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8 juillet 2013 1 08 /07 /juillet /2013 18:40

Un été de trop AESCHLIMANN"L'amour a ses raisons que la raison ne connaît point".

 

Ce célèbre aphorisme de Blaise Pascal, placé en exergue de la troisième partie du premier roman d'Isabelle Aeschlimann, le résume fort bien. Car ce roman traite de l'amour impossible, déraisonnable, entre un homme et une femme.

 

Cet amour est impossible pour plusieurs raisons et notamment parce qu'il est plus âgé qu'elle, de quinze ans, qu'il est marié et qu'elle est célibataire, qu'ils ont tous deux des scrupules.

 

Il y a huit ans Lola est venue de Suisse passer trois mois, comme jeune fille au pair, dans une famille d'une petite ville d'Allemagne, Offenburg.

 

Markus et Andrea Kaiser sont mariés depuis douze ans. Ils ont trois petits enfants, deux filles et un tout petit garçon. Un été, qui s'avérera de trop pour Lola, ils font appel à elle pour donner un coup de main à Andrea.

 

Markus et Lola très vite se sentent faits l'un pour l'autre, mais n'osent pas se l'avouer à eux-mêmes, ni même se l'avouer vraiment l'un à l'autre.

 

Ils se rapprochent, font des choses ensemble, vont même un jour jusqu'à s'embrasser, mais il ne se passe rien de plus entre eux, au cours des trois mois d'été que Lola passe chez Andrea et Markus.

 

Il faut dire qu'à l'époque elle a dix-sept ans et lui trente-deux et qu'ils savent pertinemment l'un comme l'autre qu'il n'est pas possible de franchir les pas suivants.

 

Huit ans plus tard, le hasard - mais est-ce un hasard? - les fait se rencontrer à nouveau, de manière improbable. Maintenant, il a quarante ans et elle vingt-cinq.

 

Markus est envoyé à Berlin pour au moins six mois par l'entreprise qui l'emploie. Il a remporté le concours lancé par Sephora, une entreprise cliente sise dans la capitale allemande.

 

Emilie Roche se faisait appeler Lola quand elle était adolescente. Elle s'est portée volontaire pour travailler en Allemagne dans l'établissement berlinois de ... Sephora.

 

Tout au long du livre, chacun de son côté, Markus comme Emilie, pense à l'histoire d'il y a huit ans qui les a unis le temps d'un été. Il semble que, pour Markus comme pour Emilie, quitter, pour l'un Offenburg, pour l'autre la Suisse, facilite cette réminiscence.

 

Markus laisse derrière lui sa famille, Emilie son pays. Ils larguent en quelque sorte leurs amarres et deviennent libres de revivre leur histoire, en souvenir du moins.

 

Car Markus et Emilie ne vont pas se rencontrer facilement dans cette ville de trois millions d'habitants. Certes ils s'aperçoivent un jour dans un aéroport de Berlin alors que l'une retourne en Suisse et l'autre à Offenburg, mais ils se perdent et ne savent pas comment se retrouver.

 

En attendant que le destin les réunisse, ils vont l'un comme l'autre occuper leur solitude berlinoise avec un partenaire d'occasion, mais sans cesser de penser l'un à l'autre.

 

Isabelle Aeschlimann raconte l'histoire d'Emilie et de Markus et de ses multiples rebondissements - on ne vagabonde pas impunément - en faisant connaître au lecteur leurs pensées intimes. L'auteur est à l'aise quand elle prête ces pensées à Markus et à Emilie. Elle se met en effet aussi bien à la place d'un homme que d'une femme. Ce qui donne de l'authenticité à cette histoire d'un amour.

 

Cette manière de raconter a l'avantage de rendre Markus et Emilie familiers au lecteur qui se fait compatissant et soucieux de ce qui peut leur arriver. Ils lui deviennent d'autant plus sympathiques qu'ils ne sont justement pas dépourvus de scrupules et, donc, dignes d'intérêt humain.

 

Jusqu'au bout le lecteur se demande si les amants devront renoncer à leur amour, qui a grandi en maturité, ou s'ils pourront surmonter les obstacles qui ne manquent pas de se dresser sur leur route.

 

Isabelle Aeschlimann sait sonder les reins et les coeurs, sans tomber dans le pathos. Il n'y a pas une page de trop...

 

Francis Richard

 

Un été de trop, Isabelle Aeschlimann, 384 pages, Plaisir de lire

 

Bande annonce du livre:  

 

 


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5 juillet 2013 5 05 /07 /juillet /2013 11:30

Hollande JAMETDominique Jamet est co-fondateur avec Robert Ménard du site Boulevard Voltaire , où l'on retrouve des hommes libres tels que Nicolas Gauthier ou Christian Vanneste.

 

Dans le temps je me régalais des éditos de Dominique Jamet dans L'Aurore, Le Quotidien de Paris ou Le Figaro. C'est pourquoi je me réjouissais de lire son coup de colère aux Editions Mordicus. Je n'avais pas tort de me réjouir. Avec un sérieux bémol toutefois.

 

Ce coup de colère se présente sous la forme d'une lettre ouverte au Président de la République française, pour lequel l'auteur a de l'affection puisqu'il lui sert du "cher François Hollande".

 

Bien sûr il n'est pas question de déflorer tout le sujet de cette lettre. Ce ne serait pas sympa pour l'épistolier qui mérite d'être lu intégralement. Mais quelques citations valent mieux que des commentaires, comme des dessins sont plus parlants que de longues explications.

 

Dominique Jamet, après avoir rappelé que François Hollande a "été élu pour partie sur une adhésion, pour partie sur un rejet", souligne qu'il n'est pas le président de tous les Français, sinon dresserait-il:

 

"Les pauvres contre les riches, les salariés  contre les entrepreneurs, la droite immuable contre la gauche éternelle, les hommes de progrès contre les suppôts de la réaction et les homosexuels contre les hétérosexuels?"

 

Il faut dire que les sujets de société permettent "en monopolisant l'attention de l'opinion publique, d'occulter et de faire momentanément oublier les échecs et les scandales qui fleurissent sous [ses] pas":

 

"Aujourd'hui, c'est le projet de mariage pour tous, demain ce sera l'euthanasie ou l'aménagement des peines de prison."

 

Bien sûr ces sujets de société figurent parmi les soixante propositions du candidat Hollande, mais:

 

"Voter pour un homme ou pour un parti n'implique évidemment pas que l'on approuve tous les points de son programme ou même qu'on en ait pris connaissance."...

 

A contrario il y a d'autres engagements pour lesquels Hollande n'était pas mandaté et qu'il a pourtant tenus, tout droit sortis de sa boîte à outils:

 

"Tels que l'austérité, l'alourdissement de la pression fiscale ou les diverses et ingénieuses ponctions sur le pouvoir d'achat des retraités, et qui ne sont apparus dans leur nudité qu'au fil de révélations précautionneusement distillées."

 

J'en viens au bémol. Car Dominique Jamet fait alors preuve d'inculture quand il écrit à l'adresse de son cher François:

 

"La politique mortifère pour laquelle vous avez opté s'inscrit dans le droit fil du libéralisme de votre prédécesseur et de la plus grande soumission aux impératifs de l'eurocratie. C'est celle que rejettent aujourd'hui tous les peuples d'Europe, celle de la rigueur financière et de la rigueur sociale, des économies et des sociétés croulant sous le poids de la dette et des impôts, de la diminution de l'activité et des recettes, de la spirale du déclin."

 

Comme ce qu'il décrit, c'est le socialisme, je présume que l'emploi du mot libéralisme est une coquille, que les lecteurs de Dominique Jamet ne rectifieront malheureusement pas d'eux-mêmes.

 

Car, en quoi est-ce du libéralisme que d'augmenter la dette et les impôts (et par là-même gonfler encore plus un Etat obèse), d'empêcher le libre exercice de l'activité, de se soumettre aux oukases de Bruxelles?

