Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
25 mai 2013 6 25 /05 /mai /2013 19:00

Sauve qui peut BRUNETDerrière l'expression Sauve qui peut!, employée par Eric Brunet pour son livre, se cachent toutes les bonnes raisons d'émigrer d'un pays encroûté, la France, où il n'y a plus de salut pour ceux qui veulent vraiment vivre, c'est-à-dire vivre libres, et qui, de surcroît, ne s'y sentent pas aimés.

 

Qui peut quitter la France sans pour autant cesser de l'aimer? Tout le monde:

 

"Ces Français qui résistent au déclin programmé de leur pays, veulent embrasser d'autres possibles et se frotter au monde réel, à l'entreprise, aux économies dynamiques, aux enjeux du futur. Ils veulent découvrir des modèles vivants, s'imprégner d'autres ailleurs."

 

Cela n'est pas réservé à une élite, loin de là. Il faut seulement le vouloir et ne pas se laisser intimider par ceux qui jettent l'opprobre sur les exilés. Certes tous les exilés ne reviendront pas, mais il suffit qu'il en revienne:

 

"Enrichis de leurs expériences dans le monde réel, ces exilés donneront une inflexion nouvelle à notre pays engourdi."

 

C'est pourquoi n'en déplaise aux fauteurs de déclin et de servitude, socialistes et compagnie:


"Partir n'est pas une lâcheté, mais un acte de résistance et de courage."

 

Les bonnes raisons de partir?

 

La fiscalité étouffante

 

Selon l'OCDE, la France est au troisième rang pour les recettes fiscales (44,2% du PIB), derrière le Danemark (48,1%) et la Suède (44,5%). Mais, surtout, elle est championne en matière de dépenses publiques (56,5% du PIB), derrière, il est vrai, la République démocratique du Congo, l'île de Kiribati, l'Irak, le Lesotho et le Danemark.

 

Alors que les PME, ces poules aux oeufs d'or, sont les seules vraies créatrices d'emplois (600'000 en dix ans), elles sont littéralement matraquées fiscalement:

 

"En France, la fiscalité d'une PME représente 65,7% de son résultat commercial. En examinant le classement mondial, on constate que notre pays est un des plus gourmands du monde avec ses PME: il occupe le 169e rang sur un total de 185 Etats étudiés."

 

Ce matraquage fiscal a des répercussions sur la compétitivité de la France, qui occupe désormais la 21e place au classement du Forum économique mondial:

 

"La pression fiscale a pour conséquence de rendre le travail cher et donc rare."

 

Avec pour conséquence un fort chômage des jeunes et une grosse proportion de seniors inemployés.

 

Et l'avènement de François Hollande s'est immédiatement traduit par un nouvel accroissement de cette pression fiscale, qui était déjà insupportable...

 

L'égalitarisme

 

En France certains sont plus égaux que les autres, les fonctionnaires. Ils jouissent d'un privilège exorbitant, l'emploi à vie.

 

Aussi l'égalitarisme revendiqué ne les vise-t-il pas:

 

"L'égalité prend chez nous une forme singulière: l'aversion pour celui qui réussit, qui génère de la croissance, qui fait fortune; en d'autres termes la défiance du riche."

 

Un pays ne serait démocratique que s'il permet non seulement l'égalité en droit mais l'égalité en revenus...

 

Alors, pour égaliser, on taxe les riches et on s'étonne qu'ils prennent la fuite. Mais on est sélectif dans la stigmatisation des exilés fiscaux:

 

"Sur les milliers d'exilés fiscaux célèbres, les seuls que les médias harcèlent sont ceux dont on connaît les engagements de droite, et les chefs d'entreprise qui par nature sont des salauds."

 

L'exécration des patrons et l'éloge des fonctionnaires

 

Il ne fait pas bon être patron en France:

 

"Le seul chef d'entreprise sympathique est celui qui ne gagne pas d'argent."

 

Les Français ont une piètre opinion des patrons:

 

"Selon un sondage IFOP publié dans le JDD en octobre 2012, seuls 21% ont une bonne opinion de leur patron. Cette faible proportion descend à 15% quand il s'agit de juger les dirigeants de PME en général et plonge à 5% pour les chefs de grandes entreprises."

 

Il est même possible, en France, sans faire de vagues, d'écrire un livre intitulé Je hais les patrons (l'auteur est Gisèle Ginsberg journaliste syndicaliste...):

 

"Imaginez les réactions qu'auraient suscitées ce titre si on avait remplacé le mot "patrons" par "artistes", "syndicalistes", "journalistes", "pauvres", "fonctionnaires", "chômeurs"..."

 

Il n'en va pas de même avec les fonctionnaires:

 

"Les deux tiers des Français jugent les fonctionnaires honnêtes, compétents, au service du public, à l'écoute et même accessibles et disponibles, selon un sondage réalisé par TNS Sofres. La majorité des sondés pensent aussi que les fonctionnaires sont maltraités par l'Etat et vont jusqu'à se dire solidaires de leurs protestations contre la dégradation de leurs conditions de travail."

 

Une stupide guerre civile idéologique

 

Dans le passé, la guerre civile n'a épargné aucune nation:

 

"Peut-être faut-il y voir là un processus anthropologique indispensable à l'émergence des nations modernes. La France n'échappe pas à cette règle. A cela près que notre spécificité à nous, c'est que la guerre civile est la  ligne éditoriale de notre pays, une sorte d'azimut national."


La guerre civile permanente semble en effet consubstantielle à l'Histoire des Français (le regretté Jacques Marseille avait pu intituler un de ses livres Du bon usage de la guerre civile en France). Eric Brunet n'est pas à court d'exemples et peut conclure:

 

"Le clivage, la faille, le fossé sont patrimoines nationaux, à telle enseigne que, pour mieux étiqueter les factions ennemies, les Français ont inventé les concepts de gauche et de droite."

 

Cette mentalité ne conduit évidemment pas au dialogue et à la concertation, mais à la confrontation et au rapport de force. Le mode de scrutin uninominal à deux tours, qui exclut de représentation les minorités, et l'impossibilité d'une véritable liberté d'expression en sont les illustrations insignes:

 

"Notre hostilité à l'idée que des opinions extrémistes ou marginales puissent être publiquement exprimées est si profonde que nous avons tout simplement décidé de les interdire, en punissant leurs auteurs de peines pouvant aller jusqu'à la prison ferme."

 

Eric Brunet fait allusion là aux lois liberticides que sont la loi Gayssot et les lois mémorielles...

 

Il n'est pas étonnant dans ces conditions que la France se situe au 44e rang du classement international de Reporters sans frontières en matière de liberté de la presse:

 

"Ce climat permanent de guerre idéologique larvée, de chasse aux sorcières, de censure ou d'autocensure quotidienne et de refus de débattre concourt à faire de la France l'un des derniers pays en termes de liberté de la presse."

 

Fainéantise, assistanat et népotisme

 

Les Français n'aiment pas bosser et, d'ailleurs, ils ne bossent pas, parce qu'ils considèrent depuis des siècles que le travail est un fardeau (ils ont même eu, exception française, des rois fainéants...):

 

"Chez les salariés à plein temps, la France figure à l'avant-dernière place de la durée effective de travail, ne devançant que la Finlande. Les salariés français ont travaillé en moyenne 1 679 heures en 2010, soit 129 heures de moins que les Espagnols, 134 heures de moins que les Italiens, 177 heures de moins que les Britanniques, 224 heures de moins que les Allemands, sans parler des pays de l'Europe de l'Est qui occupent la tête du classement." (Etude parue en janvier 2012, réalisée par l'institut Coe-Rexecode dans les 27 pays de l'UE)

 

La France est peut-être la patrie des droits de l'homme mais elle n'est en tout cas pas celle des devoirs:

 

"Les devoirs sont souvent considérés chez nous comme une contrainte réactionnaire, un archipel de règles surannées, l'ADN des régimes autoritaires..."

 

La France est donc peuplée de citoyens ayants droit et d'assistés, ce qui n'incite pas vraiment au travail:

 

"En France le combat contre la pauvreté ne consiste pas à favoriser la création d'emplois mais simplement à augmenter les minima sociaux, à l'instar des dames patronnesses du siècle dernier."

 

Il est souvent intéressant de ne pas franchir un seuil social: cela permet de gagner davantage... en ne faisant plus rien du tout.

 

Ce qui n'encourage pas non plus à travailler, c'est le népotisme généralisé:

 

"Depuis toujours, les élites françaises ont favorisé l'ascension de leur progéniture au détriment, on le suppose, de citoyens plus méritants. Un constat démoralisant pour tous les Français qui ne sont pas des fils et des filles de..."

 

Là encore, Eric Brunet ne tarit pas d'exemples...

 

L'enseignement est naufragé et la créativité au point mort

 

En 20 ans les apprentissages fondamentaux, lire, écrire, compter, ont régressé en France dans de fortes proportions. En matière scolaire la France souffre mal la comparaison internationale, comme le révèlent les études sur la lecture, PIRLS, ou sur les performances des lycéens, PISA, notamment en mathématiques. La France régresse là encore fortement par rapport aux autres pays...

 

Pourtant le coût d'un élève est passé en 30 ans de 4'400 à 8'000 euros et les élèves par classe sont nettement moins nombreux. Alors pourquoi cette baisse de niveau?

 

"Si le niveau baisse drastiquement chez nous, c'est surtout parce que les heures d'enseignement ne cessent de diminuer. En 1968, les écoliers français avaient 175 jours de classe par an et 1 050 heures de cours. Aujourd'hui c'est 140 jours et 840 heures, soit un cinquième de moins."

 

Et il y a également plus de cours différents...

 

Le baccalauréat n'a plus aucune valeur, mais c'est le sésame pour entrer sans sélection dans les universités, qui fabriquent des chômeurs et qui ne brillent pas dans la compétition internationale: l'ENS, la première d'entre elles, ne figure qu'au 34e rang du QS World University Ranking (3 autres universités françaises seulement figurent dans le top 200) et Orsay Paris-Sud, la première université française, figure au 37e rang du fameux classement de Shangaï.

