui, des décennies plus tôt, avec un peu de persévérance aurait pu conquérir son coeur, et en la compagnie duquel elle se plaît aujourd'hui, après de récentes et tardives retrouvailles.

 

Quand, dix jours plus tard, survient une deuxième mort de locataire, celle de Maurice Chappuis, 91 ans, cette fois d'une crise cardiaque, Alice n'a plus de doute:

 

"Quelqu'un élimine discrètement les vieux de l'immeuble."

 

Intime conviction renforcée par le fait que, peu de temps avant son issue fatale, Maurice s'était montré agressif, tout comme Henri se l'était montré. Mais cela ne convainc toujours pas son petit-fils chéri, Michael, gêné que sa grand-maman se démène pour recueillir des informations, ici ou là, sur les deux défunts et joue à Miss Marple, l'héroïne d'Agatha Christie.

 

Alice parvient à reconstituer en partie une lettre anonyme à partir de fragments que Michael, sans conviction, est allé quérir à sa demande dans la poche poisseuse d'un veston de Maurice et qui se trouvaient mêlés à des mégots de cigarettes... Mais quelqu'un lui dérobe son puzzle péniblement reconstitué en pénétrant chez elle... avant qu'elle ne puisse le montrer à Michael. 

 

Une troisième mort, celle de Richard Jordan, 88 ans, retrouvé dans le lac du barrage du Pontet, lève les derniers doutes d'Alice. Michael consent alors à l'aider et met à contribution un ami, Josef André, qui travaille aux archives du Canton de Vaud.

 

C'est ainsi que sera établi que, du temps de la Deuxième Guerre mondiale, les trois morts se connaissaient. Mais, s'ils ont été intelligemment tués - leurs morts paraissent somme toute naturelles -, pourquoi l'ont-ils été? C'est ce que l'auteur révèle peu à peu au lecteur.

 

En effet Rachel Maeder alterne les chapitres qui se passent de nos jours et pendant la Deuxième Guerre mondiale. Se dessine alors l'esquisse d'un drame qui s'est joué des décennies plus tôt et qui vient trouver maintenant un épilogue déjà trois fois mortel. Y aura-t-il une nouvelle victime de ce qui apparaît comme une vengeance?

 

Rachel Maeder ménage le suspense jusqu'au bout et l'épilogue n'est pas celui auquel le lecteur, habilement induit en erreur, pouvait s'attendre...

 

Au-delà de l'intrigue proprement dite ce polar recueille les suffrages par la fidèle reconstitution d'une époque trouble, mise en contrepoint avec la nôtre, et par la sympathie que le lecteur ne peut manquer d'éprouver pour une vieille dame obstinée, intrépide en dépit de son handicap et qui, forte de caractère, ne se laisse pas détourner de son but par l'incrédulité des autres.

 

Au moment du dénouement, Alice fera preuve d'une sagesse qui n'est peut-être pas en conformité avec la norme, mais qui est conforme au juste oubli qui sied dans certaines circonstances.

 

Francis Richard

 

Qui ne sait se taire nuit à son pays, Rachel Maeder, 308 pages, Plaisir de lire

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24 mars 2014 1 24 /03 /mars /2014 23:30
"On ne dit pas "je" !" de Laure Mi Hyun Croset

Une des hantises des parents de notre époque est que leurs enfants deviennent un jour des toxicomanes. Ils savent que cela n'arrive pas qu'aux autres et que le monde de la drogue douce d'abord, puis souvent dure, n'est pas un paradis, mais un enfer auquel il est difficile d'échapper une fois qu'on y a pénétré.

 

En 2013, Laure Mi Hyun Croset fait un jour la rencontre de Lionel D., qui a vécu dix-sept années dans un tel enfer. A la fin de son énième et ultime cure de désintoxication - c'était huit ans auparavant -, il a rédigé un bilan de ces longues années passées sous l'emprise de la drogue et propose à la jeune femme de son âge de le lire et, peut-être, d'en faire un récit sous une forme plus littéraire.

 

L'auteur des Velléitaires, un recueil de nouvelles, et de Polaroïds, une autofiction, y a vu matière au roman vrai d'un homme, qui, aujourd'hui, DJ, officie avec son ordinateur portable dans un hangar, ancien dépôt transformé en discothèque, où l'on danse jusqu'au petit matin sur de la musique électronique.

 

Lionel, tout jeune, a le goût de l'évasion:

 

"Il rêve d'une autre existence, d'une enfance loin des contingences et des brimades quotidiennes."

 

Il n'est pas le seul de la famille à avoir ce goût-là. Sa grand-mère, Thérèse, s'est ainsi évadée de son mariage pour s'établir chez eux. Son père, Gérard, qu'il aime tant, a quitté un jour, à son tour, le domicile conjugal.

 

Sa mère, Danielle, qui s'est trouvé un compagnon, Jan, avec lequel il s'entend bien d'ailleurs, est rarement disponible pour lui. Et, dans le même temps, il doit exister comme elle voudrait qu'il existe, c'est-à-dire ne pas exister:

 

"Sa mère ne cesse de lui répéter: "Tant que tu resteras sous mon toit, tu feras ce que je te dis! Plus tard, tu feras ce que tu voudras!" ou encore: "On ne dit pas "je"!".

 

Aussi à l'école secondaire trouve-t-il terrain où exercer et accroître son aspiration à la liberté, qu'il ne peut avoir à la maison. D'autant que sa mère pour une peccadille - le vol d'une pièce d'un franc qui traînait sur la table de la cuisine - lui retire toute sa confiance.

 

C'est à ce moment-là, sans doute, il a 14 ans, que s'opère le tournant de sa vie:

 

"Le haschich permet à Lionel de s'échapper, le trichloréthylène l'aide aussi."

 

Un autre tournant est sa rencontre, à 16 ans, avec un groupe de punks que lui fait connaître le fils de la patronne de son père, qui est la propriétaire d'un magasin de disques de rock. Auprès de ses amis punks il se sent respecté, ce qui n'est pas le cas dans le bureau d'architecture où il commence un apprentissage.