 

Dominique Jamet convient pourtant que les remèdes prescrits par le docteur Hollande sont voués à l'échec:

 

"Les emplois d'avenir, les contrats de génération, le recrutement de soixante mille enseignants sont des remèdes aussi coûteux qu'inefficaces. Payés par le contribuable au prix d'une insupportable hausse de la pression fiscale, ils alourdissent le déficit sans enrayer la montée du chômage. L'assistanat fait un temps illusion avant de faire faillite."

 

J'aimerais que Dominique Jamet m'explique alors en quoi ces remèdes sont ceux du libéralisme? Mais il est vrai qu'aujourd'hui, les mots perdent de leur sens, même sous la plume d'un journaliste averti comme lui.

 

Il est évident que François Hollande est une erreur de distribution (le seul processus de sa désignation par le PS le montre) et qu'il devrait en tirer la conséquence, celle qu'il envisageait dans un livre d'entretiens avec Edwy Plenel, Devoirs de vérité, paru en 2006 et dont Dominique Jamet extrait la citation suivante:

 

"Si d'aventure, une crise profonde se produisait ou des élections législatives intervenaient, contredisant l'élection présidentielle, nous en tirerions toutes les conséquences en quittant la présidence..."

 

Nous y sommes dans la crise profonde. Rien n'oblige François Hollande à partir, "mais la raison l'emporte parfois sur le droit". La conclusion de Dominique Jamet s'impose donc:

 

"On dit communément que vous êtes brave, au sens que l'on donne à ce mot dans le Midi. Il n'y a pas de hontre à reconnaître que l'on a présumé de ses capacités et que l'on n'est pas à la hauteur du poste où vous ont hissé les circonstances. Alors, M. Hollande, si vous voulez laisser un nom honoré dans l'histoire, et pendant qu'il en est encore temps, soyez brave: allez-vous en!"

 

C'est un conseil d'ami, que François Hollande devrait suivre...

 

Francis Richard

 

Allez-vous en, François Hollande!, Dominique Jamet, 32 pages, Editions Mordicus

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4 juillet 2013 4 04 /07 /juillet /2013 11:45

Album CENDRARSL'année 2013 est à marquer d'une pierre blanche. Non seulement Blaise Cendrars fait son entrée dans la bibliothèque de La Pléiade, mais il fait l'objet du cinquante-deuxième album de ladite bibliothèque.

 

Si les Oeuvres autobiographiques complètes de l'écrivain originaire de La Chaux-de-Fonds - il y est né le 1er septembre 1887 - ont été éditées en deux volumes sous la direction de Claude Leroy, l'album iconographique a été élaboré et commenté par Laurence Campa, spécialiste d'Appolinaire et des écrivains de la Grande Guerre (1914-1918).

 

Les amateurs de littérature ne peuvent que se réjouir de cette double consécration, celle de l'oeuvre et de l'homme.

 

Car, à la faveur d'une iconographie riche (deux cents illustrations), et en partie inédite, Laurence Campa raconte la vie d'un homme qui "ne touche jamais aux légendes" et qui en est une lui-même.

 

Le jeune Frédéric Sauser - c'est son vrai nom - est un rebelle qui, pendant les vacances, lit sans relâche. Puisqu'il ne veut pas étudier et voir du pays, ses parents l'envoient en Russie où il sera "commis chez Leuba, un compatriote installé à Saint-Pétersbourg".

 

C'est là-bas que, le rythme et le climat le rongeant, "la lecture le sauve de l'asphyxie":

 

"A la Bibliothèque impériale, il note scrupuleusement toutes ses lectures, dont L'Idiot de Dostoïevski, qu'il relira chaque année, "pour ne pas oublier la belle langue russe"."

 

Le veinard...

 

Il ne sera pas toujours veinard, à force d'aller jusqu'au bout ...

 

A dix-neuf ans il tombe amoureux d'une jeune fille de son âge, Hélène Kleinmann, mais il doit rentrer en Suisse, d'abord à Bâle, puis à Neuchâtel où sa mère se meurt. Hélène meurt accidentellement (avant sa mère) alors qu'avec le temps son amour pour elle a perdu "puissance et relief"...

 

Dans les vicissitudes ce sont toujours les lectures qui le sauvent:

 

"Aux illusions de l'affection filiale et de la camaraderie, il préfère Tolstoï, Goethe, Maupassant, Dostoïevski, et la Trauermarsch de Chopin."

 

Après la mort d'Hélène, "qui se fiche à jamais dans sa vie":

 

"Les livres sont un baume au malheur, comme son jeune amour l'était à l'errance pétersbourgeoise: Mirbeau, Machiavel, Poe, Verlaine, Swedenborg et peut-être plus encore, Les Fleurs du Mal de Baudelaire, où il retrouve toute sa pensée, toute sa tendresse et toute sa haine..."

 

Ses premières oeuvres sont des poèmes "aux accents verlainiens"...

 

Puis il rencontre Félicie Poznanska, Féla pour les intimes. Elle sera la mère de ses trois enfants - c'est son destin. Il ne sera jamais - elle le sait - "le compagnon capable de soutenir la lutte de la vie quotidienne" et d'"égayer un foyer dans les moments où surgirait dramatique, la nécessité du sacrifice".

 

La nuit de Pâques 1912, il est à New-York, il écrit un long poème Les Pâques, à partir duquel il sera autre et deviendra Blaise Cendrars:

 

"La braise, l'art et les cendres, l'autodafé, la renaissance. Le poète est devenu phénix, sa poésie incandescence."

 

Quand la Grande Guerre éclate, il s'engage après avoir signé un appel aux amis de la France:

 

"Toute hésitation serait un crime. Point de paroles, donc des actes. Des étrangers amis de la France, qui pendant leur séjour en France ont appris à l'aimer et à la chérir comme une seconde patrie, sentent le besoin impérieux de lui offrir leurs bras."

 

Il ne croit pas si bien signer puisque le 28 septembre 1915, Blaise Cendrars offre son bras droit à la France et devient manchot. En tout début d'album, Laurence Campa a choisi deux illustrations émouvantes qui reproduisent ses écritures de la main droite, en 1904, et de la gauche, en 1946...

 

Bien sûr la vie de Cendrars ne se résume pas à ces tranches de vie évoquées ci-dessus, mais elles expliquent, me semble-t-il, beaucoup de l'écrivain qu'il est devenu par la suite. Car, dans son cas, il est bien difficile de dissocier l'oeuvre et l'homme, même s'il prend des libertés avec la réalité pure et dure. Il faut donc lire et feuilleter l'Album Cendrars pour en savoir davantage sur cet écrivain hors normes.

 

Laurence Campa termine ses commentaires judicieux par celui-ci, qui correspond tellement bien à Cendrars:

 

"L'oeuvre et la vie de Cendrars débarrassent nos perceptions de la béquille de la raison, nous impriment les stigmates de la création, nous divulguent leurs vertus vulnéraires, approfondissent le monde où il nous est imparti d'exister. Partant, il importe d'aimer les mythes et de croire aux légendes."

 

Francis Richard

 

Album Cendrars, Laurence Campa, 248 pages, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade

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1 juillet 2013 1 01 /07 /juillet /2013 11:00

Margaux l'exilée STEULLET-LAMBERTConnaissons-nous nos voisins? Telle est la question que nous pourrions nous poser après avoir refermé le dernier livre d'Anne-Marie Steullet-Lambert.

 

Auteur de nouvelles, de chroniques, de textes courts, cette dernière s'est lancée dans le roman avec Margaux l'exilée. Et le fait est qu'il ne s'agit pas là d'une longue nouvelle, mais bel et bien d'un roman.

 

Que connaît la narratrice de Margaux de la Rosière qui habite à cinq minutes de son logis des Acacias? Pas grand-chose. Il lui faudra des années pour apprendre qui elle est et pourquoi elle vit seule, avec pour seules visiteuses régulières ses deux petites-filles, Laura et Céline.

 

Pourquoi "l'exilée"?

 

"Elle est née de la Rosière, elle a vécu dans son pays, la France, jusqu'à l'âge de quinze ans environ puis ses parents se sont installés au Tessin. Elle a aimé cette région, bien sûr, mais elle regrettait d'avoir été arrachée à son pays d'origine au point de se déclarer en exil, perpétuellement en exil des moeurs, de la culture ancestrale, des paysages de son enfance, de sa famille, de ses amis, des lieux aimés. Ensuite, son mariage avec un brave homme mais alémanique l'a jetée dans un autre exill encore, plus profond que les précédents."