 

Quant au travail manuel, il est dénigré. Un chiffre éloquent le montre: il y a 600'000 apprentis en France et 1,6 million en Allemagne... On doit donc dans les métiers se tourner vers l'étranger pour recruter:

 

"On manque en France cruellement de maçons, soudeurs, tourneurs, chauffeurs de poids-lourd, bouchers, infirmiers, médecins, chirurgiens, techniciens de maintenance, informaticiens. Or et contrairement à ce qu'on croit, du fait de la demande, la plupart de ces emplois sont très bien rémunérés."

 

Dans les domaines de la création artistique, de la gatronomie (eh oui), la France roupille, se réfugie dans le passé ou le plagiat. Pas de quoi pavoiser là encore.

 

En matière d'innovation, la France occupe dans le classement mondial effectué en 2012 par l'INSEAD et l'OMPI la 24e place sur 141, tandis que la Suisse, comme en 2011, y occupe le 1er rang... En France, la législation du travail trop tâtillonne et le manque d'investissement dans la recherche et développement en sont la cause.

 

Conclusion

 

Ce bilan désastreux de la France explique peut-être pourquoi les Français, qui y résident, sont "les premiers consommateurs d'anxiolytiques et autres antidépresseurs de la planète", mais il explique certainement pourquoi tant d'entre eux, parmi les meilleurs dans leurs catégories, la quittent, faute d'y avoir des perspectives d'avenir. Ce faisant, ils emportent tout de même avec eux un peu de leur pays:

 

"N'en doutons pas, ceux qui ont fait le choix de partir s'attachent chaque matin à faire vivre l'esprit français loin de l'apathie hexagonale. A des kilomètres de nos frontières, ces expatriés sont une multitude de petits morceaux de France. A leur façon, ils résistent en poursuivant, consciemment ou pas, leur rêve d'une France différente, conquérante, et vivante..."

 

Cette avant-garde de résistants est pourtant systématiquement stigmatisée par les médias et les politiciens français...

 

Eric Brunet ne fait, heureusement, pas partie de ces commentateurs myopes:

 

"Si demain, pauvres ou riches, ces émigrés acceptaient de rentrer au pays, ils seraient notre meilleur atout pour sonner le réveil de la France."

 

Ce n'est cependant pas demain la veille...

 

Francis Richard

 

Sauve qui peut !, Eric Brunet, 304 pages, Albin Michel

 

Eric Brunet parle de son livre sur Youtube:

 

Partager cet article
Repost0
20 mai 2013 1 20 /05 /mai /2013 22:45

Nuit musique SILLIGLa première fête de la musique a été créée en France le 21 juin 1982 par Jack Lang, ministre de la Culture.

 

Cette date du 21 juin n'avait pas été choisie au hasard. Cette année-là, elle correspondait au solstice d'été, qui, avant que l'Eglise n'instaure la saint Jean le 24 juin, était l'occasion de festivités et de nuits païennes, et, parfois, paillardes.

 

Depuis, les fêtes de la musique ont été instituées un peu partout dans le monde... Suisse comprise.

 

Le dernier roman d'Olivier Sillig se déroule pendant une telle nuit, qui s'avère propice, musiques et alcools aidant, à des débordements dionysiaques.

 

Bruno et Claire, trentenaires, mariés depuis cinq ans, prennent le train pour une ville sans nom, mais où circulent des trams. Bruno y va pour son travail et Claire l'accompagne.

 

Après son travail, en fin d'après-midi, alors qu'il devait être là à 14 heures, Bruno rejoint Claire dans la baignoire de leur chambre d'hôtel. Claire, qui a passé l'après-midi à faire du shopping, n'est pas d'humeur à folâtrer quand Bruno se met à l'entreprendre. Le téléphone sonne opportunément et les interrompt. C'est Claire qui sort de l'eau pour aller décrocher.

 

Après avoir raccroché le combiné, Claire s'habille à la hâte et disparaît. Bruno attend son retour, puis, comme elle ne réapparaît pas, part à sa recherche dans la ville en fête, où il y a de la musique pour tous goûts et couleurs: fanfare locale, musique classique, jazz, métal hurlant, fanfare macédonienne, musique de computers, que sais-je.

 

Bruno, par acquit de conscience, fait quelques aller et retour à l'hôtel, mais Claire n'y est jamais. Alors il se mêle à la fête, en espérant finalement ne pas y tomber sur Claire, prêt à faire des rencontres inhabituelles dans des lieux insolites.

 

Il rencontre un certain nombre de personnes atypiques, qui bousculent ses préjugés, et, notamment, Caroline, "une grande fille aux cheveux longs et frisés teints en rouge", qui lui rappelle le temps de la drague avant Claire, et qui chante en français ou en scat.

 

Caroline, retrouvée après qu'il l'a perdue, trouve Bruno farouche. Elle finit tout de même par l'entraîner dans un couloir sombre. Sur un matelas adossé à une colonne en dur, elle s'apprête buccalement à lui faire oublier Claire, quand un couple hétéro passe près d'eux.

 

Encore déboutonné, Bruno s'excuse, se rajuste et s'élance à la suite du couple, tandis que Caroline, se méprenant, lui indique les toilettes. Il a en effet cru reconnaître sa femme Claire. Mais il perd de vue le couple sur une incertitude.

 

Après bien des prérégrinations, à potron minet, Bruno rentre à l'hôtel, où Claire, rentrée depuis peu, l'attend depuis des siècles et lui demande de la prendre, sans préliminaires, ce qui ne lui ressemble guère, surtout de bon matin.

 

De son côté, au cours de cette nuit, Claire, fâchée que Bruno l'ait fait poireauter tout l'après-midi, espérant ne pas tomber non plus sur lui, a rencontré les mêmes personnes atypiques que son mari, à contre-temps, mais elle ne les a pas vues sous le même angle. Les deux se sont d'ailleurs croisés sans se reconnaître pendant ce voyage jusqu'au bout de la nuit de la musique.

 

Si, cette nuit-là, Bruno est attiré par Caroline, mais ne conclut pas, in extremis, avec elle, au même moment, Claire est attirée par un musicien inconnu, aux yeux sans pareils, maigre, noir et beau, et elle se donne délibérément et fougueusement à lui par trois fois, en public, ce qui ne lui ressemble pas non plus:

 

"Tout ce que je peux dire de lui, c'est qu'il joue du tambour - à moins que ce soit de la caisse claire - dans la fanfare macédonienne Multsum, qui est une fanfare de cérémonies. Et qu'on s'est aimé, qu'on ne se reverra plus. Et que je n'ai rien connu d'aussi beau."

 

D'autres péripéties l'attendent encore avant de regagner l'hôtel, mais pas d'autres débridements... qui auraient gâché son contentement.

 

En tout cas, cet écart conjugal n'empêche pas Claire de demander à Bruno de la prendre à son tour, après avoir vite balayé l'idée que son musicien inconnu a pu lui laisser un petit cadeau, sous forme de maladie ou de marmot...

 

Bruno et Claire ont donc vécu la même nuit, mais de façon fort différente. Bruno s'est comporté comme une vierge de jadis, à moitié effarouchée, et Claire comme un mâle de naguère, prenant son plaisir sans regrets avec un autre. Les deux amants et époux se retrouvent cependant avec beaucoup de bonheur, n'ayant été infidèles que par parenthèse, l'une par le corps, l'autre, à défaut, par l'esprit.

 

Olivier Sillig raconte simplement cette nuit onirique, vue sous deux angles d'aujourd'hui, masculin et féminin, sans porter de jugement. Les événements, sans qu'il n'omette de détails bien concrets, s'enchaînent pourtant comme dans un rêve, après lequel la réalité ne peut que, de toute façon, reprendre tous ses droits.

 

L'auteur met le doigt, avec justesse, sur un aspect de l'humaine condition, qui résulte de l'observation: la vie n'est pas une ligne droite toute tracée; elle comporte des chemins de traverse. Et les écarts n'empêchent pas ceux qui les font de reprendre après leur route commune, à condition, toutefois, de les garder pour eux. Car toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire...

 

Francis Richard

 

La nuit de la musique, Olivier Sillig, 176 pages, Editions Encre Fraîche

Partager cet article
Repost0
17 mai 2013 5 17 /05 /mai /2013 00:00

Goulag-VITKOVSKI.jpgDans les premières pages de son Archipel du Goulag, Alexandre Soljénitsyne rend hommage à Dimitri Vitkovski.

 

Dimitri Vitkovski aurait dû être le correcteur du grand oeuvre de l'écrivain russe, parce qu'il avait "la plus vaste expérience des camps", y ayant passé la moitié de sa vie. Il a cependant écrit lui-même un livre sur le Goulag. Ce livre aurait dû paraître en Russie au début des années 1960, mais il ne paraîtra que trente ans plus tard, vingt cinq ans après sa mort.

 

A la fin de l'année passée ce livre a été pour la première fois publié en français. C'est le témoignage poignant d'un homme dont la vie fut brisée sans raison.

 

Dimitri Vitkovski est en effet arrêté à 25 ans, en 1926. Il est considéré comme "socialement dangereux" parce que se trouvant à Tomsk, en 1919, il a été mobilisé de force dans l'armée blanche de l'Amiral Kotchak.

 

Au moment de son arrestation il vient de finir des études d'ingénieur chimiste et s'apprête à devenir scientifique. Il ne le deviendra jamais vraiment.

 

Après un séjour obligé à la Loubianka, la prison interne du Guépéou, il est transféré aux Boutyrky, puis déporté, pour son bien, en Sibérie, à Ienisseïsk: il n'est pas coupable, n'a rien fait de mal, mais il est instable...

 

Il a alors la chance d'être accepté comme laborantin dans une mine d'or située à quatre cents kilomètres de là. Après la mine il est "embauché comme ouvrier dans une expédition scientifique forestière".

 

Après trois ans de déportation, suivis d'un bon moment de vagabondage, il travaille pendant un an dans une usine chimique d'Asie centrale. Il aimerait bien revenir à Moscou, mais en janvier 1931, il est de nouveau arrêté et incarcéré à nouveau à la Loubianka. Il est accusé d'être "l'organisateur d'un vaste complot antisoviétique". Ce complot est évidemment complètement imaginaire.

 

Comme il ne passe pas aux aveux malgré les nombreux interrogatoires de nuit qu'il subit et qu'il ne veut pas, à l'instar de bien d'autres prisonniers, se dénoncer et dénoncer les autres pour survivre, il est puni: il est condamné à être fusillé... Cette peine est commuée "en dix ans de réclusion avec "interdiction centrale"" et il est expédié aux îles Solovki, situées à 800 kilomètres au nord de Saint Pétersbourg.

