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23 mars 2013 6 23 /03 /mars /2013 16:15

L'histoire-géo WETZELEn France l'enseignement est un quasi-monopole d'Etat. Il est quasiment impossible de créer une école libre qui ne soit pas sous contrat...

 

Qui dit monopole d'enseignement, dit monopole des programmes. Dans ces conditions, quand on veut tuer une matière humaniste, obligatoire jusqu'alors, il suffit de la rendre facultative.

 

L'éducation nationale française, sous la présidence de la République précédente, a ainsi rendu facultatif, en 2009, l'enseignement de l'histoire-géo en terminale scientifique.

 

Cette décision catastrophique a fait bondir Laurent Wetzel. Normalien, agrégé d'histoire, ancien enseignant d'histoire-géo, ancien inspecteur d'académie - inspecteur pédagogique régional d'histoire-géographie, il a pris sa plume et, de sa plus belle encre, a écrit un essai sur le sujet.

 

Les différentes pétitions - appels du 6 décembre 2009 dans Le Journal du dimanche et du 10 décembre 2009 dans Le Monde notamment - et articles de presse n'ont pas alors infléchi la position de Nicolas Sarkozy et de Luc Chatel, ministre de l'Education nationale ...

 

Retraité, Laurent Wetzel n'est plus tenu au devoir de réserve et ne se tient donc plus sur la réserve.

 

Ainsi relève-t-il le faux grossier qui figure dans l'énoncé du sujet d'histoire médiévale au concours de l'agrégation d'histoire 2011. Ainsi relève-t-il les erreurs historiques graves qui émaillent le corrigé inclus dans le rapport sur le concours d'accès 2011 au corps des professeurs de lycée professionnel et publié début 2012.

 

Laurent Wetzel ne s'arrête pas en si bon chemin. Il passe "en revue une série d'inexactitudes révélatrices relevées dans les textes ou les directives publiées par le ministère de l'Education nationale". Parmi ces inexactitudes, il y a celle de présenter un Voltaire idéalisé en défenseur de la tolérance, alors que, par exemple, il n'a jamais épargné les Juifs de sa haine, comme le prouvent les multiples citations faites par l'auteur.

 

Pour un normalien digne de ce nom, rien n'est plus rédhibitoire que d'écrire dans un charabia qui aurait certainement fait les délices de Molière. Un véritable charabia est pourtant employé dans un ouvrage intitulé Aides à la mise en oeuvre des nouveaux programmes (sous-entendu d'histoire, de géographie et d'éducation civique) et publié depuis 2009 par le Centre régional de documentation pédagogique de l'Académie de Versailles. Extrait:

 

"Chaque temporalité peut avoir une multiplicité d'acteurs sociaux et il importe de bien expliquer aux élèves que leur saisine est toujours un acte intellectuel. On montre que l'individu, le groupe d'individus, la catégorie sociale, etc., ou bien la somme emboîtée et dialectisée de tous ces acteurs, est bien captée et fixée dans une temporalité précise."

 

Laurent Wetzel cite de nombreux extraits de ce tonneau-là, sans faire de commentaires. Il a bien raison. Ils se passent de commentaires...

 

Laurent Wetzel montre que l'exemple vient d'en haut et il épingle François Fillon, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Bayrou, Nadine Morano, Cécile Duflot, Bruno Le Maire, François de Mazières (député-maire de Versailles). D'être bardés de diplômes ne les a pas empêchés de proférer de grosses contrevérités historiques et géographiques. Ils auraient pourtant trouvé les bonnes réponses dans les manuels actuels de classes primaires et secondaires...

 

Le milieu de l'Education nationale ne trouve pas davantage grâce aux yeux de Laurent Wetzel. Sa description argumentée des comportements des inspecteurs généraux en général, de deux directeurs généraux de l'enseignement, d'un recteur d'académie et d'un secrétaire général, en particulier, en donnent une image méconnue et guère reluisante.

 

Laurent Wetzel espère que le gouvernement actuel reviendra dès 2013 sur la décision de 2009 de rendre facultatif l'enseignement de l'histoire-géo en terminale scientifique, que les professeurs en ces matières seront inspectés par des personnes compétentes et que la parole leur sera rendue. Car, il ne faut pas se voiler la face: l'Education nationale française connaît un désastre sans précédent et il ne faut surtout pas demander aux "experts" qui en sont responsables d'y remédier.

 

En conclusion de cet essai, l'auteur, après avoir exprimé l'impératif de se souvenir de Victor Duruy, qu'il considère comme un modèle de ministre de l'Instruction publique, écrit ces lignes:

 

"L'histoire et la géographie concourent à développer en chaque élève ce que Pascal appelait "l'esprit de justesse", celui qui consiste à "pénétrer vivement et profondément les conséquences des principes". C'est plus qu'assez pour ne pas négliger leur enseignement."

 

Oui-da, pour être un honnête homme, au sens du XVIIe, un scientifique ne peut se contenter de l'esprit de géométrie...

 

Francis Richard

 

Ils ont tué l'histoire-géo, Laurent Wetzel, 152 pages, François Bourin Editeur 

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21 mars 2013 4 21 /03 /mars /2013 23:45

Les Mensch COUCHEPINQu'est-ce qu'être normal? Qu'est-ce que la normalité?

 

Je me pose souvent ces questions, parce que je suis un peu fou et parce que je trouve qu'un peu de folie ne nuit pas à la santé mentale.

 

Les gens excessivement normaux me font peur, surtout quand ils se targuent de l'être et en font leur enseigne. La norme ne va-t-elle pas de pair avec l'ennuyeuse uniformité?

 

Le mot de normalisation me fait immédiatement penser à un retour à un ordre imposé, imposé brutalement à ceux qui cessent d'obéir quand ils cessent d'estimer...

 

A un ordre imposé, je préfère de loin un ordre spontané.

 

Tout cela pour dire qu'en commençant à lire Les Mensch de Nicolas Couchepin, j'ai continué ma lecture après avoir lu la phrase suivante qui se trouve tout au début, à la première page:

 

"Pourquoi des gens en apparence normaux s'étaient-ils engagés dans ce voyage excentrique d'où il n'était pas possible de revenir indemne?"

 

L'auteur parle tour à tour d'un membre de la famille Mensch. D'où le titre, les Mensch.

 

Pour ceux qui ne sont pas familiers avec la langue de Goethe, "Mensch" signifie "être humain" et, dans une acception quelque peu familière, "salope". Bref les Mensch devraient être, en principe, de par leur patronyme, des individus "normaux"...

 

Or, tout au long du récit, les membres de la famille Mensch semblent tous avoir un grain, que le lecteur trouvera plus ou moins grand, selon son humeur.

 

Dans la famille Mensch, je demande le père.

 

Théo est marié à Muriel. Ils ont deux enfants, Marie et Simon, lequel est trisomique. Théo est le fils d'un autre Simon et d'une certaine Emma, comme Madame Bovary. Ils habitent la maison familiale de Théo, depuis la naissance de Marie, il y a 16 ans.

 

Peu de temps avant de mourir dans des circonstances incertaines - accident ou suicide? -, la réincarnation de la Bovary, "pour colmater les gouffres qui auraient pu s'ouvrir sous ses pieds", fait combler de terre la cave de cette maison, avec tout ce qu'elle contient (Théo a alors 10 ans), y compris un piano et un train électrique, à l'exception d'"un petit lit minable à pieds griffus", qui aboutit dans les combles on ne sait trop comment.

 

Depuis la naissance, il y a dix ans, de son fils Simon, handicapé et disgrâcié, Théo, désertant la couche conjugale, passe ses nuits dans ce petit lit à pieds griffus et collectionne les coupures d'agence de presse relatant des faits divers insolites. Il décide un beau jour de creuser la terre de la cave, semble-t-il à la recherche de son origine enfouie.

 

Dans la famille Mensch, je demande la mère.

 

Muriel, ayant baigné dans l'ambiance familiale singulière d'une mère célibataire avec trois filles (dont elle était l'aînée), s'est donnée pour mission d'empêcher que l'anormalité ne fasse irruption dans leur vie de famille. Elle note sur des Post-it les choses qu'elle doit faire et des réflexions qu'elle appelle ses "Essentiels" et qu'elle numérote "comme les Ecritures du cours d'éducation religieuse". 

 

Après la naissance de Simon, Muriel change. Elle cesse de redouter l'"irruption du bizarre dans son existence":

 

"Le bizarre était là; il n'y avait plus à avoir peur qu'il vous surprenne."

 

Certes, quand la maison commence à bouger, à la suite des travaux d'excavation de Théo auxquels participe son petit Simon chéri, qu'elle ne veut partager avec personne, s'inquiète-t-elle un peu, mais ce moment d'inquiétude passe vite. Ses tâches quotidiennes répétitives, qu'elle accomplit, sont là pour conjurer le sort et rétablir l'équilibre menacé. Un jour, elle descend dans la cave évidée et découvre les six tanières que séparent des murs de terre à hauteur d'homme ...