 

Comme il ne déteste rien tant que de se dégonfler et qu'il prétend prendre des drogues dures, un jour, il accepte la ligne que lui propose une certaine Mélanie dans un autre groupe de punks qui vient de se constituer, puis il sniffe de l'héroïne à l'invite d'une autre fille, Mathilde. C'est le commencement d'une consommation festive de dope, uniquement le week-end.

 

Mais cette période tranquille ne dure pas. Il fugue, voyage, perd son emploi d'apprenti, reste cependant admis en cours, travaille chez un employeur tchèque que lui a trouvé l'Office d'orientation, zone avec ses potes, sniffe plus régulièrement de l'héroïne, parfois du LSD, mais réussit cependant sa première année d'apprenti.

 

C'est en deuxième année d'apprentissage qu'il dégringole parce qu'il s'ennuie:

 

"Il prend de plus en plus de LSD, fume de l'héro ou la sniffe, boit beaucoup de bière. En gros, le fric qu'il ne dépense pas en biens matériels, il le claque en brumes qui l'apaisent."

 

La suite de ce récit est le roman noir de la descente en enfer de Lionel et des conneries de plus en plus sérieuses qu'il enchaîne. Le plus curieux est qu'il parviendra à finir son apprentissage de dessinateur en bâtiment après avoir redoublé sa deuxième année...

 

Après sa période punk commencera à 21 ans sa période junk...

 

A plusieurs reprises, pendant ces dix-sept ans de toxicomanie, il tentera de s'en sortir, mais il retombera nombre de fois, connaîtra la prison, les établissements de sevrage, de thérapie et de cure, fera cependant un autre apprentissage, d'aide-monteur électricien cette fois.

 

Finalement - ses deux apprentissages réussis le prouvent -, Lionel, est heureusement très obstiné et met beaucoup de virulence dans tout ce qu'il entreprend...

 

Laure Mi Hyun Croset raconte les errances noires de Lionel au pas de charge. Les phrases sont courtes. Les faits, qui ne relèvent pas de la bibliothèque rose, se succèdent à un rythme endiablé. Ce qui donne l'impression que Lionel D. vit plusieurs vies, plusieurs morts et plusieurs résurrections...

 

Le portrait qui s'en dégage est celui d'un homme pris au piège, qui se débat comme un beau diable pour s'en échapper. Certes il a des torts indéniables, mais c'est quelqu'un qui justement les reconnaît et qui, au fond, n'est pas aussi noir que ses méfaits pourraient le laisser croire.

 

Et on ne peut que penser qu'il devrait bien avoir droit, après toutes ces épreuves surmontées, à goûter quelque peu aux bienfaits de ce monde...

 

Francis Richard

 

On ne dit pas "je"!, Laure Mi Hyun Croset, 96 pages, BSN Press

 

Livres précédents:

 

Les velléitaires (2010)

Polaroids (2011)

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22 mars 2014 6 22 /03 /mars /2014 13:15
"Médium" de Philippe Sollers

Ce qui est bien avec le roman, c'est qu'il échappe aux définitions.Quand on a dit qu'il s'agit d'une oeuvre de fiction d'une certaine longueur, on a tout dit et rien dit.

 

La plupart du temps on accole au mot roman un qualificatif pour préciser de quoi il retourne: baroque, romantique, épistolaire, libertin, comique, populaire, policier, historique etc. J'en passe et des meilleurs.

 

Le roman est donc un genre littéraire élastique, un genre littéraire fourre-tout. Philippe Solers s'est fait une spécialité des romans dont les intrigues sont minces et les digressions énormes.

 

Dans ses deux précédents romans, L'éclaircie et Trésor d'amour, les digressions étaient avant tout stendhaliennes, cette fois, dans Médium, elles sont principalement saint-simoniennes, non pas au sens du doctrinaire mais du mémorialiste.

 

L'intrigue est mince. Le narrateur est un professore français qui donne ses rendez-vous à Paris pendant la semaine et qui passe ses week-ends à Venise où il a un pied-à-terre. Il prend le dernier vol d'Air France le vendredi soir à 21 h 30 et repart le lundi en fin de matinée.

 

On ne lui connaît pas de compagne. Au regard qu'il porte sur les femmes, on sait seulement qu'il ne doit pas être homo...

 

A Venise, le professore  est cependant entouré de femmes, telles que Loretta, la petite-fille du patron du Riviera, qui est destinée, avec son mari Gianni, à lui succéder à la tête de ce petit restaurant qu'il fréquente et qui est situé sur les quais, du côté de la gare maritime, ou Ada, son ardeur - clin d'oeil à Nabokov -, son médium, qui connaît son corps mieux que lui-même et qui lui fait des massages tarifés, deux fois par semaine, et plus par affinité, ou encore Lydia, employée de Loretta qui vient également chez lui pour le ménage:

 

"Loretta, Ada, Lydia, petit opéra sensible."

 

Cet homme passe une partie de sa vie à écrire avec un stylo à encre sur du papier:

 

"On peut avoir le bras long, le pouce rapide, mais c'est la main experte qui pense. Un écrivain sans "main" est comme un ordinateur débranché, la mort habite ses phrases."

 

Il a écrit ces mots en pensant - dans manuel, il y a main - au Manuel de contre-folie que constituent à ses yeux les feuillets qu'a laissés le duc Louis de Saint-Simon, feuillets qui ne figurent pas dans ses Mémoires et où le mémorialiste médium pressent la folie humaine d'aujourd'hui:

 

"La folie a eu ses grands noms, ses génies, ses lettres de noblesse. Inutile de revenir là-dessus de manière romantique. Et puis, tout à coup, elle a explosé en pluie fine, elle est devenue vulgaire. Désormais, et c'est constamment prouvable, on vit chez les fous."

 

Les exemples de cette folie vulgaire fourmillent dans Médium et ce sont de véritables morceaux d'anthologie qui auront la vertu de ne pas plaire à tout le monde et qui ont celle de plaire à l'iconoclaste qui ne sommeille pas toujours en moi. Aussi pourquoi résisterais-je à la tentation d'en citer un passage.

