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23 septembre 2012 7 23 /09 /septembre /2012 20:25

Le roman de don JuanLe veine de Don Juan est décidément inépuisable. Pourquoi Antonio Albanese n'y aurait-t-il pas creusé à son tour quelques pépites sur un mode contemporain? Car, après tout, si le personnage n'apparaît nommément que tardivement, avec Tirso de Molina, il est vieux comme le monde historique connu.

 

Dans son premier roman, La chute de l'homme ici, paru il y a deux ans, il avait écrit un livre dans le livre et le dédoublement était général, semant la plus grande confusion chez le lecteur qui ne savait plus où il habitait.

 

Cette fois il s'agit de trois romans gigognes qui, comme les meubles éponymes, s'emboîtent les uns dans les autres. Ainsi s'explique la présence à la fin de ce roman de trois épilogues, qui peuvent intriguer celui qui feuillette le livre sans le lire.

 

Jean Velasco a écrit un roman qu'il a intitulé Le Roman de Don Juan. Son éditrice, Anne, l'a rencontré dix ans auparavant écrivant sur une table de café, dans la plus pure tradition mythique de l'écrivain, qui attire ainsi l'attention d'éventuelles admiratrices, et plus si affinités. Elle n'avait pas oublié la complicité immédiate qu'elle avait éprouvée avec cet inconnu, dont l'instabilité de revenus et dans les relations amoureuses l'avait tout de même fait fuir.

 

Dans sa vie personnelle apparemment tranquille, Anne n'est pas à l'aise. Elle se sent sombrer, de même que son couple avec Stéphane. Du coup elle s'investit trop personnellement dans le livre de Jean Velasco, dans lequel elle se retrouve et qu'elle doit défendre devant le comité de lecture des Editions du Défi. Au point d'en perdre son discernement habituel. Il faut dire qu'elle désapprouve intimement l'héroïne, Faustine, au prénom que ne renierait pas le marquis de Sade, et qu'elle plaint son compagnon Victor, comme Hugo, avec lequel son auteur a plus d'un point commun.

 

Victor Manara, comme Juan de Manara, écrit une thèse sur Le libertinage de moeurs et d'idées dans la littérature du dix-huitième siècle. Il a rencontré Faustine cinq ans auparavant et vit avec elle depuis deux ans. Tous deux ont un père universitaire. Ils forment le couple parfait, trop parfait, que leurs amis envient, jusqu'au jour où Faustine quitte Victor de manière inattendue, désarmant complètement ce dernier. Qui devient mauvais, dans tous les sens du terme, surtout quand il apprend qu'elle sort avec Mathias, auteur quadra dont elle se gaussait avec lui naguère.

 

Victor a beau connaître sur le bout des doigts la mécanique donjuanesque, il est bien en peine de l'utiliser à son profit dans son existence devenue bien solitaire après le départ de Faustine. Comme un bienfait n'est jamais perdu, Philippe Gandolfi, à qui il a sauvé la mise un jour où il était au fond du trou, lui explique sa méthode pratique de séduction. Il a écrit un roman, Le roman de Don Juan, qui lui sert d'appât pour séduire les femmes.

 

Anne pensait que ce roman n'existait pas, puisque Jean ne lui avait pas donné à lire. Jean la détrompe. Il existe bel et bien, à l'état d'ébauche, assortie de notes et commentaires. Il ne donne donc pas seulement son titre à l'ouvrage. Certes Philippe Gandolfi a écrit là, sous sa plume, un roman à l'eau de rose, mais, pour parvenir à ses fins, il a un art et une manière bien personnels de présenter cette idylle à faire pleurer aux femmes intriguées par son manège, quand il écrit quelques feuillets à la table d'un café.

 

Dans ce roman dans le roman, Léonore est une jeune femme de trente ans qui n'a pas longtemps à vivre et qui s'est retirée à la campagne pour ne plus faire de projets d'avenir. Mais Gaspard, une véritable gravure de mode, frappe un jour à son huis. Curieusement elle ne sait jamais lui dire non aux propositions de divertissements qu'il lui fait pour occuper le temps qui lui reste à vivre. Ainsi vivent-ils aujourd'hui intensément ensemble, ne se préoccupant plus d'hier et se refusant de penser à demain.

 

Avec habileté, dans une langue qui se garde de fioritures inutiles mais qui se met au service pédagogique d'interrogations éternelles, Antonio Albanese balade le lecteur entre romantisme et cynisme de la séduction, qui entrent souvent en lutte chez une même personne, et pas seulement masculine. C'est finalement pour mieux dépeindre avec réalisme des situations dans lesquelles des couples de notre époque, confrontés à l'usure, à l'infidélité et aux ruptures, peuvent se reconnaître.

 

Jean Velasco, à un moment donné, fait dire à son Don Juan, Philippe Gandolfi:

 

"Le couple ne pouvait fonctionner que lorsqu'il était légitimé par une croyance qui le dépassait."

 

N'est-ce pas un début d'explication de ces ruptures rapides, sur un mode contemporain?

 

Francis Richard

 

Le roman de Don Juan, Antonio Albanese, 308 pages, L'Age d'Homme ici

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21 septembre 2012 5 21 /09 /septembre /2012 21:55

Richard MilletDans L'Hebdo du 20 septembre 2012 on peut lire cette brève, mise en marge, sous les projecteurs:

 

"En réaction à la polémique suscitée par la publication de son nauséabond Eloge littéraire d'Anders Breivik, Richard Millet se retire du comité de lecture des Editions Gallimard, maison dans laquelle il continuera pourtant de suivre les auteurs dont il avait la charge."

 

L'Hebdo résume en ces termes le "pamphlet antimulticulturalisme" de 17 pages qui avait alarmé Jérôme Garcin, Jean-Marie Le Clézio et Annie Ernaux :

 

"Millet écrivait que la tuerie de l'île d'Utoya était "sans doute ce que méritait la Norvège"."

 

Comme je me méfie des médias, j'ai voulu aller voir de plus près ce que disait Richard Millet dans ce texte au titre provocateur et, dans la foulée, j'ai lu les trois petits livres, petits par le nombre de pages, qui viennent de paraître sous sa signature, dont l'un comprend le "pamphlet" qualifié de "nauséabond" par L'Hebdo.

 

Richard Millet souffre. Et, comme il est écrivain, il souffre littérairement. Dans ses trois livres parus ce mois-ci il exprime ce qui le fait souffrir.

 

En qualité d'écrivain, il dit souffrir que la langue française soit manipulée, détruite, malmenée par "l'oralité la plus basse", qu'elle ne soit plus un instrument de connaissance et qu'elle devienne un outil de propagande, que le style soit évacué au profit de l'écriture:

 

"Ecrire revient donc la plupart du temps à faire état d'une indigence syntaxique, sémantique, anthropologique, culturelle, dans laquelle la langue n'existe pour ainsi dire plus."

 

Il voit au contraire dans le style "une sorte d'éternité, ou de dilution du temps en lui-même, pour celui qui écrit".

 

L'écrivain ne peut être que solitaire. S'il veut rester styliste, envers et contre tout, il doit jouer sa "nullité économique contre la reconnaissance symbolique donnée par des agences de notation" où il ne se reconnaît pas; il doit "parler depuis cet étrange lieu qu'est la nullité sociale de l'écrivain", à qui ce qui peut arriver de pire est d'être "consensuel" s'il est parvenu au sommet de son art.

 

Pour être libre l'écrivain doit renoncer "aux signes de la richesse littéraire, autrement dit la respectabilité, les récompenses, les honneurs." Millet fait dire à son autre lui-même qu'est le narrateur d'Intérieur avec deux femmes :

 

"C'était en écrivain déclassé, marginal, solitaire, que j'entendais vivre ce qui me restait de vie, sans céder en rien à ceux qui me déclarent détestable, sinon infréquentable."

 

Ce sont l'insignifiance et le divertissement généralisé qui font souffrir Richard Millet. Ainsi souffre-t-il que le roman se réduise désormais à sa seule intrigue au détriment du style. Il parle alors de roman international et de roman post-littéraire qui s'imposent par le terrorisme économique; il parle de mort de la littérature dans le roman.

 

Richard Millet souffre que la littérature soit méprisée, voire haïe, parce qu'"on préfère la pauvreté de l'illusion à la richesse du réel". Il constate que la démarche créatrice aujourd'hui "conduit à se fuir au lieu de se confronter aux divers ordres de temporalité humaine, notamment à cette expérience de la profondeur et du sens, c'est-à-dire de Dieu, selon Steiner, et sans laquelle il n'y a pas d'art."

 

Il ne cherche pas à dialoguer, ni à débattre:

 

"Je me situe d'emblée hors dialectique; je me contente de dire, de témoigner, de me tenir dans la pure affirmation, cette pureté fût-elle perçue comme guerrière."