 

Dans la famille Mensch, je demande la fille.

 

Marie vit dans une de ces tanières de la cave, aménagées par son père. Ado solitaire, elle s'y trouve bien, mieux que dans sa petite chambre d'en haut. Mais, en grandissant - c'est galère de grandir -, elle sent qu'elle se rapproche de la mort et, du coup, elle n'aime plus rien du tout. Elle déteste surtout "la gourde remplie d'humeurs et de sang" qu'elle est devenue.

 

Et puis la venue au monde de son petit frère a tout bouleversé:

 

"Depuis qu'il était là, tout s'était délité, tout partait à vau-l'eau."

 

Marie tient un journal, auquel elle s'adresse comme s'il s'agissait d'une personne de confidence. Chaque séquence commence d'ailleurs par "Cher Journal"... Marie lui confie qu'elle est tombée amoureuse d'un beau garçon, qui ne la regarde pas et qui, comble de malchance, s'appelle lui aussi Simon, comme son petit frère, Simon le taré.

 

Par Simon le Magnifique, ce beau garçon qui lui semblait hors d'atteinte, elle finit pourtant par être déflorée, sans paroles, en cachette, chez lui. Comme elle n'a jamais appécié l'honnêteté chez les autres, qui ne peuvent pas être tout à fait normaux, elle confie à son "Cher Journal":

 

"Maintenant je sais parce que maintenant je l'ai fait. Maintenant, je commence à mentir parce que toute ma vie sera mensonge. Maintenant, personne ne saura jamais combien cela m'a rendue différente."

 

Au lieu d'être partis en vacances, l'été venu, comme d'aucuns le pensaient, les Mensch, père, mère, fille et petit-frère, ont entrepris un voyage excentrique dans la cave de leur maison, bien décidés à s'y installer pour longtemps avec meubles et électricité.

 

S'ils n'avaient pas été contraints d'en sortir, nul ne se serait soucié d'eux:

 

"De nos jours, toutes les excentricités sont admises, ou plutôt ignorées."

 

Cette cave, qui les a attirés en son sein, a une histoire que seule connaît leur voisine immédiate, Mlle Lucie, qui ne fait plus rien d'autre que "jouer du piano et observer la maison des Mensch"...

 

Nicolas Couchepin rend bien l'excentricité propre à chacun de ses protagonistes. Son récit est pourtant fait sur le même ton pour chacun d'eux, mais l'utilisation d'expressions personnalisées, les coupures de presse de Théo, les Post-it de Muriel et les "Cher Journal" de Marie y apportent des notes qui permettent de les différencier.

 

Ce récit peu banal montre, s'il en était besoin, que la frontière est parfois bien ténue entre raison et folie et que des histoires du passé sont parfois grosses d'histoires présentes ...

 

Francis Richard

 

Les Mensch, Nicolas Couchepin, 216 pages, Seuil

 

Note du 23 mars 2012:

 

Précision utile: Nicolas Couchepin m'apprend qu'en yiddisch les "Mensch" signifie les "bonnes gens", acception compatible avec l'acception générale du terme dans la langue de Goethe, mais complètement opposée à l'acception familière que je donne dans mon article. 

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16 mars 2013 6 16 /03 /mars /2013 23:00

La tempête des heures CUNEOAnne Cuneo sait faire aimer dans ses livres des personnages de fiction, qui se meuvent à différentes époques au milieu de personnages ayant réellement existé. Elle restitue à chaque fois, avec maestria et érudition, le contexte historique et le rend véridique, c'est-à-dire plus que plausible.

 

Comme le théâtre et le milieu du théâtre m'intéressent particulièrement, je garde un souvenir ému, bien que je sois sujet aux trous de mémoire (incompatibles, à mon grand regret, avec l'exercice du métier de comédien),de la lecture d'Objets de splendeur, le deuxième volet de sa trilogie élisabéthaine, consacré aux amours de William Shakespeare et de sa Dark Lady.

 

Cette fois, Anne Cuneo situe son intrigue au printemps 1940, à Zurich, dans les coulisses et sur la scène du Schauspielhaus. La couverture représente d'ailleurs une photo d'une scène du Faust I, joué à ce moment-là.

 

La narratrice est une jeune femme, qui aura bientôt vingt ans. Elle est juive et s'appelle Aurélia Frohberg. Elle vient de Pologne, où elle a perdu toute sa famille, embarquée Dieu sait où par les nazis. Son père, sa mère, ses frères et soeurs, elle-même - sous le nom d'Ella Berg - sont comédiens:

 

"Je suis née en coulisse. Mes parents possédaient un théâtre, d'abord à Vienne, puis à Varsovie, en été nous allions de ville en ville avec un camion de décors, j'étais sur scène avant de savoir lire et compter."

 

Arrivée en Suisse, après bien des vicissitudes - dont un viol par un paysan qui aurait pu être son père -, cette jeune femme de petite taille, d'allure enfantine - on dirait une fillette - se rend directement au Schauspielhaus et demande à voir Léopold Lemberger, un ami de son père. Ce dernier y est metteur en scène, sous le nom de Lindtberg et sous le diminutif de Lindi.

 

Toutes les personnes, qui travaillent au Schauspielhaus, accueillent Ella les bras ouverts. Munie d'"un passeport d'aryenne", elle risque cependant d'être expulsée. Il est nécessaire qu'elle ait un contrat de théâtre (que les Suisses réservent aux comédiens émigrés), mieux, qu'elle soit mariée à un Suisse.

 

Cela tombe bien. L'assistant de Lindi, Nathan Burkhard, un futur médecin, a le coup de foudre pour Ella et veut bien l'épouser sous quelques jours. Ce mariage ne s'avérera pas être seulement un mariage d'opportunité, même si, seul, Nathan l'a reconnue tout de suite:

 

"Un jour" dit à Ella un des comédiens "lorsque d'une manière ou d'une autre nous sortirons de ce cauchemar, tu t'apercevras que l'avoir rencontré, c'est ce qu'il y avait de mieux. Inattendu, inespéré - et parfait."

 

Très vite, après des journées interminables pourtant, dans leur grand lit, Ella et Nathan s'aiment frénétiquement, désespérément, ne sachant pas trop combien de temps ils ont devant eux.

 

Au théâtre, on prépare activement le Faust II, dans la tempête des heures:

 

"C'est une citation de Faust, on l'utilise dans la maison pour dire qu'une échéance approche. A partir du moment où on commence à compter en heures avant une première, par exemple."

 

Ella est chargée d'assister les techniciens et les artistes les plus variés du théâtre en dressant de nombreuses listes destinées à ne rien oublier. D'être fort occupée - elle est le saute-ruisseau de tous - ne l'empêche pas d'être souvent tourmentée à la pensée qu'elle est encore en vie alors que tous les siens sont vraisemblablement morts assassinés...

 

Bientôt tout le monde, au théâtre, la surnomme Maïtli, (fillette dans le dialecte zurichois). Ce qui est un honneur selon un comédien, qui lui précise:

 

"Le i final du dialecte suisse-alémanique appliqué à un nom, à un prénom, à un surnom, signifie que tu es adoptée."

 

Faust II est réputée être une pièce injouable et incompréhensible. Lindi va réussir à l'adapter, en opérant de judicieuses coupures, "et à en faire une pièce qu'on aura du plaisir à jouer et à voir". Cela se fera au prix d'un travail de titan de la part de tous, d'autant que les événements se précipitent en ce mois de mai 1940.

 

Le 10 mai 1940, à huit jours de la première de Faust II, la peur des bombardements et de l'invasion allemande sont à leur comble. Un exode cahotique des villes vers les montagnes a lieu. Pourtant le Général Guisan dit que les théâtres doivent rester ouverts "pour le moral de la population, pour montrer que rien ne nous intimide".

 

Après avoir été considéré naguère, sous une précédente direction, comme "le théâtre des juifs et des communistes", le Schauspielhaus, désormais, "fait partie intégrante de la défense spirituelle du pays", les textes de Goethe faisant curieusement écho aux nouvelles en provenance de la TSF...

 

L'époque et l'histoire du Schauspielhaus méritaient d'être rappelées. Anne Cuneo le fait à sa manière, certes très érudite, mais aussi très naturelle. Car les personnages réels et fictifs se côtoient sans qu'il ne soit possible de savoir lesquels ont existé et lesquels ont été imaginés avant d'avoir lu les remarques de l'auteur en fin d'ouvrage.

 

Le lecteur a l'impression de vivre les répétitions de Faust II sous la double pression de l'échéance de la première et des événements. Le fait que le récit soit fait à la première personne par Ella Berg, qui ne ménage pas sa peine pour être un bon rouage de cette énorme machine théâtrale, n'est pas étranger à cette impression.