 

Margaux, la bourguignonne, a en effet suivi son mari, Hans Zumwald dans une autre région de Suisse, qui ressemble au Jura, où, bientôt, celui-ci va monter une entreprise, la Maison Zumwald.  Il se montrera moins brave finalement qu'aux débuts et, surtout, sera très malheureux.

 

La narratrice, devenue l'amie de sa voisine, qui pourrait être sa mère, apprend peu à peu que Margaux a perdu très tôt un frère qui avait des préférences amoureuses difficilement admises à l'époque.

 

Margaux a eu trois fils. Le premier, Luca, est mort très vite. Le deuxième, Yves, qui a les mêmes penchants que son oncle, n'a pas voulu prendre la suite de son père et est parti pour San Francisco. Le troisième, Léo, travaille avec son père, mais leurs relations sont tendues.

 

Hans Zumwald meurt dans des circonstances dramatiques et l'ombre de cette mort, qui a complètement changé la vie de la famille, plane sur tout le roman. Margaux profite de cette disparition, comme une nouvelle loi le lui permet, pour reprendre son nom de jeune fille.

 

Margaux finalement, qui travaillait déjà avec son mari, une fois ses deux fils élevés, sera un long temps à la tête de la  Maison Zumwald, jusqu'à ce que son fils Léo lui dise de manière peu amène qu'elle a justement fait son temps.

 

L'amitié entre la narratrice et Margaux dure au moins une huitaine d'années. Les deux dernières, Margaux les passe à l'hôpital, à la suite d'un accident cardiaque. La narratrice, qui s'avère une véritable amie, continuera à lui rendre visite et apprendra pourtant son décès dans le journal après les fêtes d'une fin d'année...

 

Anne-Marie Steullet-Lambert raconte cette histoire à la fois par la voix de la narratrice et par celle de Margaux. Toutes deux s'expriment à la première personne, l'une après l'autre, l'autre après l'une, tout au long du livre, sans qu'il n'y ait de confusion possible entre elles, avec pour résultat que l'une raconte et que l'autre se raconte, en parfaite harmonie.

 

D'une vie qui pourrait paraître banale, l'auteur sait tirer le meilleur et dresser le portrait d'une femme qui reste une grande dame dans les vicissitudes, ce qui est réconfortant. Margaux de la Rosière a peut-être été exilée la majeure partie de sa vie, mais, dans une dernière confidence à la narratrice, elle lui livre le projet secret qui lui permettra de ne plus l'être...

 

Francis Richard

 

Margaux l'exilée, Anne-Marie Steullet-Lambert, 112 pages, L'Age d'Homme

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29 juin 2013 6 29 /06 /juin /2013 22:45

Palimpseste ABECASSISDans le dernier livre d'Eliette Abécassis se pose la question des rapports de la science et de la foi. D'une manière tout à fait inédite.

 

En effet cette question se pose à la faveur d'une enquête sur des meurtres rituels commis dans des lieux symboliques de Paris, qui ont tous un lien avec l'Antiquité: la place de la Concorde où se dresse l'Obélisque de Louxor, les Champs-Elysées et le Champ-de-Mars.

 

Les victimes sont deux professeurs et un élève de l'Ecole Normale Sup de la rue d'Ulm, qui - c'est bien connu - forme l'élite intellectuelle française, aussi bien dans le domaine des lettres que des sciences.

 

Joachim Ravaisson est un élève brillant de cette vénérable institution. A la suite d'une déception sentimentale, il trouve, à l'Ecole, en son professeur de philosophie antique, Elsa Maarek, un esprit brillant à qui il peut vouer une véritable dévotion, d'autant que, de son côté, elle le choisit comme fils spirituel.

 

Joachim, le narrateur du livre, est un lecteur impénitent. Il déteste l'idée d'avoir des besoins physiques, bassement matériels. La lecture est son refuge, son château intérieur, son rempart contre le monde:

 

"Les livres m'ont tout apporté: la passion, l'amitié, la fantaisie, l'aventure. La joie de partager, le temps d'une journée, d'une semaine ou d'un mois, une destinée et la faire sienne."

 

Joachim n'est pourtant pas seul à Normale Sup. Il y est entouré de condisciples: Jérémie, Guillaume et, surtout, son voisin de thurne, Fabien Delorme ...

 

Quand professeurs et élèves apprennent la mort d'un des leurs, collègue pour les uns et professeur pour les autres, le mathématicien Robert Sorias, spécialiste du nombre Pi, c'est la stupeur et l'effroi. Sa mort a été violente. Il a été retrouvé drogué, égorgé, éviscéré, le foie sorti du ventre, au pied de l'Obélisque.

 

Depuis un compte Twitter, le compte Archimède, cette mort a été annoncée aux élèves mathématiciens par un message:

 

"Sorias 56295".

 

La police a besoin de l'aide de l'Ecole pour élucider ce meurtre d'un genre très particulier, qui ressemble aux sacrifices rituels des Mystères d'Eleusis. Son directeur, Eric Tibrac, propose donc à Elsa Maarek, qui a fait une thèse sur le sujet, et à son disciple Joachim, de lui prêter main intelligente pour résoudre cette énigme.

 

Très vite un codex que possédait la victime apparaît comme une des clés du meurtre. C'est un palimpseste. Sous l'écriture latine du texte transparaît un autre texte en lettres grecques. L'épouse de Robert Sorias, Louise, ne veut pas le garder et le fait vendre aux enchères à Drouot, où un anonyme en fait l'acquisition par un intermédiaire, à la barbe poivre et sel d'un prêtre orthodoxe qui ne peut pas surenchérir...

 

Ce codex est ensuite confié par le mystérieux acquéreur à un paléologue, Ambroise Flamant, qui officie à la Bibliothèque Nationale de France, BNF, assisté par une jeune femme, Maud Simon, qui est du même âge que Joachim. Il apparaît assez rapidement que le texte grec est d'Archimède, le célèbre auteur du principe éponyme, et, à son époque, grand inventeur de machines de guerre et grand mathématicien.

 

Bientôt, un deuxième meurtre a lieu sur la personne d'un autre professeur de l'Ecole, le mathématicien, Jean Andrieux. Il a été trouvé dans le sous-sol d'une galerie marchande des Champs-Elysées dans le même état que Robert Sorias. Ce meurtre a été annoncé par un message depuis le même compte Twitter:

 

"Andrieux 141".

 

Enfin un troisième meurtre du même type est perpétré sur Fabien Delorme, le condisciple de Joachim et le brillant élève de Jean Andrieux, sur qui des soupçons s'étaient un moment portés, parce que le compte Twitter Archimède, c'était le sien. Il est retrouvé par un joggeur "au milieu des bosquets d'une contre-allée du Champ-de-Mars". Cette fois le message est envoyé depuis le compte Twitter de Joachim ... et il est plus laconique:

 

"Delorme 3"...

 

Tous les messages, annonçant les meurtres, comportent des chiffres qui composent le nombre Pi qui commence par 3.14159265 (dans le premier message deux décimales, le 6 et le 9, ont été inversées...).

 

Or, dans le codex examiné à la BNF, le texte d'Archimède contient le nombre 3.14... comme Maud, qui ne laisse pas Joachim sensuellement indifférent, en informe ce dernier en dialoguant avec lui sur Facebook. Le nombre Pi, le palimpseste d'Archimède et les Mystères d'Eleusis sont bien des clés des 3 meurtres.

 

Eliette Abécassis a mis en exergue du livre une citation de Jean Askénazi:

 

"Tout le problème du monde, c'est la relation entre la droite et le cercle."

 

Autrement dit la relation entre l'homme et la nature:

 

"Le cercle, c'est le pôle féminin. La droite représente le masculin. La droite, c'est l'homme, qui naît, grandit, vieillit, meurt. Avec la droite et le cercle, nous construisons un monde."

 

D'où l'importance du nombre Pi, ce nombre qui donne le vertige de l'Infini et qui relie la droite et le cercle.