 

La folie contemporaine met à l'honneur "l'écrivain ou l'artiste taré":

 

"Le taré est un fou plus prononcé que les autres, sa défectuosité est donc une qualité [...] Le taré incarne la folie courante, il fait de sa tare un produit de beauté. Une exposition d'art taré sera très suivie, un roman profondément taré, à base de tare sexuelle, connaîtra immédiatement la meilleure des publicités. Le taré d'aujourd'hui n'a rien à voir avec celui que stigmatisaient les dictateurs. Il est normal, confortable, actif, astucieux, opportuniste, allumé."

 

Et je ne résiste pas davantage à la tentation de citer quelques exercices pratiques de contre-folie préconisés par le narrateur:

 

"- Laisser passer trois bus sans les prendre.

- Envoyer, pendant un mois, toujours le même tweet: "Le duc vous attend au tournant", je répète: "Le duc vous attend au tournant."

- Lire des classiques chinois de 3 heures à 5 heures du matin.

- Faire du vélo d'appartement, la nuit, pendant une heure.

- Brancher la télé ou des DVD sans le son.

- Comprendre à fond des expressions comme "Je m'en bats l'oeil", ou "Un air entendu".

- Décommander des rendez-vous sans explications.

- Refuser les voyages."

 

Vous ai-je dit que l'épigraphe du livre est de Blaise Pascal, formule entendue sur Médium, l'émission en français de Radio-Shanghai, sur ondes ultracourtes?

 

"Qui aurait trouvé le secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire, aurait trouvé le point. C'est le mouvement perpétuel."

 

Francis Richard

 

Médium, Philippe Sollers, 176 pages, Gallimard

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20 mars 2014 4 20 /03 /mars /2014 22:05
"Marine et Lila" d'Abigail Seran

Au moment d'une rencontre avec une personne, nous ne savons pas si elle sera sans lendemain ou si, au contraire, elle aura une influence sur notre vie, une petite ou une grande influence, une influence bonne ou mauvaise. C'est l'incertitude de la vraie vie, qui ne vaudrait pas la peine d'être vécue autrement.

 

Si notre dignité d'êtres humains nous conduit à nous comporter en êtres libres, nous ne maîtrisons en effet que dans une certaine mesure ce qui nous entoure et, souvent, un petit rien est le facteur déclencheur de conséquences imprévisibles pour nous, auxquelles force nous est de nous adapter, ce qui se fait, en principe, dit-on, de mieux en mieux avec l'expérience...

 

Dans le roman d'Abigail Seran, il n'y aurait pas d'histoire s'il n'y avait pas au départ une rencontre fortuite entre deux femmes, Marine et Lila.

 

Un mercredi, Lila Belezam se rend à la poste d'un quartier où elle se rend régulièrement ce jour de semaine. Une fois son opération faite, elle s'apprête à partir et s'en va déjà quand la guichetière, Marine Drehan, l'interpelle pour lui signaler qu'elle oublie son portemonnaie. Pour la remercier Lila propose à Marine, qui accepte, après un court moment d'hésitation, de prendre un café avec elle.

 

C'est le début d'une grande amitié improbable. Car Marine a la soixantaine et quelque, et Lila un peu plus de la trentaine. Marine est employée de la poste et Lila médecin dans un hôpital. Marine est veuve d'un professeur de littérature médiévale, qui était de trente ans plus âgé qu'elle - elle l'avait épousé en dépit des jaseries -, et Lila mariée avec Jules, ingénieur des Ponts et Chaussées, du même âge, souvent en déplacement. Marine a une fille de quarante-cinq ans, Moira, qui vit aux Etats-Unis, et Lila un petit garçon de huit ans, Antoine.

 

Tous les mercredis, dès lors, Marine et Lila prennent le café ensemble, à la terrasse ou à l'intérieur du même bistrot de Versailles.

 

Quand les vacances scolaires d'été surviennent, Marine propose très naturellement à Lila de venir chez elle avec Antoine prendre le café, pour ne pas rompre le lien. Marine fait la conquête d'Antoine, surtout à partir du moment où, lui faisant confiance, elle lui permet d'explorer sa remise, un capharnaüm plein de trésors, et où il fait la rencontre du chat Fenouil, vieux compagnon de Marine.

 

Quand Jules, Lila et Antoine partent en vacances dans leur maison de l'île, Lila envoie des cartes postales à Marine, et Antoine, une seule, où il propose que la prochaine fois elle vienne avec eux. A chaque carte postale, Marine répond par une lettre à Lila et par une autre à Antoine. Toutes ces lettres de Marine les attendent à leur retour.

 

Bien que réticent, Jules fait à son tour connaissance avec Marine et est également conquis. D'heureux liens se tissent donc entre eux jusqu'au jour où Lila apprend que Marine est sous dyalise et que, pour ce faire, elle se rend trois fois par semaine à l'hôpital où elle exerce. C'est le grain de sable, qui, comme souvent dans l'existence, vient gripper le cours des choses.

 

Marine vit avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Pour continuer à vivre normalement, il faudrait qu'elle bénéficie d'une greffe d'un rein compatible, mais il y a peu de donneurs et la liste d'attente est longue. La fin de l'histoire est la quête d'une solution pour que vive Marine et pour que son bonheur retrouvé grâce à sa  nouvelle famille - Jules, Lila et Antoine - ne se perde pas.

 

Ce roman a beaucoup de charme et il a des vertus roboratives. Tous les personnages en sont attachants non seulement parce qu'ils ont un accent de vérité, mais parce qu'ils ont plus que cela: ils s'incarnent réellement et très naturellement dans l'imaginaire du lecteur, qui se prend à les aimer.

 

Marine apparaît comme une sympathique charmeuse. Lila comme un docteur compétent et sensible, connaissant son sujet. Antoine a des mots d'enfant, un enfant qui peut être tour à tour sérieux ou facétieux.

 

Et jusqu'au bout on espère que les liens tissés entre ces êtres, et qui ont quelque chose de fabuleux, ne seront pas rompus. Mais est-ce possible quand des lois édictées par des hommes ne permettent pas de trouver une solution humaine ou quand des préjugés s'y opposent?