 

Enfin, Anne Cuneo a bien raison de dire que, pendant cette guerre, "le Suisse ordinaire n'a pas eu la vie facile":

 

"Les hommes étaient aux frontières, les femmes travaillaient tout en s'occupant des enfants, la nourriture était rationnée, la peur des bombardements, de l'invasion, était constante; on a beau dire rétrospectivement que "jamais Hitler n'aurait envahi le pays", pendant la guerre cela n'a jamais été évident pour l'homme et la femme de la rue."

 

Il fallait que cela fût dit.

 

Francis Richard

 

La tempête des heures, Anne Cuneo, 296 pages, Bernard Campiche Editeur

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13 mars 2013 3 13 /03 /mars /2013 00:30

De l'extermination WERNERDe l'extermination a paru très confidentiellement il y a quelque vingt ans, en auto-édition.

 

Cet essai, au titre digne d'un écrit latin, a été relu, augmenté et corrigé par l'auteur, Eric Werner, à l'automne 2012. Dans sa préface, il écrit à ce sujet:

 

"Sur bien des points, j'avais évolué au fil des ans. Je ne me retrouvais plus, au moins complètement, dans les positions que j'avais défendues vingt ans plus tôt. Tantôt, entre-temps, elles s'étaient nuancées, tantôt au contraire radicalisées. Au minimum, il convenait de reprendre le texte. Non pas exactement le réécrire, mais à certains endroits l'alléger, à d'autres, en revanche, l'augmenter. Il importait aussi de l'actualiser."

 

Dans ce livre il est beaucoup question de De la guerre de Clausewitz et l'auteur écrit, toujours dans sa préface:

 

"Comment [...] penser la guerre si l'on se désintéresse de l'extermination? Si, à défaut de penser l'extermination, l'on n'essaye pas à tout le moins de la penser? Clausewitz a peut-être pensé certaines guerres: les guerres de son époque. Mais assurément pas la guerre. En tout état de cause il n'a pas pensé les guerres de notre temps à nous."

 

A l'époque de Clausewitz, la guerre pouvait être encore considérée comme la continuation de la politique par d'autres moyens, l'objectif étant d'imposer sa volonté à l'adversaire.

 

Clausewitz distinguait trois aspects constitutifs de la guerre: la haine, qui caractérisait le peuple, "la libre activité de l'âme" qui caractérisait le commandement et les armées, "l'instrument d'une politique" qui caractérisait le gouvernement. 

 

Les guerres de notre temps ne sont plus seulement des guerres que des armées se livrent comme sous l'Ancien Régime. Les populations civiles y participent. Les guerres sont devenues totales, sous l'effet démocratique: ce sont aujourd'hui les peuples qui s'affrontent.

 

Les trois aspects constitutifs de la guerre restent les mêmes, mais ils se distribuent de toutes les façons et s'entremêlent. Car il n'y a plus les trois dichotomies effectuées par Clausewitz: civilisé/sauvage, gouvernement/peuple et intelligence/instinct.

 

L'objectif des guerres de notre époque peut être le même que du temps de Clausewitz, se traduire par un pacte d'esclavage, où la contrepartie de l'arrêt des combats est de laisser la vie sauve au vaincu, ou par une capitulation inconditionnelle pour réduire le vaincu en esclavage, sans droit aucun.

 

La guerre d'extermination va encore plus loin. Par définition, son objectif premier est d'exterminer l'autre, de l'anéantir physiquement, de tuer pour tuer. Le génocide va encore plus loin, puisqu'il peut non seulement avoir pour but de liquider physiquement mais encore de tuer l'âme:

 

Jean-Paul II voyait dans l'extermination une "usurpation par l'homme de l'autorité divine sur la vie et la mort de l'homme".

 

Toutefois, comme les choses ne sont pas simples, l'extermination peut être aussi un moyen pour imposer sa volonté à l'adversaire.

 

L'extermination peut également être brandie comme une menace, dans certaines circonstances, pour parvenir à ce résultat.

 

Enfin l'extermination peut être l'aboutissement de la guerre poussée à son paroxysme sans qu'il n'y ait une telle intention au départ.

 

Comment justifier l'extermination de l'adversaire? En le présentant, par exemple, comme un monstre qu'on ne peut pas faire autrement que d'exterminer (désinformation et extermination vont de pair). Mieux encore:

 

"Lorsqu'on veut aujourd'hui exterminer quelqu'un, le meilleur moyen encore est de le désigner lui-même comme exterminateur. Car que mérite l'exterminateur, sinon d'être lui-même exterminé?"

 

Comme on sait, rien de tel que de désigner une victime émissaire pour liguer les gens contre elle:

 

"Il en est de la communauté internationale comme de n'importe quelle autre communauté: elle doit veiller à sa propre cohésion interne. A ce titre, elle n'a pas seulement besoin d'ennemis, mais d'ennemis qu'elle puisse considérer comme des criminels. C'est un gage de paix, et même de paix perpétuelle"...

 

Les Romains disaient : "Vae victis! Malheur aux vaincus!" Aujourd'hui:

 

"Les procès contre les vaincus sont un moyen de transmuer la répulsion qu'on éprouve pour la guerre elle-même en une répulsion pour la manière dont l'ennemi a fait la guerre."

 

Car bien sûr il faut que les vainqueurs soient légitimés quand ils n'offrent aux vaincus qu'une capitulation inconditionnelle: les crimes des méchants font alors ressortir l'innocence des bons.

 

Cette inégalité de traitement conduit Eric Werner à dire:

 

"Soit la notion de crime contre l'humanité s'applique à tout le monde (au vainqueur comme au vaincu), soit à personne."

 

Eric Werner constate avec quelle aisance "l'opinion semble s'être accommodée de certaines atteintes particulièrement graves aux principes généraux du droit des sociétés civilisées, telles l'usage rétroactif d'une loi, ou encore l'abandon du principe de la prescription des poursuites et des peines" et il cite Dominique Jamet:

 

"La prescription ne signifie naturellement ni le pardon, ni l'oubli. Elle correspond seulement à la prise en compte de la réalité du temps qui passe, à l'échelle de nos pauvres vies, de la nature et des sentiments humains. La non-rétroactivité marque toute la distance qui sépare la justice de la vengeance, l'une ayant valeur universelle, l'autre étant fonction de la tête du client, et celle du créancier." ("Fallait-il?", Le Monde, 3 juin 1989)

 

Eric Werner cède cependant à la facilité quand il explique ainsi la survenance de guerres inter-ethniques dans le monde occidental:

 

"La surpopulation [...] trouve occasionnellement un exutoire dans la guerre, mais parfois aussi dans l'exode des vivants en surnombre, lesquels délaissant les régions les plus encombrées de la planète, se mettent en tête d'envahir d'autres relativement moins encombrées, pour les occuper et les piller."

 

Car ce n'est pas la surpopulation qui est en cause dans les migrations mais le sous-développement des pays d'origine, aux régimes corrompus et contraires aux libertés individuelles, et l'attractivité de nos Etats providence.

 

De même cède-t-il à la facilité quand il cite Pierre Clastres en l'approuvant:

 

"La société industrielle, la plus formidable machine à produire, est pour cela même la plus formidable machine à détruire."

 

Sans établir de lien direct avec cette affirmation, il apporte la réponse qui explique pourquoi le monde occidental s'auto-détruit.

 

En effet, citant cette fois Jean Baudrillard, il souligne l'écart entre "l'image que nous portons encore en nous", celle de l'humanisme de la Renaissance et des doctrines libérales du XVIIIe siècle et "la bureaucratie de l'Etat totalitaire", que nous connaissons sous sa forme, soi-disant douce, d'Etat providence, au sein duquel l'individu n'est plus qu'un rouage docile:

 

"On découvre [...] au coeur même de la substance de l'Etat, la puissance agissante de l'Un, la vocation de refus du multiple, la crainte et l'horreur de la différence."

 

Cette quête de "l'Etat homogène et universel" favorise les extrêmes, les envieux et les racistes, égalitaires et inégalitaires forcenés, lesquels finissent par se rejoindre comme tous les extrêmes et, même, par faire des allers-retours entre eux.

 

Ce que disait Alexis de Tocqueville (cité également par Eric Werner) à propos des "passions démocratiques" peut s'appliquer aux relations inter-ethniques:

 

"La plus petite dissemblance paraît choquante au sein de l'uniformité générale."

 

L'insécurité qui en résulte n'est peut-être pas complètement voulue, mais elle arrange bien les bénéficiaires de l'Etat providence, qui remplit mal cette fonction régalienne:

 

"Elle achève de réduire les individus à l'impuissance et de les mettre dans l'incapacité de rien entreprendre contre la nomenklatura."