 

Qu'avait donc découvert Archimède?

 

"Qu'est-ce qui, dans ce mystérieux texte, lui avait apporté la preuve irréfutable que le monde n'était pas organisé selon la Trinité?"

 

On peut se poser toutefois la question, en lisant ce livre, si le nombre Pi est incompatible avec le nombre 3 dans l'organisation du monde, si la science l'est avec la foi. Car, après tout, l'organisation du monde selon un nombre n'exclut pas qu'il y ait un organisateur d'un autre nombre.

 

En tout cas, plus prosaïquement, l'équation à résoudre est bien, elle, à 3 inconnues: le meurtrier, l'acheteur du codex et le maître de cérémonie des rites d'Eleusis. Ces 3 inconnues sont-elles une seule et même personne, ou plusieurs?

 

Les suspects défilent tout au long du livre: Fabien Delorme, Louise Sorias, deux archicubes ecclésiastiques (le père Luc Delbos et le père orthodoxe Ephraïm, car ils ont tous deux intérêt à faire disparaître le texte hérétique d'Archimède et ceux qui en ont pris connaissance), le professeur Maarek, le narrateur lui-même...

 

Jusqu'au dénouement, le lecteur reste dans l'incertitude et se laisse volontiers surprendre par la fin, qui voit, pour les départager, l'émotion se montrer supérieure à la dialectique des deux derniers suspects qui s'affrontent.

 

Le livre est également une réflexion sur le Mal dont la perversité va jusqu'à professer le Bien:

 

"Que d'abominations, que de perversion lorsque le genre humain s'empare d'une idée pour la transformer en acte. La vérité: voilà l'ennemie. Lorsque croire que l'on détient la vérité donne le droit de tuer."

 

Au moins la philosophie ne mène-t-elle pas à de telles extrêmités:

 

"Personne n'est dans l'erreur, et personne n'est dans le vrai. C'est peut-être la seule chose que nous enseigne la philosophie. Sans verser dans le scepticisme, bien sûr. Mais la philosophie est avant tout questionnement et doute." dit, un jour, Elsa Maarek à Joachim...

 

Quoi qu'il en soit, "la meilleure façon de cacher, c'est de revéler". Il en est ainsi du palimpseste, qui protège le texte d'Archimède, et du comportement du meurtrier, qui ne se cache pas, jusqu'à ce qu'Isis soulève enfin son voile.

 

Le livre d'Eliette Abécassis est la preuve qu'il est possible de soutenir l'intérêt du lecteur jusqu'à la fin tout en lui donnant, en cours de route, matière à instruction et à réflexion.

 

Francis Richard

 

Le palimpseste d'Archimède, Eliette Abécassis, 400 pages, Albin Michel

 

Sur YouTube, Eliette Abécassis s'exprime sur son livre:

 

 

 

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26 juin 2013 3 26 /06 /juin /2013 23:05

Seismes-MEIZOZ.jpgLe passage de l'enfance à l'homme, via l'adolescence, provoque des séismes. Car la vie n'est jamais celle qu'on imaginait à partir des représentations données par les adultes, qui sont souvent de pieux mensonges, dévastateurs.

 

Le dernier livre de Jérôme Meizoz raconte ce difficile passage à la faveur de plusieurs récits, mis bout à bout, dont le narrateur est un garçon originaire d'un hameau isolé.

 

Si, en page 4, un peu au-dessus des informations relatives au copyright, il n'était pas indiqué qu'il s'agit d'une oeuvre de fiction, le lecteur pourrait prendre ce livre pour une oeuvre autobiographique tant l'auteur a visiblement puisé dans ses souvenirs personnels pour l'écrire à la première personne.

 

Chez Payot Lausanne, c'est la première phrase de l'ouvrage qui m'a incité à aller plus loin dans ma lecture. Elle est terrible:

 

"Quand ma mère s'est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage."

 

Quand le narrateur parle de ses parents, il dit sobrement mère ou père, comme autrefois, ce qui crée automatiquement une distance.

 

Dans cette oeuvre de fiction, il n'est nulle part indiqué où se trouve précisément le hameau où elle se déroule. On sait seulement qu'il se trouve, en Suisse, puisque Nicolas de Flüe protège le pays, notamment de la guerre, et que beaucoup d'argent y dort, sans que l'on ne sache trop pourquoi...

 

On sait également que cette bourgade est située dans une région de montagne, où l'ombre pourrait s'avérer une richesse tout comme le soleil en est une dans d'autres contrées du monde, à condition, bien sûr, de savoir la vendre...

 

On sait enfin que ce hameau se trouve dans un canton catholique où "bien des fidèles déploraient ces messes qui n'en finissaient pas":

 

"Pour patienter, je considérais longuement Madame Vanier. Très grande, toujours dressée sur des talons interminables, les jambes gainées de nylon sombre, elle portait visage hâlé, des yeux faits au charbon et, aux mains, plusieurs pierres taillées."

 

Le narrateur - on le voit - n'est pas tendre avec la religion catholique. Le ton ironique qu'il emploie dans ses récits l'est en effet encore davantage quand il en parle. Jusqu'à la facilité.

 

D'une religieuse qui sillonne à vélo le village il dit par exemple:

 

""Ma Soeur" n'a pas été livrée aux hommes, elle n'a pas eu la chair traversée, remplie. Elle n'a pas bourgeonné, le sang en elle ne s'est pas transformé. Elle reste sans relief, la peau fade mais le verbe conquérant, gratuit, votif."

 

De l'école dont le directeur est un chanoine qui porte robe noire, comme les femmes, et qui lui fait peur, il écrit qu'elle est une manière de prison, où l'on a pour but de dresser les élèves:

 

"Dès l'entrée du Collège, la cage se refermait sur nous. Paisibles, appliqués, domestiqués, tels nous devions paraître durant le temps réglementaire. A la porte attendait le directeur, sa haute taille prise dans une robe noire. Il avait mission de faire croître en nous l'homme et de chasser le jeune animal."

 

Mais le jeune animal n'est pas chassé bien loin. Viennent le troubler des images telles que celle de cette mère de famille folâtrant avec le jeune homme qui apprend l'escalade à son fils; celle de cette jeune femme, dans un documentaire télé, qui paye un homme pour la fouetter et qui crie (de plaisir ou de douleur?); ou celle de ces amoureux qui se bécotent à bouche-que-veux-tu dans le métro de la ville jusqu'au terminus.

 

Le narrateur n'oublie pas de faire figurer dans son tableau grinçant, peint à coups de plume simples mais efficaces, les plaques minéralogiques des automobiles gérées par l'Etat ou le mauvais rêve d'un service militaire symbolisé par le fusil et le sac à dos portés sur le quai d'une gare, attributs sans lesquels on ne saurait être un homme.

 

On l'aura compris. Le narrateur n'est pas nostalgique d'une époque révolue. Mais, sous la critique, perce l'attachement qu'il éprouve pour son pays, qui ressemble comme deux gouttes d'eau au Valais natal de l'auteur. C'est pourquoi l'ironie qui est de mise dans ces cas-là n'est pas complètement négative. Elle sonne seulement comme le regret que cette époque révolue ne le soit pas encore tout à fait.

 

Francis Richard

 

Séismes, Jérôme Meizoz, 96 pages, Zoé 

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25 juin 2013 2 25 /06 /juin /2013 19:00

Global-gay-MARTEL.jpgLa révolution gay est en marche. C'est du moins ce que Frédéric Martel décrit et appelle de ses voeux dans son livre Global Gay.

 

Ce journaliste engagé a mené une enquête sur les cinq continents au cours des cinq dernières années dans les communautés gays et il a pu constater que le mouvement gay est à la fois global et local. Les revendications des gays sont en effet les mêmes à travers le monde  et, en même temps, ils sont très attachés à leur culture d'origine.

 

Comme je le montre dans un article publié ce jour sur le site lesobservateurs.ch, parmi ces revendications, la dépénalisation de l'homosexualité est justifiée - des homosexuels sont encore punis de peines de prison ou de mort dans certains pays.

