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31 octobre 2016 1 31 /10 /octobre /2016 23:45
Remise du Prix de Poésie de la Fondation Pierrette Micheloud à Nimrod

Ce soir a lieu au Bourg la remise du Prix de Poésie décerné deux années sur trois par la Fondation Pierrette Micheloud. Ce prix récompense un recueil de poésie paru dans l'année précédant l'attribution. Cette année, le lauréat est Nimrod, pour Sur les berges du Chari. Nimrod est un poète tchadien qui, tout jeune, a découvert la poésie et adopté le français.

 

Jean-Pierre Vallotton, à la fois membre du conseil de la Fondation et président du Jury, reçoit Nimrod. Il commence par le présenter avec beaucoup de subtilité et de finesse, évoquant son oeuvre de poète, mais aussi de romancier, avant de lui demander de le rejoindre pour s'entretenir avec lui, afin de le faire connaître, ou de le mieux connaître.

 

Sur les berges du Chari comprend un sous-titre: District nord de la beauté. Bien qu'une des cinq parties de son recueil s'intitule L'enragement, dans laquelle il exprime sa colère (il rend hommage aux mineurs sud-africains fusillés en 2012 et aux étudiants tchadiens réprimés en 2005), Nimrod se veut poète de la célébration plutôt que de la dénonciation.

 

En effet il y a, pour lui, comme un hiatus avec la dénonciation. Il ne voit pas pourquoi les dominés peuvent avoir la prétention d'être des purs par le simple fait qu'ils sont dominés ou l'ont été. D'aucuns ont d'ailleurs compris, de par l'attitude de Nelson Mandela à l'égard des blancs, qu'il fallait savoir pardonner pour savoir vivre.

 

Déjà Léopold Sédar Senghor était raillé parce qu'il était lui aussi, avant tout, un poète célébrant la beauté, tandis qu'Aimé Césaire était plutôt celui de la dénonciation. C'est pourtant le même Césaire - Nimrod lui a rendu visite en Martinique - qui disait: il n'y a de négritude que de dominés; elle n'existe plus quand ils deviennent dominateurs...

 

Dans la première partie du recueil, les poèmes de Nimrod sont courts, presque aphoristiques, dit volontiers Jean-Pierre Vallotton. Nimrod confesse avoir été influencé par un poète japonais, du début du XXe siècle, mort à seulement vingt-six ans, Takuboku. Cela donne, par exemple, ce poème concis qui n'en ouvre pas moins des perspectives:

 

Dans le chambranle de la lumière, je ravauderai la porte.

 

La peinture, à l'instar de Charles Baudelaire, a eu une grande influence sur Nimrod. A défaut d'être peintre des couleurs, il s'est fait peintre des mots. Quoi qu'il en soit, contempler une peinture fait jaillir spontanément les mots en lui. Dans son dernier recueil il est cependant parvenu à se départir de cette inspiration picturale, parce qu'il ne voulait pas en être prisonnier.

Nimrod et Jean-Pierre Vallotton

Nimrod et Jean-Pierre Vallotton

Une autre source d'inspiration pour Nimrod, c'est... l'eau. Il est né dedans, si l'on peut dire, puisqu'il est issu d'une tribu de marins-pêcheurs. Ce soir, il dit que l'eau est son élément, singulièrement celle du Chari; il ne dit pas, tout professeur de philosophie qu'il est, que, pour lui, l'eau n'est que l'un des quatre éléments du monde ici-bas:

 

Le ciel en octobre raconte le grand fleuve.

Il fait encore chaud pour la rentrée des classes.

Ruissellent les jours les heures.

On y pêche un ciel en attente. L'ange

Les nuages les pensées, l'abandon.

L'eau raconte le grand fleuve

Sous la paille sous les mimosas.

 

Aujourd'hui professeur en France, à Amiens, il a enseigné naguère, pendant deux semestres à l'université du Michigan, à Ann Arbor, comme professeur visiteur. Il a pu faire des comparaisons entre l'étudiant américain et l'étudiant français. Le premier est ouvert et ne cache pas son ignorance; le second est fermé et la dissimule. Il va de soi qu'avec le premier on peut aller plus loin...