 

Francis Richard

 

De l'extermination, Eric Werner, 216 pages, Xenia (Parution en librairie aujourd'hui en Suisse, le 22 mars 2013 en France)

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11 mars 2013 1 11 /03 /mars /2013 07:00

Conquistador GRIVELLe canton de Vaud comporte au moins une particularité étatiste, qui le distingue des autres cantons helvétiques.

 

La curatelle, pour les personnes majeures, et la tutelle, pour les mineurs, y peuvent être confiées à des personnes au casier judiciaire vierge, choisies par l'Etat dans la population (on se demande comment), alors qu'elles ne sont ni professionnelles ni volontaires.

 

En principe il s'agit de cas de protection légers. Aussi, pas question de refuser. Les cas d'exemption sont rares.

 

Cet abus de pouvoir perdure et les heureux élus cherchent à y échapper comme ils peuvent et à ne pas prendre en main cette patate chaude.

 

Florence Grivel fait le récit fictionnel d'une quadra sur laquelle cette responsabilité échoit et qui ne refuse pas la patate chaude. Cela tombe bien, se dit celle-ci:

 

"L'humain me passionne, et, au-delà des contraintes administratives, je vais sûrement y trouver mon compte."

 

Pas de chance, on la douche tout de suite:

 

"Restez du côté administratif."

 

Son client, Justin Dufour, un grand escogriffe (2m 02), endetté jusqu'au cou, a demandé une curatelle volontaire. Il est "antisocial, mal éduqué, peu concerné par la conscience de ses propres limites", mais la quadra éprouve de l'empathie pour lui. Elle ne sait pas encore ce qui l'attend, un vrai cauchemar.

 

Justin est originaire d'Argentine. Il ne faut pas confondre:

 

"J'suis pas un Andin moi, j'suis d'origine conquistador."

 

Il a été adopté par des cadres suisses, mais sa famille d'adoption a renoncé. Son père veut bien lui payer ses assurances sociales, mais c'est tout. La psy qui s'en occupe dit de lui:

 

"Il est considéré comme anti-social, et puis, quand il est décompensé il présente des traits clairement schizophréniques."

 

La quadragénaire curatrice va donc très vite essayer de prendre les choses avec humour et croit avoir trouvé la bonne façon "d'expulser la tension, d'élaborer un sens [qu'elle] ne trouve pas", en riant tout simplement.

 

Après neuf mois de curatelle, elle va cependant jeter l'éponge:

 

"Ma résistance flanche, mon respect pour Justin s'effrite. J'en veux à ce canton et à ses coutumes obsolètes qui obligent le citoyen d'assumer une situation qui dépasse souvent ses compétences."

 

Ce récit vaut surtout par le menu de ce à quoi la curatrice doit faire face: les courriers recommandés qui l'inondent; les demandes d'argent incessantes de son pupille - au "désespoir généreux. Et insistant" - (elle a la responsabilité de son compte en banque), qui use et abuse du téléphone mobile et qui s'en sort toujours par des mensonges ou des subterfuges.

 

Au milieu de cette obscurité permanente brillera tout de même une infime lueur. La curatrice pourra alors penser qu'elle n'a pas été complètement inutile.

 

Le récit vaut également par la transcription phonétique du parler djeune de Justin qui s'avère être un sacré client, sa morphologie et sa grande voix lui permettant de terroriser les autres pour obtenir ce qu'il veut...

 

Cet échec annoncé, au travers d'une fiction qui ne doit pas être très éloignée de la réalité, devrait faire réfléchir les autorités du pays de Vaud sur la pertinence du maintien de rapports citoyens non consentis.

 

Francis Richard

 

Conquistador, Florence Grivel, 64 pages, bsn press

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10 mars 2013 7 10 /03 /mars /2013 10:00

Sans-Elle-UHL.jpgSans Elle? Avec une majuscule?

 

"Sans Joie, il n'y a pas d'amour"

 

La joie perdue, comme le paradis terrestre, parcourt tout le roman d'Eléona Uhl.

 

Roman? S'agit-il bien d'un roman? Ou alors il s'agit d'un roman fantastique où le rêve s'empare de la réalité et personnifie non seulement Ciel, Mer, Lune, Soleil, Sable et Vent, mais Ecriture, Impression, Grammaire, Rumeur et Légende.

 

La légende raconte qu'une tortue amphibie avait porté le monde sur son dos jusqu'au jour où elle avait confié aux villageois:

 

"Je retire l'amour à celui qui révèle mon âge."

 

Elle avait précisé avant de disparaître à jamais:

 

"Seul un astre s'y prêtera."

 

L'héroïne s'appelle Hanna. Quand le roman commence, elle se trouve au bord de la mer et vit dans une cabane, un peu en retrait du rivage, non loin d'un village, en un lieu où le ciel transgresse toutes les lois.

 

Hanna est devenue muette et suscite l'incompréhension des villageois. Elle a perdu le goût du texte, elle a rompu avec le mot:

 

"A la lisière du langage, dans les méandres de la pensée, au plus profond de son âme, femme insaisissable voudrait se dire l'impossibilité du mot."

 

Parallèlement l'auteur nous raconte qu'Hanna était citadine et que son voisin de palier, après l'avoir croisée, voulait communiquer avec elle en glissant des mots sous sa porte. Mais Hanna refusait de les lire et n'en avait gardé qu'un, glissé dans une poche de sa robe à fleurs.

 

Sur le sable de la plage Hanna trace des caractères que la mer efface, comme elle efface ses empreintes et "les sillons, profonds et légers, incrustés dans le sable tiède", qui "dessinent un chemin parcouru à deux":

 

"L'écriture est informe, mais son souffle est de courte durée, car une eau perfide et meurtrière noie instantanément son ébauche."

 

Hanna n'a pas perdu la vie, mais elle a perdu la voix. Elle ne pouvait plus répondre au voisin. Elle avait avalé tous ses mots à une seule exception. Elle ne pouvait plus que s'abriter contre lui, se lover en lui et lui demander de l'emmener loin d'elle.

 

Que s'est-il passé? La prédiction de la légende s'est-elle accomplie? L'âge de la tortue a-t-il été révélé? A qui? Par quel truchement?  Quel astre s'y est-il prêté?

 

Peu à peu la vérité apparaît. Peu à peu le lecteur apprend que l'amour a bien été retiré à celui qui a révélé involontairement l'âge de la tortue, qu'un astre aujourd'hui terni s'en est bien mêlé, et que la joie s'en est allée et, avec elle, l'écriture.

 

Comment tout cela finit-il? En apothéose.

 

En attendant, le lecteur est emporté par l'écriture poétique de l'auteur, joyeuse et lancinante comme un chant des premiers temps, où des sentences répétées, comme des refrains, viennent caresser ses yeux et pénétrer sa mémoire tout au long de sa lecture.

 

Le lecteur se dit que l'écriture, qui est éternelle, n'a pas été perdue pour tout le monde et que l'auteur s'en est emparé pour illustrer la sentence:

 

"Sans joie, il n'y a pas d'écriture.

 

Francis Richard

 

Sans Elle, Eléona Uhl, 140 pages, Olivier Morattel Editeur

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8 mars 2013 5 08 /03 /mars /2013 23:00

A-fleur-de-nuage-BERRUT.jpgLa première nouvelle donne son ton et son titre au recueil: un jeune garçon, proche des animaux, simple d'esprit et au coeur gros, croit échapper à la gravité parce qu'il grimpe sur un clocher et se trouve à fleur de nuage.

 

La couverture continue dans ce registre poétique. En arrière-plan, des nuages effleurent une  montagne et, au premier plan, des toits de chalets, accrochés à une pente, sont masqués en partie par des herbes folles.

 

Les vingt-cinq nouvelles de Danielle Berrut se situent en Valais, il y a longtemps déjà, peut-être un siècle, pour certaines d'entre elles. Ce qui n'étonnera pas le lecteur, prévenu par le titre et la couverture.

 

A l'époque les hommes étaient certainement plus près de la nature et des bêtes qu'aujourd'hui. Les distractions et les dangers n'étaient pas les mêmes. On croyait en Dieu... et l'église était au milieu du village.

 

Les échanges ne se faisaient pas par téléphones mobiles ou sms, mais par des mots murmurés à l'oreille (parfois par des éclats de voix) ou par de longues lettres écrites à la main. Car le temps ne se comptait pas de la même façon.

 

Aussi, l'hiver, lorsque la fatigue n'incitait pas à vite se coucher, des veillées prenaient-elles place auprès de l'âtre. Il s'y racontait des histoires de chalets hantés et de revenants. Il arrivait aux uns des choses extraordinaires, aux autres des mésaventures, d'aucuns bénéficiaient même d'apparitions d'êtres aimés disparus.

 

La timidité des garçons avait souvent raison de leurs amours et se soldait par des rendez-vous manqués, qui pouvaient tourner aux malentendus tragiques. Des filles ne se mariaient pas. Des garçons non plus. Ils restaient vieilles filles et vieux garçons, n'ayant jamais connu l'oeuvre de chair.