 

Mais, au-delà de cette revendication, les reconnaissances juridiques de l'orientation sexuelle et de l'identité de genre conduisent à une remise en cause de la liberté de pensée. Ce qui est inacceptable.

 

Francis Richard

 

Global Gay, Frédéric Martel, 352 pages, Flammarion

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20 juin 2013 4 20 /06 /juin /2013 22:55

Deroute-DELACHAUX.jpgPatrick Delachaux a été flic pendant 16 ans, de 1992 à 2008.

 

Il a démissionné et utilisé ses "dernières heures de vacances et supplémentaires" pour commencer à faire de longs voyages, en Asie, en Europe, en Afrique et en Amérique.

 

Dans Déroute il fait le récit de ses voyages qui ont marqué le début d'une nouvelle vie, bien différente de la route toute tracée qu'il avait suivie jusqu'alors.

 

Il s'est en quelque sorte dérouté lui-même et a choisi la précarité. Au début, déboussolé, il la craint. Pour finir elle l'exalte.

 

Son voyage au bout de lui-même l'emmène tout d'abord au Vietnam, qui occupe la moitié des pages de son récit. Dans ses bagages, il emporte des livres, beaucoup de livres, notamment des livres de Cendrars, de Loti et de Duras:

 

"J'ai décidé d'entrer lentement dans mon voyage, d'épuiser mes références européennes avant de prolonger celles du Vietnam."

 

Il aurait voulu écrire cette phrase de Cendrars:

 

"J'ai frappé le premier, j'ai le sens de la réalité, moi, poète, j'ai agi, j'ai tué, comme celui qui veut vivre."


Loti est sanctionné pour avoir dénoncé les bombardements effectués par des navires français dans la région de Tourane, devenue Da-Nang, en 1883:

 

"Loti fait partie de ceux qui ont suscité en moi cet appétit à résister."

 

Il part aussi sur les traces de Marguerite Duras et de son amant chinois et retrouve les lieux, à Sadec. Après quoi il peut se dire:

 

"J'ai achevé une quête."

 

Le voyage et l'écriture, pour lui, vont de pair:

 

"Voyager et écrire, quand d'autres vont au charbon."

 

Il voyage donc sur tous les continents, mais il est déçu par l'Amérique où il ne retrouve pas ce que la beat generation lui avait laissé espérer:

 

"L'Asie m'a bouleversé. L'Europe est mienne. En Amérique je suis incapable de dégager de quoi écrire, de densifier mes textes."

 

Alors c'est à Cuba qu'il va finalement écrire son livre, à l'ombre tutélaire d'Ernest Hemingway ou de Pedro Gutiérrez:

 

" - C'est quoi ton prochain roman?" lui avait demandé un ami, à Venise.

" - Une histoire de porte-conteneurs...

- Tu déconnes?"

 

A plusieurs reprises il parle de sa façon d'écrire. Pour lui, des "clichés mémorisés" valent "toutes les notes manuscrites". Il trouve "inutile de noircir des pages". Il absorbe:

 

"Je ne note pas énormément. Je mémorise. Rien d'exact, plutôt des sensations, des vagues souvenirs. Puis je me débarrasse de mes textes au fur et à mesure. Les notes m'encombrent. Mon écriture vient du ventre."

 

Il lui est en effet nécessaire de se "trouver en rupture pour produire un texte":

 

"C'est-à-dire porter un regard comparé, de mes lectures, de ma vie."

 

Il aime "rencontrer des gens, si possible des gueules et imaginer leur vie, réelle et fantasmée."

 

Pour écrire il a besoin de doutes, de fêlures pour atteindre "l'abîme nécessaire". C'est peut-être pourquoi, à un moment, il pose "les livres d'aventures pour ceux qui traitent des abîmes".

 

Il termine son livre, écrit dans un style efficace, sans descriptions ni réflexions inutiles, illustré par Flippetouche (alias Frédéric Maillard, son complice en expertise de sécurité publique) par cette phrase:

 

"J'écris à la juste distance entre ma réalité et mes fantaisistes."

 

C'est ainsi que l'auteur de ce récit, par ailleurs essayiste, opère ce "curieux mélange que de se rêver romancier et de le réaliser".

 

Francis Richard

 

Déroute, Patrick Delachaux, 112 pages, Editions des sauvages.

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10 juin 2013 1 10 /06 /juin /2013 21:50

Le temps SUTER

Une comptine donne son titre au livre:

 

"Die Zeit, die Zeit,

ihre Reise ist weit,

sie läuft und läuft

in die Ewigkeit."

 

Traduit en français, cela donne:

 

"Le temps, le temps,

il fait un long voyage,

il court il court,

vers l'éternité."

 

Qui est l'auteur de cette comptine? Martin Suter l'ignore. Il se souvient seulement de l'avoir copiée dans son album de poésie d'écolier.

 

Il faut croire que ce titre incite à la poésie, puisqu'en le lisant me sont tout de suite venues à l'esprit les paroles de la chanson Le temps interprétée par Charles Aznavour:

 

"Le temps, le temps,

le temps et rien d'autre,

le tien le mien,

celui qu'on veut nôtre."

 

Quoi qu'il en soit, le roman éponyme de Martin Suter a pour sujet le temps, ce qui n'étonnera personne. Le temps existe-t-il? Telle est la question...

 

La femme de Peter Taler, Laura, a été assassinée alors qu'ayant oublié ses clés elle sonnait à l'interphone de l'immeuble pour demander à son mari de lui ouvrir la porte. Il se reprochera toujours d'avoir traîné à lui ouvrir, irrité par son retard.

 

Peter ne s'est jamais remis de cette disparition et sait qu'il ne trouvera de répit que lorsqu'il aura découvert qui était son assassin. Comme la police enquête mollement, il essaie de mener sa propre enquête.

 

Peter travaille chez Feldau & Co, une entreprise du bâtiment. Il s'occupe de la comptabilité fournisseurs, mais il n'a plus le coeur à l'ouvrage. Il travaille parce qu'il faut bien vivre, du moins jusqu'au moment où il aura éclairci le mystère de la mort de Laura, tuée par balle.

 

Tous les soirs, en rentrant chez lui, il regarde par la fenêtre qui donne sur le chemin Gustav-Rautner, où il habite au numéro 40. C'est ainsi qu'il a comme l'impression que les choses dehors ne sont plus comme avant.

 

Peter met un certain temps à se rendre compte de ce qui a changé. En fait le voisin de la maison d'en face, Knupp, est en train de remplacer dans son jardin d'anciennes plantations par de plus jeunes.

 

Knupp a perdu sa femme il y a plus de vingt ans. Lui-même est un homme âgé maintenant, dont les mains tremblent.

 

Chacun de son côté Knupp et Taler s'observent. Jusqu'au jour où Knupp, qui prend beaucoup de photos en envoie anonymement à Taler, sur lesquelles il apparaît. Taler n'a aucun doute sur l'identité de l'expéditeur et lui rend visite.

 

Knupp lui tient alors une théorie, à première vue farfelue, sur le temps:

 

"Il n'existe qu'un seul indice que le temps passe: la modification."

 

C'est pourquoi Knupp projette de reconstituer une journée qui s'est déroulée avant la mort de sa femme pour effacer les modifications intervenues depuis, pour changer le cours des choses et éviter qu'elle ne meure. Pour convaincre Taler de l'aider, Knupp lui donne au compte-gouttes des photos prises par lui, qui pourraient bien lui permettre d'élucider l'assassinat de sa femme.

 

Taler aide donc Knupp pendant plus de trois mois à reconstituer tout l'environnement interne et externe de la maison de celui-ci pour revenir à la date précise du 11 octobre 1991. Pourquoi cette date? Parce que Knupp possède un grand nombre de clichés et d'éléments permettant de reconstituer précisément l'état des choses à cette date-là.

 

Sans trop y croire Taler va mettre toute son énergie, toute sa malice et tout son temps de loisir à aider Knupp à mener à bien cette reconstitution. Le roman de Martin Suter est l'histoire pleine de rebondissements de cette reconstitution minutieuse, rebondissements sans lesquels celle-ci serait tout de même lassante à force de petits détails. 