Olivier Engler, Nimrod et Jean-Pierre Vallotton

Olivier Engler, Nimrod et Jean-Pierre Vallotton

Olivier Engler est président du conseil de la Fondation. C'est à lui que revient l'honneur de remettre le Prix de Poésie. Il se fait un devoir de lire les oeuvres qui sont récompensées par la Fondation, même s'il reconnaît ne pas toujours comprendre ce qu'il lit. Pour illustrer son propos de ce soir, il lit un poème très clair au contraire, tiré du recueil, intitulé Le suffisant, et qui commence ainsi:

 

Son oeil disait qu'il était directeur

Sa parole fusillait ou assommait

C'est selon.

La tendresse il en avait fait

Le deuil tant il s'était habitué

A sabrer dicter rabrouer

Sa jouissance, quelle misère!

Il voulait qu'on l'aime,

Il s'y prenait très mal.

Le métier d'intelligence

Étouffait en lui l'émotion,

Cette émotion

Sans aplomb

Sans armure.

(...)

 

Francis Richard

 

Sur les berges du Chari, district nord de la beauté, Nimrod, Éditions Bruno Doucey

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24 juillet 2016 7 24 /07 /juillet /2016 15:55
Le corps inhabitable suivi de Ici-haut et de Précédemment, de Jean-Pierre Vallotton

Le présent livre de poésie rassemble deux livres parus chez Amay, l'Arbre à paroles : Précédemment, suite sérielle (1998), et Ici-haut suivi de Le corps inhabitable (2006). Ils sont donc mis dans l'ordre inverse...

 

Mais, en poésie, l'ordre a-t-il de l'importance? Oui, si la vision du monde change fondamentalement avec le temps, parce qu'alors Chronos la marque de son empreinte. Non, si, dans les grandes lignes, elle demeure.

 

La vision du monde de Jean-Pierre Vallotton reste assez sombre, quelle que soit l'époque où il compose. Il suffit pour s'en rendre compte d'extraire de ces trois recueils l'occurrence qui donne le titre de chacun d'eux et de se pencher sur leur contenu.

 

Dans le premier recueil, le poète parle d'elle qui était double et qui fut double:

 

Sous le voile enfin arraché du sourire, un loup encore portait l'ombre insidieuse au point d'ébullition du corps inhabitable.

(Le corps inhabitable)

 

Il écrit plus loin:

 

Le corps inhabitable, impuissant, s'écoute lentement sombrer.

(Le corps inhabitable)

 

Le corps inhabitable tremble, se fissure, s'éparpille sur le plancher en tessons dépolis sous les reflets noirs d'une lune vénéneuse.

Cri inaudible où la bouche se blesse, couloirs ténébreux.

(Le corps inhabitable)

 

Dans le deuxième recueil, le poète parle des biens de ce monde en en disant tout le mal qu'il ressent. Les mots ou expressions qu'il emploie sont significatifs: inanition, mélodie en rade, vieux élans meurtris, aimants déroutés, coeur fade vomissant, amantes délaissées etc. et il termine par ces deux vers:

 

Notre âme funéraire décimée

ici-haut insigne volupté

(Ici-haut)

 

L'expression ici-haut est révélatrice: pour le poète ici-bas est déjà le haut. Il ne faut pas se bercer d'illusion avec l'espoir d'un au-delà qui se trouverait au-dessus d'ici:

 

L'espoir inoculé

au rythme du poignet

est un piètre vaccin

(Le corps inhabitable)

 

Ce que l'on nomme espoir:

poème vert-de-grisé

où notre coeur chancit.

(Ici-haut)

 

Dans le troisième recueil du volume, que précède une page de la partition du Quatuor à cordes op. 28, d'Anton Webern, le poète évoque celle dont il garde la nostalgie, malgré qu'il en ait:

 

Avec les lieux étrangers de ton âme

précédemment

le nombre inscrit de tes dérobades

incarnadine la fuite exemplaire des mots suspensifs

de ta main à tes lèvres

(Précédemment)

 

Et ce qui suit c'est (plus loin):

 

la poignée sans la main

le rire hors les lèvres

ce qui fonde l'autorité

l'esprit sans la lettre

la poussée sans la chute

l'inspiration moins le chant

(Précédemment)

 

L'approche du sombre, l'ombre qui étend ses ailes sur le domaine rangé, l'ombre plus sombre que l'ombrel'étrange douleur de vivre, la vie qui nous ment n'a pas d'importance, l'amour banquise inabordable, les mots d'amour détritus / où la mort fouine etc. sont autant d'expressions qui viennent sous la plume du poète d'un recueil l'autre et assurent la permanence de son ressenti.