 

En route vers cet archipel, il séjourne à Kempunkt, un camp de transfert qui a "toutes les caractéristiques du camp de concentration", mais "tout près, derrière les barbelés, s'étale la mer Blanche, d'une splendeur merveilleuse propre au grand Nord":

 

"Entre les baraquements, on peut apercevoir, perdue dans des lointains brumeux, sa beauté laiteuse, mystérieuse et enchanteresse, qui pénètre au coeur jusqu'à en faire mal."

 

Après une journée passée sur l'île-Grande de l'archipel, il est transféré à Mouksalma et comprend ce que signifie l'expression "interdiction centrale" qui figure sur sa condamnation: il est affecté aux travaux les plus durs.

 

Pourtant c'est là qu'il va passer la période la plus agréable, et la plus courte, de sa longue vie au Goulag. Pendant ces moments libres, il explore l'île et au bout de deux semaines il n'en ignore plus aucun endroit...

 

Seulement, le prisonnier du Goulag passe sa vie à bouger d'un camp l'autre:

 

"J'en ai eu des transferts, un nombre considérable, incalculable. J'avais à peine le temps de m'habituer aux gens et aux conditions de vie que c'était déjà fini: il fallait une fois de plus se plier à d'autres règles et à nouveau se trouver des compagnons avec qui échanger."

 

Des Solovki, qui ont été pour lui une véritable école de vie, il repart donc d'abord pour Kempunkt, avant d'être expédié au Belomorkanal, canal de la mer Blanche à la mer Baltique, où il est nommé chef de chantier de la dix-huitième écluse. Dans ses nouvelles fonctions, qui lui ont été attribuées en dépit de son "interdiction centrale", il peut faire cette constatation:

 

"Il est étrange que, même en captivité et dans l'humiliation, le travail bien organisé et cadencé, comme tout mouvement rythmique, donne de l'entrain et remonte le moral."

 

Le chef de la section spéciale du camp veut qu'il espionne, qu'il moucharde. Comme il refuse - "je sais que le soleil s'éteindra à jamais pour moi si je cède" -, il le harcèle, le menace, le convoque de nuit comme de jour, sans résultat... Parce qu'il a l'air suffisamment décidé à en parler à son propre chef, il finit par le laisser tranquille...

 

Une fois l'écluse terminée, Dimitri Vitkovski est de nouveau transféré, d'abord à Podoj-Gora, village à l'est du lac Onega, où il travaille à un gisement d'ilménite et à la construction de la route qui y mène. De là il est transféré à Medvejia Gora où il ne reste que deux jours, avant de repartir sur la Touloma comme chef de chantier. Il peut y admirer de magnifiques aurores boréales:

 

"Il est difficile d'imaginer plus belle illusion d'optique. Les aurores boréales deviennent visibles dès que le ciel s'obscurcit. A partir du mois d'août, pendant les prodigieux couchers de soleil dans la transparence de la nuit, l'horizon polaire s'embrase de faisceaux lumineux, irisés et scintillants."

 

Au bout de cinq ans, la peine de Dimitri Vitkovski est réduite et il est libéré. Il se demande pour combien de temps...

 

Pendant trois jours passés à Moscou, il se heurte à l'administration kafkaïenne du régime, pour obtenir ses papiers. Après quoi il se rend en Asie centrale et en Sibérie où il erre pendant un mois avant de trouver une place de chef d'atelier dans une usine chimique de Tchimkent, puis de travailler dans un laboratoire de recherche à Vladimir.

 

C'est là qu'un an plus tard, en décembre 1938, il est arrêté pour la troisième fois. Dans la prison interne du Guépéou, il va tenir bon, malgré les mauvais traitements (malnutrition, punaises et poux, interrogatoires qui ont toujours lieu la nuit), grâce à un arbre qu'il voit depuis la place humide et froide qui lui a été affectée pour dormir, sur le sol, près de la tinette:

 

"Cette position, parmi d'autres avantages, donne la possibilité de regarder à travers la petit fente d'un écran de bois incliné (une invention de l'époque) à l'extérieur du vasistas et de voir une partie d'un grand arbre, seul élément accessible au regard "emprisonné"."

 

Les prisonniers savent qu'ils ne sont pas coupables et qu'ils ont été arrêtés sans raison, mais ils sont persuadés que les autres ont été à juste titre poursuivis et déportés...

 

Après un an, il est libéré et quitte Vladimir. Difficile de trouver un travail avec pareil CV. Il est toutefois embauché, dans le nord du Caucase, grâce à une vieille connaissance, dans une petite usine d'huiles essentielles, proche de la nature, par laquelle il est attiré. Malade, il manque de mourir, mais doit la vie sauve au gardien des vergers qui, en lui rendant visite tous les jours, l'aide par sa présence et ses encouragements à venir à bout de sa maladie.

 

Mobilisé, il sert "pendant deux ans et demi dans un régiment d'artillerie de défense anti-aérienne". Les forces lui manquent. Il est hospitalisé. Puis il est affecté, ironie du sort, dans des troupes d'affectation spéciale du Guépéou... Il tombe de nouveau malade et ne sert donc pas longtemps dans cette unité.

 

La guerre se termine. Il retourne à Moscou, travaille comme collaborateur scientifique dans un institut du réseau de l'Académie des sciences médicales. Il se marie et a un fils:

 

"Pendant six ans tout va bien, mes mauvais souvenirs s'effacent progressivement, mes rêves deviennent plus sereins, l'espoir et les projets renaissent de nouveau."

 

Jusqu'à ce que l'on s'étonne qu'avec son passé il travaille dans un institut stratégique... Il doit alors quitter Moscou "avec interdiction de [s]'installer dans les régions frontalières des républiques soviétiques ainsi que dans les villes stratégiques, c'est-à-dire pratiquement dans toutes les capitales régionales du pays":

 

"C'est ainsi qu'à nouveau tout s'écroule: ma famille, un travail intéressant, une certaine tranquillité, mon avenir, mes espoirs."

 

Avant de partir, il s'effondre, mais se reprend, grâce au soutien de sa femme, à l'obligation morale qu'il a envers son fils et à l'ancienne habitude ancrée en lui de "rester debout et tenir quelles que soient les circonstances".

 

Après un mois d'errance, il trouve un travail ennuyeux en Ukraine dans une usine d'huiles essentielles, à Prilouki. Deux ans plus tard, il échange ce travail contre un poste de chef de laboratoire de biochimie, dont les conditions s'avèrent plus difficiles que prévu, dans un petit village, près de Loubny, Bérézototcha, dont, heureusement, les habitants sont bienveillants et les environs de toute beauté.

 

A l'automne 1954, il s'installe à Maloïaroslavets, à 100 km au sud-ouest de Moscou, et, pendant un an, fait des traductions. C'est alors que de nouveaux bourreaux, un tchékiste et un de ses camarades, le convoquent et le laissent dans l'incertitude pendant deux semaines... sans décider finalement quoi que ce soit à son sujet ...

 

De retour à Moscou, il est une nouvelle fois convoqué et, cette fois, il est réhabilité par les autorités elles-mêmes parce que son dossier est... absolument vide. Il n'est en rien un criminel et ne l'a jamais été...

 

Francis Richard

 

Une vie au goulag, Dimitri Vitkovski, 160 pages, Belin

Partager cet article
Repost0
11 mai 2013 6 11 /05 /mai /2013 15:45

Foster FERGUSONChez le dépressif, la tristesse et la déprime ne sont pas passagères. Le dépressif peut ne plus arriver à anticiper, avoir des troubles du sommeil, insomnies ou hypersomnies. Il peut être angoissé, fatigué, découragé. Il peut manquer d'appétit. Il peut avoir des envies de suicide. Chez lui, une souffrance physique peut masquer une souffrance morale plus profonde.

 

A ces aunes-là, Ted Foster, le personnage du dernier livre de Jon Ferguson, souffre-t-il de dépression? Rien n'est moins sûr.

 

En tout cas sa "dépression" n'a rien à voir avec le fait qu'il est malheureux en second mariage, qu'il a la cinquantaine, qu'il a un métier ennuyeux, que le monde est un cloaque: à son âge, cela n'émeut plus.

 

Non, sa "dépression" a à voir avec le serpent qu'il a vu mort, écrasé, sur un trottoir, et dont les restes avaient complètement disparu à son troisième passage, deux jours plus tard.

 

Cette disparition du serpent lui fait prendre conscience qu'il est le dernier lien du serpent avec le monde des vivants. Il arrête de parler. Il fixe, sans mot dire, pendant une année et demie, un mur de l'asile psychiatrique dans lequel on l'a interné.

 

Il y a en fait un avant et un après le serpent. Avant le serpent, il a mené deux ou trois années parmi les plus arides de son existence, sans s'en rendre compte. C'est ainsi qu'après la naissance de sa fille Gloria, sa femme Glenda n'a plus considéré qu'il avait un corps:

 

"Je suppose que certains s'habituent à l'abstinence. Moi, je n'ai jamais pu."

 

Après le serpent, la routine est rompue. Il peut réfléchir dans le plus grand mutisme, pendant dix-huit mois, à tout ce qu'il a accepté du monde sans le remettre en cause, à l'exception des mercis qu'il adresse à l'infirmière mexicaine, Maria, qui interrompt habilement sa chasteté involontaire.

 

Ted met "entre parenthèses tout ce qu'on [lui] avait enseigné des gens et de la vie". Avant le serpent, il s'est mis à observer les hommes qu'il n'a plus vus "comme la progéniture de Dieu ni comme la crème du monde animal":

 

"Nous sommes tellement anthropocentriquement aveugles que nous nous accrochons encore à "la création" ou à "l'évolution"."

 

Parce qu'il dit un jour à une infirmière, qui n'est pas Maria, qu'il trouve merveilleux les draps de l'institution, sa parole retrouvée (grâce à son désir de revoir sa fille) le conduit à la sortie, pour bonne conduite, non sans avoir bavardé pendant deux semaines avec le docteur Baker qui s'occupe de son cas.