 

Il est sincère quand il écrit:

 

"Dire la vérité est un acte insurrectionnel: je ne serais pas écrivain si je mentais ou me taisais."

 

Qu'affirme-t-il? Il affirme que "le capitalisme est la dégradation infinie de l'Autre au nom même de l'altérité" (il le rend responsable de l'immigration massive et continue en Europe et l'accuse d'être l'allié de l'islamisme) et il affirme que les deux piliers du Nouvel Ordre Mondial sont le Marché et le Droit.

 

Richard Millet souffre de la médiocrité ambiante et il oppose le monde vertical au "monde horizontal, où le Marché et le Droit définissent apparemment l'espace infini mais en réalité restreint, mesuré, surveillé, sinon perverti, de l'échange, et dans lequel l'Autre est devenu le Même sous la forme de simulacres, le faux ayant remplacé le vrai, la vérité n'étant plus que le prétexte du faux, et la transparence l'ombre du mensonge."

 

Richard Millet, "Français de souche et de race blanche, hétérosexuel, catholique", est particulièrement soucieux de ce qu'il a reçu en héritage, notamment la langue, et de le transmettre à son tour. Il souffre et pose la question:

 

"Est-il criminel de prétendre nommer les choses, et dire non seulement la couleur des gens, leur ethnie, leur race, leur comportement [...] mais aussi la douleur qui est mienne à constater que ce dans quoi on m'a élevé est décrété obsolète, voire nocif?"

 

L'idéologie antiraciste empêche l'écrivain qu'il est "de dire littérairement la vérité sur la France, notamment sur l'immigration extra-européenne". Elle a besoin d'inventer du racisme "pour justifier la terreur qu'elle exerce sur tout le monde" et les antiracistes se livrent "au nom du Droit, à ce dans quoi se sont illustrés les plus violents racistes: lynchage médiatique, condamnation judiciaire, destruction de l'homme libre".

 

Richard Millet s'insurge contre cette intimidation majeure :

 

"Prétendre que remarquer qu'on est le seul blanc dans une station du RER implique que l'on eût envoyé en d'autres temps des Juifs à Auschwitz."

 

Il souffre d'admettre qu'"il n'y a plus de peuple français, mais un assemblage ethnico-social auquel le Marché et le Droit donnent l'illusion d'un ensemble homogène".

 

En fait dans ces trois livres Richard Millet reprend et développe des thèmes qu'il avait abordés dans La fatigue du sens , dont j'ai rendu compte ici sur ce blog. J'écrivais:

 

"Richard Millet ne voit pas que l'immigration massive ne résulte pas de la libre circulation des personnes, qui est une bonne chose [...] . Si elle massive, ce n'est pas du fait du libéralisme, ni de la mondialisation des échanges, qui est également une bonne chose, mais du fait du mondialisme, idéologie qui conduit à établir un gouvernement mondial, à réglementer les échanges, à uniformiser les esprits et à plonger dans la misère les pays extra-européens d'émigration, qui sont également paupérisés parce qu'ils ont à leur tête des dirigeants corrompus et restreignant les libertés."

 

J'ajoutais:

 

"Du fait de la déchristianisation, les Européens, au lieu de profiter du bien-être matériel dont ils jouissent pour se consacrer à des aspirations spirituelles, s'adonnent à l'hédonisme, qu'encouragent en plus les Etats-Providence. C'est la pente des hommes, plus enclins, du fait de leurs faiblesses, à l'horizontalité qu'à la verticalité. C'est ce qui les fait renoncer à l'intelligence, à l'héritage, à la profondeur, à l'effort."

 

C'est pourquoi je suis convaincu que seul le retour aux valeurs judéo-chrétiennes et aux racines gréco-latines, c'est-à-dire le retour aux valeurs de liberté et de responsabilité qui en découlent, peut permettre d'empêcher "l'accomplissement accéléré d'une décadence".

 

Pour en revenir au début de cet article, l'éloge littéraire que fait Richard Millet d'Anders Breivik n'est pas celui que laisse supposer le titre et que fustigent les médias, habitués qu'ils sont à "décontextualiser, amalgamer, extrapoler, intimider, insulter, mentir, éliminer pour composer une version fallacieuse du réel".

 

Richard Millet dit clairement qu'il désapprouve et condamne les actes injustifiables du Norvégien, qui sont  insignifiants "sur le plan de l'efficacité politique" et qui sont "au mieux une manifestation dérisoire de l'instinct de survie civilisationnel".

 

Mais il a lu le "compendium" de 1'500 pages que le tueur a diffusé sur Internet. Et ce sont les analyses pertinentes qu'il contient, selon lui, et qui correspondent à ses propres préoccupations, qui ont retenu son attention:

 

"Breivik nous rappelle, d'une manière dont la signature dessert la pensée (ou même l'abolit), qu'une guerre civile est en cours en Europe."

 

Il apparaît plus comme un symptôme de décadence que comme un révélateur de sens:

 

"Breivik est, certes, le signe désespéré, et désespérant, de la sous-estimation par l'Europe du multiculturalisme; il signale aussi la défaite du spirituel au profit de l'argent."

 

Richard Millet constate:

 

"La dérive de Breivik s'inscrit dans la grande perte d'innocence et d'espoir caractérisant l'Occident, et qui sont les autres noms de la ruine de la valeur et du sens. Breivik est, comme tant d'autres inidividus, jeunes ou non, exemplaire d'une population devant qui la constante dévalorisation de l'idée de nation, l'opprobre jeté sur l'amour de son pays, voire la criminalisation du patriotisme, ouvrent un abîme identitaire qu'accroît le fait de vivre une fin de civilisation."

 

Richard Millet remarque:

 

"Breivik n'est pas raciste; ce ne sont pas des immigrés qu'il a tués, mais de jeunes Norvégiens de souche, travaillant, selon lui (et là se trouve le coeur de l'affaire), à la dénaturation norvégienne."

 

Après avoir rappelé la vision lénifiante des auteurs de thrillers scandinaves, qui se font l'écho "d'un "exotisme" à domicile, derrière lequel on se refuse à considérer que le chant du muezzin sonnerait la mort de la chrétienté, donc la fin de nos nations", Richard Millet écrit la petite phrase tronquée par L'Hebdo, qui a valu à son texte d'être traité de nauséabond:

 

"Dans cette décadence, Breivik est sans doute ce que méritait la Norvège et ce qui attend nos sociétés qui ne cessent de s'aveugler pour mieux se renier, particulièrement la France et l'Angleterre; loin d'être un ange exterminateur, ni une bête de l'Apocalypse, il est tout à la fois bourreau et victime, symptôme et impossible remède. Il est l'impossible même, dont la négativité s'est déchaînée dans le ciel spirituel de l'Europe."

 

Même si l'on ne partage pas le pessimisme ou la souffrance littéraire de Richard Millet, il est intellectuellement malhonnête de déformer sa pensée...

 

Francis Richard

 

Langue fantôme, suivi de, Eloge littéraire d'Anders Breivik, Richard Millet, 126 pages, Pierre Guillaume de Roux ici

Intérieur avec deux femmes, Richard Millet, 144 pages, Pierre Guillaume de Roux ici

De l'antiracisme comme terreur littéraire, Richard Millet, 96 pages, Pierre Guillaume de Roux ici

 

Cet article est publié également sur lesobservateurs.ch

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16 septembre 2012 7 16 /09 /septembre /2012 21:00

Harry QuebertLe livre sur les quais, Morges, 8 septembre 2012:

- J'ai beaucoup aimé votre premier livre
- Je sais... Celui-ci est très différent
- Vous savez, je ne parle, en principe, que des livres que j'aime.
- Je patienterai et je guetterai...
(Tu peux toujours attendre. Ton livre est un vrai pavé...)

 

A été pris qui croyait prendre. Je n'aurais pas dû commencer ma lecture. Je n'ai pas pu m'en déprendre, et j'ai aimé. Beaucoup. Impossible donc de ne pas en parler aussitôt.

 

Si tu ne veux pas abandonner le boire et le manger, y passer la nuit le jour, ami lecteur, je t'en conjure, ne lis pas le premier chapitre de ce livre. Il te captivera, comme tout bon premier chapitre, qui est essentiel, et tu ne voudras plus rien faire d'autre que lire le reste, quoi qu'il t'en coûte.

 

Le 30 août 1975, une jeune fille blonde, aux yeux verts, âgée de 15 ans, disparaît, une certaine Nola Kellergan. Elle est l'enfant unique de Louisa et de David, révérend pasteur de son état. Cela se passe aux Etats-Unis, dans le New Hampshire, dans la petite ville d'Aurora, tranquille comme peut l'être celle peinte par Edward Hopper, qui orne la couverture.