 

Francis Richard

 

Marine et Lila, Abigail Seran, 232 pages, Plaisir de lire

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12 mars 2014 3 12 /03 /mars /2014 21:30
"Paris nécropole" de Stéphane Lambert

Quand on est attiré uniquement par le sexe opposé, comme c'est mon cas, on a bien du mal à imaginer ce que sont réellement les amours homosexuelles. Qu'elles existent depuis que le monde est monde ne change rien à l'affaire, d'autant qu'elles ne touchent qu'une minorité de nos soeurs et frères humains.

 

La littérature et la poésie grecques et latines donnent nombre d'exemples de ces amours. Mais, depuis la chute de l'empire romain et l'avènement de la chrétienté, pendant des siècles, elles avaient disparu du monde des lettres, du moins au grand jour, et n'étaient réapparues, à ma connaissance, qu'à la fin du dix-neuvième siècle, que Léon Daudet qualifiait de stupide.

 

Aujourd'hui c'est presque devenu banal que soient évoquées de telles amours dans des poèmes ou des romans. Le dernier livre de Stéphane Lambert fait partie de cette nouvelle banalité, qui n'épargne pas au lecteur les sentiments et les désirs qui lui sont propres.

 

Aussi ce livre n'aurait-il pas attiré mon attention s'il n'avait été que cela, un hymne à l'amour et au désir masculin pour des âmes et des corps masculins. Encore que mon empathie naturelle pour mes semblables m'incline à chercher à les comprendre, surtout quand ils manifestent quelque différence...

 

Nathaniel Bodler est écrivain. Il a vécu à Bruxelles pendant sept ans avec Jude, son compagnon. Ils se sont séparés il y a un peu moins de cinq ans. Jude est parti avec une autre... Nathaniel apprend le décès de Jude alors qu'il se trouve à Vilnius. Jude voyageait à bord d'un A330 qui reliait Paris à Los Angeles et qui s'est abîmé en mer.

 

A Vilnius, Nathaniel, 35 ans, très attiré par Tom, son contemporain, un écrivain gallois rencontré deux jours plus tôt à un colloque sur l'identité européenne, rate l'occasion, au sommet de l'Observatoire de l'Université, d'embrasser cet homme marié dont la femme attend un enfant. Il se console comme peut le faire un lettré:

 

"Les occasions ratées, me répétai-je, sont pour les romanciers d'excellents incipits. N'était-ce pas comme cela qu'on devient écrivain, raisonnai-je. On prenait d'abord l'habitude de rater les occasions, puis on prenait celle de se réjouir de les avoir ratées, puisqu'on en ferait un sujet d'écriture."

 

Faute d'avoir embrassé Tom, Paris s'impose à lui comme destination, sans doute pour se rapprocher de Jude disparu, qui y avait élu domicile à leur séparation. Il s'installe dans un studio aménagé dans un ancien monastère, à côté de la gare de l'Est, y broie du noir et y mâche de la boue. Sa solitude semble être son dernier rêve, sa dépression, sa dernière révolte.

 

De là, il finit pourtant par sortir, arpente les rues de la Ville Lumière, et met ses pas dans ceux de Rilke empruntés un siècle avant lui; de là il se rend au Louvre où le fascine, entre autres, La barque de Dante ou Dante et Virgile aux enfers d'Eugène Delacroix. Les écrivains ne sont-ils pas liés par-delà les siècles où ils sont nés?

 

A Vilnius, Nathaniel s'était rendu avec Tom dans un cimetière. Ici, à Paris, il s'était promis d'éviter les cimetières:

 

"Mais j'avais fait de cette ville un cénotaphe à la mémoire de Jude. Une vivante nécropole."

 

Ce qui ne l'empêche pas, lors d'une de ses errances dans cette ville qui n'est pas sienne, de descendre dans ses catacombes et d'éprouver du désir, dans ces couloirs des morts (qui sont les seuls à savoir), pour un touriste britannique qui déambule devant lui...Ce qui ne l'empêche pas de se rendre au Père-Lachaise avec North, l'ami retrouvé, l'amoureux secret, qui s'était jadis effacé derrière Jude.

 

Nathaniel est sujet, la nuit, à une telle agitation que le demi-somnifère qu'il prend est insuffisant à combattre ses insomnies:

 

"Chaque nuit il fallait assommer l'agitation à coup de somnifère, mais je sentais, alors que je dormais je sentais l'agitation continuer de travailler sous mon sommeil, et grignoter l'effet soporifique du médicament jusqu'à me réveiller bien avant l'aube sans plus de remède."

 

Paris sera-t-il propice à l'oubli de Jude? Nathaniel y a-t-il vraiment cherché son souvenir? Nathaniel va-t-il trouver enfin son inspiration d'écrivain et la paix de l'âme? Sera-ce auprès de North ou auprès du célèbre amateur d'art François Priester, qui est d'un autre monde, celui des gens fortunés dont les moyens leur permettent tout et qui savent faire vibrer avec leur or leur chant des sirènes?

 

Au-delà des tribulations amoureuses de Nathaniel, ce roman, à l'écriture classique, si le fond ne l'est pas toujours, est une promenade parisienne, à la fois littéraire et artistique. Et j'aime que l'auteur fasse observer au lecteur que Rilke, Balzac, Proust et Verlaine sont tous morts à 51 ans, et que son personnage en donne, en définitive, cette explication poétique:

 

"Je voyais, en cet âge commun de mortalité, une forme d'union sacrée où ne comptaient plus les mots, une manière de s'effacer communément dans la béance du nombre 51, de se retirer ensemble à cet endroit précis où commençait le silence."

 

Francis Richard

 

Paris nécropole, Stéphane Lambert, 224 pages, L'Age d'Homme

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8 mars 2014 6 08 /03 /mars /2014 19:15
"Le corps déchiré" de Fabienne Bogadi

C'est une banalité de dire que les années d'enfance sont décisives dans ce que les êtres humains deviennent plus tard. Il est non moins banal de dire qu'ils sont au moins duals - si dualité il y a, elle se révèle dès que les circonstances s'y prêtent - et qu'ils ont leurs parts d'ombre et de lumière.