 

Quand deux jeunes gens faisaient l'amour, c'était sans filet et, en cas de conception, pour échapper à ce qui était alors considéré comme un déshonneur, la mésalliance arrangée par la famille était le recours obligé si le père était loin.

 

Dans les auberges de village la sommelière remplissait des décis de verres de petit blanc frais que les clients éclusaient. Après quelques verres, désinhibés, ils se mettaient à chanter à la suite d'un canteu qui avait donné le la.

 

Parfois, si le canteu avait une belle voix limpide, qui s'envolait vers les confins du monde,  ils se contentaient de l'écouter religieusement, et, après un silence saluant la fin d'un chant, ils commandaient une nouvelle tournée...

 

Les drames n'étaient pas les mêmes que de nos jours: chutes mortelles d'un char ou dans un châble; mort solitaire d'un homme devant un oratoire sur un chemin qui mène de la plaine à l'alpage ou d'une femme au pied d'une falaise au milieu des fleurs; incendies volontaires de granges ou de chalets; éboulements meurtriers de pierres ou de boue; rixes tournant mal lors de bals un peu trop arrosés...

 

Danielle Berrut, à l'occasion de ces nouvelles (qui sont de vraies histoires si elles tutoient parfois le surnaturel), fait revivre un autre temps qui n'est pas si éloigné que cela, dans un décor qui n'est plus vraiment le même. Elle le fait à la manière des conteurs d'autrefois, se servant d'un vocabulaire simple et approprié, qui n'empêche pas le lecteur, au contraire, d'imaginer et de rêver.

 

Plutôt que de dire que ce temps perdu était un âge d'or, l'auteur dit avec bonheur que ce monde disparu était autre, tout simplement, qu'il faut s'en souvenir, parce qu'il fait partie de l'héritage, s'il ne faut pas forcément le regretter.

 

Francis Richard

 

A fleur de nuage, Danielle Berrut, 176 pages, Xenia (A paraître le 15 mars en Suisse et le 22 mars en France)

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5 mars 2013 2 05 /03 /mars /2013 21:00

Ladivine NDIAYEPour devenir libre faut-il rompre avec ses origines ou, au contraire, les assumer?

 

Rompre avec ses origines signifie abandonner à leur triste sort des êtres auxquels on est redevable et à qui cet abandon ne peut que faire du mal. Alors un sentiment de honte surgit, ce qui ne veut pas dire qu'il s'accompagne de regrets pour autant. La liberté a un prix.

 

Assumer ses origines signifie, au contraire, rendre hommage à ceux qui vous ont précédé, quelle que soit la modestie de leur condition. Dans mon enfance, j'ai souvent entendu dire qu'il n'y avait de pas sots métiers, mais de sottes gens. Je suis convaincu qu'il en est de même des origines.  

 

Dans le dernier roman de Marie NDiaye, cette volonté de rupture, peut-être conséquence d'un premier abandon, se reproduit sur deux générations de femmes et touche par une manière de contagion un homme complètement dépassé par les événements, mais poussé par l'instinct de survie.

 

Malinka, un beau jour, décide, irrévocablement qu'elle se prénommera désormais Clarisse. Sa mère, Ladivine Sylla, abandonnée par son homme, fait des ménages pour vivre. Pour cette servante, sa fille est une princesse. Seulement, un jour, pour la princesse, il n'est plus question d'être la fille de la servante à l'amour invariable, sinon elle ne pourra jamais échapper à sa condition. Elle s'enfuit donc.

 

Quand elle fait la connaissance de Richard Rivière, un client du café bordelais dans lequel elle est devenue une serveuse efficace, elle lui cache l'existence de sa mère. Pour clore toute discussion sur ses parents elle lui dit qu'ils sont morts tous les deux. Elle éprouve un amour scintillant pour le prénommé Richard. Pourquoi cet amour ne pourrait-il pas racheter sa cruauté envers sa mère à laquelle elle ne rend visite secrètement qu'une fois par mois?

 

Richard et Clarisse se marient, ont une fille qu'ils prénomment Ladivine, comme la servante, cette mère reniée de Malinka, rayée définitivement de sa  nouvelle vie. Clarisse éprouve en même temps un fol amour pour Richard et un amour impérissable pour la servante. Elle ne manque à aucun de ses devoirs envers chacun d'eux, tout en laissant chacun d'eux dans la complète ignorance de l'existence de l'autre.

 

Quand Richard la quitte après 25 ans de vie commune, tout le monde croit qu'elle en est humiliée, alors qu'en réalité elle a surtout honte de ses propres manquements. Elle facilite donc la tâche de Richard, avec "cette tendresse naïve, immatérielle, bouleversante, qui en était venue à tant lui peser": il n'aurait plus à supporter son "excessive gentillesse" et ses singularités de caractère ne le fatigueraient plus.

 

Leur fille, Ladivine, aura été élevée par eux avec une improbable et éternelle complaisance. Ils voudront toujours ignorer qu'elle s'est fait "payer pour coucher avec les hommes sans histoire" de la petite ville qu'ils habitent, Langon, non loin de Bordeaux, et qu'elle le faisait "sans plaisir mais sans aversion", sans nécessité non plus puisque ces parents lui offraient tout ce dont elle avait besoin.

 

A la faveur d'un séjour en Allemagne Ladivine fait la connaissance de Marko Berger, avec lequel elle se marie et a deux enfants, Annika et Daniel. Son père, qui vit à Annecy avec une autre femme, prénommée elle aussi Clarisse, n'assiste pas à son mariage, ne fait pas la connaissance de son mari, puis de leurs deux enfants. Elle en souffre. Quand sa mère meurt assassinée par un compagnon d'infortune, elle se sent coupable de l'avoir abandonnée, mais elle en rend également responsable son père.

 

Richard se sent-il ou se sentira-il enfin coupable? Se rendra-t-il compte que, s'il a fui Clarisse (qui ne lui a pas caché que ce prénom n'était pas le sien), aimante et lointaine à la fois, "folle d'un amour indicible et difficile à aimer", c'est parce qu'il n'a jamais "vu ou cherché à voir la vraie Clarisse Rivière", parce qu'il n'a jamais "compris ou voulu comprendre qu'il vivait avec la seule apparence de celle-ci"? Bref, découvrira-t-il que derrière Clarisse se cachait Malinka?

 

Un grand chien brun apparaît dans le récit à Ladivine Sylla, à Malinka-Clarisse Rivière, à Ladivine Rivière, à Annika Berger. A toutes quatre il semble rappeler l'une d'entre elles disparue. Est-ce bien toujours le même chien ou un autre qui emprunte à chacune, tour à tour, son regard, comme surgi d'un autre monde? Toujours est-il qu'il tisse un lien inédit entre elles. Toujours est-il qu'il veille sur l'une ou l'autre et lui procure, au moment opportun, une présence qui la rassure.

 

Ce roman de l'abandon, suivi inévitablement de moments de honte et de culpabilité, est écrit dans une langue qui se prête parfaitement à l'expression des pensées des divers personnages, car elle est apte à nous faire partager les méandres de ce qu'ils ressentent dans les différentes situations qui se présentent à eux ou qu'ils ont suscitées. Elle est également propice à leur onirisme et aux mystères qui les enveloppent. Comme dans un halo de brume.

 

Francis Richard

 

Ladivine, Marie Ndiaye, 416 pages, Gallimard

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24 février 2013 7 24 /02 /février /2013 23:45

St François de Sales RICHARDTDepuis vingt ans Aimé Richardt écrit en moyenne un livre par an. Hormis un livre sur Louis XV, tous ses livres sont consacrés à des personnages - ou à des thèmes - des XVIe et XVIIe siècles, de préférence religieux.

 

Cette fois, il s'est intéressé à un saint qui a joué un grand rôle dans la renaissance catholique en France voisine, François de Sales.

 

Le terme de Contre-Réforme est anachronique, puisque l'auteur précise en exergue de son livre qu'il n'apparaît qu'au XVIIIe siècle finissant sous la plume d'"un juriste de Göttingen, Johann Stefan Pütter (1776), pour désigner, non un mouvement d'ensemble, mais un retour opéré de force d'une terre protestante à des pratiques catholiques...".

 

Or, Saint François de Sales et la Contre-Réforme montre tout le contraire, à savoir que Saint François de Sales a opéré le retour de terres protestantes à des pratiques catholiques par la seule prédication de la charité fraternelle et par des prières ardentes.

 

Certes le saint savoyard se montrera ferme tout le long de sa vie, mais il sera doux tout à la fois. Ce que lui reprocheront des catholiques provocateurs tels que Jules Barbey d'Aurevilly ou intransigeants comme Léon Bloy.