 

Trente-trois ans plus tard, début 2008, Marcus Goldman, 30 ans, après l'avoir délaissé plus d'un an, fait signe à son vieux maître et ami, Harry Quebert, 67 ans, qu'il a connu il y a dix ans et qui lui a donné 31 conseils pour devenir l'écrivain à succès qu'il est maintenant. Il l'appelle au secours parce qu'il n'a pas écrit une ligne du deuxième livre qu'il s'est engagé, par contrat, à remettre à son éditeur, avant la fin juin de cette année d'élection présidentielle. 

 

Marcus est en effet atteint de la maladie des écrivains - qui n'atteint pas ceux qui les critiquent, confortablement installés dans leur fauteuil - et se fait assaisonner d'importance par Harry:

 

"Les pages blanches sont aussi stupides que les pannes sexuelles liées à la performance: c'est la panique du génie, celle-là même qui rend votre petite queue toute molle lorsque vous vous apprêtez à jouer à la brouette avec une de vos admiratrices et que vous ne pensez qu'à lui procurer un orgasme tel qu'il sera remarquable sur l'échelle de Richter. Ne vous souciez pas du génie, contentez-vous d'aligner les mots ensemble. Le génie vient naturellement."

 

Pendant quelques semaines Marcus s'installe donc chez Harry dans sa propriété de bord de mer, Goose Cove, toute proche de la petite ville d'Aurora. Sans résultat. Il découvre seulement, par indiscrétion, que son maître Harry était tombé amoureux de Nola, la jeune fille de 15 ans, disparue trente-trois ans plus tôt. La queue entre les jambes, Marcus retourne donc bredouille à New York. Où il reçoit quelque temps plus tard un coup de fil d'un Harry affolé.

 

Le 12 juin 2008, des jardiniers, venus planter des hortensias dans son jardin, découvrent le corps de Nola enterré avec, dans un sac, le manuscrit de son best-seller, Les origines du mal, qui lui a valu sa notoriété et sa respectabilité. Harry, le brillant professeur de l'université de Burrows, est, comme il se doit, accusé de meurtre:

 

"En moins de deux semaines, Harry avait tout perdu. Il était désormais un auteur interdit, un professeur répudié, un être haï par toute une nation."

 

Sa réputation est ternie, parce que, pour son malheur, à 34 ans, il a aimé la femme de sa vie ... qui n'avait que 15 ans. Son magnifique livre, Les origines du mal, inspiré en fait par cet amour pour Nola, est retiré des programmes scolaires et des rayons de librairie d'une Amérique horrifiée par tant de turpitude. S'en relèvera-t-il? Lui qui disait naguère à son disciple:

 

"L'important n'est pas la chute, parce que la chute, elle, est inévitable, l'important est de savoir se relever."

 

Marcus ne fait ni une ni deux. Il se rend à Aurora et s'installe à nouveau à Goose Cove, seul. Cette fois pour défendre son ami Harry, dont il est convaincu de l'innocence. Commence une longue enquête aux multiples rebondissements qui tiennent le lecteur en haleine jusqu'au bout, jusqu'au dernier chapitre qui est le plus beau, suivant le premier conseil donné par Harry à Marcus.

 

L'avantage de lire ce livre d'une traite est de voir naître au fil du récit les lacunes que l'avancement de l'enquête fait apparaître et de vérifier que Joël Dicker, au fur et à mesure, les comble et répond aux questions restées en suspens. Mais l'intérêt de ce livre ne réside pas dans la seule intrigue policière, particulièrement bien construite et cohérente.

 

L'intérêt réside également dans les 31 conseils pour devenir un écrivain que prodigue Harry à Marcus et qui figurent en tête des chapitres, numérotés de 31 à 1, comme une manière de compte à rebours précédant le dévoilement de la vérité. Ils sont fort judicieux et l'auteur les suit à la lettre, tout en dévoilant au passage les ressorts du monde de l'édition aux Etats-Unis.

 

L'intérêt réside encore dans les fausses pistes dans lesquelles s'engagent Marcus et son lecteur parce que l'interprétation des faits est toujours sujette à caution: "il ne faut pas se fier à l'apparence des faits". Il convient de les creuser profondément avant de faire des déclarations péremptoires.

 

Ce livre rappelle enfin que, dans la vie, il n'est pas rare que la réussite dissimule de réelles impostures, puisqu'il suffit, pour qui est intelligent, "de biaiser les rapports aux autres". Toutefois cela n'est pas sans risque pour ceux qui s'y adonnent, puisqu'ils vivent dans la crainte d'être découverts un jour et que, sans cesse, ils doivent se défiler.

 

Le livre se termine pourtant par une dernière imposture, qui, celle-là, est réjouissante... et par un dernier conseil de Harry:

 

"Un bon livre, Marcus, est un livre que l'on regrette d'avoir terminé."

 

Le "on" peut s'appliquer en l'occurrence aussi bien au lecteur qu'à l'auteur. Qui donne l'impression d'avoir pris beaucoup de bonheur à écrire ce livre épatant.

 

Francis Richard

 

La vérité sur l'affaire Harry Quebert, Joël Dicker, 670 pages, Editions de Fallois/L'Age d'Homme ici

 

Cet article est reproduit sur lesobservateurs.ch du 18 septembre 2012.

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13 septembre 2012 4 13 /09 /septembre /2012 22:15

Les lignes de ta paumeLes vingt premières années de notre existence sont déterminantes. Elles nous façonnent pour l'essentiel, malgré que nous en ayons, et font de nous des femmes et des hommes marqués de manière indélébile par cette première tranche de vie.

 

Ce qui ne nous empêche pas d'évoluer diversement à partir de ce moule fondateur.

En écrivant Les lignes de ta paume , Douna Loup a bien compris que son héroïne de quatre-vingt-six ans, au moment où la narratrice finit de restituer sa vie, a ainsi été façonnée.

 

Du coup elle s'attarde peu sur la suite, sentant bien que tout ce qu'elle est devenue est contenu dans ces années d'apprentissage.

 

Emile Machat est flic dans le Jura suisse. Marié à une femme de quinze ans plus âgée que lui, qui ne veut pas d'enfant, il fuit le lit conjugal infructueux avec Marguerite, une fille de la grande bourgoisie horlogère helvétique, avec laquelle cet homme de rien a cinq filles.

 

La deuxième de ses filles s'appelle Nelly, née en février 1926 à Bagnolet, où il tient un commerce, le Café Emile. Nelly y a commencé à tituber sur ses deux jambes, en avril 1927. Si sa tête ne s'en souvient plus, son corps n'a pas dû l'oublier, comme il n'oubliera jamais son enfance nomade:

 

"Je suis née au-delà des frontières. Je mourrai transfrontalière."

 

La famille quitte l'appartement de Bagnolet pour une maison à Bry-sur-Marne, où la Marne s'invite au moment des crues. Puis, lasse de cet inconfort, tout en humidité, elle campe à Belfort, dort à Mulhouse et finit par s'installer en 1937 dans une petite maison, à Roppe, un village près de Belfort.

 

A l'époque, pour les bien-pensants, sa mère, Marguerite, "mène une vie de dépravée sans mariage avec cinq enfants".

 

Marguerite a des velléités de suicide. A Bagnolet elle se pendrait bien à une poutre du grenier devant ses filles, qui se récrient. A Roppe elle presserait bien sur la détente de son joujou de revolver, dans sa chambre, devant la seule Nelly, ou se jetterait bien dans l'eau verte de l'étang en allant le soir chercher du lait. Mais ce ne sont que velléités, qui montrent cependant combien peut être sombre son humeur.

 

Les cinq filles vont à l'école que dirige de manière instable et imprévisible un couple d'instits atrabilaires. La narratrice, s'adressant à Nelly, qui lui a demandé d'écrire sa vie, raconte:

 

"Tes soeurs modèles ramènent des carnets impeccables et tes soeurs cadettes forment leur clan secret, toi tu rêvasse contre les murs."

 

Elle précise:

 

"Tu n'aimes pas les garçons qui pouffent dans les buissons, tu aimes les buissons et leur masse opaque, tu aimes les nuits étoilées qui attendent."

 

Septembre 1939:

 

"L'Europe autour de vous gonfle et bande ses frontières jusqu'à l'éclatement."

 

Après la drôle de guerre, la guerre sérieuse a lieu. La famille Machat passe la frontière suisse et s'établit à Porrentruy, après un passage de frontière au cours duquel il a fallu "perdre un peu de soi".

 

Mais Nelly ne se plaît pas en Suisse, à Miécourt, où son père l'a placée chez des cousins. Elle organise donc une expédition pour retourner en France, mais, une fois à Belfort, elle est réexpédiée, direction la Suisse, avec les deux fugueuses qui l'ont suivie.