 

Ce qui lui permet de vivre, c'est de traduire poétiquement ce ressenti:

 

Ainsi s'accordent la lèvre qui frémit au poème de vivre et le baiser perdu qui retrouve le livre (Le corps inhabitable)

 

Aux portes du sommeil, l'incendie du poème se déclare aux murs craquants de l'insomnie.(Ici-haut)

 

N'est-ce pas l'ultime échappatoire?

Poème soit son plus beau visage

celui secret qui sombre avec le jour

et renaît dans les cendres d'amour

voltigeant au puits profond de nos âges

(Ici-haut)

 

Pour apprécier semblable poésie, il est évidemment préférable de la savourer par beau temps. Ce n'est qu'alors que de tels poèmes, où se trouvent des trésors d'expression, peuvent agir comme des baumes, leur spleen étant confronté à la lumière, qui, bien présente, n'est pas celle, secrète, d'où l'on ne revient pas...

 

Francis Richard

 

Le corps inhabitable suivi de Ici-haut et de Précédemment, de Jean-Pierre Vallotton, 232 pages Editions Empreintes 

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6 juillet 2016 3 06 /07 /juillet /2016 22:55
En noir et blanc, d'Eliane Vernay

Une liseuse, c'est bien. Un livre, c'est mieux.

 

Jamais cette affirmation, aux allures de slogan publicitaire, n'apparaît plus exacte que lorsque l'on tient dans ses mains un sensuel et bel objet tel qu'En noir et blanc, le recueil de poésie, en prose et en vers, d'Eliane Vernay, publié chez Samizdat. Il pèse son poids de papier 120g, mais sans excès. Et il est doux au toucher et à la vue. 

 

Annie Fayolle Dietl a, pour sa part, ajouté sa touche poétique aux mots surgis de la plume d'Eliane Vernay. De sa plume à elle naissent des images, colorées, à l'encre de Chine, celle de la couverture et celles des sept illustrations qui correspondent au texte, à l'intérieur du volume, et font appel à l'imaginaire du lecteur.

 

Eliane Vernay commence d'ailleurs par des images, qui lui parlent. Et, quant à elle, c'est avec des mots qu'elle fait tout de suite appel à l'imaginaire du lecteur, en mélangeant les genres, paroles et musique, ou en esquissant de véritables petits tableaux, en couleur, et en noir et blanc...

 

Images I est ainsi une partie dédiée à Debussy. Quand Eliane Vernay évoque d'emblée masques et bergamasques, comment ne pas rêver un instant à Verlaine et à Fauré, mais en fait il s'agit bien d'Eliane Vernay, et de nulle autre - et on est déçu en bien -, et des mots qui lui viennent à l'esprit comme des airs de musique à l'oreille:

 

les notes accrochent aux branches

un train de voyelles

comme autant de guirlandes du ciel à la terre

 

Images II est dédiée à des peintres - à des phares, aurait dit Baudelaire:

 

Le Caravage et une scène biblique,

 

Vermeer et une de ses scènes de genre:

l'ombre veille

la mère coud

             ses petits en rond autour d'elle -

comme une louve

 

Goya et ses visions fortes:

et les ombres

noircies

au feu des jours

 

Rembrandt et ses firmaments tourmentés:

niée alors,

ou dépassée et comme absoute,

l'image d'un ciel trop bas

 

Tàpies, Hopper, Chagall ou Chavaz...

 

A un sculpteur, Chillida, en pleine action:

cet éclair furtif qui scalpe, incise, sectionne

puis ouvre, tranche, fouille

écarte mortaise, caresse

puis casse

brise fracasse

pierre et le souffle de la pierre, souffle du néant

 

A l'écrivaine Corinna Bille:

Pendant longtemps tes rires cachèrent tes peurs. Tu alignais les pardons au fond de ton sommeil pour épargner tes prières: "Tu approches, tu brûles", disait-on

mais seules te préoccupaient les épines qui déchiraient tes mots, les fourrés où s'égaraient tes images,

fouillis d'encre et de boue obstruant le sentier.