 

Les dialogues avec le docteur éclairent le lecteur sur sa vision anti-conformiste du monde qu'il a échafaudée pendant son année et demie de silence et c'est instructif. Avec son psychiatre, il parle notamment de la folie en ces termes:

 

"[L'homme] est ce qu'il est. La folie n'a rien à voir avec lui. Je dirais que nous sommes "limités". C'est le mot. Et nous sommes trop stupides pour comprendre que nous sommes limités."

 

Une fois sorti, il peut retrouver sa fille:

 

"Ma fille était bien restée comme dans mes souvenirs. J'étais bien à l'asile de fou, mais au bout du compte, ça valait la peine de recommencer à parler."

 

Sa vie change du tout au tout. Ted est bien dans l'après serpent... Encore que la tentation n'est jamais loin de penser débile:

 

"Le crétin que je suis ne se souvient déjà plus des vérités qu'il proférait à l'asile de fou. Je porte un jugement sur le monde comme n'importe quel débile qui n'a pas pris le temps de penser à la vie."

 

Ce livre apparaît donc comme une longue fable originale sur l'humaine condition. Le lecteur n'est évidemment pas obligé d'adhérer aux considérations sur elle que l'auteur lui transmet par la voix de son personnage, mais il trouvera, quoi qu'il en soit, dans ses propos désabusés, matière à amples réflexions. Sans pour autant s'ennuyer un seul instant.

 

Francis Richard

 

La dépression de Foster, Jon Ferguson, 168 pages, Olivier Morattel Editeur

Partager cet article
Repost0
10 mai 2013 5 10 /05 /mai /2013 22:00

Coeurs EMMENEGGERIl existe des troupes d'assaut, des chars d'assaut. Mais des coeurs d'assaut?

 

Quel est l'objectif de ces coeurs d'assaut qui donnent leur titre au roman de Véronique Emmenegger?

 

Un petit bébé, un petit enfant.

 

En effet plusieurs mères, et pères, vont se disputer ce petit bout d'homme, sans beaucoup d'humanité.

 

Angela couche avec un trapéziste. Le premier coup est le bon et elle accouche quelques mois plus tard d'une crevette. L'accoucheur, une armoire de deux mètres, la rassure:

 

"Quarante centimètres pour deux kilos, ça lui apprendra de sortir avant d'avoir été sifflé. Regardez-moi cette teigne. C'est le genre de morveux qui s'accroche. Ça, c’est du microbe télescopique qui se dépliera très vite."

 

Angela a accouché sous X. Elle abandonne son petit Jean-Jean parce qu'elle ne veut pas lui offrir une vie de misère. C'est le commencement d'un abandon à répétition.

 

En dehors de sa vraie mère, "l'unique, la grande inconnue", il en aura deux autres.

 

Ramona est sa mère nourricière, celle qui l'adopte:

 

"Celle qui s'occupait officiellement de lui, mais ne faisait pas de câlins.Les rapprochements humains, sa hantise, abîmaient sa permanente."

 

La Marthe est sa maman de jour et, même une fois, de nuit, mémorable:

 

"Usine à bisous et à mots doux, cajoleuse hors pair, gratteuse de dos, préparatrice de tartes géantes, toujours en train de crier après quelqu'un sans jamais lui en vouloir, mais totalement détachée affectivement."

 

Humphrey et Ramona n'ont pas réussi à pondre un rejeton. Leur vie de couple, prometteuse de galipettes, s'est arrêtée net sur cet échec. Alors ils adoptent Jean-Jean, qu'ils rebaptisent plus simplement Jean.

 

Consuela, leur aide de maison, n'aime pas les enfants. Elle a déjà donné et a dû s'occuper de ses cinq frères et soeurs, sa mère étant dépressive. C'est dire si elle accueille à bras fermés le petit Jean, que Ramona lui confie pour donner ses tâches premières à une autre.

 

Consù tend un piège à Humphrey, alors que Ramona est de sortie. D'aguicheuse, le déshabillé ouvert, elle devient l'aguichée, lorsque sa patronne, de retour inopiné, la surprend dans une posture sans équivoque avec son mari.

 

Mais la complicité des deux femmes s'effiloche, car Humphrey adopte une attitude décontractée à leur égard, qui les déstabilise. De plus, il se prend d'affection pour Jean, avec lequel il s'entend bien et qui, un beau jour, ose dire non fermement à Ramona, sans ciller.

 

C'est alors que Ramona décide de confier Jean pendant la journée à la Marthe, qui s'occupe de trois autres gaillards, Igor, quatorze ans, Pablo, treize, et Eugène, dit Einstein, dix, sous la figure grimaçante en permanence, à la suite d'un "accident", de Simon, dit Oncle Grimm'.

 

La vie de Jean devient "cousue de contrastes", bipolaire. Jean passe la nuit dans "un appartement bourgeois, feutré, tentures et meubles en acajou" et le jour dans un univers chaotique, où sont poussés des cris permanents et où règne "la brutalité d'un monde de couilles". Dans ce dernier univers, une cahute, au bout d'un terrain vague, Jean est confronté aux autres et s'adapte plutôt bien ...

 

Les événements se précipitent et prennent une tournure dramatique et assez farce, voire rocambolesque, quand Martial, le jumeau de Simon, fait son apparition à la cahute un beau soir où, pour la première fois, Jean est confié pour la nuit à la Marthe...

 

Dès les premières pages du roman, le ton est donné. Les phrases courtes et assassines crépitent, assaisonnées d'humour ravageur. Ce ton se poursuit tout le long du livre qui se lit d'une traite et qui nous raconte le curieux apprentissage de la vie, pendant ses cinq premières années, d'un enfant abandonné à répétition, sans être totalement livré à lui-même.

 

Cet enfant est bien le "microbe téléscopique" qu'avait tout de suite repéré le médecin qui l'avait balancé par les pieds sous le nez de sa vraie mère, Angela, à sa naissance. Il s'accroche bien à l'existence comme une teigne.

 

Cependant il est à craindre que d'"avoir trois mères à lui tout seul" ne suffise pas à faire taire au fond de lui un grand vide intérieur.

 

Francis Richard

 

Coeurs d'assaut, Véronique Emmenegger, 182 pages, Editions Luce Wilquin

Partager cet article
Repost0
9 mai 2013 4 09 /05 /mai /2013 19:30

Echappement CHAUMALes motards connaissent l'échappement libre. Les cinéphiles le film éponyme de Jean Becker.

 

Le livre de Jean Chauma parle de tout autre chose que de motos ou de fuite en voiture chargée d'or.

 

Jean Chauma raconte un jeune garçon qui part de chez lui en juin 1968, à quinze ans, et qui se retrouve braqueur à vingt-deux.

 

Dominique Delille n'a pas fugué. Il est parti:

 

"Ce n'est pas l'idée de liberté qui l'excitait, mais le mouvement d'échappement."

 

Au tout début de cet échappement il est pris comme commis dans un bistrot de Paname, le Victor Hugo. Ce bistrot est tenu par Roger et Andrée David, lesquels ont une fille, Martine, du même âge que lui.

 

Andrée est une ancienne pute. Deux putes tapinent officiellement pour Roger, Marie et Danielle. En réalité elles versent une part de leur comptée à Andrée. Dominique loge chez Marie, qui l'initie au sexe. Mais il plaît aux trois... Il faut dire qu'il a de beaux yeux, de longs cils, comme une fille... et qu'il est bien monté... De quoi plaire à ces dames. Puis, à d'autres.

 

Jean Chauma raconte Dominique chez ses pseudo-parents, les week-ends avec eux à Maulers, en Beauvaisis; sa vraie mère, la troublante Lucienne, mariée à Jean-Paul; les pokers organisés par Roger dans le sous-sol du Victor Hugo; l'engagement de Dominique à dix-neuf ans dans les paras envoyés au Tchad, où il fait la connaissance de ses complices de bracos, Le Chinois et Damien.

 

Les trois compères sont très différents. Le Chinois est sans doute le plus voyou, mais il n'a qu'une idée en tête: "mettre de l'argent de côté pour ouvrir un chouette resto et vivre comme un bourgeois". Damien est un cave, qui aime s'encanailler la nuit et bande "pour les femmes de voyous". Quant au troisième:

 

"Dominique aimait le Milieu et il voyait la voyoucratie comme une sorte de religion, avec l'idée d'y faire carrière."

 

Le clan des Siciliens, avec Ventura, Gabin, Delon est un de ses films culte, sorti l'année de ses seize ans.

 

Dominique?

 

"Il se donnait des airs de dur à cuire, essayant de copier Delon dans ses films. Pourtant, malgré cette absence d'appréhension du monde, malgré ses rêves qui voilaient son regard, il ne jouait pas à être Alain Delon. Il tendait vers quelque chose se rapprochant de l'image qu'il se faisait des personnages que jouait Delon."

 

Et le fait est que leurs deux vies sont parallèles à leur commencement, pour diverger par la suite...

 

Jean Chauma décrit Dominique en ces termes:

 

"Dominique vivait sans raison, sans raisonnement. Il n'avait pas de système logique, pas de grille de lecture raisonnable. La vie ne se présentait pas comme conséquence des actes. L'acte, pour lui, valait pour ce qu'il était en lui-même. Par contre, Dominique semblait avoir certains sens, certains sentiments comme exacerbés. Il pouvait ressentir les choses, les voir venir avant tout le monde."

 

Un intuitif, un instinctif, en quelque sorte.

 

Dans ce livre, Jean Chauma parle d'un monde disparu, mais qui n'était pas sans charme et qui était celui de mes vingt ans et suivants, de mes deux rencontres avec Albert Simonin, l'une au Pays Basque, l'autre dans son appartement du XVe arrondissement de Paris, de mes rencontres avec ses livres et ceux d'Alphonse Boudard, de mes rencontres avec les films de José Giovanni...

 

Dans ce monde se faire respecter voulait encore dire quelque chose, même, et surtout oserais-je dire, chez les voyous. C'était un monde qui n'était pas pour autant tout rose...

 

En l'occurrence le monde décrit par Jean Chauma est même plutôt noir. L'auteur, en effet, fait pénétrer le lecteur dans un monde de sexe et de violence qui n'est pas, tant s'en faut, celui des bourgeoises ou aristocrates pensionnaires d'institutions religieuses de l'époque. Bégueules, s'abstenir!