 

Le roman de Fabienne Bogadi, Le corps déchiré, serait banal s'il se contentait de confirmer seulement la vérité ordinaire de ces deux banalités existentielles. Il est original parce que son héroïne, Rose, dont la vie pourrait en être l'illustration, n'a tout de même pas un destin comme tout le monde et parce que l'auteur a sa musique propre et ses propres images pour la raconter.

 

Rose donc est petite fille quand son père, qu'elle surnomme le Chat - elle donne volontiers des surnoms d'animaux ou des surnoms génériques, qui les caractérisent, aux personnes qu'elle croise ou qui vivent avec elle - l'abandonne sans mot dire, la laissant à sa mère, la Poupée.

 

Son père, c'est le Chat, parce qu'il est "insaisissable et solitaire". Sa mère, la Poupée, parce qu'elle passe infiniment de temps à se pomponner et qu'elle est "jolie. Et insensible. Et dure". La Poupée ne s'occupe guère de Rose sinon pour la rabrouer, l'abaisser, l'humilier, la rouer de coups. Elle est beaucoup plus intéressée par les messieurs, et notamment par le Renard.

 

Heureusement qu'il y a dans la vie de Rose sa professeure de dessin, la Fée, qui a "une voix de miel", "des cheveux de soie légère", "un regard d'eau".C'est la Fée qui détecte son talent et qui lui offre un livre d'images, le Livre des merveilles, qui ressemble à un conte pour adultes. Malheureusement la Fée perd son emploi, en retrouve un autre, mais loin de là et déménage...

 

Les choses basculent pour Rose quand, un jour que la Poupée veut qu'elle la laisse seule, avec son chéri, le Renard, elle fait la rencontre fatale du Masque, Solann, un beau garçon, aux yeux de Chien, "en fentes veloutées".

 

Sans ménagement et sans tendresse Solann la déflore et surgit, dès lors, de manière imprévisible, pour faire vite son affaire, repartant sans un mot, comme il est venu. Mais il est si beau... Et, un soir fatidique, Solann l'emmène en boîte, en fait dans une usine vide et désaffectée, où ils retrouvent "des garçons écrasés par l'ennui".

 

Vers une heure du matin, après qu'ils ont éclusé bières, écouté musiques binaires, regardé Rose dansé pour eux, sur invite de Solann six d'entre eux montent dans sa voiture avec lui et Rose, qui s'est sentie belle, la reine de la soirée, pour continuer la fête dans un endroit plus tranquille, en fait dans la forêt, où ceux qu'elle appellera les Loups, la violent en réunion avec leurs "poignards" et la traumatisent à jamais.

 

Ce qui permettra, toutefois, à Rose de survivre à ce traumatisme, c'est de se lancer à corps déchiré perdu dans les études mathématiques et dans la peinture d'une fresque de femmes sur le mur de sa chambre. Aussi, quand sa mère la quitte à son tour et lui laisse l'appartement, devenue comptable, Rose peut-elle subvenir à ses besoins, ayant un emploi dans une multinationale, et continuer de laisser libre cours à son bonheur d'expression picturale.

 

En écoutant Shine on you crazy diamond, des Pink Floyd, en elle une brèche s'ouvre et une corde se met à vibrer doucement. C'est la révélation du désir et de l'envie soudaine et brutale de bras qui l'entourent et la serrent...

 

Une conversation entendue au bureau l'incite à s'inscrire sur des sites de rencontres. Elle rencontre successivement, sous le pseudo de Rose celui qu'elle croit être un Cerf et qui n'est qu'un Rat, sous le pseudo d'Eros celui qui n'est qu'un Ours imbu de lui-même, sous le pseudo de Chloris celui qui se fait appeler le Sphynx et qui, hormis les yeux, est affreux, sous le pseudo Reine des Neiges celui qui a tout de l'Araignée.

 

A l'occasion de ces rencontres, la part d'ombre de Rose, l'Ombre, se révèle plutôt que le désir, "une part perverse et lunatique, une part étrangère, qui a de drôles d'idées et qui dessine des personnages effrayants".

 

L'Ombre, une autre que Rose, en qui elle se dédouble et qui lui fait peur, se montre d'une cruauté qui ne fait que croître dans ses raffinements à chaque nouvelle rencontre et qui, inconsciemment, la venge des Loups, dont l'épisode n'est finalement pas le seul horrifique du livre.

 

Le travail de Rose dans sa multinationale se ressent de ce chaos qui s'installe en elle entre l'Ombre et la Fleur, de cette colère qui monte en elle et qui est celle qui brillait dans les yeux de sa mère qui ne l'a pas protégée. Aussi est-elle licenciée pour maladie, absence et erreurs répétées.

 

N'est-ce pas une opportunité pour elle de partir pour le Sud, où un livre exposé sur un chevalet dans une librairie lui a donné envie de s'installer? Mais pourra-t-elle échapper à ses démons et tourner la page maintenant qu'elle a la quarantaine?

 

Fabienne Bogadi va fort, très fort, et, en même temps, elle ménage des moments de répit qui précèdent les tempêtes. Son livre malmène, fascine. Car il fait entendre une musique par moment tendre, par moment cruelle. La dualité...

 

Et ce n'est pas seulement le corps de Rose qui est déchiré, mais également l'esprit de celui ou de celle qui lit ce livre, dont la fin apparaît comme une délivrance après tant de chahut, avec pourtant comme des regrets qu'il se termine déjà.

 

Francis Richard

 

Le corps déchiré, Fabienne Bogadi, 344 pages, Olivier Morattel Editeur

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2 mars 2014 7 02 /03 /mars /2014 22:30
"Tout à fait homme" de Barbara Polla

Dans son livre précédent, Tout à fait femme, Barbara Polla disait qu'elle avait un penchant pour les hommes qui sont tout à fait hommes. Qu'entendait-elle par là? Les hommes avec lesquels elle pouvait échanger.