 

La guerre est contagieuse et détruit le couple de Marguerite et d'Emile:

 

"Depuis que l'illégalité n'est plus contenue dans l'exil, ça siffle entre leurs corps, ça grince entre leurs mots, ça fuse dans les nuits à cauchemars."

 

Ils se séparent. Première rupture.

 

Marguerite habite avec ses filles une maison de maître de Porrentruy. Comme Nelly a une belle voix, un instituteur musicophile, dénommé Meauchet, propose de lui enseigner solfège et piano. Mais un soir, après lui avoir donné une courte leçon, en la ramenant chez elle, il lui fait entendre une autre musique et la couche de force sur la terre forestière du Jura.

 

Nelly n'a que quatorze ans quand elle perd ainsi "l'adresse du beau temps". Deuxième rupture.

 

Le silence devient sa spécialité:

 

"Tu mâches du silence capiteux qui tourne dans ta bouche au vinaigre", écrit la narratrice.

 

Comme elle est désormais muette et ne veut pas dire son nom à qui l'interroge, un garçon doux l'appelle Linda, qui signifie "jolie" en espagnol. Elle adopte ce prénom et quitte Nelly pour devenir Linda pour la vie.

 

Une nouvelle vie commence quand sa mère, criblée de dettes, doit vendre la maison de maître de Porrentruy, et cette vie n'est dès lors pas un long fleuve tranquille. Elle forge le caractère de Linda qui, peu à peu, fait merveille, de ville en ville, dans la coiffure, faute de briller dans les études.

 

Quatre ans après voir rencontré son mari dans un bal de samedi, alors qu'elle avait vingt ans, elle l'épouse et renonce à son métier. Troisième rupture.

 

Linda, épouse Breuse, met au monde deux filles - son ventre rejette avant terme les trois garçons qu'elle a portés -, et pendant près de quarante ans vit "sa vie de mère avec la force d'une comédienne qui ne quitterait pas son rôle".

 

Un beau jour, après s'être rendue à "un atelier d'expression libre ouvert à tous", elle plaque tout pour se lancer dans la peinture et la sculpture. Quatrième rupture.

 

Dans les lignes de la paume de cette vieille dame énergique qu'est maintenant Linda, la narratrice a lu l'histoire d'une femme éprise de liberté et qui a fini par la trouver "dans l'espace où fonce [son] pinceau", d'où ont surgi, et continuent de surgir, des milliers de tableaux sur des matériaux de fortune.

 

Linda existe. Douna Loup l'a rencontrée. Il s'agit de Linda Naeff ici. Elle a écrit sa vie sans rien inventer et en inventant tout. Est-ce important de savoir quelle est la part de vérité et quelle est la part de romanesque? Ne se confondent-elles pas comme les lignes des deux paumes finissent par se ressembler au bout du voyage terrestre? L'important n'est-il pas qu'il s'agisse d'une vie, qui, en dépit de ruptures, a accompli sa courbe, à nulle autre pareille?

 

Douna Loup a une langue bien à elle. Elle puise dans la nature les images qu'elle y a observées pour illustrer les sentiments, les comportements ou les savoirs humains:

 

"Je regarde au travers des gouttes sur la vitre les larmes de sang d'une vieille dame à l'énergie aussi vive et tonitruante que le tambour des pluies."

 

Ou, au cours d'un séjour de Linda à Zurich:

 

"Ton allemand s'échauffe et s'étire, il prend du muscle, il prend de la souplesse."

 

Cette façon d'écrire est d'une beauté magique, qui permet de supporter les moments les plus pénibles. Elle crée un univers singulier où l'existence, que bercent les mots, prend un tour des plus poétiques. Il s'agit donc bien d'un roman inspiré.

 

Francis Richard

 

Les lignes de ta paume, Douna Loup, 176 pages, Mercure de France ici

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11 septembre 2012 2 11 /09 /septembre /2012 17:25
Après l'orgieMême en période de crise nous restons dans l'abondance. Nous sommes enclins à l'oublier.
 
Il suffit pourtant d'interroger nos parents, nos grands-parents, voire nos arrière-grands-parents, pour les plus jeunes d'entre nous, pour mesurer le terrain matériel parcouru en un demi-siècle.
  
Après L'amour nègre , Jean-Michel Olivier, qui a de la suite dans les idées littéraires, poursuit avec Après l'orgie  son exploration du monde des pipoles où l'abondance, poussée à l'extrême, devient orgie, comme sous l'empire romain décadent.
 
Dans son livre précédent le héros était un jeune noir, Adam. Cette fois c'est une jeune métisse sino-européenne, Ming. L'un comme l'autre sont des enfants adoptés par un couple de stars internationales, Matt et Dolorès Hanes, laquelle Dolorès "collectionne tout ce qui est malheureux", y compris les enfants.
 
Jean-Michel Olivier a, lui, adopté un procédé narratif particulier pour nous conter les tribulations de la jeune Ming. Le livre est en effet un long dialogue entre cette fille adoptive de stars et un psy, disciple de Jacques Lacan, le prophète qui a transmis jusqu'à nous les vertus de l'analyse inventée par Freud.
 
Ming est venue trouver un psy non pas pour guérir, mais pour dire, et elle a beaucoup à dire. Le psy, qui l'écoute, veut la faire "descendre au fond de la mine", là où il fait noir et où l'air est vicié, dans la boue et le sang, pour lui dévoiler son inconscient et la guérir de ce qui la hante. Quiproquo complet.
 
Ming est née de père inconnu et menait en Chine une existence obscure, comme la salle du Lotus Bleu, le célèbre cinéma de Shangaï, où sa mère était ouvreuse. Adoptée par Dolorès Hanes, elle est projetée dans la lumière d'Hollywood où elle fait la connaissance, y compris au sens biblique, de son frère adoptif Adam.
 
Sa vie bascule quand elle tombe enceinte des oeuvres d'Adam, au bambou impétueux. Le psy remarque, sous la plume malicieuse de l'auteur, que l'inceste est pourtant interdit, même chez les Valaisans...
 
Ming est alors envoyée en Suisse pour y soigner ses maux de ventre et renaître en supprimant une vie. Une fois en Suisse, elle y reste pour apprendre les bonnes manières dans un pensionnat de jeunes filles de bonne famille... Ming s'en échappe avec des codétenues et réchappe, défigurée, d'un accident de voiture, où elle est sortie du cadre en passant à travers le pare-brise.
 
Sa vie bascule une nouvelle fois. Elle tombe cette fois entre les mains d'un chirurgien esthétique qui en fait "une créature hybride. Imaginée par ordinateur. Faite de clous. De broches. De morceaux de titane. Une chimère."
 
Comme tous les goûts sont dans sa nature, Ming, équipée de ce nouveau corps, copule avec tout ce qui bouge, pour reprendre l'expression de son psy, qui a des valeurs, lui, des principes, de la pudeur, des sentiments et se pose même des questions.
 
Sa patiente ne regarde jamais en arrière, n'a aucun regret, aucune nostalgie du temps passé, aucun remords non plus. C'est pourquoi durant l'analyse les rôles s'inversent parfois entre Ming et son psy, qui finit par se ressaisir après un moment d'égarement.
 
La vie de Ming bascule une nouvelle fois quand elle tombe sur Papi, le chef du gouvernement italien, qui en fait son ministre de la Communication et la fait participer à l'orgie permanente à laquelle lui et ses proches se livrent, orgie définie par Ming comme "l'extase matérielle. Le futile et le superflu. La tyrannie du présent. Cette abondance qui nous ravit. Ce luxe qui nous étouffe."
 
L'épilogue, intitulé, "Un psy soit-il", nous raconte ce qui se passe après cette orgie de mots fabuleux, de faits improbables, de marques de luxe, de musique anglo-saxonne, de coucheries inconséquentes, de ripailles inimaginables, où la fiction finit par dépasser la réalité. Car Ming le reconnaît volontiers: "C'est vrai que parfois j'exagère. Je me laisse emporter par les mots. J'ajoute des détails."...
 
Jean-Michel Olivier se laisse emporter par les mots, comme son héroïne. Il n'est pas avare de détails. Il exagère sans doute, mais cela fait de son livre caricatural une fable fort instructive sur notre époque.
 
Ainsi, quand il parle des exigences du marché des top-models - "Etre grande. Mince. Blonde et bronzée. Mensurations parfaites. Entrer dans le format des magazines." -, ne fait-il que restituer l'image d'une époque dont le marché n'est que le miroir dans lequel elle se contemple.
 
Il faut donc lire ce livre écrit avec une faconde toute rabelaisienne, animé d'un souffle épique, et qui s'achève sur un pied de nez irrésistible.
  