 

Même si, de temps à autre, Jean Chauma emploie des mots de l'argot d'alors, même s'il n'hésite pas à employer des mots crus pour décrire des scènes qui les méritent, sa façon d'écrire n'est pas complaisante. Elle coule de source pure et fait ressortir, par contraste, toute la noirceur du propos.

 

Francis Richard

 

Echappement libre, Jean Chauma, 200 pages, BSN Press

Partager cet article
Repost0
4 mai 2013 6 04 /05 /mai /2013 11:00

Encore chéri ! MOERIDouze. C'est un nombre symbolique.

 

Celui des tribus d'Israël, des apôtres de Jésus, des mois de l'année, des signes du zodiaque...

 

Douze, c'est le nombre de nouvelles du dernier recueil d'Antonin Moeri. Ce ne peut être un hasard...

 

Deux d'entre elles ont paru dans le numéro de décembre 2011 de la revue littéraire en ligne Coaltar. Les autres sont inédites.

 

Dans ces nouvelles, l'auteur ménage ses effets et ne ménage pas le lecteur. Je ne crois pas que cela sera pour lui déplaire quand il s'y plongera...

 

Un jeune garçon, réservé, timide, écrit des lettres énamourées à la plus belle fille de sa classe, dont le père est plus riche que le sien:

 

"Ce sont des dizaines de lettres qui furent écrites dans ce style qu'adoptent les amants ou les fous."

 

Une jeune femme est toute fière d'avoir ramené chez elle un beau mec. Quelque temps après, elle décide de se conduire avec lui comme une vraie salope sans trop savoir pourquoi:

 

"J'avais besoin de ça pour me sentir exister."

 

Un homme agonise sur un trottoir. Des passants s'adressent à lui sans qu'il ne comprenne ce qu'ils lui disent. Dans ses derniers moments, une langue continue d'aller et venir sur sa joue, un dernier instant bonheur:

 

"J'ai tout de même senti sur ma joue cette langue de chien, chaude, humide et délicieuse."

 

Un misanthrope habite une belle maison, qui intrigue le narrateur. Du coup il aimerait bien en savoir plus sur son propriétaire, qui lui répond d'une voix cinglante:

 

"Je veux bien parler de la baraque, mais le reste, motus, compris."

 

Un forcené, détenteur de trois flingues, refuse qu'on saisisse la vieille maison familiale et descend tout ce qui bouge et qui voudrait le contraindre à se rendre:

 

"Je ne céderai pas. C'est ma maison. La seule chose à laquelle je tienne. Je sauverai ton honneur, papa."

 

Le compagnon d'Odile en a marre d'elle. Elle s'achète de belles fringues et rentre de plus en plus tard de son travail, où elle doit sans doute draguer son chef. Dans un parc il rencontre un repris de justice fauché comme les blés. Il refuse pourtant net la proposition que le compagnon d'Odile lui fait:

 

"Je veux pas finir ma vie à l'ombre. Je veux tout faire pour mener une vie normale. Faut être complètement sonné pour envisager un pareil truc."

 

Un taulard se livre à un quidam qui voudrait écrire sur son cas. Il raconte comment son oeil a été attiré par une joggeuse en training rose, qu'il ne savait pas comment aborder. Il voulait seulement lui parler, mais cela ne s'est pas passé comme il voulait:

 

"Quelqu'un l'avait étranglée. Son oeil vert, je dis son oeil vert parce que l'autre était fermé, son oeil vert, injecté de sang, me fixait, comme si la dame avait voulu m'accuser."

 

Il devait comparaître au tribunal, non pas comme prévenu, mais comme juré. Finalement il n'avait pas été retenu, mais, ayant pris un congé pour ça, il était resté pour assister à l'audience au cours de laquelle le prévenu devait être jugé pour vol, par contumace:

 

"J'ai alors vu une petite femme d'un certain âge, assise sur une chaise, les épaules agitées par des spasmes, la tête penchée, on aurait dit qu'elle souffrait d'un torticolis aggravé par les frasques de son fils qu'elle avait imaginé d'une irréprochable honnêteté."

 

Sacha, étudiant en droit, converse avec Lou, étudiante en philo. Il lui raconte Paris tel qu'il la voit par les yeux d'une mystérieuse femme, Lara Krieg:

 

"Pourquoi m'avoir parlé de cette Lara je-ne-sais-plus-comment?

- Parce que tu ne connaissais pas Paris. J'ai très envie de visiter cette ville avec toi."

 

Il sèche l'école. Son père lui a offert une belle montre, de haute précision, pour son anniversaire. Cette montre l'obsède:

 

"Ce n'est pas un tic-tac qu'elle fait sur la table, c'est une sorte de tsig-tsig très doux. On dirait qu'elle me regarde. Elle est couchée sur le flanc."

 

Des hommes ont le fantasme de la masseuse nue sous sa blouse. Lui c'est le fantasme du brigadier masseur, en rangers et veste déboutonnée:

 

"J'ai presque peur quand il se penche au-dessus de ma tête, que son torse peu poilu effleure mon front et qu'il tire brusquement ma cage thoracique vers lui."

 

Léonore a fière allure "avec ses longs cheveux blonds, ses yeux bridés et ses bottes camarguaises". Elle est "flanquée d'un animal monstrueux". Elle sera sa première fois, et une fois mémorable:

 

"Tu sais, ce que j'aime faire, c'est former les jeunots, les initier, leur apprendre les joies, les vraies joies! Je trouve ça extra."

 

Il la revoit de nombreuses années plus tard...

 

Un jeune garçon peut aussi être sentimental, comme une fille. Une femme se comporter comme un mec. La mort être merveilleuse. Un homme riche garder jalousement un jardin secret. Un repris de justice vouloir se ranger. Un taulard, peut-être fou, ne plus savoir ce qu'il a fait réellement. Un homme devenir forcené quand on touche à son passé. Un homme présent à une audience ne garder que l'image de la mère du prévenu. Un homme ne savoir dire les choses que très indirectement à la femme qu'il désire. Un écolier tranquille en apparence être très destructeur dans la réalité. Un homme fantasmer très fort grâce à un autre. Une jeune femme experte dans les plaisirs d'adultes retomber en enfance quand elle subit des ans l'irréparable outrage.

 

Toutes les histoires qu'Antonin Moeri raconte sont, certes, des histoires caractéristiques de notre époque, mais elles réservent bien des surprises comme dans la vraie vie. L'imprévisible est éternel...

 

Des dialogues permettent de respirer un peu après de longs paragraphes, dont les phrases sont suffisamment courtes toutefois pour ne pas essoufler le lecteur et, au contraire, le tenir en haleine.

 

Une fois refermé le livre, nous pouvons nous dire que la forme de la nouvelle en accentue le caractère dense. Ce qui ne peut pas nous laisser indemne, mais nous offrir matière à réflexions sur l'humaine condition et à interrogations sur le pourquoi de certaines de nos actions.  

 

Francis Richard

 

Encore chéri! et autre nouvelles, Antonin Moeri, 160 pages, Bernard Campiche Editeur

Partager cet article
Repost0
1 mai 2013 3 01 /05 /mai /2013 22:00

Nulle part RICHARD-FAVRELes nouvelles de ce recueil sont bien de nulle part. Les histoires que l'auteur nous y raconte pourraient en effet se dérouler n'importe où.

 

Ce qui leur confère d'emblée un caractère universel.

 

Seuls comptent le récit des actions des personnages ou leurs dialogues. Seuls importent le fin-fond de leurs pensées ou les rapports qui les lient ou les délient entre eux.

 

C'est dans ces moments-là que l'on regrette de ne pas connaître la langue de Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, que la trahison des traducteurs, qui leur est inhérente, ne peut même pas empêcher d'aimer...

 

Dans ces nouvelles il est question d'amours, d'adultères, de crimes, de souffrances, de délires, de troubles, de surprises qui laissent certains des personnages pantois. Tout ce qui peut, en somme, favoriser la détresse, propre à l'humaine condition.

 

Et, plus précisément, côté femmes.

 

Une femme redoute ainsi, plus que tout, la solitude, ce qui va la conduire au crime:

 

"L'isolement partagé n'est pas comparable à celui qui vous laisse au milieu de tous."

 

Une autre explique ainsi sa boulimie de partenaires:

 

"Je ne crois pas avoir opté pour le partage sexuel sans avoir, au préalable, senti mon corps se détacher de moi."

 

Une autre se tourmente irrémédiablement:

 

"En mettant fin à la vie que je portais, j'ai sacrifié ce que j'avais de plus cher et qui serait devenu mon plus grand désespoir aussi."

 

Une autre vend son corps aux hommes parce qu'elle a du coeur:

 

"Elle estimait ne pas se prostituer dès lors qu'elle "faisait ça" presque par amour, du moins pour dépanner des hommes qui en avaient besoin."

 

Une autre avoue à son amant, résignée:

 

"J'avais été prévenue de ton goût des femmes mais j'ai cru te suffire sans comprendre que l'un n'excluait pas l'autre."

 

Du côté hommes, la détresse n'est pas moins vive:

 

"Il n'avait appris de l'amour que la continence des sentiments, une rigoureuse pudeur ou alors un dévouement sans faille."

 

Cet autre, bêtement soumis, reconnaît:

 

"Je n'étais pas prisonnier de sa démence mais de mon impuissance à la quitter."

 

Et pourtant son amante est bien démente puisqu'elle a demandé à sa fille de séduire son père pour éviter qu'il ne parte avec une maîtresse et ne les abandonne toutes deux, pour, après, demander le divorce pour ce motif-là ...

 

Ces nouvelles sont courtes. Une page. Quelques pages. Mais elles sont denses, invitent à la relecture pour en saisir tout le suc. Car, tous les mots y sont pesés et, pourtant, ils entretiennent le mystère de personnages qui ne se livrent qu'en partie et laissent le lecteur sur sa faim de les connaître davantage.

 

Ces personnages ne sont pas ordinaires. Ils ne sont pas extraordinaires non plus. Mais ils sont singuliers, de par les réflexions qu'ils se font à eux-mêmes ou qu'ils font aux autres, de par les chimères qu'ils poursuivent, de par leur incapacité à exprimer leurs sentiments à ceux qu'ils aiment ou qu'ils rencontrent, de par l'incompréhension que les autres ont à leur égard ou qu'ils ont pour ces autres.