 

L'issue de cette histoire, à la fois intrigue policière et récit fantastique, est inattendue. On en tire la conclusion que l'on peut peut-être abolir le temps, mais qu'il n'est pas pour autant maîtrisable...

 

Au fond le charme de l'existence n'est-il pas qu'elle soit en définitive imprévisible, en dépit de tous les moyens mis en oeuvre pour lui donner une direction?

 

Francis Richard

 

Le temps, le temps, Martin Suter, 322 pages, Christian Bourgois Editeur 

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1 juin 2013 6 01 /06 /juin /2013 22:55

Hasard TROUBETZKOYIl est des livres dont on ne sort pas indemne. Il est des livres qui donnent matière à réflexion. Le dernier livre de Kyra Dupont Troubetzkoy, très différent du précédent, Petit essai assassin sur la vie conjugale, relève de ces deux catégories. Il suscite l'émotion et interroge la raison.

 

L'auteur traite de la fatalité et du libre-arbitre. Sommes-nous déterminés ou sommes-nous libres de mener notre destin?

 

Le titre, Le hasard a tout prévu, répond bien à la question dans sa contradiction. Et je suis bien sûr que tous ceux qui se battent avec ténacité dans l'existence, ont connu, connaissent, ou connaîtront, ses aléas, tout en sachant ne pas leur permettre de jamais prendre le dessus.

 

Les nouvelles, qui composent l'ouvrage, sont au nombre de huit. Sept brèves rencontres réelles ponctuent les sept premières de ces nouvelles et la rencontre de l'auteur avec elle-même la huitième. Toutes sont basées sur des histoires réelles, à partir desquelles l'auteur a décidé d'emprunter la voie de la fiction afin de mieux rendre compte de leur réalité.

 

Cette voie de licence romanesque lui a permis par là-même de se mettre réellement à la place de ses personnages. Sans dénaturer leur vérité et, même, certainement, en la faisant sortir toute nue de son puits par le prêt de pensées aux protagonistes et à leurs proches, qui n'auraient pas eu leur place dans un document. Ainsi pouvaient s'établir les liens entre leur extérieur et leur intérieur. Ainsi pouvait être embrassée leur totalité.

 

C'est pourquoi, l'éditrice, Luce Wilquin, et l'auteur n'hésitent pas à employer le néologisme cinématographique de docufiction à propos de ces huits récits, qui sont à la fois très bien documentés et très bien imaginés. Et très bien écrits.

 

Kyra Dupont Troubetzkoy, qui est une grande voyageuse dans l'espace et le temps, nous emmène tour à tour au Cambodge au moment de la prise du pouvoir par les Khmers rouges; en Roumanie du temps de la dictature du couple Ceaucescu; dans la Région Autonome Juive (RAJ), créée par Staline, au fin fond de la Sibérie; en Suisse dans une famille qui a adopté deux jeunes Coréennes; dans l'Espagne de Franco où des bébés étaient volés par des religieuses à des mères en situation de détresse; en France à une époque où une enfant née hors mariage pouvait jeter le discrédit sur une famille en place; aux Etats-Unis où une fille-mère, tout juste pubère, en pension au Danemark, pouvait faire scandale; sur le Tour de France des Compagnons du Devoir.

 

Le thème commun de ces récits, au-delà des degrés de liberté que nous laisse l'humaine condition, est celui de la filiation, du besoin de connaître son identité, de savoir d'où l'on vient, pour savoir qui l'on est, pour se reconstruire après le traumatisme de la séparation et de l'oubli.

 

Le premier des personnages, le jeune cambodgien Sorithy (dont l'histoire fait penser à celle de Rithy Panh) est séparé de ses parents contre leur gré. La roumaine Ekaterina abandonne mari et enfant pour s'exiler et fuir l'enfer de son pays. Alma quitte la RAJ encore enfant et y retourne adulte, bien des années après. Jae Sook, orpheline adoptée en Suisse, fait deux voyages en Corée pour rencontrer sa mère biologique. Penelope a été volée à sa mère Letizia et elles cherchent toutes deux à se retrouver, chacune de son côté. Emerance cherche à comprendre pourquoi sa mère l'a abandonnée puis reprise, et à savoir qui est son père naturel. Else a eu Amber à treize ans sans comprendre ce qui lui arrivait et Amber se met à sa recherche. Le dernier des personnages, Jacques, a été adopté par un charpentier savoyard et sa femme, parce que son père biologique n'avait pas de quoi l'élever.

 

Pourquoi Kyra Dupont Troubetzkoy s'est-elle intéressée à ces huit destins? Parce qu'ils ressemblent au sien, parce que la souffrance de ses personnages est sienne, parce qu'elle a fini par s'en rendre compte:

 

"A travers tous ces visages, je cherchais ma mère et à expliquer son geste de mort volontaire. Je décrivais ces survivants, car peu à peu, le mien apparaissait en filigrane derrière les mots, et j'espérais aussi y voir le sien. Ils étaient tous une part de moi-même et de l'amour filial qui m'avait tant manqué. Ils étaient la preuve qu'on s'en remet, qu'il est possible de retrouver l'âme de ceux que l'on a perdus à travers les traits des êtres que l'on aime plus que tout et qui sont bien là. Oui, décidément le hasard a tout prévu."

 

Le hasard existe-t-il donc s'il a tout prévu? J'en doute, car je sais que nous avons beaucoup plus de latitude que nous ne croyons. Mais si le hasard existe et qu'il a tout prévu, ce n'est peut-être que pour ceux qui ont la vie chevillée au corps et à l'âme et qui savent le faire leur ...

 

Francis Richard

 

Le hasard a tout prévu, Kyra Dupont Troubetzkoy, 272 pages, Editions Luce Wilquin 

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31 mai 2013 5 31 /05 /mai /2013 10:00

Cyclolitteraires-POTTACHERUVA.jpgLe Salon du Livre de Genève est le dernier salon où l'on cause de littérature.

 

A ce dernier salon, début mai 2013, assise à côté de Barbara Polla, qui nous présente, Sita Pottacheruva me fait un grand sourire de connivence, celui des amoureux fous de littérature. Elle signe un guide de balades cyclolittéraires dans les villes romandes, illustré principalement de photographies en couleur de Stéphanie Schulz.

 

En 2004, des amis, qui travaillent au Service de la mobilité de la Ville de Genève et qui la traitent amicalement de lettreuse, la défient en lui disant que la place de la littérature est dans les bibliothèques.

 

C'est le déclic qui déclenche l'aventure de ses balades cyclolittéraires. Elle va prouver à ses amis que la littérature peut se retrouver à cheval sur un vélo. Dans l'introduction de son guide, elle écrit neuf ans plus tard:

 

"Contrairement aux clichés véhiculés, il n'y a pas besoin d'être un rat de bibliothèque pour apprécier le patrimoine littéraire, ni un sportif d'élite pour se déplacer agréablement et de façon sécuritaire à vélo."

 

Commençons par être désagréable... Sur la couverture du livre sont annoncés 21 circuits dans les villes romandes. C'est une publicité mensongère: il y en a en réalité 22... comme dans l'expression 22 v'là les flics qui a un rapport avec la littérature...ou du moins avec la typographie, sans laquelle la littérature serait restée assez confidentielle.

 

Au XIXe siècle, dans une imprimerie, les typographes étaient surveillés par un contremaître qui y faisait régner le silence. Une fois que ce dernier tournait le dos, les bavardages reprenaient. Un guetteur surveillait son retour et, pour prévenir les autres, disait: 22 v'là le chef. Pourquoi 22? Parce que 22 est une grande police de caractères et que la somme des chiffres attribués aux lettres du mot chef font 22 (=3+8+5+6)...

 

Le chaland n'est donc pas volé, pour une fois, puisqu'il lui est offert une balade de plus pour le même prix...

 

Les 22 balades cyclolittéraires, qui sont décrites dans ce guide, emmènent le lecteur à Fribourg, Genève, Porrentruy, la Chaux-de-Fonds, Neuchâtel, Sion, Château-d'Oex, Lausanne, Morges, Vevey, Yverdon-les-Bains.

 

Chaque circuit thématique comprend quatre éléments: une page de résumé, une introduction, des étapes, un itinéraire détaillé.