 

Une phrase de son livre, tournée comme une petite annonce, indiquait implicitement quels hommes pouvaient prendre part à ces échanges avec elle:

 

"Femme, libre et fidèle à soi-même, cherche homme avec lequel échanger, libre et fidèle à soi-même."

 

Il s'agissait donc d'échanges sur un pied d'égalité, mais peut-être pas au sens féministe habituel. D'ailleurs, Barbara Polla tient des propos qui ne le sont pas... et adjure les hommes, à la fin de son livre:

 

"Ne laissez jamais l'habitude obscurcir vos rêves."

 

Pour écrire son livre, Barbara Polla a rencontré pas moins de deux cents hommes, qu'elle appelle ses hérauts, c'est-à-dire ceux qui ont accepté de lui parler d'eux-mêmes, en tant qu'hommes, librement, fidèles à eux-mêmes. Puis elle a écrit son livre, l'été dernier, au château d'Ercourt, la résidence d'artistes créée par Michaela Spiegel en Normandie, où elle a rencontré ses tous derniers hérauts.

 

Ce qui est caractéristique chez Barbara Polla, c'est la liberté de ton, la remise en cause des poncifs sociaux et le naturel avec lequel elle aborde les sujets les plus tabous. Il n'est donc pas étonnant que ses deux cents hérauts se soient confiés à elle, sachant qu'ils pouvaient lui parler sans trop de retenue et qu'elle respecterait leur anonymat.

 

Qu'est-ce qui les fait hommes, les hommes? Le fait d'avoir un sexe et un corps physiques, que leur objet-sexe soit pour eux, dès le début de leur existence, un jouet, un hochet vivant:

 

"Le sexe du garçon change de forme et de fonction quand on le manipule et apporte du plaisir à celui qui joue avec (bien avant d'en apporter ensuite à ses partenaires)."

 

Le fait que cet objet-sexe, au moment de la puberté, devienne non seulement objet de plaisir, mais instrument de production:

 

"Plaisir et production deviennent indissociables."

 

Cette production doit se comprendre au sens large et recouvre par la suite production de "matière", d'objets de toutes sortes et d'oeuvres d'art de toutes sortes également... qui sont en réalité autant de substituts au bon fonctionnement du sexe.

 

L'homme est dual. En latin il y a d'ailleurs deux mots pour exprimer cette dualité, homo  et vir. Le premier, c'est l'homme dans toutes ses dimensions; le second, l'homme dans le désir (sans lequel il n'est pas de vie: l'absence de désir, c'est la mort), l'homme en érection.

 

Cette dualité se retrouve dans les  deux états du sexe masculin, le pénis et le phallus. Comme Barbara Polla  l'avait déjà fait remarquer dans son livre précédent, il est peu d'artistes-femmes jusqu'à récemment, qui aient représenté le sexe masculin, a fortiori  érigé. Or, sans représentation, précise-t-elle, il n'y a pas connaissance et "à ne pas le représenter on annule le sexe masculin"...

 

Le sexe masculin remplit deux fonctions: "donner du plaisir et donner la vie". Barbara Polla appelle de ses voeux une révolution des mentalités, qui changerait "complètement la vision que les hommes ont d'eux-mêmes et les relations entre hommes et femmes":

 

"Imaginons qu'en public comme en privé, plus personne ne dise à aucune femme: "Fais attention aux hommes", mais uniquement: "Réjouis-toi des hommes"? Imaginons encore que tous et toutes reconnaissent la beauté vitale, la puissance, le phénomène inouï des deux états, pénis et phallus... que toutes et tous se réjouissent de l'érection et lui reconnaissent son rôle fondamental: donner du plaisir, toujours, et la vie, quand la femme le désire, elle aussi?"

 

Si l'homo erectus est un homme en érection, il est avant tout celui qui s'est mis debout. On retrouve les liens entre cette posture et le sexe masculin dans la résistance, notamment en politique, dans les formes multiples de créativité, notamment en architecture.

 

Comme vu plus haut, vir n'est pas seulement l'homme en érection, mais l'homme dans le désir. Les hommes que Barbara Polla a rencontrés lui ont parlé de l'importance pour eux que revêt le désir pour la femme, c'est-à-dire toutes les femmes. Elle leur demande toutefois de le leur dire:

 

"Chers hommes, si je ne fais pas erreur, si je vous ai bien entendus, si je vous ai bien compris, si le désir, les désirs, leur force et leur multiplicité, sont bel et bien essentiels pour vous, dans ce cas, expliquez-nous à haute et intelligible voix, la physiologie, la nécessité, la "bonté" de vos désirs. Alors peut-être, nous femmes, toutes ensemble, reconnaîtrons-nous votre droit au plaisir de désirer d'autres femmes, et les bienfaits de ces désirs assouvis ou non."

 

Car, pour les hommes, la monogamie semble impossible:

 

"Dans le collectif d'hommes avec qui j'ai eu le plaisir d'interagir pour la préparation de ce livre, peu nombreux sont monogames au sens strict du terme."

 

Si les hommes aiment la femme, c'est parce qu'elle les a mis au monde. Les mères aiment de manière inconditionnelle leurs fils, en qui elle voit l'homo, tandis que les femmes "d'après" voient le vir dans les hommes qu'ils sont devenus et les aiment de manière conditionnelle. Ils ne peuvent plus faire l'enfant...

 

Quand les hommes atteignent l'âge mûr en même temps que leur femme, ils sont attirés par des femmes plus jeunes. Barbara Polla, dans son livre précédent, expliquait cette attirance par le potentiel de fertilité qu'elles représentent. Cette fois, elle ajoute que leur femme qui est en général du même âge qu'eux a maintenant celui que leur mère avait quand ils se sont "encouplés" avec elle... Les femmes mûres ne devraient-elles pas oublier qu'elles sont mères pour redevenir femmes-femmes, "vieilles et jolies"?

 

L'homme, comme vu plus haut, peut jouer dès le plus jeune âge avec son sexe-objet. Ce qui fait dire à Barbara Polla:

 

"Cette conjonction riche et forte, "objet - jeu, plaisir/forme et fonction", me semble déterminante pour comprendre la propension de l'homme à jouer, toute sa vie. Ils confirment."