 

Hélène Richard-Favre nous parle donc de la vie, qui, pour ses personnages, en tout cas, n'est pas un long fleuve tranquille. Mais pour qui l'est-elle?

 

Francis Richard

 

Nouvelles de nulle part, Hélène Richard-Favre, 176 pages, URSS

Partager cet article
Repost0
27 avril 2013 6 27 /04 /avril /2013 15:00

60 milliards VERDIER-MOLINIELa machine administrative française est bien un mammouth, qu'il conviendrait d'urgence de dégraisser pour reprendre l'expression célèbre de Claude Allègre.

 

De combien de matières grasses faudrait-il l'alléger?

 

Dans son dernier livre, Agnès Verdier-Molinié, directrice de l'iFRAP, Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques, répond qu'il faudrait faire 60 milliards d'économies ! Oui... mais tous les ans.

 

Comment dégraisser le mammouth de 60 milliards d'euros? C'est la grande question.

 

Pour ce faire il faut examiner le mammouth sous toutes les coutures. Et cet examen opéré par l'auteur n'est pas sans surprises.

 

Depuis Alain Peyrefitte et son Mal français, on sait que, face à l'administration, les ministres français sont sans pouvoir. Cela ne s'est guère amélioré et cela perdure, "parce que les ministres passent et que les fonctionnaires campent à vie dans leurs bureaux et sur leurs positions"...

 

On est loin de ce qui se passe aux Etats-Unis où des milliers de fonctionnaires de l'administration fédérale valsent à chaque changement de président... Le statut actuel de la fonction publique, qui date de 1945, et de la présence de ministres communistes au gouvernement, ne le permet pas... et s'avère être un véritable boulet.

 

A propos de président, les électeurs de Nicolas Sarkozy seront ravis d'apprendre que:

 

"Contre la promesse de tuer dans l'oeuf  les éventuelles grèves, le gouvernement avait promis de rétrocéder la moitié des économies réalisées à l'occasion de la réduction du rythme de renouvellement des effectifs (le principe de ne remplacer qu'un départ sur deux). Et seulement la moitié! C'est là que les choses dérapent, confirmées à l'euro près par l'IGF [Inspection générale des finances]. En 2011, par exemple, l'économie sur les suppressions de postes a été de 820 millions d'euros, mais 610 millions ont été immédiatement reversés aux agents."...

 

Au lieu de tailler dans les dépenses publiques, le gouvernement actuel, lui, cédant à la facilité, se livre à un véritable matraquage fiscal, contre-productif:

 

"La fiscalité et l'ensemble des cotisations obligatoires ont atteint de tels niveaux que la France flirte déjà depuis 2010 en termes d'imposition du capital et du travail avec la (fameuse) courbe de Laffer, qui montre qu'il existe un niveau maximal de taxation, au-delà duquel le produit de l'impôt diminue."

 

A ce sujet, l'auteur rend à César ce qui revient à César:

 

"L'économiste américain, qui a formalisé cette courbe spectaculaire à la fin des années 1970, n'a fait qu'expliciter les règles avancées au XIXe siècle par le Français Jean-Baptiste Say, célèbre théoricien qui répétait qu'un impôt exagéré détruit la base qui le porte."

 

Nul n'est prophète en son pays...et l'usager n'est pas roi. Car "le désir secret de bon nombre d'agents publics [est] de voir disparaître les usagers comme par enchantement". Ils n'ont pas envie de leur être confrontés.

 

Heureusement que:

 

"L'usager a un statut à part dans les services publics. Il n'est pas client: il ne peut pas faire jouer la concurrence s'il n'est pas satisfait du service."

 

De plus, en l'absence de concurrence, l'usager en paye le prix, exorbitant:

 

"Ces services publics, que les autres pays nous envient de moins en moins, nous ont en partie ruinés et une bonne part de notre dette est imputable au fait que nous "surpayons" ces services. Ce surcoût peut être évalué à 60 milliards d'euros par an: 18,5 milliars d'euros au niveau de l'Etat, 11,6 à l'échelon local et 29,9 sur le social."

 

Agnès Verdier-Molinié, optimiste, pense qu'il est possible de réduire les dépenses publiques "sans avoir à toucher aux prestations sociales distribuées aux Français":

 

"Quand notre pays dépense 27,7% de sa richesse nationale à produire ses services publics, les pays de l'Union européenne dépensent 24,9%, sans différence notable en termes de qualité du service public et de niveau de prestations. La différence entre ces deux chiffres? 60 milliards d'euros, qui pourraient donc être économisés chaque année à un horizon de sept ans si l'effort commençait dès 2013."

 

Deux questions se posent cependant, l'une entraînant l'autre:

 

- 60 milliards d'économies à l'horizon de 2021, est-ce bien suffisant quand on sait que le modèle social et les service publics français génèrent plus de "100 milliards d'euros de déficit public annuel"?

- Ne faut-il vraiment pas toucher aux "prestations sociales distribuées aux Français"?

 

Poser ces deux questions c'est y répondre et faire apparaître qu'Agnès Verdier-Molinié est encore bien en dessous de ce qu'il faudrait faire pour que la France échappe à la ruine.Et la comparaison avec les autres pays de l'UE n'est pas non plus raison...

 

C'est dire l'étendue du problème... de l'Etat providence.

 

Francis Richard

 

60 milliards d'économies!, Agnès Verdier-Molinié, 240 pages, Albin Michel

Partager cet article
Repost0
22 avril 2013 1 22 /04 /avril /2013 22:45

Etoile STAGOLLLes amours adolescentes sont éternelles et les plus incandescentes. Elles sont la source d'inspiration inépuisable de nombre d'écrivains.

 

On ne laisse pas d'être étonné des formes multiples que ces amours peuvent prendre, à la fois toujours les mêmes et toujours autres. L'histoire d'amour entre deux jeunes gens que nous raconte Joëlle Stagoll dans L'étoile à mille branches en est l'illustration.

 

Un jour Sladan et sa femme Dragica décident d'inverser les rôles. Elle gagnera le pain de la famille dans la cité voisine et lui sera l'homme au foyer, s'occupant de leur fille Natalia.

 

Mais Dragica rencontre un autre homme et Sladan se retrouve seul avec Natalia. Après la mort de la mère de Sladan, plus rien ne les retient lui et sa fille dans ce pays de l'est qui est le leur.

 

Tous deux décident donc de "partir pour un pays meilleur où il y a, dit-on, de quoi manger pour tous ceux à qui le travail ne fait pas peur". Natalia a sept ans et Sladan quarante de plus au moment où ils arrivent dans ce pays qui pourrait être la Suisse.

 

Si Sladan obtient rapidement un permis de travail grâce à son cousin Lazo, Natalia doit attendre enfermée un bon moment dans l'appartement, jusqu'à ce que le cousin de son père puisse légaliser sa situation et qu'elle puisse enfin aller à l'école.

 

Une dizaine d'années passent. Après sa scolarité Natalia n'a pas envie de faire un apprentissage. Elle et son père aiment construire des jouets en bois. Sladan travaille dans une usine. Natalia trouve un emploi de petite bonne chez une mère-célibataire, qu'on n'appelle pas autrement que Baby depuis son enfance. Père et fille travailleront à l'extérieur le matin et l'après-midi se livreront à leurs constructions favorites

 

Baby a un enfant handicapé, Jérémie - continuellement saisi de tremblotte -, qui ne quitte guère sa chambre que pour aller l'après-midi dans une institution. Dans sa chambre, une garde s'occupe de lui le matin et il prend ses repas. Les deux parents de Baby vivent dans un appartement à côté, sur le même palier.

 

Quand la garde a un accident, l'opportunité se présente pour Natalia de jouer un rôle plus grand chez Baby, qui décide de s'occuper elle-même de Jérémie et de le faire déjeuner avec elle dans la salle à manger. Ses parents à elle, qui se sont toujours refusés à voir cet enfant conçu dans le péché et différent des autres, se font dès lors porter chez eux leur repas sur un plateau par Natalia, tandis que celle-ci partage le repas de midi avec Baby et Jérémie.

 

Si Jérémie va avoir quinze ans, Natalia va en avoir seize. Dès qu'ils se voient, ils sont bien ensemble et, bientôt, ils ne peuvent plus ne pas penser l'un à l'autre, se passer l'un de l'autre. Un soir qu'elle accepte de le garder, pendant que Baby a un rendez-vous galant, à Jérémie, qui le lui a demandé, elle raconte une histoire, qu'elle présente comme étant la leur:

 

"C'est une histoire qui se passe maintenant et toujours. On vit les deux, rien que les deux sur une étoile. Si tu fermes les yeux, tu la verras, tu verras comme elle scintille dans la nuit. Et tu sais pourquoi elle est si brillante? Parce qu'elle a plein, plein de branches qui étincellent de tous leurs feux, plein de branches dans lesquelles il est tout à fait normal qu'on s'empêtre."

 

Cette étoile de rêve, c'est l'étoile à mille branches qui donne son titre au roman.

 

Un autre soir, ils deviennent plus intimes et se livrent sous le regard l'un de l'autre à des plaisirs qui n'ont plus de solitaires que le nom et qui les transforment par l'extase:

 

"Là où ils sont ensemble maintenant, ils sont pareils."

 

Aimer un handicapé n'est pas chose facile:

 

"L'aimer tel qu'il est. C'est ce qu'il faudrait. C'est ça peut-être qui changerait l'existence de Jérémie. Etre aimé pour ce qu'il est sans être comparé à ce qu'il n'est pas. Mais personne ne l'aime vraiment ainsi. Même pas elle, Natalia."

 

Le handicap de Jérémie est terrible. Il est extrêmement maladroit et il en souffre. Le jour de son anniversaire, il casse la longue pirogue en bois que Natalia et Sladan ont confectionnée pour lui et qu'elle a baptisée la Jéminalia.

 

Aussi Jérémie, Jémi, aimerait-t-il partir avec Natalia, Nalia, pour un voyage sans retour: "Quand Nalia pas là" dit-il "Nalia manque à Jémi, quand Nalia pas là Jémi a mal, s'il te plaît Nalia, Jémi voudrait s'en aller avec Nalia dans la Jéminalia, s'en aller loin loin sur l'étoile à mille branches pour toujours être avec Nalia."

