À leur manière, Malcolm Lowry et Alberto Giacometti furent des anarchistes. Leurs oeuvres sont célébrées dans le monde entier pour leur liberté et leur poésie. Et leur vie témoigne de ce combat individuel, solitaire, acharné, loin des conventions de leur époque.
Le Manifeste incertain 9 devait être l'ultime Manifeste. Il n'en est rien. Pour le bonheur du lecteur. Qui n'ose pas dire - l'expression est beaucoup trop connotée - que c'est une divine surprise.
Dans le Manifeste 10, Frédéric Pajak se livre: il fait le récit des vies de Malcolm Lowry (1909-1957) et d'Alberto Giacometti (1901-1966), suivies chacune d'expériences personnelles.
Comme ses livres précédents, celui-ci est illustré de dessins de l'auteur qui considère l'Image comme le complément belliqueux du Verbe, et vice-versa, en particulier s'il s'agit du dessin.
Les rapports de Malcolm Lowry avec son père sont difficiles. Mais Arthur O. Lowry n'est pas un mauvais parent. Son fils lui en fera voir de toutes les couleurs; il ne le laissera jamais tomber.
Malcolm mènera une vie de bohème, avec pour seul but dans l'existence, devenir un écrivain. Frédéric Pajak retrace ses tribulations à travers le monde, ses amours, ses ivresses, ses écrits.
Un premier roman, Ultramarine, paru en 1933, est éreinté par la critique, retiré même d'une bibliothèque publique pour obscénité, sans parler des accusations de plagiat qui le visent.
Pendant dix ans il travaillera sur Au dessous du volcan, le réécrira quatre fois, avant qu'il ne soit enfin publié en 1947 et qu'il devienne dès lors un écrivain riche et célèbre, mais pas assagi.
La vie d'Alberto Giacometti n'est pas plus sage. Mais il ne sera pas un artiste solitaire. Il boira, comme Malcolm, avec excès, mais surtout fumera beaucoup, fréquentera les bordels.
À Paris, en 1922, il suivra les cours d'Antoine Bourdelle. En 1925, il montre pour la première fois au public deux de ses sculptures. Le maître les désapprouve mais trouve bons ses dessins.
En 1926, son frère Diego le rejoint, mais ne suit pas la même route que lui... En 1927, Alberto a son atelier, dénué de tout confort. En 1929 Jeanne Bucher expose deux de ses sculptures.
Dans sa galerie, le peintre André Masson découvre ses oeuvres. Par son entremise, Alberto devient l'ami de Hans Arp, Jacques Prévert, Max Ernst, Joan Miró et, surtout, de Michel Leiris.
Alberto prend judicieusement comme assistant son frère Diego. La galerie Pierre Colle l'expose à son tour. Il y fait la connaissance de Pablo Picasso, qui se comporte comme s'il était son fils.
Quand il se décide à dessiner et sculpter ce qu'il voit, et non plus ce qu'il imagine, ses amis surréalistes se détournent de lui. Il se fait de nouveaux amis, tel André Derain, insatisfait comme lui.
Il passe la guerre à Genève, de début 1942 jusqu' à l'automne 1945, où il retourne à Paris: Diego a gardé l'atelier. Non seulement il sculpte, mais il peint, dessine. Ses modèles sont des proches:
Marie-Laure de Noailles, Louis Aragon, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Tériade1...
Il se liera avec René Char, Francis Ponge, Samuel Beckett, Jean Genet... Et connaîtra le triomphe quand, en 1961, la galerie Maeght exposera ses oeuvres pour la quatrième et dernière fois.
Le 27 juin 1957, Malcolm Lowry meurt après avoir ingurgité une quantité d'alcool impressionnante et absorbé vingt-cinq comprimés d'un somnifère, puis vingt-cinq autres comprimés:
On va parler de décès accidentel, puis on va parler de suicide, hypothèse plus probable.
Michel Leiris tente de se suicider, Alberto Giacometti lui rend visite et le dessine sur son lit. Michel s'oppose à la publication de certaines gravures car il y est représenté comme un cadavre.
Frédéric Pajak note: La mort est, pour Alberto, un sujet d'intérêt considérable, tout comme le suicide. Il a l'idée que cela doit être une expérience fascinante; et qu'elle mérite notre curiosité.
Pour ce qui le concerne, Frédéric Pajak raconte que, dans sa famille, on ne pleurait pas la mort, sauf au cimetière, et que, quand son père est mort, il ne l'a pas pleuré en public. Il confesse:
J'ai souvent parlé de cette dénégation avec des contemporains de mon père. Ils s'avouaient fiers de ne pas avoir cédé à la sensiblerie. Mais: avaient-ils seulement les mots pour évoquer leur accablement? Peut-être, et sans doute, suis-je devenu écrivain pour dire ces mots-là.
Francis Richard
1 - Fondateur de la revue Verve, dont les vingt-six numéros ont été publiés de 1937 à 1960.
Manifeste incertain 10, Frédéric Pajak, 272 pages, Les Éditions Noir sur Blanc
Livres précédemment chroniqués:
Manifeste incertain 1 (2012)
Manifeste incertain 2 (2013)
Manifeste incertain 3 (2014)
Manifeste incertain 4 (2015)
Manifeste incertain 5 (2016)
Manifeste incertain 6 (2017)
Un certain Frédéric Pajak (2017)
Manifeste incertain 7 (2018)
Manifeste incertain 8 (2019)
Manifeste incertain 9 (2019)
Nietzsche au piano (2024)