 

Avant la naissance de François de Sales, dans les années 1530, les réformés, emmenés par Berne, convertissent Lausanne et Genève par la force, c'est-à-dire en dévastant et en détruisant des églises, en malmenant physiquement des prêtres, en leur donnant des ultimatums pour se convertir et en leur interdisant de dire la messe. En 1535, l'évêque de Genève est même contraint de quitter la ville...qui devient dès lors ville protestante.

 

François de Sales naît le 21 août 1567 au château familial situé près de Thorens, proche d'Annecy. Après être allé à l'école de La Roche (1573-1575), il fait trois années de collège à Annecy (1575-1578), avant d'être envoyé au Collège de Clermont à Paris, où il suit pendant quatre ans (1578-1582) le cursus de grammaire, de rhétorique et d'humanité. De 1582 à 1584 il suit les cours de lettres et d'arts libéraux à la Faculté des arts, puis de 1584 à 1588 ceux de philosophie et de théologie.

 

Pendant ce séjour parisien, durant six semaines, fin 1586 début 1587, il traverse une crise mystique "en découvrant les disputes théologiques sur la doctrine de la prédestination". Comme le dit l'évêque de Gap, Mgr Jean-Michel Di falco Léandri dans sa préface:

 

"Aujourd'hui, le débat s'est déplacé. La question, chez nombre de contemporains, n'est plus: "Suis-je sauvé ou non ?", mais: "Vais-je vers le néant ou non? Vais-je vers l'indifférencié ou non? Ne suis-je qu'un conglomérat de particules élémentaires ou non?"

Mais ce qui est remarquable, c'est que cette question, même si elle est déplacée, porte, elle aussi, en elle la question de la liberté de l'homme: "Mes gènes me conditionnent-ils ou non?"

 

Toujours est-il que c'est à Padoue où il poursuit des études de droit et de théologie (1588-1591) que François s'apaise après avoir lu, sur la recommandation de son confesseur, le livre du père jésuite Luis Molina sur La concordance du libre-arbitre avec les dons de la grâce.

 

En 1592, après être retourné en Savoie, François devient avocat à Chambéry en novembre. L'année suivante il décline les lettres patentes de sénateur que lui accorde le duc de Savoie, ce qui peine son père, qui est encore plus peiné d'apprendre que son fils aîné veut servir Dieu et qu'il vient d'être nommé prévôt du chapitre de Saint Pierre de Genève.

 

En 1594, François de Sales se rend en Chablais entièrement acquis, par la force, aux calvinistes (il n'y a plus qu'une poignée de catholiques). Non sans mal il va le convertir par la voie d'amour, en commençant par prêcher dans sa capitale, Thonon:

 

"C'est par la charité qu'il faut ébranler les murs de Genève, par la charité qu'il faut l'envahir, par la charité qu'il faut la reconquérir.

Je ne vous propose ni le fer, ni la poudre dont l'odeur et la saveur évoquent la fournaise de l'enfer."

 

A cette occasion il va innover, en 1595, en ajoutant l'apostolat par la presse à ses prédications qui n'attirent au début que de faibles auditoires. Tant et si bien qu'à la Noël 1596 toutes ses entreprises de conversion, en dépit de multiples embûches dressées par les réformés, commencent à porter leurs fruits et se traduisent peu à peu par un renversement de la situation, qui ne sera complet qu'en 1598.

 

Tout le restant de sa vie François de Sales va promouvoir cette voie d'amour qui a si bien réussi au Chablais avec le retour à la foi catholique de ses habitants. Cette voie est pour lui applicable en toutes circonstances, même s'il échoue, en l'empruntant, à convertir Théodore de Bèze, qu'il rencontre à plusieurs reprises.

 

Quand il impose à Jeanne de Chantal des règles difficiles à observer, il lui écrit:

 

"Il faut tout faire par amour et rien par la force; il faut plus aimer l'obéissance que craindre la désobéissance."

 

La vie de François de Sales est bien remplie. Il est coadjuteur, puis successeur de l'évêque de Genève. Il reprend en mains les prêtres de son diocèse dont il connaît toutes les villes. Il répond à tous ceux qui lui écrivent. Il fonde des monastères avec Jeanne de Chantal. Il écrit des livres, dont L'introduction à la vie dévote (qui a énormément de succès) et le Traité de l'amour de Dieu (qui en a beaucoup moins). Il convertit. Il prêche, souvent plusieurs fois par jour. Il voyage en Italie, en France. Il semble inépuisable.

 

Pourtant François de Sales tombe gravement malade par trois fois, en 1590, fin 1597 début 1598, en 1622. Il se rétablit les deux premières fois. Mais la troisième il est rappelé à Dieu, à 55 ans, ce qui n'est pas mourir jeune à l'époque. 

 

Aimé Richardt nous restitue toute cette vie à l'aide de témoignages de contemporains, de citations de livres consacrés au saint, d'extraits des oeuvres elles-mêmes écrites par lui. Cette biographie est importante parce qu'elle nous montre un saint qui convertit par la persuasion et par le dialogue, qui aime les autres comme il aime Dieu et comme Dieu l'aime, qui est dévôt, c'est-à-dire d'une grande piété, ce qui va de pair pour lui avec la grande charité qui l'anime:

 

"Si la charité est une plante", écrit-il "la dévotion est la fleur...si elle est un baume précieux, la dévotion en est l'odeur."

 

En somme il s'agit d'un saint pour notre temps où, bien souvent, les imprécations, voire les injures, servent d'arguments, où beaucoup de choses sont imposées sans discussion, où il n'est pas question d'obtenir de consentement mais de contraindre.

 

Francis Richard

 

Saint François de Sales et la Contre-Réforme, Aimé Richardt, 270 pages, François-Xavier de Guibert

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19 février 2013 2 19 /02 /février /2013 22:45

Skoda SILLIGLes guerres sont absurdes. Quelles qu'elles soient. La guerre moderne a ajouté un degré de plus à son absurdité. Elle se fait de plus en plus à distance...

 

Par exemple, un avion lâche une bombe, se trompe ou pas de cible, provoque des dégâts tout autour, atteignant civils et militaires, indistinctement. Ce n'est qu'un incident...

 

Le livre d'Olivier Sillig se passe dans un pays sans nom, mais qui  pourrait bien être un pays balkanique, ne serait-ce qu'au lu des prénoms des personnages.

 

Un incident s'est produit. C'est une litote pour dire que quatre soldats ont été tués, Dragan, Milivoj, Ivan et Ljubo, et qu'un cinquième, Stjepan, a été épargné.

 

Un peu plus loin, lors du même incident, les occupants d'une voiture, une Skoda, ont également été tués, un homme et deux femmes, dont la plus jeune donnait le sein à un bébé, qui seul parmi eux a survécu.

 

Après avoir tergiversé, Stjepan s'en va avec ce bébé de deux, trois semaines, à qui il donne le prénom de Skoda:

 

"La voiture qu'ils ont abandonnée, ça lui revient tout à coup, c'était une Skoda. Stjepan n'est pas très certain que Skoda soit un vrai prénom, mais ça sonne comme. Et ça peut aller aussi bien pour un garçon que pour une fille."

 

Le périple du jeune homme - il a vingt ans - et du petit bout de chou, pour lequel il s'est pris d'affection et dont il devient le père, leur fait faire des rencontres comme on en fait dans les pays en guerre.

 

Certains êtres vils abusent de leur petit pouvoir et en violent d'autres en leur promettant une contrepartie, qu'ils respectent. C'est pour mieux salir leurs victimes en les rendant complices de leur forfait et de leur plaisir.

 

D'autres êtres pressentent leur fin prochaine et la petite mort, puisqu'il ne peut plus leur arriver grand-chose, leur fait du bien: elle est pour eux comme une répétition dérobée à la grande.

 

Car le temps, en temps de guerre, est compté. Les liens se nouent au gré des événements qui se déroulent en accéléré. Ces liens sont ténus et peuvent être rompus à tout instant. Les êtres subissent ou réagissent alors, plus qu'ils n'agissent:

 

"La guerre touche tout le monde, mais chacun y répond comme il peut."

 

Olivier Sillig raconte beaucoup de choses, en peu de pages, avec une grande économie de mots, dans ce roman, qui apparaît comme un reportage de guerre où se côtoient tendresse et cruauté, rires et larmes et qui, mieux que de longs discours, décrit l'humaine condition en situation extrême.

 

A l'issue de toute guerre, il y a des survivants, même s'ils ne sont pas nombreux. Ce sont bien souvent les tout vieux et les tout jeunes:

 

"Le lait n'est pas coupé. Mais le bébé lape. La vie continue."

 

Francis Richard

 

Skoda, Olivier Sillig, 112 pages, Buchet-Chastel

 

Olivier Sillig est au programme des rencontres littéraires de l'association Tulalu, et sera le 4 mars 2013 à Lausanne.

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18 février 2013 1 18 /02 /février /2013 23:40

Malinconia ARDIOTQuel que soit l'âge, les esprits jeunes sont assoiffés de connaissance. Une saine curiosité les meut. Il n'y a que les esprits blasés pour ne plus s'intéresser à la vérité des êtres et des choses.