 

Ce serait pourquoi, depuis la nuit des temps, les hommes ont créé des jouets, puis des machines... Ils aiment le jeu, qui est "libre, séparé, incertain, improductif, réglé et fictif". Qu'il s'agisse de sexe, de cartes, d'art, de sport ou de moto, ils s'y adonnent librement, dans un lieu dédié, en prenant des risques - "risquer, c'est ressentir la vie en jouant avec la mort" -, en faisant oeuvre inutile, en observant des règles, en fantasmant...

 

Barbara Polla relève à propos du fantasme:

 

"Le désir unifie l'érotisme et la pornographie, dans le fantasme plus que dans l'acte pour l'érotisme, dans l'acte plus que dans le fantasme pour la pornographie. Dans l'image, dans tous les cas. Dans la création, donc, si tant est que les images sont toujours des créations."

 

Si les hommes doivent dire aux femmes "la physiologie, la nécessité et la "bonté"" de leurs désirs, ils doivent veiller jalousement sur leur intimité et les femmes ne pas y faire d'intrusion:

 

"Les secrets doivent le rester, et si nous cherchons à les percer, nous prenons le risque de tout perdre: l'homme, ses secrets et l'amour."

 

Alors Barbara Polla demande instamment aux hommes de dire vraiment aux femmes "ce qu'ils désirent, pourquoi, comment, dans le sexe et dans leurs vies", sans crainte de les blesser:

 

"En écoutant les hommes, tout au long de la préparation de ce livre, en les suivant, je me suis rendu compte que la plupart ne s'octroient pas la liberté de dire ce qu'ils font. Ils savent ce qui est important pour eux, ils le vivent, mais ne le disent pas. Cette liberté de dire - au sens d'affirmer et non pas de dévoiler ses secrets - leur est confisquée, par eux-mêmes avant tout. Mais, parmi toutes les libertés, celle de dire est essentielle."

 

Les homosexuels ont eu ce courage de dire. Alors, pourquoi pas les hétérosexuels?

 

Francis Richard

 

Tout à fait homme, Barbara Polla, 256 pages, Odile Jacob

 

Livre précédent:

 

Tout à fait femme

 

Lundi 31 mars 2014, au Théâtre du Grütli - GenèveBarbara Polla sera l'invitée des Grands Débats organisés par Payot LibraireL'Hebdo et le Théâtre du Grütli autour de son ouvrage Tout à fait homme. Le débat sera animé par Isabelle Falconnier.

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27 février 2014 4 27 /02 /février /2014 20:10
"Ne neige-t-il pas aussi blanc chaque hiver?" de Silvia Ricci Lempen

Connaissons-nous vraiment ceux que nous connaissons?

 

C'est une question que nous pouvons nous poser. Il y a en effet en chaque être humain une part de mystère. Cette part ne nous est pas seulement celée par les taiseux, mais tout autant par les volubiles.

 

Notre liberté résiduelle, lorsqu'elle est menacée, se dissimule d'ailleurs dans ce jardin secret que nous cultivons, souvent bien inconsciemment, mais qui nous sert de refuge contre les avanies.

 

Certes, d'aucuns lisent parfois dans des pensées des autres, mais il est toujours - et c'est heureux - quelque chose qui leur échappe, même si ces autres n'arborent pas devant eux une face de joueur de poker.

 

Pour cerner la personnalité de Constance Dargaud, l'héroïne de Ne neige-t-il pas aussi blanc chaque hiver, Silvia Ricci Lempen multiplie les approches et son portrait se dessine par petites touches successives, sans pour autant apparaître jamais complètement dans toute sa nudité aux yeux du lecteur, à qui est laissé tout loisir d'imaginer.

 

Constance écrit un roman dans lequel elle transpose une part de sa vie. Elle écrit aussi des lettres, par courrier électronique, à son ancien amant, Gerhard, dont elle s'est séparée, sans qu'il ne comprenne trop bien pourquoi.

 

Et c'est Gerhard qui transmet un beau jour ledit roman, inachevé ou pas - nul ne le sait ni ne le saura jamais -, à un éditeur, lui demandant de le publier sous le simple prénom de Constance, assorti d'une postface de son cru.

 

Comme dans le roman, Constance est une femme aux "yeux si clairs qu'il était difficile d'en soutenir le regard" , aux "cheveux épais, entre le brun, le fauve et le violet". Elle habite une grande maison retirée, dans la campagne, dont elle a hérité et où elle s'est installée, solitaire, pour écrire.

 

André dans le roman, comme Gerhard dans la vie, a un fils avec qui il a du mal à communiquer, Christophe dans le roman, Thomas dans la vie, l'un comme l'autre malmené par l'existence. Car, André, comme Gerhard, est divorcé et son fils, comme celui de Gerhard, vit tantôt chez son père, tantôt chez sa mère.

 

André a rencontré Constance par hasard, sur la route isolée menant chez elle. Nous ne saurons si le hasard a joué un même rôle dans la rencontre de Constance et de Gerhard qu'en lisant la post-face de ce dernier.

 

Une phrase d'un de ses amants a frappé Constance, qui la confie dans une lettre électronique à Gerhard au premier tiers du livre:

 

"Ne neige-t-il pas aussi blanc chaque hiver?"

 

Constance l'avait alors interprétée comme "pour dire la candeur de l'amour":

 

"A présent je l'entends comme la révélation du tout petit peu que nous pouvons comprendre, à notre mesure humaine, de l'éternité."

 

Dans cette même lettre électronique, elle donne une indication sur la signification qu'elle donne au disque de Phaestos auquel s'intéressent beaucoup André, depuis qu'il l'a vu lors de vacances en Crète au Musée archéologique d'Héraklion, et la Constance du livre comme celle de la vie:

 

"L'histoire du disque, pour moi, c'est une histoire qui tourne en rond, qui n'a pas de solution, qui ne peut pas en avoir."