Francis Richard
 
Après l'orgie, Jean-Michel Olivier, 240 pages, Editions de Fallois/L'Age d'homme ici 
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7 septembre 2012 5 07 /09 /septembre /2012 23:20

Autoportrait givré et dégradantAnne-Sylvie Sprenger s'intéresse toujours à des personnages intenses, hors du commun. Il est d'ailleurs heureux qu'ils soient hors du commun, parce que, sinon, pour le commun des mortels, ce serait...mortel.

 

Judith Robert a trente-huit ans. Elle est institutrice. Sa vie est plus vide que ne peut l'être la mort. Elle ne se pose plus de question. Elle a décidé de mettre un point final à son existence et de se jeter sous un train.

 

Seulement rien ne se passe comme prévu. Le train s'arrête.

 

Le conducteur du train, Paul Jolidon, a réussi à immobiliser sa locomotive à quelques centimètres du corps de la belle jeune femme. Cette façon de se rencontrer, pas comme une autre, est efficace puisque Paul et Judith se revoient, se parlent, se découvrent, assis sur un banc, sur les quais du lac, fascinés par un vol de corneilles innombrables, qui se perchent momentanément sur les branches d'un cèdre du Liban.

 

Judith habite la Capitale, située au bord du Léman, avec sa maman. Paul habite B., située à 150 km de là, à la frontière linguistique de la Suisse romande et de la Suisse alémanique, un no man's land indéfini, sans caractère et sans saveur, avec sa maman, ses quatre soeurs, Iris, Paula, Monique et Susanna, et sa fille, Caroline, née de son union avec Irène, idéalisée, décédée il y a plusieurs années. Les chers absents n'ont pas toujours tort...

 

Judith et Paul rompent donc avec leurs solitudes - elles n'ont que trop duré -, sans de longues fiançailles, au grand soulagement de leurs entourages, qui ne comprennent pourtant pas cette relation incongrue entre des bourgeois déclassés et des petits bourgeois. Ils se marient. Judith quitte la Capitale pour s'installer à B., "une ville pauvre et honteuse, oubliée tout au nord de la Suisse, coincée entre le Jura et la plaine désolée".

 

Paul n'est pas l'homme que Judith imaginait. Il parle peu, travaille beaucoup, boit bientôt tout autant, ne s'occupe pas d'elle. Le couple se délite, se dispute pour des queues de cerise. Paul déserte le lit conjugal, dort sur le canapé du salon, cuve son vin et son schnaps, ronfle la gueule grande ouverte. Judith est perdue, ne sait plus si elle l'aime trop ou pas assez.

 

Le climat de B. est jouissif:

 

"Malgré les saisons, les températures restent hivernales. Le vent, le brouillard. Le printemps a passé, c'est l'été, mais c'est toujours l'hiver."

 

Le climat familial ne l'est pas moins, puisque belle-mère et belles-soeurs dégoisent des médisances sur Judith, caquètent comme des poules entre elles:

 

"Pas étonnant que Paul aime les oiseaux: il a grandi dans un poulailler !"

 

Aussi Judith s'ennuie-t-elle. D'autant plus qu'elle n'est pas partageuse, ne l'a jamais été, et qu'elle aime un homme déjà père d'une fillette... Heureusement que Judith est littéralement folle des livres, son réconfort. Mais n'est-elle pas folle tout court, dérangée? Car elle aime "les histoires outrancières, sans queue ni tête", "les livres qui dérangent".

 

Après de longs mois d'attente et d'ennui, passés dans la promiscuité de la gente féminine belle-familiale, Judith finit par être engagée dans un collège de B. et y enseigne la littérature aux élèves de dernière année. Comme Paul n'est pas réceptif, comme elle ne peut lui raconter ses journées, elle écrit le soir, la nuit. Jusqu'au jour où le cadre explose.

 

Le scandale éclate alors et éclabousse. L'histoire prend un tour dramatique, puis tragique. A la fin du livre le lecteur croit enfin en comprendre le titre, mais il lui faut tout de même attendre l'épilogue pour en avoir la clé. De la réalité à la fiction il y avait en effet plusieurs pas à franchir que le véritable auteur d'Autoportrait givré et dégradant avait franchi allègrement, en fantasmant.

 

Anne-Sylvie Sprenger joue sa petite musique, faite de phrases courtes et incisives, de récits entrecoupés de brefs dialogues, éloquents. L'atmosphère créée convient parfaitement à ses thèmes sulfureux et à ses personnages tourmentés. Cela permet de donner le sentiment au lecteur qu'elle est détachée et qu'elle pratique, à vif, une manière de dissection.

 

Francis Richard

 

Autoportrait givré et dégradant, Anne-Sylvie Sprenger, 240 pages, Fayard ici

 

Article reproduit par lesobservateurs.ch le 10 septembre 2012

 

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28 août 2012 2 28 /08 /août /2012 22:50

Diane-et-autres-stories-en-short.jpgIl fait chaud en ce mois d'août. Des jeunes filles et des jeunes femmes déambulent en short dans les rues que j'arpente, aussi bien à Saint-Jean-de-Luz qu'à Lausanne, Cassis ou Aix-en-Provence.

 

A la devanture d'une librairie la couverture du dernier livre de Christian Laborde est comme le miroir livresque de ces corps féminins qui attirent mon regard.

 

Toutes les stories rassemblées dans ce recueil ont en commun ce short que portent des beautés très représentatives de notre époque, et se passent en été, "la saison des shorts et du coton mercerisé".

 

Porter avec grâce le short suppose d'avoir de belles fesses et de belles jambes qui, selon Charles Bukowski, sont la première chose que regardent les hommes intelligents...

 

Un kiosquier par exemple aime tout ce que raconte le jean d'une jeune femme montée sur rollers et son coeur défaille le jour où elle vient le voir, un short à la place de son jean noir, slim, blue point.

 

Plusieurs de ces stories en short nous parlent d'hommes qui aiment les poitrines menues, "les plus troublantes, les plus émouvantes, sans doute parce qu'elles empêchent l'enfance de mourir".

 

Ces hommes, parfois tout jeunes, se font souvent tout petits devant ces beautés. Leur coeur bat. Ils sont sans voix. Elles les mènent par le rebord de leur short quand elles se trouvent au rendez-vous.

 

Ainsi les mots ne veulent-ils pas sortir de la bouche de l'un d'entre eux qui dit "je t'aime" en lettres rousses, écrites au pochoir sur le gazon du jardin de sa belle avant de recevoir un texto de réciprocité, tandis qu'un autre risque un long mail, entortillé de timidité, et obtient une courte réponse positive.

 

Ces hommes et ces femmes se connaissent déjà ou se rencontrent de diverses façons. Ils ont un accident de voiture. Ou, confrontée à un problème de fusible, elle vient demander de l'aide à son voisin du dessous. Ou la rencontre a lieu sur le Net, ou "à Auchan, au rayon frais", ou encore "à la terrasse du Gotiko-bar".

 

Certaines de ces stories finissent donc par l'échange de mots d'amour, d'autres se terminent abruptement et laissent le lecteur sur sa faim. D'autres encore sont franchement coquines, assaisonnées de quelques mots crus, jadis murmurés par les gamins dans les cours de récré.

 

Toutes ces stories jouent avec les mots, font appel à de multiples correspondances d'aujourd'hui, et sont empreintes d'une réelle poésie. Une lecture estivale en somme, à relire pour s'évader au soleil quand la bise sera revenue.

 

Francis Richard

 

Diane et autres stories en short, Christian Laborde, 144 pages, Robert Laffont ici

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24 août 2012 5 24 /08 /août /2012 03:00

Quentin-Mouron-2.jpgAu point d'effusion des égouts ici, premier roman de Quentin Mouron, n'a pas paru il y a un an que déjà l'auteur récidive avec un deuxième.

 

Certes le titre, Notre-Dame-de-la-Merci, est plus avenant et plus réconfortant que le précédent, mais c'est pour mieux déranger le lecteur.

 

Tandis que le premier roman se déroulait dans l'ouest des Etats-Unis, celui-ci se passe au Québec, dans un village de cinq cents âmes qui porte ce nom marial.

 

Comme l'habit ne fait pas le moine, le nom de ce village, fût-il situé dans une forêt, au nord de la Belle Province au drapeau fleurdelysé, n'est pas celui d'un havre de paix, ni de douceur de vivre, bien qu'il s'agisse, en principe, d'un village de paisibles retraités.

 

Le narrateur, cette fois, n'est pas le protagoniste. Il regarde vivre les êtres humains avec une certaine distance, ce qui lui permet de philosopher à loisir sur leur destinée. Parmi eux, il s'intéresse plus particulièrement à trois personnes que relient des fils tumultueux. Disons-le tout de suite, ces gens-là sont aussi tristes et noirs que la chanson éponyme de Jacques Brel.