 

Dans la page de résumé, l'auteur indique dans un encadré les plus du circuit (les curiosités locales), les auteurs qui seront évoqués, le niveau de difficulté du parcours (plus il est élevé, plus il comporte de bicycles), la durée (de 1h30 à 3h), enfin s'il est recommandé aux enfants, aux personnes âgées.

 

L'introduction donne les grands lignes du thème choisi pour la balade. Les thèmes sont divers et variés. En voici un bref échantillon, on ne peut plus subjectif:

- Chocolat et lettres amoureuses d'écrivains célèbres

- Femmes et littérature

- Poésie romande

- Santé mentale et littérature

- Des zèbres au Seyon (qui m'ont fait penser à un conte du Train de sucre de Marie-Jeanne Urech)

- Du théâtre de Mézières au ... "Sixième étage"

- Les auteurs de la Riviera: de Paul Morand (dont je garde précieusement un billet écrit sur un en-tête du Montfleuri de Cannes) à Clarisse Francillon (en passant par mon cher Dostoïevski)

 

Les circuits sont regroupés par canton. Evidemment Genève a la part de l'aigle à deux têtes et représente la moitié de l'ouvrage, avec 11 balades. Ce qui n'est pas étonnant puisque l'idée de la cyclolittérature est née là-bas...

 

A chaque étape, il est question d'un auteur qui a un rapport (plus ou moins) étroit avec le lieu ou le thème, de digressions historiques ou de citations de textes. Car, comme le concept le veut, il s'agit de balades qui permettent à l'esprit comme au corps de vagabonder et de pérégriner.

 

L'itinéraire détaillé comprend un descriptif et un plan qui permet au cycliste de ne pas s'égarer en si bons chemins...

 

Il est impossible de faire la liste des noms cités. Comme tout guide digne de ce nom, un index salvateur est là de toute façon pour combler les trous de mémoire.

 

Comme je disais à mon interlocutrice que mon vieux vélo, inutilisé depuis des années, n'était peut-être même pas en état de faire ces balades, elle m'a montré en fin d'ouvrage les pages qu'elle consacre aux vertus d'un vélo pliable Brompton qui, une fois plié, "est considéré comme un bagage à mains, ceci d'autant plus si vous le couvrez de son sac-pochette". Ce qui permet de l'emporter avec soi dans les transports publics...

 

Je n'ai donc pas d'excuses pour ne pas effectuer ces balades, guide en mains sur le guidon. Toutefois, ayant fait la connaissance de l'auteur, qui est une charmante personne, il me semble moins acrobatique et plus agréable de me laisser guider par elle, avec d'autres, dans les méandres d'une ville romande.

 

Pour tout savoir sur les balades que Sita Pottacheruva organise, le mieux est encore de se rendre sur le site www.baladeavelo.ch. La prochaine balade aura lieu dans ma ville de Lausanne, le 18 juin 2013. Le rendez-vous est donné sous le Grand Pont à 19 heures. Le thème de cette balade inédite est prometteur: Du parc de Mon-Repos aux quais d'Ouchy: une glissade d'auteurs!

 

Les personnes intéressées peuvent s'inscrire en envoyant un courriel à l'adresse suivante: krishnasitarao@hotmail.com.

 

Francis Richard

 

Le guide des balades cyclolittéraires, Sita Pottacheruva, 268 pages, Favre

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28 mai 2013 2 28 /05 /mai /2013 22:00

Le train de sucre URECHLe train de sucre porte un sous-titre: contes.

 

Et c'est bien un livre de contes, mais comme on n'en écrit plus guère de nos jours. En effet, aujourd'hui, on écrit soit des contes pour enfants, soit des contes pour adultes. Or il s'agit en l'occurrence de contes que les enfants tout comme les adultes peuvent lire avec grand plaisir, dépaysement garanti.

 

Ces contes se situent, en effet, à notre époque, dans un pays arabe, où on imagine très bien que pourraient y être lus les contes des Mille et une nuits, auxquels, d'ailleurs, il est fait par l'auteur une brève allusion, et où le temps semble s'être immobilisé, en dépit de la présence, dans le décor, d'objets bien actuels, tels que voitures et télévision.

 

Trois compères, Balthasar, Désiré, Manuel, ont mis toutes leurs économies dans un train chargé de sucre et tout au long du récit, Marie-Jeanne Urech nous tient au courant de la progression de ce train qui, pendant un mois, en provenance des terres du sud, va parcourir 10'000 km avant de parvenir jusqu'à ses propriétaires.

 

L'achat de tout ce sucre devrait rapporter gros, mais le sucre, comme bien des denrées alimentaires, est soumis aux aléas d'un marché très volatile, qui frémit à la moindre rumeur, aux variations de consommation, à une surproduction ou, a contrario, à la perte d'une récolte.

 

Les trois compères sont trois amis, "de ceux qu'on ne délie plus", tant les années s'y sont mêlées:

 

"Ils se réunissaient quotidiennement dans un café où ils avaient leur table, leurs habitudes, leurs histoires, à l'ombre d'un gommier défiant le chaos urbain qui serpentait autour d'eux."

 

Le café a pour nom Takaïba. En attendant leur train, les trois y viennent chaque fin d'après-midi. Ils y déploient la carte du monde, ils y parlent de cours du sucre, tel qu'il est publié dans le journal, et de ce qu'ils comptent faire de la fortune qu'ils gagneront à coup sûr dans l'opération, du moins le croient-ils.

 

Chaque jour, ils écoutent l'un d'entre eux, le plus souvent Balthasar, raconter des histoires édifiantes, qu'il faut bien appeler des contes parce qu'ils illustrent des vérités éternelles, sous couvert de fiction, et parce qu'ils constituent des éléments de la sagesse du monde.

 

Il y est par exemple question d'un homme qui meurt pour de l'argent  afin d'acquérir une perle destinée à sa douce; de femme délaissée par son mari pour assouvir sa passion des pigeons; de trompe-l'oeil pour sauver une situation compromise; d'homme monstrueux à la voix d'or; de préparatifs de mariage sans fin qui dévorent toute une vie; d'un jeune homme qui se brûle les ailes en voulant gagner une terre promise etc.

 

Parmi ces contes il en est un, raconté par Désiré, qui permet à la fois de se rendre compte de leur actualité et leur intemporalité, celui du visiteur et de l'immigré.

 

Un immigré meurt dans une terre étrangère où il a vécu vingt ans. Dieu lui propose de choisir entre l'enfer et le paradis. Comme il hésite, il lui propose de séjourner dans l'un des deux pendant cinq jours.

 

L'immigré choisit l'enfer. Il y passe les cinq meilleurs jours de son existence. Il choisit donc l'enfer comme séjour permanent et déchante très vite. Car ce n'est pas ce que les cinq jours passés lui avaient permis d'y entrevoir et il proteste auprès de Dieu:

 

"A cet instant, Dieu ricane et a pour lui ces mots terribles: "Après une vie d'émigration, tu n'as toujours pas compris la différence entre un visiteur et un immigré?"

 

Cette question de la différence pourrait tout aussi bien se poser entre un touriste et un habitant...

 

Le train de sucre finit par arriver à destination et son histoire est elle-même un conte qui sert d'écrin à tous les autres. L'épilogue n'échappe donc pas non plus à la loi du genre.

 

Marie-Jeanne est une véritable conteuse. Elle n'est pas avare de détails qui sonnent justes et qui parlent à l'imagination de ceux qui la lisent. S'opère alors, à l'écrit, la magie que l'on retrouve dans toutes les traditions orales et qui agrémente l'écoulement des soirs, à la veillée, sans qu'il n'y ait pour autant, bien au contraire, de perte de sens.

 

Francis Richard

 

Le train de sucre, Marie-Jeanne Urech, 128 pages, L'Aire

 

Marie-Jeanne Urech est l'invitée le lundi 3 juin 2013 de l'association littéraire Tulalu, à 20 heures, au Lausanne-Moudon, place du Tunnel à Lausanne.