 

Après cette déclaration, personne ne saura jamais comment Jémi et Nalia se sont aimés et se sont donnés l'un à l'autre, mais le résultat est là:

 

"Ils sont heureux. Etre amoureux rend heureux, et le reste n'a plus d'importance. La peine peut attendre son heure."

 

L'heure vient pourtant où Natalias et Jérémie "n'ont plus qu'une voie par où fuguer sans risquer d'être rattrapés":

 

"Ils ne peuvent être des amoureux que sur l'étoile à mille branches. Dans cette vie-ci, c'est impossible."

 

Natalia se procure donc des pilules auprès d'un dealer, qui devraient permettre aux deux adolescents de gagner ensemble l'autre monde, celui de leur étoile. Mais Natalia ira-t-elle jusqu'au bout, quitte à faire de la peine à Baby, qu'elle a tenté vainement d'alerter sur l'état d'esprit de Jérémie, et surtout à Sladan?

 

Comme on le voit, ce roman pose beaucoup de questions, auxquelles il est bien difficile de répondre honnêtement tant qu'on n'est pas en situation.

 

Les amours entre Natalia et Jérémie sont impossibles pour tellement de raisons qu'elles paraissent bien sans issue ici-bas: leurs différences avec les autres (elle est immigrée, il est handicapé), leur différence de conditions sociales, leur invisibilité aux yeux de certains etc.

 

Il reste également nombre d'incertitudes: Natalia a-t-elle bien compris ce que voulait Jérémie? N'y a-t-il vraiment pas d'autre d'issue que l'étoile à mille branches? Ne devrait-elle pas s'en ouvrir à son père avant de prendre une décision qui sera irréversible?

 

Avec beaucoup de délicatesse, dans une langue simple mais efficace, Joëlle Stagoll fait le tour de la question de cette impossibilité et de ces interrogations. Une fois le fait accompli d'une manière inattendue, elle n'abandonne pas pour autant le lecteur à son sort et va avec lui jusqu'au bout des conséquences.

 

Francis Richard

 

L'étoile à mille branches, Joëlle Stagoll, 256 pages, Editions de l'Hèbe

 

Joëlle Stagoll est l'invitée de Tulalu le 6 mai 2013, à 20 heures, au Lausanne-Moudon, place du Tunnel à Lausanne.

Partager cet article
Repost0
21 avril 2013 7 21 /04 /avril /2013 12:30

Pere-fils-COBERT.jpgLes relations houleuses entre fils et père sont fréquentes, voire normales, pour peu que l'un et l'autre aient du caractère.Le fils s'affirme et s'affranchit en se heurtant au père, comme il s'est heurté aux objets quand il était tout petit pour apprendre à marcher.

 

Mais, la plupart du temps, le fils ignore tout, ou en tout cas beaucoup, de ce qu'est vraiment son père.Les relations fils-père sont également faussées par le lien d'autorité inévitable du second sur le premier.

 

De son côté, le père, qui a l'avantage d'avoir vécu et connaît les écueils de la vie, a du mal à voir son autorité contestée. Il a du mal à accepter que le fils ne pense pas toujours comme lui et lui échappe, devienne autonome.

 

Ce thème de la filiation est celui du dernier roman de Harold Cobert. L'auteur rappelle fort opportunément qu'elle a beaucoup d'importance dans l'apprentissage de la vie d'homme et que le temps file et ne se rattrape pas toujours.

 

Christian Noème est né juste après guerre, le 17 février 1946. Son père, Marcel, était cordonnier mais avait des ambitions. Sa mère Geneviève, coiffeuse de son métier, "était de ces jeunes filles qui tombent enceintes comme d'autres attrappent un mauvais rhume". C'est pourquoi Marcel l'a épousée, contraint et forcé quand elle attendait Christian. Il l'a fait quitter Paris pour Antony, en banlieue, mais elle l'aurait alors suivi jusqu'au bout du monde...

 

Marcel, pendant sept ans, va peu à peu faire de la vie de Geneviève un enfer. Il va la battre, ne lui faire l'amour qu'épisodiquement et sauvagement, avec pour conséquence de lui faire deux autres enfants. Puis il va lui couper de plus en plus les vivres, avant de mettre les voiles pour convoler avec une héritière, et l'abandonner à son triste sort de devoir élever trois petits, sans pouvoir exercer son ancien métier faute de l'avoir pratiqué pendant des d'années...

 

Très jeune, tout jeunot même, tandis que sa mère travaille à l'usine, Christian fait des petits boulots pour gagner quelques sous et y excèle, tout en poursuivant de brillantes études. Il est particulièrement brillant en mathématiques et physique. Il obtient une bourse pour terminer à Paris ses études secondaires au lycée Henri-IV, puis y préparer les concours des grandes écoles.

 

A Paris, alors qu'il est en classe préparatoire, il fait la connaissance d'une bande d'étudiants en droit bordelais avec lesquels il s'initie au rock'n'roll, dont le démon s'empare littéralement de lui. Au point de devenir le disc-jockey de l'association que créent ces joyeux lurons pour animer des soirées du Tout-Paris underground. Au point d'abandonner l'avenir élitiste qui était tout tracé pour lui, mais qui n'était pas vraiment fait pour ce rebelle.

 

Quand ses amis bordelais, une fois terminées leurs études, rentrent dans le rang, après avoir mis fin à la société (qui a pris la suite de leur association et a organisé des soirées dans des grandes villes de France), Christian, devenu un célèbre DJ, rejoint les rangs du magazine Best, en anime les soirées, y écrit des papiers et donne des cours particuliers de maths et de physique pour arrondir ses fins de mois, titulaire qu'il est d'une licence de maths par équivalence.

 

Un ancien de la bande lui fait signe un jour d'août 1970 et lui demande de venir passer un week-end au bassin d'Arcachon. L'un des anciens lurons de Paris a ouvert, à Andernos, une boîte de nuit, la Corvette. Christian qui devait animer trois soirées va finalement y passer la saison, après avoir fait la connaissance de Lorraine, dont il ravit le coeur en évinçant son médiocre, mais baraqué, petit ami en titre, après une bagarre homérique.

 

La vie est un éternel recommencement...Enfin, presque. Lorraine tombe enceinte. Christian l'épouse et, le 27 juillet 1972, naît le petit Victor. La différence est que Christian est content de cet heureux événement au contraire de son propre père dans des circonstances similaires... Lorraine reprend ses études pour devenir avocate. Christian passe le CAPES pour devenir enseignant. Il faut bien souvent renoncer à ce qui fait le sens de votre vie lorsque l'enfant paraît. Victor, cependant, va se révéler être un élément perturbateur au-delà de l'imaginable...

 

Le roman commence par cinq courts chapitres, Signe de croix. Adolescent de 17 ans Victor est avec son père à Cap-Ferret pour les vacances et est une véritable... croix pour lui. Puis le narrateur reconstitue la vie de Christian, Au nom du père. Puis celle de Victor, Du fils. Enfin il revient au tout début en parcourant le temps des cinq chapitres du début en sens inverse, Signe de croix (suite et fin). La fin est initulée Amen...

 

Au cours du récit, par incises, quelques années après ses 17 ans au Cap-Ferret, Victor raconte son séjour au Canada avec son père, venu pour l'aider à s'y installer avant la rentrée universitaire...

 

Le récit est émaillé de dialogues criants de vérité. On y retrouve le langage parler des jeunes et des moins jeunes de notre époque, sans fioritures, truffé d'expressions devenues usuelles. Ce qui n'a peut-être pas pour vertu d'être artificiellement littéraire, mais de nous rendre familiers et proches les personnages de ce roman, qui nous emmène en vacances à plusieurs reprises au Bassin et au bord de l'océan, dont les vagues sont propices au surf.  

 

Au thème de la filiation est lié immanquablement celui du pardon. Dans le Notre Père, prière que Jésus a donné à ses disciples, il est question du pardon des offenses, demandé au Père comme il est accordé par les demandeurs à tous ceux qui les offensent. Ce n'est pas pour rien que Harold Cobert a mis en exergue de son livre cette citation d'Oscar Wilde:

 

"Les enfants commencent par aimer leurs parents. En grandissant, ils les jugent. Il arrive qu'ils leur pardonnent."

 

Il arrive aussi qu'ils ne leur pardonnent pas. C'est le cas de Christian qui ne pardonne pas à son père Marcel ce qu'il a fait à sa mère Geneviève et le chassera de son existence les deux fois où il tentera d'y réapparaître.

 

Victor pardonnera-t-il à son père Christian d'avoir trompé sa mère après 12 ans de mariage, après qu'il s'en est éloigné progressivement, laissant s'installer dans leur couple des non-dits, notamment sur le parti-pris d'indulgence de Lorraine pour Victor, sapant par là-même son autorité, et sur son refus de pardonner à son propre père?

 

Surtout, Victor aura-t-il le temps de demander à son père pardon pour ses propres offenses à son égard, insconscient de tous les sacrifices qu'il a consentis pour lui?

 

Susanna Tamaro, citée également en exergue du livre par Harold Cobert, dit fort justement:

 

"Les morts pèsent moins par leur absence que par ce qui - entre eux et nous - n'a pas été dit."

 

D'où l'importance dans les relations humaines de ne pas se livrer inconsidérément à la procrastination...

 

Francis Richard

 

Au nom du père, du fils et du rock'n'roll, Harold Cobert, 256 pages, Editions Héloïse d'Ormesson

Partager cet article
Repost0
19 avril 2013 5 19 /04 /avril /2013 00:00

A la légère DEONDepuis plus de quarante ans, je lis du Michel Déon, sans me lasser. Ainsi, à vingt ans, ai-je lu Les Poneys sauvages, qui lui a valu le Prix Interallié et qui fait partie depuis lors de mes livres culte.

 

A la légère est un recueil de nouvelles qui ont paru dans des magazines à des dates entourant celle de ma naissance, entre 1947 et 1957, décennie d'après-guerre, de retour à la vie, après des années sinistres.

 

En lisant ces nouvelles, je me retrouve en terrain connu. Est mien le regard romanesque que porte Déon sur les êtres et les choses. Est mienne la manière dont son imagination s'emballe à partir de menus détails qui font la beauté des femmes.

 

Toutes ces nouvelles sont une invitation au voyage. Déon y part pour des pays et des lieux qu'il fait siens et lui ressemblent donc.