 

Odette est veuve, jalouse de sa tranquillité, tout en étant en quête de reconnaissance. Ce qui ne lui a pas réussi jusqu'à présent, puisqu'elle "a fait trop peu de prison pour qu'on se foute pas d'elle": six mois seulement et une amende. Elle aime un grand type, "dont elle a honte, et qui la fait souffrir", Jean, le fils du vieux Pottier, qui, dans le prologue au récit, vient de se pendre, à une poutre apparente.

 

Daniel était tenu jadis pour un "crétin honnête" avant de n'être plus "aux yeux du monde qu'une ordure malhonnête". Il vit chez sa vieille mère qui s'occupe de ses enfants, fruits de plusieurs lits, désertés et fuis par les différentes génitrices. Ce crétin fait les quatre volontés d'Odette, qu'il aime, sans que cela ne soit réciproque, bien au contraire:

 

"On conçoit de la haine d'être adulé par des crétins quand ceux qu'on aime, eux, nous méprisent."

 

Car Jean méprise Odette. Ce "moindre ivrogne, un peu drogué, cogneur de femmes" n'aime pas. Ni Odette, ni personne. Il l'a baisée, comme "il baise sa copine de temps en temps, les besoins d'homme, l'hygiène". Il est sans scrupules. Après avoir découvert son père mort, il lui fait les poches, en attendant de trouver une solution pour soustraire à ses frères et soeur un part d'héritage dissimulée dans le buffet.

 

Le lien qui relie ces trois personnages, c'est la drogue, la cocaïne. Odette est la pourvoyeuse. Daniel le livreur. Jean le consommateur. Ce petit trafic de stupéfiant est générateur de violence entre eux. Les dépits amoureux de Daniel pour Odette et d'Odette pour Jean n'arrangent rien. Le premier donne un moyen de pression d'Odette sur Daniel, le second de Jean sur Odette.

 

Dans cette histoire pessimiste où suintent la résignation et la solitude existentielle, où tout sent mauvais, où l'on ne rêve pas parce que c'est réservé à ceux qui gagnent, le narrateur peut écrire:

 

"Du haut de la falaise je ne vois que des perdants. Des perdants qui crient. Et la nuit qui les brise."

 

Alors le lecteur, après que cette histoire a gonflé en tragédie, s'il ne veut pas sombrer à son tour, tomber de cette falaise, n'a que le recours de se raccrocher au style, proche de la langue parlée, proche du coeur, comme dans cette phrase lourde de sens pour décrire tous les perdants de l'existence:

 

"Le cri qu'on étouffe n'est qu'un silence de plus."    

 

Francis Richard

 

Notre-Dame-de-la-Merci, Quentin Mouron, 120 pages, Olivier Morattel ici  

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21 août 2012 2 21 /08 /août /2012 22:00

La-remontee-du-Nil-Malek.jpgReparti il y a quelque six mois avec ce fort volume sous le bras et une très amicale dédicace de l'auteur, je me suis demandé alors quand je trouverais le temps de le lire.

 

Il a donc rejoint ma table de travail où s'amoncellent tous les livres, en grand nombre, qui me semblent, pour une raison ou pour une autre, dignes d'intérêt.

 

Comme je suis insomniaque je lis surtout la nuit. Avec les températures caniculaires que nous connaissons, mes nuits sont encore plus courtes que d'habitude. C'était le moment ou jamais de faire La remontée du Nil.

 

Autant le dire tout de suite, j'ai passé trois nuits merveilleuses, à défaut d'être fraîches. Cette lecture était tout à fait de circonstance, du fait que la plupart du temps les événements relatés se passent en Egypte. Où les nuits estivales sont chaudes.

 

L'écriture de Nabil Malek ne m'était pas inconnue. J'ai rendu compte ici de Dubaï, la rançon du succès, qui est un recueil de nouvelles inspirées de faits réels, à la faveur desquelles l'auteur donne une image nuancée de cet émirat, présenté uniquement, à tort, comme un parangon de la réussite économique et du libéralisme.

 

Dans le présent et précédent ouvrage, Nabil Malek a voulu remonter aux sources de sa double ascendance, copte chrétienne et juive:

 

"J'ai appris avec passion par personnes interposées à connaître mes ancêtres et à réaliser pleinement ma double ascendance. Je m'expliquais enfin pourquoi j'ai toujours eu l'impression de n'être à ma place nulle part et en même temps la facilité à me trouver chez moi partout."

 

Comme Nabil Malek est modeste, il ne prétend pas faire oeuvre d'historien. C'est pourquoi il a choisi de dire que son livre est un roman autobiographique, où Juif arabe il retourne à ses sources. Mais il est en fait très peu autobiographique, puisqu'il parle très peu de lui-même et beaucoup de ceux qui l'ont devancé sur Terre et qui y ont, en quelque sorte, préparé sa venue, dans un cadre particulier, celui de l'Egypte.

 

Très scrupuleux Nabil Malek le fait notamment à l'aide de photographies, de témoignages et de documents familiaux, qu'il cite parfois in extenso, mais aussi à l'aide de livres et d'articles de journaux, dont il dresse la bibliographie en fin d'ouvrage, avec l'honnêteté qui le caractérise.

 

Le livre se lit comme un roman, et c'est un véritable roman. En effet, à partir de faits réels, Nabil Malek, comme il le montrera dans son livre suivant, grâce à une imagination fertile, nourrie de nombreuses lectures, reconstitue avec beaucoup de plausibilité des événements qu'il n'a pas connus et des dialogues qu'il ne peut pas avoir entendus.  

 

Il ne me semble pas outrageant de présenter également La remontée du Nil comme un roman historique. En toile de fond se dessine en effet l'histoire du pays natal de Nabil Malek pendant un siècle et demi, du début du XIXe siècle jusqu'à la moitié du XXe, du règne de Mehemet Ali jusqu'à la chute du roi Farouk, en passant par la tutelle pesante des Anglais.

 

Les histoires des deux familles, paternelle et maternelle, de l'auteur, les Abdel Malek et les Messiqua, sont de véritables sagas. L'ascendance maternelle prend peut-être davantage de place que la paternelle dans ce roman, sans doute parce que l'auteur a recueilli plus de témoignages de ce côté-là et qu'il a pu remonter à des sources plus lointaines.

 

Des deux côtés les hommes et les femmes sont des personnages hauts en couleur et hors du commun. Ils gravissent les échelons de la société égyptienne - et montent même très haut du côté paternel - avant d'être victimes du nassérisme.

 

La branche maternelle va devoir quitter l'Egypte parce qu'elle est juive, qui plus est de nationalité française, donc étrangère, effet collatéral de la création de l'Etat d'Israël. La branche paternelle parce qu'elle est immensément riche et que le socialisme nassérien, comme tous les socialismes, ne respecte pas les droits de propriété, nationalise et séquestre.

 

Nabil Abdel Malek, né en 1950, se retrouvera donc en Suisse, à Lausanne, à partir de 1962, où il passera toute son adolescence avec sa famille maternelle, plus précisément avec sa grand-mère Yvette et sa mère Mona, séparée, puis divorcée de son père Aziz. Il ne retrouvera son père que quatre ans plus tard, à Beyrouth, où il s'est réfugié avec sa maîtresse Nazek...

 

Ce livre a certes permis à Nabil Malek de faire le deuil de son passé - il n'a pas su, par exemple, qu'il était juif avant ses onze ans -, mais il l'a écrit principalement pour ses enfants et leurs descendants. Cependant il ne leur est pas seulement destiné. Toutes ces vies qu'il conte avec talent ne peuvent qu'enrichir le lecteur d'expériences humaines des plus diverses, au cours d'un voyage, dans le temps et l'espace, propice à son complet dépaysement.

 

Francis Richard

 

La remontée du Nil, Nabil Malek, 506 pages, Editions Amalthée ici, 2010

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18 août 2012 6 18 /08 /août /2012 17:15

Full sentimental Sabine DormondFinalement je suis de plus en plus convaincu que les histoires les plus courtes sont les meilleures. Le livre de Sabine Dormond me le confirme. 

 

Le titre fait penser au refrain de la chanson homonyme d'Alain Souchon, sur un aria de Bach:

 

"Foule sentimentale

On a soif d'idéal

Attirée par les étoiles, les voiles

Que des choses pas commerciales

Foule sentimentale

Faut voir comme on nous parle

Comme on nous parle" 

 

Ce ne peut être le fruit du hasard. Même si la première des dix-sept nouvelles, dont la plus longue n'atteint pas dix-huit pages, évoque sous ce nom l'engouement fatal pour le Yatzy des deux amoureux représentés en couverture sur un banc public.