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27 mai 2013 1 27 /05 /mai /2013 21:20

Maison Anges BRUCKNERPascal Bruckner n'est pas seulement essayiste. Il est également romancier.

 

Cette fois il nous emmène visiter le ventre de Paris, qui renferme, à l'abri des regards, toute une faune qui n'a d'humaine que le nom et qui ne fait surface que pour mendier ou voler.

 

Ce livre est de circonstance. Depuis bien longtemps il n'y avait pas eu autant de SDF à Paris. Il faut remonter aux années 1950 pour retrouver une telle misère clocharde.

 

Les qualités d'essayiste de Bruckner se retrouve dans ce roman. Car il est évident, en le lisant, qu'il s'est sérieusement documenté pour l'écrire.

 

Dans le même temps, il s'agit bien d'un roman avec des personnages inventés:

 

"J'ai pris des libertés avec la réalité, superposé les époques, indépendamment de tout souci de vérité."

Antonin Dampierre se rend en voiture à un stage de langue dans le cadre d'un programme Erasmus. Pour gagner Klagenfurt, où a lieu ce stage, il fait des détours, s'égare, tombe en panne et se retrouve devant une auberge fermée. Dont la propriétaire, une vieille femme, finit par lui ouvrir.

 

Cette vieille femme, qui, très vite, lui fait peur et le dégoûte, a un curieux sens de l'hospitalité. Elle finit en effet par s'allonger à côté de lui, dans son lit, et par lui passer le bras autour du torse, avant qu'il ne s'endorme. Au matin, il découvre avec stupéfaction qu'elle est morte en le tenant ferme.  

 

Longtemps après cette mésaventure autrichienne traumatisante, Antonin, devenu courtier d'une agence immobilière du Marais, se comporte curieusement avec les femmes.

 

Enfant unique, Antonin a perdu ses parents dans un accident de voiture à 21 ans. Son père était communiste pur et dur, sa mère féministe rejetait la fidélité bourgeoise, et les deux se disputaient copieusement et continuellement:

 

"Il avait gardé de ces querelles une certitude: l'énergie est femme, la faiblesse masculine."

 

Et il avait pris le contrepied de ses parents de gauche:

 

"Horrifié par l'exemple de son père et de sa mère, Antonin décida très tôt d'abandonner la politique et l'amour. La première parce qu'elle rend idiot, le second parce qu'il égare les êtres."

 

Aussi manichéen que papa maman, qui divisaient en deux l'humanité, entre exploiteurs et exploités pour l'un, entre phallocrates et victimes pour l'autre, Antonin la divise entre pur et impur.

 

Son père lui reprochait sa mollesse, occupé qu'il était volontiers aux tâches ménagères de la maison, auxquelles il apportait le plus grand soin et qui étaient propres à satisfaire son obsession de la pureté. En fait il avait hérité de l'agressivité de sa mère. Ce qui, plus tard, allait lui jouer des mauvais tours.

 

Antonin est très apprécié de son patron, qui lui confie la vente d'un appartement de prestige de la Plaine Monceau. Mais, à l'arrivée du riche couple d'acquéreurs potentiels, deux ivrognes, déambulant en tandem sur l'avenue, se séparent brusquement et l'un d'eux, au pied de l'immeuble, vient percuter la pierre et s'affaler en vomissant. La vente est ratée.

 

Quelques temps plus tard, Antonin s'aperçoit qu'il a oublié un double des clés dans cet appartement. Il retourne sur place et au sortir de l'immeuble il est agrippé au mollet par le misérable ivrogne qui lui a fait raté sa vente et qui est revenu sur les lieux de son forfait.

 

Pris de rage, avec son pied libre, Antonin roue de coups de pied le malheureux, pour se dégager d'abord, puis par plaisir, et s'enfuit le laissant à son destin. Le surlendemain il apprend que, dans le même quartier, le même jour, un vagabond a été trouvé mort, roué de coups...

 

Dans le métro, à la suite d'un accident de personne, les voyageurs sont invités à descendre de la rame. Antonin est le dernier à rester avec un vieillard en haillons, qui fait sous lui dans une odeur pestilentielle et qui le poursuit de ses invectives. Bouleversé, Antonin s'enfuit:

 

"Ses rêves, cette nuit-là, furent emplis d'hommes sales, éméchés, baignant dans la vinasse et les excréments."

 

Antonin a une maîtresse, Monika, avec laquelle il sacrifie modérément à Venus et avec laquelle il vit à mi-temps. Leur histoire a d'ailleurs commencé sur un malentendu:  

 

"Au début de leur rencontre, il lui avait envoyé un sms. A la fin, il avait écrit: Je t'embrasse. Erreur de manipulation ou autre, le téléphone n'avait retenu que les trois premières lettres: Je t'em."

 

Monika a un chien, un Jack Russell, Capitaine Crochet, qui a la particularité d'être en rut perpétuel. Un jour que Monika le lui a laissé à garder, Antonin est poussé à bout par le cabot maladroit et à l'organe turgescent. Il le jette donc par la fenêtre et maquille son trépas en accident de la route, sans convaincre sa compagne, qui l'a vu approuver le tabassage, par une bande de jeunes racailles, d'un vieux infect - il déféquait en public.

 

C'est décidé. Antonin veut tuer des clochards parce qu'ils sont sales. Ce sera sa croisade. Il va vidanger Paris, "punir les cas désespérés, laisser aux autres une chance de s'en sortir." Et première conséquence de cette décision, il rompt avec Monika ("il ne toucherait plus aux femmes sinon avec d'infinies précautions").

 

Pour approcher ses cibles, Antonin infiltre les milieux humanitaires. C'est ainsi qu'il fait la connaissance d'Isolde de Hauteluce, qui est en rupture avec sa haute lignée et qui dirige La maison des anges, "une petite institution d'assistance aux grands exclus". Après cette rencontre, il démissionne de son poste de courtier immobilier et travaille aux côtés de cette belle au service de la bonté.

 

La croisade d'Antonin ne se déroulera cependant pas comme il l'avait prévu. Il ne pourra que s'en prendre à lui-même, à son agressivité incontrôlée et à son manque de courage une fois mis au pied du mur. L'épilogue révèlera en outre à quel point l'épisode autrichien du début l'avait traumatisé.

Ce roman est criant de vérité. Sur un thème de ce genre, la forme romancée permet de cerner la réalité au plus près. La fiction, en forçant le trait et en prêtant des pensées et des paroles indicibles aux personnages, permet en effet d'aller plus loin que l'essai ou le reportage pour en rendre compte.

 

Ainsi l'auteur peut-il se livrer avec verve à des descriptions telles que celle d'une des cibles d'Antonin - description qui aurait été insupportable, et insupportée, autrement:

 

"Cet échalas, toujours haletant, se montrait si bienveillant qu'il en était agaçant. Il avait les yeux infectés de pus, gonflés comme des balles de ping-pong, des touffes de poils noirs lui sortaient des oreilles. Ce qui débectait le plus Antonin, c'étaient ses reniflements continus, la morve qui huilait ses lèvres ou le bas du visage."

 

Isolde de Hauteluce résume très bien ce qu'est le monde de la cloche quand elle dit à Antonin:

 

"Etre pauvre, c'est déjà être moins qu'un citoyen. Mais devenir clochard, c'est devenir moins qu'un homme, une faillite organique."

 

Elle, qui n'est pas exempte de tout reproche, n'est pas tendre avec les ONG:

 

"Tous ces militants associatifs sont pareils aux dames patronnesses du XIXe siècle: ils ont leurs gitans, leurs Roms, leurs sans-papiers, leurs femmes excisées, leurs immigrés, ils les choient comme un trésor."

 

Les artistes de gauche, "qui portent leurs opprimés en bandoulière et s'en servent pour leur promotion personnelle", ne trouvent pas davantage grâce à ses beaux yeux:

 

"Elles posent au Sahel ou au Bangladesh avec des négrillons au ventre gonflé ou des enfants affamés. Mais poser avec un clodo bien de chez nous et qui pue, c'est moins glamour, il n'y a pas de retour sur investissement."

 

Francis Richard

 

La maison des anges, Pascal Bruckner, 320 pages, Grasset

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  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • Francis Richard
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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