 

Paris, un bord de mer, Genève, la piste d'un cirque, Formentera prennent sous sa plume des couleurs singulières, qui me parlent et me font rêver. 

 

Alors que je peux distinguer le Léman noir de cette nuit, à travers les frondaisons du parc qui jouxte mon jardinet d'Ouchy, je relis la phrase qui donne son titre au recueil et qui suit un "je t'aime" lâché imprudemment par le jeune diplomate Jérôme, au bord du lac, à une jeune femme mal prénommée Constance:

 

"Sa faute était de s'être aventuré à la légère sur un terrain mouvant."

 

Celui de l'amour avoué sans y penser, pour avoir le menu plaisir de lui tenir le bras...

 

Car, en disant ce "je t'aime", Jérôme ne ment pas. Il n'en sait tout simplement rien. Mais il est prêt, quoi qu'il arrive, à honorer sa signature.

 

C'est également à la légère, dans une autre nouvelle, que Tristan demande à Geneviève incrédule si elle porte une culotte blanche...

 

Il faut dire que peu de temps auparavant, Jérôme a reçu la jeune bibliothécaire dans son bureau du Quai d'Orsay, porteuse des annuaires diplomatiques des années 1890 et 1905. Quand elle choisit de s'installer dans le fauteuil en face de lui, levant les yeux il la détaille à loisir, alors qu'elle regarde dehors tomber les premiers flocons de neige:

 

"Son visage était nu, sans apprêt, avec des lèvres d'un admirable dessin, des yeux gris qui remontaient légèrement vers les tempes. Assise, elle croisait les jambes et le rebord du fauteuil tirait en arrière le bas de sa robe de laine, découvrant le genou très lisse, le bas noir qui coupait la chair de la cuisse et, très loin, l'amorce d'un linge blanc."...

 

C'est cette image de Geneviève qui jouera les trouble-fête quand il sera dans les bras d'une autre...

 

Le narrateur d'une autre nouvelle danse avec Agnès. Chaperonnée par sa grand-mère, elle prend nue des bains très matinaux après avoir, sur la plage, laissé tomber peignoir et enlevé maillot, reconnaissable à ses longues jambes brunes et à ses belles épaules. Il se laisse aller:

 

"J'approchai ma joue brûlante de celle d'Agnès. Elle ne recula pas. Un moment, nous restâmes ainsi l'un contre l'autre. Je n'osais plus parler. Ce fut elle qui, tout d'un coup, renversa la tête en arrière, sourit et lâcha: - Et Irène?"

 

Le prénom de sa femme...

 

Dans chacune de ces nouvelles, il y a donc de belles femmes, jeunes. Dans la dernière, Une nuit à Formentera, le narrateur, écrivain de son métier, voit dans la jeune femme espagnole qui l'héberge la belle Akrivie, d'une nouvelle de Gobineau, et il écrit:

 

"Dans cette nuit humide et fraîche, sous ce ciel sans lune à peine semé d'étoiles, il aurait pu me venir des pensées sur les mystérieuses rencontres de la littérature et de la réalité, sur la façon dont la première rejoint la seconde contre toute vraisemblance, mais ce n'était pas encore l'année. Je devais découvrir plus tard, une fois mon attention éveillée par plusieurs signes de ce genre, combien les choses que nous écrivons avec le secret espoir de les voir un jour prendre corps, influent sur notre destin."

 

De telles lignes ne peuvent que trouver une résonance chez le lecteur impénitent, qui engrange, à la faveur de ses lectures et de ses notes de lectures, "plus de souvenirs que [s'il avait] mille ans". A la suite de Charles Baudelaire...

 

Francis Richard

 

A la légère, Michel Déon, 128 pages, Finitude

 

Michel Déon parle de ce recueil de nouvelles dont il ne se souvenait plus:

Partager cet article
Repost0
15 avril 2013 1 15 /04 /avril /2013 20:00

Léon et Louise CAPUSEn France, les parents de ceux, ou de celles, qui sont nés dans les années 1950 ou 1960, ont vécu la Seconde Guerre mondiale, et leurs grands-parents la Première Guerre mondiale, celle qui restera dans les mémoires comme la Grande Guerre.

 

Ces deux guerres appartiennent à l'Histoire, mais également à l'histoire personnelle de ces enfants du baby-boom, dans la mesure, bien sûr, où leurs parents et leurs grands-parents ont bien voulu leur en parler. Car ce fut pour eux de terribles traumatismes.

 

Le héros de ce roman s'appelle Léon Le Gall - Léon est bien un prénom de l'époque. Le narrateur est son petit-fils, Nicolas Le Gall, né en 1960.

 

Léon a dix-sept ans au printemps 1918 et vit à Cherbourg. Comme l'école l'ennuie ferme, il refuse fermement de continuer à la fréquenter et demande donc à ses parents fort réticents de pouvoir commencer à travailler pour gagner sa vie.

 

Léon trouve un emploi de télégraphiste dans une gare d'une petite ville normande, Saint-Luc-sur-Oise. Chemin faisant pour s'y rendre à vélo, il est dépassé à deux reprises par une jeune fille d'à peu près son âge, dont la vieille bicyclette d'homme, plutôt rouillée, grince à intervalles réguliers:

 

"Une grande bouche, un menton délicat. Un gentil sourire. Des dents petites et blanches et un drôle d'espace entre les incisives supérieures. Les yeux - verts? Un chemisier à pois rouges qui l'aurait vieillie de dix ans si la jupe bleue d'écolière ne l'avait pas rajeunie d'autant. De jolies jambes, si tant est qu'il ait pu en juger en si peu de temps. Et elle roulait sacrément vite."

 

Bientôt Léon apprend que la jeune femme s'appelle Louise, qu'elle travaille à la mairie de Saint-Luc et qu'elle a pris sur elle d'annoncer aux familles le décès des hommes de la commune morts à la guerre, en lieu et place du maire bien mal à l'aise dans l'accomplissement de cette tâche funèbre.

 

Bientôt Léon noue connaissance avec Louise. Ils se parlent amicalement au vu et au su de tous, pour qu'il n'y ait pas la moindre ambiguité sur leur relation. Aussi, quand Léon propose à Louise d'aller ensemble au Tréport passer ses deux premiers jours de congés consécutifs, cette dernière s'exclame-t-elle:

 

"Tu me prends pour une idiote? Dès qu'un homme est seul avec une fille dans les dunes, il veut la toucher."

 

Mais Léon la rassure:

 

"Sérieusement, je ne ferai rien. Tant que toi tu ne feras rien."

 

Ils ne feront rien, sinon se donner un baiser.

 

Louise saura seulement par un voeu de Léon, sous forme de billet glissé sous l'aisselle de la Vierge peinte, qui se trouve à droite de l'entrée de l'église Saint-Jacques du Tréport, que Léon lui voue un amour éternel.

 

Sur le chemin du retour, Léon et Louise seront séparés par les bombardements de l'artillerie de l'armée allemande qui fait à ce moment-là une offensive en Normandie. Léon a dit à Louise, qui roule plus vite que lui, de s'échapper...

 

Pendant dix ans, tous deux blessés sur cette route du Tréport à Saint-Luc n'auront pas de nouvelles l'un de l'autre. D'après les dires du maire de Saint-Luc, Léon croira Louise morte et Louise croira Léon indifférent à ce qui a bien pu lui arriver.

 

Alors que tous deux travaillent à Paris, Léon comme fonctionnaire au laboratoire scientifique de la police parisienne et Louise comme petite dactylo à la Banque de France, le destin, un peu aidé par leurs souvenirs du Tréport, va les faire se retrouver. Seulement Léon est marié et sa femme attend un deuxième enfant...

 

Léon fera une unique escapade extraconjugale avec Louise dans une auberge proche de la forêt de Fontainebleau. Ils se jureront de ne pas chercher à se revoir ni à se tourner autour. Léon tiendra sa promesse. Louise pas vraiment, mais, pour autant, elle ne fera rien pour renouer avec lui.

 

La femme de Léon, Yvonne, saura faire ce qu'il faut pour garder son homme et lui donnera trois autres enfants... dont le père du narrateur, né pendant la deuxième année de la guerre.

 

Car la Seconde Guerre mondiale éclate quelque onze ans plus tard. Louise doit partir avec l'or de la Banque de France pour l'Afrique. Elle écrit une longue lettre à Léon, dans laquelle elle lui dit tout son amour et le pourquoi de son départ.

 

Au reçu de cette lettre Léon ressentit "comme une ironie du sort que chacune des guerres qu'il vivait dérobait à sa vue la même fille en la faisant disparaître sans qu'elle laisse de traces."...

 

Léon fait partie des fonctionnaires de police qui doivent, pour les Allemands, recopier des fiches relatives aux étrangers vivant en France et qui ont été endommagées lors d'une malheureuse tentative faite pour les mettre à l'abri...

 

L'histoire de Léon et de Louise reprendra après guerre sans mettre en péril le couple formé par Léon et Yvonne. Et le jour des obsèques de Léon, en 1986, Louise, au grand dam de la famille Le Gall, viendra déposer un dernier baiser sur le front de son amant, gisant dans son cercueil placé dans le choeur de Notre Dame de Paris...

 

Le narrateur pieusement reconstitue les amours contrariées de son grand-père Léon avec Louise, qui ne sont pas sans grandeur. Par la même occasion, il restitue toute une époque qui nous semble bien éloignée et bien émouvante, un monde ancien, qui a bien disparu.

 

Les hommes et les femmes de la génération du narrateur, situés à la charnière entre deux mondes, retrouveront des souvenirs évoqués devant eux par leurs parents et grands-parents.

 

Les hommes et les femmes des générations suivantes apprendront comment pouvaient se comporter ceux qui les ont précédés et seront peut-être surpris de découvrir que leurs bisaïeuls tenaient tant à ce que les apparences soient sauves... Ce qui permettait souvent de concilier l'inconciliable et d'éviter bien des blessures.

 

"Il n'y a pas de société possible, si elle n'est fondée sur l'hypocrisie." disait sagement Maurice Donnay...

 

Francis Richard

 

Léon et Louise, Alex Capus, 318 pages, Actes Sud

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
  • Contact

Profil

  • Francis Richard
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.

Références

Recherche

Pages

Liens