 

Certes la vérité ne dévoile jamais que quelques uns de ses secrets, mais, après tout, peut-être est-ce sa seule recherche qui est digne d'intérêt...

 

Michel Serpolet, soixante-huit ans, est obsédé par elle:

 

"Elle lui inspirait un pénible mélange d'horreur et de fascination. Bien sûr il aurait pu s'y prendre autrement avec elle, mais c'eût été faire montre d'une grande, très grande lâcheté. Or, il n'était pas lâche."

 

Elle? Une musicienne, une élégante boîte à musique munie d'un mécanisme horloger, auprès de laquelle il va rendre son dernier soupir non sans l'avoir entendue une dernière fois, autour de minuit:

 

"Il allait se lever, lorsqu'elle émit un son aussi triste qu'une larme. Une note d'eau. Se penchant sur elle, il sentit un élancement le traverser, comprit soudain.

Une mince frayeur, puis ce fut fini."

 

Dans la journée, Michel Serpolet, pressentant sans doute sa fin, a laissé un message tremblotant sur le répondeur de son ami d'enfance, Luigi Pirollo, septante ans, violoniste, jouant encore, surtout pour lui-même, de temps à temps pour les autres, ici ou là. Dans ce message il lui a parlé d'elle et lui a demandé de la porter à un prêtre, Giovanni Isalgo, à Rome, lors de son prochain voyage là-bas.

 

Jeanne Fivaz, cinquante-huit ans, compagne de Michel, découvre son corps dans sa maison familiale de Sainte-Croix, la Cour-des-Cerfs, quelques heures après sa mort, au retour d'un voyage en Amérique du Sud. Seule héritière, elle va permettre à Luigi de mener son enquête sur cette boîte à musique avant qu'il ne la porte à Rome au Padre Isalgo conformément à la volonté du défunt, pour finir dans un musée du Vatican.

 

Où Michel, le biologiste, a-t-il trouvé cette boîte à musique? Qui a conçu cette mécanique sublime, qui non seulement est une musicienne, mais une horloge de 24 heures et un réveil? Comment se fait-il qu'équipée d'un seul rouleau elle puisse émettre, sans crier gare, à un certain moment, en dehors d'une cantate de Bach, une autre musique, celle que Michel a entendue avant de mourir? Pourquoi Michel voulait-il qu'elle soit portée à Rome par son ami Luigi?

 

Petit à petit Luigi va reconstituer toutes les pièces du puzzle, enfin, presque toutes. Très vite il apprend que la musicienne est l'oeuvre d'un certain Jacques Delalay. Une nuit, il entend l'autre musique, juste avant que la musicienne ne disparaisse de chez lui de manière incompréhensible. Par hasard il découvre un peu plus tard qu'il s'agit d'un morceau d'Adriano Semiani, intitulé Malinconia, qui donne son titre au livre et signifie mélancolie en italien. 

 

Sa quête va le mener à Lausanne chez Béatrice Montaiguz, la charmante veuve de l'historien Philippe Montaiguz, mort deux jours avant Michel... A Fribourg, où il habite, il rencontre la jeune Marguerite Sempirini, ancienne collaboratrice de l'historien décédé, qui lui propose de l'aider dans ses recherches et qui lui fait aussitôt l'effet d'une louve.

 

Sur les conseils de Marguerite, il va consulter livres et correspondances dans des archives. Ainsi se rend-il à la Fondation de la Haute Horlogerie à la Chaux-de-Fonds, où il est hébergé par ses amis Igor et Céline. Puis, accompagnant son locataire et ami Esteban, il va à la fondation Mémoire du Jura à Saint-Imier où une capiteuse Ulrike, qui sent la révolution, lui ouvre le fonds Aline Rochat, la mère d'un horloger contemporain de Jacques Delalay.

 

Amélie Ardiot, par touches successives, indirectement, nous dresse le portrait de Luigi Pirollo via notamment d'autres femmes atypiques, qui ne le laissent pas indifférent, telles que Martha, son ex-femme de ménage, Gigi la femme d'Esteban, qui l'a laissé s'occuper de leurs triplées pour se consacrer à son art, Emma, la femme de Simon, qui vit séparément de lui, deux étages en dessous, Blanche, vingt-six ans, la serveuse du Dzodzet, qu'il a connue toute petite et qui l'intimide parfois, Léa qui doit repeindre sa salle de bains après un dégât des eaux.

 

Amélie Ardiot restitue également, parallèlement, la vie de Jacques Delalay, dans son contexte historique. Ces rétrospectives complètent très bien la quête de Luigi et lui donnent comme une toile de fond. Alors que la quête se déroule de nos jours sur trois semaines, l'auteur nous fait donc également voyager dans le temps sur une période qui va de 1785, année au cours de laquelle Aline Rochat accouche d'un petit Pierre, enfant naturel d'un horloger qui ne le reconnaît pas, jusqu'à 1833, année au cours de laquelle Jacques Delalay meurt dans un incendie.

 

Amélie Ardiot sait soutenir l'intérêt du lecteur tout le long d'une intrigue aux nombreux rebondissements. Cependant, au-delà de la quête proprement dite, se dessinent des personnages bien humains, que n'épargnent pas les petites misères et qui se livrent parfois à de drôles de jeux. Luigi Pirollo, le personnage principal, n'échappe pas à cette mise à nu sans concession, ce qui le rend d'autant plus authentique et touchant.

 

Sans ostentation, l'auteur se montre à l'aise aussi bien dans l'évocation des techniques horlogères que musicales, dans la peinture de notre époque que dans celle du XIXe siècle commençant, dans la description poétique que dans les dialogues. En somme Malinconia est à la fois un livre instructif, un livre agréable à lire, un livre qui fait voyager dans le temps et dans l'espace et  qui - ce n'est pas la moindre de ses qualités - raconte une histoire.

 

Francis Richard

 

Malinconia, Amélie Ardiot, 404 pages, L'Aire

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16 février 2013 6 16 /02 /février /2013 12:00

Etat d'urgence SAINT ETIENNEComme François de Closets, Christian Saint-Etienne est favorable à un moyen terme entre l'étatisme et le libéralisme.

 

Son constat de l'état de la France est indéniable, sauf pour les aveugles:

 

"La France est aux abois au début de 2013. La république de l'envie a institué la médiocrité en mode de gouvernement. Le principe de précaution a mis de grosses lunettes noires sur les yeux de nos inventeurs et de nos entrepreneurs. Le corporatisme et la territorialisation de la république en baronnies, d'autant plus revendicatrices qu'elles sont impuissantes, ont émietté la volonté nationale. Le système productif implose et le chômage gangrène la société. L'explosion haineuse est proche."

 

Comme François de Closets, il fait la distinction entre "droit de" et "droit à", c'est-à-dire entre droits naturels et droits-créances:

 

"Le basculement des droits d'être vers les droits "à avoir" [...] a fait entrer dans la médiocrité consentie."

 

Il inclut dans "les droits de" "les droits d'être éduqués et en bonne santé", mais il ne voit que l'Etat pour les satisfaire:

 

"Imposer les revenus, en particulier élevés, pour payer les charges communes, notamment celles d'éducation et de santé publiques permettant d'assurer l'égalité des chances est parfaitement légitime."

 

Cela n'est pas étonnant parce qu'il croit en l'existence d'un contrat social qui lierait individus et Etat. Ce curieux contrat se passerait fort bien du consentement des individus et d'objet précis confié à l'Etat...

 

C'est pourquoi, de manière tout à fait surréaliste, Christian Saint-Etienne distingue deux grands types de contrat social qui résulteraient des "choix [sic] philosophiques et politiques concernant l'homme et sa nature":

 

"Le premier type de contrat social suppose le déterminisme de l'homme et donc l'égalité de résultats, le second type associe libre arbitre et égalité des chances."

 

Or la France aurait choisi le premier type de contrat depuis des décennies avec ce résultat mirobolant:

 

"Une part croissante de nos jeunes talents quittent le territoire depuis le milieu des années 1990, tandis que nous attirons des personnes peu qualifiées qui viennent pour bénéficier d'un contrat social résidentiel sans contrepartie."

 

Christian Saint-Etienne constate également qu'ayant fait ce choix de contrat social la France a raté le train du nouveau système technique qui s'est mis en place depuis trois décennies et qui est "le fruit de l'essor de l'économie de l'informatique et d'Internet et de l'économie entrepreneuriale de l'innovation." (il l'appelle "iconomie entrepreneuriale"):

 

"Notre seule perspective collective est une consommation de produits importés payés par une dépense publique à crédit."

 

Et un partage du travail, c'est-à-dire un partage des miettes qui restent, mais plus pour longtemps.