 

Si le jeu peut être fatal - une nouvelle traite de l'addiction aux jeux vidéo sans la dose desquels une musicienne perd toute maîtrise -, l'alcool peut ne l'être pas moins, et pas seulement en amour. C'est le thème de deux nouvelles plutôt noires, où la prose peut se faire même poésie épique, dans l'une d'elles, pour décrire une bagarre générale:

 

"Tout le monde se pisse derche se disperse, on t'intube, on titube, on se cognac joint biture, on se cogne à la jointure, ambulance smur, on fonce dans le mur, t'allais par là déménage fricassée, t'as les parois des méninges fracassées, à ce stade, l'étroit ciel vert t'implose, le troisième verre s'impose."

 

Les nouvelles se suivent et ne se ressemblent pas. Les surréalistes succèdent aux réalistes. Dans l'une, après la disparition des abeilles, les humains sont réquisitionnés pour les remplacer, butiner et polliniser à leur place. Dans l'autre un institut de bien-être se trouve dans un endroit impossible, et inaccessible. Dans une autre encore des voyageurs d'un bus ne savent pas où ils vont mais ils y vont et culpabilisent les réfractaires.

 

Dans le registre de la qualité opposée à la quantité, l'auteur consacre une nouvelle à une usine à livres, où les idées sont cultivées à partir de songes à l'état brut et où un jeune rebelle a renoncé à son emploi, pour emboîter le pas d'un écrivain dissident, véritable génie, ignoré des critiques, qui consacrait tout son temps à l'écriture et ne vendait rien. Dans une autre, une petite fille dérangeante fait la leçon, et fait du bien, à une femme au moment de la pause de midi en la culpabilisant sur l'origine de ce qu'elle mange, puis disparaît, mission accomplie.  

 

L'humour, parfois grinçant, n'est pas absent du livre. L'air de la campagne, tant vanté aux citadins, ne réussit pas à l'un d'entre eux, qui manque d'y passer. Un reptile bébé devient grand, se révèle prédateur redoutable, mais il est adopté à ses dépens par un universitaire à qui il est présenté comme appartenant à une espèce protégée, ce qui est le sésame pour lui. Un couche-tôt est ulcéré par le bruit télévisuel d'un voisin avec lequel il est prêt à s'engueuler mais qui est tellement charmant qu'il regarde avec lui la petite lucarne.

 

La nouvelle la plus grinçante, me semble-t-il, est celle d'un automobiliste qui roule à toute allure en direction du sud, qui renverse et tue une jeune cycliste. Convaincu depuis toujours que la surpopulation est le plus grand péril de notre époque, il se donne bonne conscience en se disant qu'il a contribué au salut de la planète en la débarrassant d'une personne qui aurait consommé des tonnes d'équivalent pétrole. Du coup il récidive.  

 

Des personnages de certaines nouvelles sont à côté de la plaque. Ainsi un couple veut-il faire un cadeau de poids à un autre couple, de voisins, et trimballe ce fardeau pendant toutes ses vacances. Au retour, au moment de le donner, il s'aperçoit qu'il est complètement inapproprié et qu'il doit le garder. Un pépé inquiet de l'islamisation du pays demande à une jeune femme, dont il ignore qu'elle est fiancée à un musulman, de l'emmener voter contre la construction de minarets.

 

Dans la vie, la mort occupe une place que l'auteur ne veut pas ignorer, puisque ses nouvelles, sans l'air d'y toucher, soulèvent nombre de questions existentielles. Une femme se livre au spiritisme pour entrer en contact avec son jeune garçon disparu et finit par vouloir le rejoindre. Une autre femme, jeune, voit son heure venue, alors que rien ne le laissait présager, et conclut un pacte avec la faucheuse qui, spécialisée dans les morts à l'aveuglette, ne peut revenir bredouille et en emmène une autre.

 

Sabine Dormond, dans ces textes courts, où chaque mot compte, ne laisse aucun répit au lecteur, ravi de se faire malmener de si belle et si folle façon. La densité et la diversité des thèmes abordés contribuent à nourrir ses réflexions sur l'humaine condition, l'auteur lui laissant toute liberté d'interprétation. La brièveté de ces nouvelles permet de les relire, donc de les savourer, jusqu'à satiété.

 

Francis Richard

 

Full sentimental et autres nouvelles, Sophie Dormond, 160 pages, Editions Mon Village ici    

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14 août 2012 2 14 /08 /août /2012 14:30

Royal RomanceLe titre m'intriguait. J'ai donc fait l'acquisition du dernier livre de François Weyergans pour cette raison futile. 

 

Pourquoi l'adjectif ne s'accordait-il pas au substantif? En fait j'aurais pu en faire l'économie. La réponse se trouvait page 23:

 

"C'est le nom du cocktail - moitié gin, un quart de Grand Marnier, un quart fruit de la passion, un soupçon de grenadine - dont raffolait Justine, la jeune femme qui sera l'héroïne de ce livre."

 

Heureusement qu'en feuilletant le livre je n'ai pas connu alors la réponse à mon interrogation. Sinon serais-je allé plus loin dans ma lecture? Dans ce cas j'aurais manqué quelque chose.

 

Le héros, Daniel Flamm, sans e - décidément! -, est écrivain à succès, la soixantaine. Il est marié à Astrid, "fille d'une riche antiquaire de Zurich, qui assumait les dépenses de la famille". Ils ont deux filles Iris et Olga.  

 

Cinq ans plus tôt, la rencontre avec l'homme d'affaires Ari Torkkel va changer sa vie. Il est embauché par ce dernier pour promouvoir le papier-matière qu'il produit. Ce qui va lui donner l'occasion de voyager un peu partout dans le monde, de descendre dans les meilleurs hôtels et de faire des rencontres féminines, puis, au bout du compte, de bénéficier de larges indemnités.

 

Au Canada, dans la belle province du Québec, il fait justement la rencontre de Justine, dont le prénom n'a rien à voir avec l'héroïne de Sade, mais tout à voir avec sainte Justine, la patronne d'un hôpital de Montréal, où sa mère à elle, enfant, a eu la vie sauve. Daniel en est amoureux, mais peut-être ne mesure-t-il pas combien elle représente pour lui.

 

En effet Daniel est un homme à femmes, couvert de femmes pour reprendre l'expression de Pierre Drieu la Rochelle. Il dit de façon plus actuelle qu'il appartient "à la catégorie des sujets à partenaires multiples". Jusqu'au dénouement, le charme, pour lui, de ses rapports avec Justine ne va donc tenir que dans la rareté de leurs rencontres.

 

Daniel Flamm raconte aujourd'hui leurs rapports parce qu'il a besoin de se délivrer une bonne fois pour toutes de cette histoire déjà ancienne. Cette jeune femme, de vingt à vingt cinq ans plus jeune que lui, qui appartient à la même catégorie sexuelle que lui, lui a apporté beaucoup d'instants de bonheur, par sa présence, par ses sms, par ses enregistrements de cassettes, où elle lui dit tout son amour, de toutes les façons.

 

Dès le début Daniel a prévenu le lecteur. Très représentative de notre époque, son histoire avec Justine est dramatique. C'est pourquoi il ressent le besoin irrépressible, mais inutile, de s'en délivrer:

 

"Raconter un drame aide-t-il à vous en délivrer? Bien sûr que non, bien qu'on nous fasse miroiter le contraire. On aimerait que ce soit comme ça, on aimerait être délivré, mais se souvenir est une horreur."

 

Se souvenir est une horreur parce qu'à force de papillonner et de pratiquer la désinvolture Daniel Flamm n'a pas su voir l'amour, le vrai, l'unique, qui se trouvait devant son nez. Je ne sais donc pas si, ce qu'Oscar Wilde disait, pourrait le consoler dans de telles circonstances: "J'aime mieux avoir des remords que des regrets".

 

Francis Richard

 

Royal Romance, François Weyergans, 216 pages, Julliard ici

 

François Weyergans présente son livre sur le site des éditions Julliard:

 

 

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11 août 2012 6 11 /08 /août /2012 17:00

Le-ravissement-de-l-ete.jpgA la devanture d'une librairie de Saint Jean-de-Luz mon oeil est attiré par la couverture du livre de Luisa Etxenike. La belle femme de quarante ans ne me regarde pas, mais derrière elle, alors qu'elle est assise au bord d'une eau scintillante, l'été, vêtue d'une robe bleue, élégante et légère, qui dessine son corps. 

 

C'est le nom de l'auteur plus que la femme de la couverture qui, je sais, a capté mon attention. Parce que c'est un patronyme typique du pays où je me trouve.

