"Vice" signifie pour Mandeville "tout ce que, sans égard pour l'intérêt public, l'homme commet pour satisfaire un de ses appétits [,et] vertu [...] toute action dans laquelle l'homme allant contre l'impulsion naturelle s'efforce de faire du bien aux autres ou de vaincre ses passions par une ambition rationnelle d'être un homme de bien".
Le sous-titre du livre est éloquent: Les entreprises et le piège de la bien-pensance. Il s'adresse aux acteurs des entreprises françaises, mais pas seulement.
Julia de Funès déjoue ce piège en trente-cinq chapitres. Comme elle en avertit le lecteur, chacun d'entre eux est une dialectique en trois temps:
- Le temps de la doxa.
- Le temps de l'analyse critique.
- Le temps d'une suggestion libératrice.
Dans son introduction, elle explique ce que son livre propose:
Il ne s'agit pas de critiquer pour s'opposer, mais de libérer pour sortir du politiquement correct et éviter de substituer à la réflexion l'expression vindicative de l'opinion majoritaire.
Les thèmes, qui sont abordés dans l'ouvrage et qui caractérisent la bien-pensance, donneront une idée de la libération à laquelle elle invite le lecteur; celui-ci les reconnaîtra, s'il travaille dans une entreprise atteinte par la moraline ambiante:
- la précaution: elle conduit à l'inaction;
- le consentement: c'est un mot ambigu;
- la lutte contre les discriminations: elle peut devenir inquisitoriale;
- les lois: ce sont les tas... de lois;
- l'égalité: elle est dévoyée en égalitarisme;
- la réforme des retraites: si elle est rejetée massivement, le manque de reconnaissance y est pour quelque chose;
- la procédure: elle dérive en bureaucratisation;
- l'intelligence collective: le collectif relève du sentiment, non pas de la raison;
- l'écriture inclusive: la langue y est réduite à un enjeu identitaire;
- les moments "fédérateurs": ils ne peuvent reposer sur l'identité, mais sur la liberté;
- la bienveillance: en refusant la confrontation, elle n'aboutit à aucune idée vraie;
- la transversalité: l'autorité ne soumet pas, mais élève, n'assujettit pas, mais grandit;
- la visibilité: il faut remplacer la transparence par la confiance;
- les "éléments de langage": il faut renoncer aux expressions convenues qui sclérosent les esprits;
- le sens du travail et celui de l'entreprise: le travail et l'entreprise ne sont pas des buts en soi;
- la transition écologique: l'écologisme n'est pas l'écologie, c'est une idéologie, dont les activistes refusent d'entendre que c'est une chose d'exister, mais un art que de vivre;
- la post-vérité: le réel existe, il n'est pas un point de vue, n'en déplaise aux relativistes;
- le manifesting: la seule volonté n'oriente pas la vie, mais souvent une perception involontaire;
- le développement personnel: les recettes ne permettent pas d'être autonome, ni authentique, au contraire de la compréhension de son environnement qui libère et permet de se rendre actif;
- les biais cognitifs: la décision authentique, personnelle, singulière, provient rarement de causes rationalisables.
- le bien-être: il ne précède pas l'action, il en est la conséquence;
- l'empathie: il faut la remplacer par l'exigence (qui n'est pas incompatible avec la sensibilité), l'effort, le travail;
- la pensée positive: il faudrait, comme toutes les croyances, qu'elle soit ajustée pour devenir salutaire;
- le slashing (art de cumuler plusieurs activités professionnelles): le tous azimuts peut donner l'impression d'une grande liberté: mais cette liberté n'est qu'éparpillement;
- les "talents": on ne reconnaît pas des talents, mais des collaborateurs autonomes;
- les tests et autres "outils d'aide à la décision": l'analyse ne peut remplacer la rencontre réelle;
- l'entretien annuel d'évaluation: il ne permet pas d'évaluer qualitativement;
- les soft skills (agilité, capacité à gérer ses émotions, à travailler en équipe, disposition à gérer les conflits): ils ne doivent pas l'emporter sur l'expérience, l'expertise, le savoir, le savoir-faire;
- la parité: le problème des femmes n'est pas les quotas ou l'égalité d'accès aux fonctions les plus hautes, mais le cumul de leurs vies professionnelle et domestique;
- la "posture": l'autorité ne s'enseigne pas, il faut se rappeler que seule la liberté permet d'affirmer une singularité et qu'elle passe par le courage d'être soi-même;
- les fresques (elles abordent, sous forme de jeux de cartes, les sujets sensibles du moment): plutôt que de chercher à prévoir à partir de diagnostics sous forme de modélisations, il est préférable de s'adapter en privilégiant l'intelligence d'action, le bon sens, le pragmatisme;
- le coaching "professionnel": il ne faut pas prendre les qualités pour des compétences;
- la gamification: sans tomber dans le management juvénile, il est possible de se confronter avec le réel (ce qui suppose un travail, des lectures, un partage d'expérience etc.) dans la gaieté et la bonne humeur;
- le sport: il est encensé par la bien-pensance depuis les J.O. alors qu'il incarne tout ce qu'elle réprouve: discipline, rigueur, travail, effort, compétition, temps long, hiérarchie, mérite...
L'auteure fustige donc à raison la complaisance coupable du monde professionnel envers cette bien-pensance, ces bons sentiments, cette moralisation.
Elle invite à désobéir à ces idées dominantes, à ne pas se soumettre à l'air du temps, à faire preuve d'intelligence critique pour parvenir à plus de liberté, de dignité, de justice.
Que Simon Blin ait exprimé sa déception, dans un article du 27 octobre 2024 de Libération, est un bon signe: elle n'a pas raté sa cible...
Francis Richard
La vertu dangereuse, Julia de Funès, 224 pages, Éditions de L'Observatoire