 

Pour que la France se réindustrialise, Christian Saint-Etienne est favorable à une solidarité conditionnelle - il faut sauver le modèle social avant qu'il ne meurt en ne redistribuant que sous conditions -, à une compétition régulée - la liberté d'entreprendre? un poco ma non troppo -, à une volonté d'excellence qui se traduit par l'optimisation de l'entrepreneuriat, du financement, de la fiscalité, autrement dit à une ouverture d'esprit et à une "collaboration confiante entre acteurs privés et publics":

 

"Comme on est loin de la France du nouveau quinquennat célébrant la "finance sans visage", les entrepreneurs "menteurs" qui doivent être "cadrés" par la puissance publique, les "riches" qui doivent dégorger une richesse mal acquise, le progrès qui est devenu un risque."

 

Alors il faut transférer la charge des impôts des entreprises vers les individus:

 

"Il faut [...] provoquer un choc de compétitivité immédiat par la baisse des charges grâce à la CSG sociale et à la TVA emploi, au moment même où nous devons produire un effort majeur de réduction des déficits publics."

 

Quand on compare les mérites d'une baisse de la dépense publique et des hausses d'impôts pour réduire les déficits, il ressort que:

 

"Les corrections budgétaires résultant d'une baisse des dépenses publiques conduisent à des baisses plus faibles du revenu national que celle dues à une hausse des impôts, sauf dans la phase baissière d'un cycle de conjoncture où la correction doit avoir l'impact le plus faible possible sur la demande. Mais même dans ce dernier cas, il convient de supprimer d'abord les gaspillages de dépense publique."

 

Comme les entrepreneurs ne sont pas assez grands pour réindustrialiser tous seuls le pays - "Nous appellerons dorénavant industrie, toute activité de production de biens et services exportables à base de processus normés et informatisés" -, l'Etat doit compléter leur management micro par son management macro:

 

"Il faut renforcer la capacité d'action à long terme de l'Etat dans le cadre d'un plan d'action national élaboré avec les forces vives du pays."

 

L'Etat, baptisé de stratège, est, selon Christian Saint-Etienne, un des trois éléments clés de la reconstruction du pays avec "des métropoles puissantes et des régions responsables du maillage du territoire par un puissant réseau de PME et d'ETI [entreprises de taille intermédiaire, de 250 à 5000 personnes]."

 

Comme tout bon étatiste qui se respecte, il faut tout de même faire payer les riches, mais il ne faut pas les matraquer parce qu'on en a besoin pour redistribuer:

 

"Seul l'impôt proportionnel au revenu [CGS] peut assurer un financement sain de la dépense publique. Il doit être complété par un impôt progressif [IPR: tranches de 0% jusqu'à 7'500 €, de 15% jusqu'à 60'000 €, de 35% au-delà et, provisoirement, de 45% au-delà de 150'000 €] dont le but sera d'assurer une redistribution permettant de contenir les écarts de revenu et de patrimoine entre citoyens."

 

Evidemment Christian Saint-Etienne évoque la sortie de crise de l'euro. Pour lui il y a deux solutions rationnelles, qui sont toutes deux aussi constructivistes l'une que l'autre:

 

"Soit la création d'une fédération économique de pays quittant ensemble la zone euro, soit une division en deux de la zone."

 

Je laisse le lecteur intéressé par ce genre de constructions le soin de se reporter au livre...

 

Il me semble plus intéressant de souligner le postulat idéologique sur lequel repose l'étatisme intermédiaire de Christian Saint-Etienne, qui reste un étatisme:

 

"La société de confiance est construite par la délibération collective en s'appuyant sur le postulat que l'individu reste fondamentalement libre, et non pas totalement prédéterminé, il est à la fois responsable de ses décisions et impliqué dans le processus de délibération collective. Il est ensuite coresponsable des décisions délibérées prises collectivement."

 

C'est beau, c'est grand, c'est magnifique, mais c'est parfaitement utopique, inefficace et contraignant...

 

Francis Richard

 

France: état d'urgence - Une stratégie pour demain, Christian Saint-Etienne, 208 pages, Odile Jacob

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10 février 2013 7 10 /02 /février /2013 13:00

Heureux les heureux REZALe livre de Yasmina Reza commence par une citation, mise en exergue, de béatitudes signées Jorge Luis Borges:

 

"Heureux les aimés et les aimants et ceux qui peuvent se passer de l'amour.

Heureux les heureux."

 

Pourquoi reproduire cette citation? Parce qu'elle est un excellent résumé du propos de l'auteur et parce qu'elle a donné son titre au livre.

 

Heureux les heureux est un livre qui se compose de monologues d'une multitude de personnages. Dix-huit au total. Dont trois seulement monologuent deux fois.

 

Il vaut donc mieux ne pas être trop fatigué pour lire ce livre. Les personnages se croisent, sont parfois très proches, offrent au lecteur des points de vue divergents sur les mêmes choses et il est impératif de lire le livre en entier, d'une seule traite, pour que se dessinent tous les liens parfois ténus qui les relient entre eux.

 

Aussi n'est-ce pas tant leur histoire générale qui a de l'importance que les différentes situations qui se succèdent et qui sont le miroir d'un monde propre à l'auteur, mais extensible aisément à tous les autres. Car ces situations sont celles du quotidien de beaucoup de gens, dont la vie est on ne peut plus prévisible dans ses grandeurs - il y en a peu -, comme dans ses petitesses - il y en a beaucoup.

 

Ces personnages racontent pour la plupart des scènes de couples, réguliers ou adultérins. Leurs récits comprennent des conversations et des choses vues, prises sur le vif, dans un supermarché, dans une chambre à coucher, dans un salon, dans une salle d'attente de médecin, dans un restaurant, dans un train, dans une chambre de clinique, dans une voiture etc.

 

Ernest Blot est marié à Jeannette. Après sa mort il veut être incinéré, que ses cendres soient dispersées dans une rivière. Sa soeur, Marguerite, collectionne les hommes. Sa fille, Odile, avocate, est mariée avec Robert Toscano, a eu deux fils avec lui, Simon et Antoine, est la maîtresse de Rémi Grobe, journaliste auquel elle n'est liée que par une attraction sexuelle réciproque et dont le meilleur ami est Raoul Barnèche.

 

Raoul Barnèche est un joueur invétéré. Il est marié avec Hélène, avec laquelle il a eu un fils, Damien. Lequel, en la conduisant et la raccompagnant sur le tournage d'un film, raconte à Loula Moreno, l'actrice, l'amante tourmentée de Darius Ardashir, comment Géraldine tergiverse pour passer à l'acte quand il la poursuit de ses assiduités.

 

Luc Condamine s'envoie en l'air avec Paola Soares, qui est une amie d'Odile Toscano. Il aimerait faire se rencontrer Virgine Déruelle et son ami Robert Toscano. Laquelle Virginie est secrétaire médicale, s'occupe beaucoup de sa grand-tante Marie-Paule et en pince pour Vincent Zawada, qui rend visite à sa mère cancéreuse dans l'hôpital où elle travaille.

 

Dans ce même hôpital Jean Ehrenfried, un ami d'Ernest Toscano et de Darius Ardashir, se fait soigner par l'oncologue Philip Chemla, lequel trouve son plaisir sexuel, depuis sa jeunesse, en se prostituant à des hommes et en reçevant des gifles de leur part, sans lesquelles son bonheur ne serait pas complet.

 

Les Hutner, Lionel et Pascaline, amis de Robert et d'Odile Toscano, forme un ménage sans histoire. A l'exception de l'histoire de leur fils, Jacob. Lequel ne se prend pas seulement pour Céline Dion, mais en est la vivante réincarnation, au point de parler quebécois comme il respire.

 

Céline-Jacob touche au plus haut point Chantal Audouin, la maîtresse du ministre Ecoupaud, soignée comme Jacob par Igor Lorrain. Lequel soumet aussitôt, et à nouveau, sexuellement, Hélène Barnèche, son ancienne maîtresse, quand il la rencontre fortuitement dans un autobus.

 

C'est simple. Non? Comme la vie...

 

Dans ce livre, tous les aimants, les aimés, ceux qui se passent de l'amour, mais le font, sont-ils heureux? C'est vite dit. Il semble que les béatitudes de Borges appliquées au monde de Reza, soient bien dérisoires. Etre heureux suppose-t-il d'avoir une disposition pour cela ou requiert-il d'être exigeant? Il n'y a évidemment pas de réponse à ces interrogations.

 

En tout cas dans le monde de l'auteur les personnages sont surtout bien médiocres, et pathétiques. Alors il est bien possible qu'il y ait parmi eux des heureux. Ne parle-t-on pas d'imbéciles heureux?

 

Au fait, le bonheur existe-t-il vraiment ici-bas? Pas sûr, mais il y a tout de même toujours des instants de bonheur...

 

Francis Richard

 

Heureux les heureux, Yasmina Reza, 192 pages, Flammarion

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  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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