 

En prenant le livre en main j'apprends que l'auteur est effectivement basque, espagnole, et qu'il s'agit de son premier roman traduit en français. Il n'en faut pas davantage pour que je veuille l'habiter aussitôt, dans la chaleur d'un été basque caniculaire.

 

Le roman se passe à San Sebastian et dans un village perdu au milieu de vignobles. Les événements ont lieu au présent et quinze ans auparavant. Les trois personnages prennent tour à tour la parole pour nous conter cette histoire, chacun à sa façon.

 

Raul Urbieta est, par excellence, le fils de famille de la ville, de San Sebastian. Il est bien conscient du milieu aisé dont il est issu. Il en use et en abuse. Cette vie trop facile lui joue des tours, parce que, surtout, il manque d'envie et que tout lui semble dû. Il s'endette jusqu'au cou et cherche par tous les moyens à obtenir l'aide pécuniaire de sa mère et se met en quête d'une faille dans sa vie à elle pour l'y obliger.

 

Fermin Lizarazu est le fils d'une famille de la campagne, où l'on cultive le vin - le titre original du livre est Vino. Ses parents aimeraient qu'il fasse des études de médecine, mais très tôt il se met à parler la langue propre du vin, qui lui permettra plus tard de s'épanouir. Il a acquis une grande connaissance en la matière, par l'observation minutieuse, et amoureuse, sur le terrain, puis en faisant des études d'oenologie à Bordeaux.

 

Isabel Astiazaran est la mère de Raul. Au contraire de son fils c'est une personne déterminée, en quête de profondeur. Certes elle a hérité d'une véritable fortune, mais cela ne lui a pas tourné la tête. Elle a cinquante-cinq ans aujourd'hui et son mari, toujours amoureux d'elle, vit loin, à Atlanta, où il a créé une entreprise, et ne vient la voir qu'une fois par an, pour son anniversaire. Et c'est très bien comme ça.

 

Seize ans auparavant Raul Urbieta père a eu la riche idée de vouloir passer des vacances différentes dans le village de Fermin. Deux étés de suite Fermin est chargé par ses parents de tenir compagnie à Raul. Les deux garçons ne s'entendent guère et échangent des propos peu amènes, Raul jouissant du pouvoir qu'il exerce sur Fermin. Chaque après-midi Raul doit travailler pour rattraper des matières, son père est absent, sa mère se prélasse au soleil sur la terrasse, Fermin attend.

 

En pénétrant par effraction dans l'appartement que possède sa mère à Saint Jean-de-Luz au 22 de la rue Gambetta, face à l'église, Raul découvre des dessins de Fermin, reliés pieusement par sa mère, où Fermin parle avec ravissement du dernier jour du deuxième été. Raul croit détenir là la faille pour faire chanter sa mère. Mais il se trompe sur ce qui s'est passé ce dernier jour, il ne sait rien et ne saura jamais rien.

 

Furieux de ne pas parvenir à ses fins, Raul, prenant un malin plaisir à la douleur d'autrui, laisse libre cours à son instinct destructeur. L'effet produit n'est pas celui qu'il escomptait. Il provoque seulement la montée du souvenir chez Fermin de son initiation par Isabel et d'un souvenir particulier chez cette dernière qu'elle ne révélera qu'au seul Fermin, souvenirs qu'ils ne sont pas sûrs, ni l'un, ni l'autre, de vouloir archiver dans leur mémoire:

 

"La mémoire appartient au temps, pense Isabel, et vieillit en conséquence. Elle perd en acuité, estompe les faits, les altère, les change de place. Alors que le souvenir, au contraire, fait très attention. Le souvenir appartient à la vie, et tant que tu n'es pas morte, il persiste, intact. Eveillé, en alerte." 

 

Luisa Etxenike est à l'aise dans la peau de ses trois personnages. Elle sait les faire parler tour à tour de ce qui les préoccupe, de ce qui les tourmente, de ce qui est enfoui au fond d'eux-mêmes. Ce sont bien des êtres de chair, passionnés, qui peuvent souffrir mais aussi trouver leur plaisir. Ils forment un ménage à trois inédit, dont l'un s'exclut de lui-même en suscitant la rage des deux autres. Une fois le livre refermé, ils vivent encore.         

 

Francis Richard

 

Le ravissement de l'été, Luisa Etxenike, 192 pages, Robert Laffont ici    

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10 août 2012 5 10 /08 /août /2012 10:25

L'Âme du monde LenoirDepuis la nuit des temps d'aucuns tentent vainement de dire ce qui rassemble les hommes plutôt que ce qui les sépare.

 

Frédéric Lenoir qui a une connaissance indéniable des différentes spiritualités du monde tente à son tour de gagner cette gageure. Il le fait à la faveur d'un conte initiatique.

 

Sept sages, de par le monde, font un rêve étrange. Ils doivent tous se rendre à Toulanka, où se trouve un monastère tibétain.

 

Ces sept sages représentent différentes traditions philosophiques et spirituelles de l'humanité: Rabbi Schlomo le judaïsme, Ansya le chamanisme, le père Pedro le catholicisme, Ma Ananda l'hindouisme, Maître Kong le taoïsme, Cheik Youssuf l'islam, Gabrielle la philosophie grecque.

 

Tous se rendent donc à Toulanka. Seule Gabrielle est accompagnée de sa fille, Natina, âgée de bientôt quatorze ans. Ils y sont accueillis par un moine bouddhiste, Lama Dorjé, qui leur présente la réincarnation de son grand maître, Lama Tokden Rinpoché, en la personne d'un jeune lama de douze ans, Tenzin Pema Rinpoché.

 

Leur première nuit, ces sages, au nombre de huit maintenant, font un cauchemar dans lequel le symbole de leur spiritualité est détruit. Le lendemain les interprétations de ces songes fusent. A la veille d'une catastrophe imminente et indéfinie, qui pourrait bien être "la fin d'un monde fondé sur les grandes traditions religieuses", ils finissent par se convaincre qu'il leur faut livrer les clés de la sagesse universelle à Tenzin et Natina, qui sont l'humanité à venir, pour qu'elle ne se perde pas.

 

Ils se mettent donc tous d'accord sur un enseignement à dispenser aux deux jeunes gens et commencent, pour ménager les susceptibilités, par reprendre l'expression grecque d'Âme du monde, pour éviter de parler de Dieu, d'intelligence organisatrice ou d'énergie spirituelle. Ils la définissent comme "une force mystérieuse et bonne qui maintient l'ordre du monde".

 

Les clés de la sagesse sont au nombre de sept. Pour chacune d'entre elles Frédéric Lenoir fait parler plusieurs sages. Leur intervention est précédée de la formule qui devient rituelle: un sage prit la parole et dit. Les développements et raisonnements, qui proviennent de toutes les spiritualités présentes, sont illustrées parfois de contes empruntés à ces diverses traditions.

 

La sagesse exprimée sous ces différentes formes est effectivement la sagesse même. A chaque clé une image ou une expression qui la résume:

 

- le port est ce pourquoi nous sommes faits, ce qui suppose la clarté de l'esprit, la source est de ne pas oublier ce qui est le plus important, ce qui suppose la bonté du coeur;

- le noble attelage de tout homme est composé de deux chevaux, le corps physique et le corps psychique, et d'un cocher, l'âme spirituelle ou l'esprit: il faut maîtriser cet attelage;

- "Vas vers toi-même": il faut se connaître soi-même;

- "Ouvre ton coeur": il faut laisser à l'amour le soin de faire entendre sa musique du lien et du don;

- le jardin de l'âme: il faut cultiver les qualités et rejeter les poisons;

- "Ici et maintenant": il faut vivre l'instant;

- "De l'acceptation de ce qui est": il faut accepter le réel tel qu'il est.

 

Dans l'ensemble il est effectivement possible de souscrire à cette sagesse. Mais l'auteur, qui poursuit ouvertement un dessein syncrétiste, ne peut pas s'empêcher de refuser à un des sages, qui peut être le catholique, le juif ou le musulman, de penser que toutes les spiritualités ne se valent pas et que sa religion révélée est la vraie.

 

A l'appui de cette interdiction de pensée, Frédéric Lenoir dépeint le sage en question, tenté par le meurtre, comme si avoir la ferme conviction d'être dans le vrai ne pouvait conduire qu'au crime. Accepter que quelqu'un ne pense pas comme vous ne signifie pas non plus qu'il faille accepter ce que vous désapprouvez...

 

La fin du livre, apocalyptique, est une vision de l'auteur toute personnelle du monde, qui se passe de commentaires:

 

"Par sa convoitise sans limites, l'homme est en train de piller et de dérégler l'harmonie qui gouverne le monde."

 

Francis Richard

 

L'Âme du monde, Frédéric Lenoir, 218 pages, NIL ici 

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  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • Francis Richard
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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