 

Il faut dire que les deux faces de ce disque, reproduit sur la couverture du livre, sont recouvertes de signes en spirale qu'on n'a pas encore réussi à déchiffrer et qui donnent lieu à de multiples interprétations contradictoires, comme pourra le constater Gerhard en allant sur un forum Internet pour tenter d'en percer l'énigme.

 

Faut-il donc essayer de tout comprendre, de tout élucider? Au fond, le charme de ce roman, comme dans la vraie vie, n'est-il pas de ne pas livrer tous ses secrets et de n'offrir d'autre solution que la disparition?

 

Une solution de continuité en quelque sorte...

 

Francis Richard

 

Ne neige-t-il pas aussi blanc chaque hiver?, Silvia Ricci Lempen, 216 pages, Editions d'En Bas

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22 février 2014 6 22 /02 /février /2014 19:00
"Lettres béninoises" de Nicolas Baverez

Le procédé est connu. Pour prendre de la distance avec un sujet, rien de tel que de le soumettre au regard d'un étranger dépourvu de préjugés, sinon favorables, ce qui permet de faire encore mieux ressortir ses déconvenues.

 

Charles-Louis de Secondat de La Brède, baron de Montesquieu, l'a utilisé avec bonheur, dans ses Lettres persanes. Publiée il y a bientôt trois siècles, cette correspondance reste d'une brûlante actualité, comme le prouve la citation de la lettre 146 mise par Nicolas Baverez en exergue de ses 35 Lettres béninoises, échangées du 30 septembre au 26 octobre 2040.

 

Il s'en est passé des choses au cours du dernier quart de siècle qui a précédé cet échange. L'Afrique est au beau milieu de ses Trente glorieuses. Les pays émergents ont émergé. L'Europe a décliné. La zone euro s'est disloquée. Le Royaume Uni a retrouvé des couleurs grâce à sa nouvelle Dame de fer, Virginia Marley, d'origine jamaïcaine. La France du président Lamentin est, elle, au bord du gouffre.

 

L'actuel directeur du FMI est un Béninois, Alassane Bono. Grâce à une bourse d'excellence qui lui a été attribuée par la France quand il était lycéen, il a pu faire des études à Paris dans des conditions toutefois difficiles, le froid, la solitude, le manque d'argent. Ce qui ne l'a pas empêché de toujours considérer avoir une dette envers la France. Aujourd'hui, compte tenu de sa position, il lui semble que le jour est venu pour lui de l'honorer.

 

Alassane Bono se rend donc à Paris avec trois autres représentants de son organisation, l'américain Doug, le chinois Zu et le brésilien Fitzcareldo, pour se livrer à un audit du pays. Le constat de ce quartette est accablant:

 

"Sur le plan économique, trois décennies de croissance zéro ont conduit la France du cinquième au vingt-cinquième rang mondial. Sur le plan monétaire, une inflation de plus de 10% par an et une dévaluation de quelque 80% du franc depuis la sortie de la zone euro. Sur le plan social, un chômage structurel de masse qui touche plus de 25% de la population active et 65% des jeunes de moins de vingt-cinq ans. [...] Sur le plan financier, une dette insoutenable de 185% du PIB, après trois plans d'ajustement dont aucun n'a été mené à terme."

 

Sur le plan politique, l'histoire montre que cela ne vaut guère mieux:

- 2025: première grande crise de la dette

- 2031: sortie de la zone euro

- 2032: victoire de l'extrême-droite à l'élection présidentielle sur fond de guerre civile et de banqueroute

- 2034: création de la VIe République parlementaire pour conjurer un putsch militaire

- 2040: faillite annoncée.

 

Alassane Bono échange des lettres avec sa femme Stella Haïdjia, ses enfants Sarah, Jonas et Reckya, et son directeur de cabinet, Blaise Koupacku, tous Béninois comme lui. Tous essaient de le convaincre qu'il se fourvoie quand il persiste à vouloir aider la France à échapper au défaut, alors qu'elle s'est montrée incapable de tenir ses engagements après les ajustements du FMI de 2025, de 2029 et de 2034. Il risque même, s'il s'obstine, à ne pas être reconduit dans ses fonctions. Car plus personne dans le monde ne croit plus à un possible redressement de la France:

 

"Plus la France s'enfonce dans la crise, plus elle court à la faillite, et moins elle change. Elle reste suspendue à son rêve de voir la planète entière adopter son prétendu modèle. Elle refuse l'évidence: elle est devenue un enfer pour les Français et un repoussoir pour le reste du monde. L'impôt relève ici de la foi religieuse. Il est considéré comme inépuisable et sans limites. Plus nombreuses sont les richesses qu'il détruit, plus élevés sont les taxes et les taux. Il tue les flux économiques et donc la croissance. Il spolie le capital par son caractère confiscatoire. C'est alors que la solution naturelle consiste à taxer les autres."

 

Au cours de son séjour parisien, Alassane Bono rencontre les principaux dirigeants français et ne peut que constater:

 

"Ils ont depuis longtemps rendu les armes devant l'opinion. Ils devancent les pulsions collectives les plus démagogiques au lieu de faire la pédagogie du changement. Ils cultivent le déni au lieu d'agir et de confronter les citoyens au monde réel, au prétexte qu'ils ne le supporteraient pas."

 

A l'issue de son séjour de près d'un mois en France, Alassane Bono va-t-il tout de même honorer la dette qu'il croit avoir envers la France en allégeant une nouvelle fois la dette de celle-ci? Quelle position le FMI adoptera-t-il in fine à son propre égard et à celui de la France? Telles sont les questions auxquelles répond cette correspondance.

 

En extrapolant dans le futur les tendances actuelles de la France depuis des décennies, Nicolas Baverez en tire les conséquences inéluctables. Réussira-t-il mieux par ce procédé pédagogique, qui utilise la fiction, que par des arguments, qui prennent appui sur la pure et dure réalité, à convaincre les Français qu'il faut changer de cap? Rien n'est moins sûr, mais il aura une nouvelle fois essayé... avec brio.

 

Francis Richard

 

Lettres béninoises, 192 pages, Nicolas Baverez, Albin Michel

 

Livre précédent:

 

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  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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