 

La mer inspire Eliane Vernay comme tous les vrais poètes et elle a, elle aussi, son cimetière marin:

 

La lente patience du cyprès au-dessus des tombes

quand au crépuscule la terre se retire

 

                      comme la mer

 

                                                            pour prier

 

En noir et blanc, qui donne son titre au recueil, est principalement un requiem, dont est extrait ce passage d'amour que la mort défait:

 

Englouti, le néant de ta nuit

qui ne tenait qu'à un fil.

Le tien.

Sectionné.

 

Et moi, accrochée à ce fil m'agrippant

toute la nuit

mordant

garrotant

étranglant

le fil -

 

Etranglée

la nuit.

 

La tienne.

 

Tout contribue dans ce recueil à la poésie - ce regard singulier d'un auteur qui se pose sur les êtres et les choses, qui les compose et les transpose: les mots et leur sonorité, les phrases qu'ils forment et leur disposition sur les pages de par la volonté d'une âme, les illustrations qui ne sont pas toutes en noir et blanc - certaines comportent en effet de l'ambre et du feu, c'est-à-dire de l'ardeur...

 

Francis Richard

 

En noir et blanc, Eliane Vernay, 120 pages, Samizdat

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28 juin 2016 2 28 /06 /juin /2016 22:55
Vente silencieuse, de Marius Daniel Popescu

La vente silencieuse est une expression qui est employée pour désigner une vente aux enchères qui se déroule sans commissaire-priseur. En lieu et place, les offres d'achat sont faites sur des feuilles de papier par les enchérisseurs...Sur ses feuilles de papier Marius Daniel Popescu offre sa vision poétique des êtres et des choses, en prose et en vers, libres, très libres, qui n'ont pas de prix...

 

Les êtres? Il s'agit surtout d'elle, son italienne, sa calinette (il est son calinou), son Irina, qu'il retrouve chez elle pour l'aimer ou dont il décrit les gestes quotidiens, depuis sa sortie du lit jusqu'au moment de le quitter pour aller au travail, ou encore qu'il revoit attablée au Poco Loco Mexican restaurant & bar, reconnaissant en elle [son] fusible entre [ses] sens et les mots.

 

Les êtres, ce sont aussi des inconnus, hommes ou femmes, qu'il rencontre dans des lieux lausannois, tels que La bossette ou Le Buffet de la Gare (un mois et une semaine avant sa fermeture), ou qui peuplent ses rêves, telle cette femme du guichet Nestlé à Saint-François, ou encore dont il lit l'annonce, comme cette maman de jour qui habite la capitale vaudoise et qui est une personne sérieuse, responsable et de confiance.

 

Les choses? Ce sont des choses très banales tels que des billets de loterie Neon, à gratter, ou une Girolle originale, cet instrument à racler le fromage. Mais, même quand ils les évoquent, les mots le ramènent immanquablement à elle: ainsi s'imagine-t-il être le numéro gagnant qu'elle encadre et l'objet de ménage lui rappelle-t-il ses exercices matinaux de yoga quand elle tourne autour de l'axe de l'une de ses jambes...

 

Dès qu'il l'observe l'enchantement commence pour lui qui se tutoie: Elle lit et elle se tient droite, son dos collé au dossier du siège, ses mains tiennent le livre ouvert et posé sur son sac à main noir et en cuir, tu vois comment les lettres qui composent les mots commencent à bouger et se mettent en marche, tu les vois avancer sur ses doigts, sur ses bras, elles vont sur sa blouse noire puis elles montent sur sa poitrine, elles vont sur ces trois grains de beauté, disposés en triangle...

 

Ce recueil est suivi de la réédition d'un autre, publié initialement en 1995 et intitulé 4 X 4 Poèmes tout-terrains. Le titre était bien trouvé puisque, pour le poète, tout était prétexte à poésie: des scènes de genre, des tickets de caisse de restaurants, de bistros ou de magasins etc. Et déjà, parmi ces poèmes en français (il en a écrit d'autres en roumain, sa langue maternelle), certains étaient consacrés à des femmes qui l'émouvaient, telle que celle-ci:

 

ses cheveux, comme une olive noire qui prend un bain mousseux,
glissaient entre mes doigts baladeurs, une de ses mains a touché ma nuque
et j'ai voulu couvrir ses lèvres d'un drap transparent aux indiscrétions,
quand j'ai senti ses fesses à travers les poches de son pantalon,
je me suis comparé à un pilote de voiture qui tourne éternellement
dans un giratoire sans sortie,
les seins petits comme des amandes, elle savait
que j'étais prêt à sauter en parachute depuis la hauteur de son cou crémeux
pour arriver et me casser la tête dans la chaleur de son ventre,

 

Comme il l'avait dit à son éditeur Giuseppe Merrone, dans un entretien qu'il lui avait accordé chez lui le 22 octobre 2010, Marius Daniel Popescu se conçoit d'abord comme un témoin, notamment témoin de la vie ici et maintenant dans ce qu'elle a de plus banal, donc de sacré. Et c'est bien ainsi que le lecteur perçoit sa vision poétique des êtres et des choses: certes il dit la banalité, mais il la dit si bien qu'elle en est comme transcendée... 

 

Francis Richard

 

Vente silencieuse, Marius Daniel Popescu, 156 pages, BSN Press

 

Livre précédent:

 

Les couleurs de l'hirondelle, José Corti (2012)

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23 juin 2016 4 23 /06 /juin /2016 22:50
La beauté comme une trêve, de Laurence Verrey

Tout ce qui n'est point prose est vers; et tout ce qui n'est point vers est prose, dit le Maître de Philosophie à Monsieur Jourdain. Certes. Mais la poésie peut être prose ou vers. De quoi faire perdre son latin, que, d'ailleurs, il ne possède pas, au bourgeois gentilhomme.

 

Laurence Verrey vient de publier six proses. Selon la définition molièresque elles ne peuvent donc se confondre avec des vers. Ce sont pourtant des oeuvres poétiques et non pas des nouvelles. Car, bien que ces textes soient courts, ils ne font pas d'histoires.

 

Ce recueil de textes porte le nom de l'un d'eux: La beauté comme une trêve. Il a été placé à la fin. Alors il convient de respecter cet ordre, qui permet de finir sur une manière de point d'orgue, et de commencer par le commencement, qui s'intitule Saisies du brut.

 

Ces saisies sont les gestes qui permettent de garder le feu qui est en celui qui écrit, avant qu'il ne s'éteigne: Par la main qui sait, trace, affine, recueille: pourfends les noeuds du silence, réveille et dresse le souffle. Et crée. Relève-toi de la mort. Considère que tu es coeur pulsant. Et non, point névralgique de toute douleur.

 

Mais il y a Sur le chemin, les lettres. Elles frissonnent sous la lune: Ecoute leur bruit incessant, leur essoufflement, leur prodigalité. Mesure ta proximité avec le langage. Entame un cheminement avec les lettres. Descends par l'escalier circulaire, sonde l'alphabet de ton bâton, jusqu'à ce que tu touches l'une d'elles.

 

Laurence Verrey en touche plusieurs d'entre elles avec son bâton poétique: le f qui frappe par son flamboiement, par son élégance de femme, alors que le w qui ne laisse place à aucune fantaisie [...] est là perdu à la queue du train, avant les crissements du x et l'arrêt du z; alors que le v est signe de vent, mais d'un vent éveilleur plutôt que narcotique...

 

La poétesse, après avoir loué le o, la plus ouverte des voyelles, rappelle que les lettres originelles, la rondeur du m, le p proéminent du père retracent le chemin de la vie. Mamelles et pénis. Matrice et pulsation. Mort et paradis.

 

Quand l'inspiration manque et que rien ne vient, le souffle, lui, ne fait pas défaut et, pour le réveiller et le dresser, il faut bien, le temps passant, et sans exclure les grandes effusions, passer avec les choses elles-mêmes une sorte d'alliance. Même les plus inertes en apparence, et les plus communes. Cette alliance prendra soudain un petit air familier, un air d'allumette frottée contre l'esprit et précédera le Passage de la grâce...

 

Jusqu'où le blanc? Jusqu'à ce que la plume, devant le livre blanc, jusqu'au prodige, vienne s'abreuver à ce blanc charnel, dépose avec délices quelque frisson sur ce lit offert, lieu des enfantements. Pages comme des draps, vaste couche où déployer les éclats d'une averse de pensée.

 

Les Nocturnes ne sont pas seulement cette musique, fluide sous le toucher maternel, qui déferlait du grand piano aujourd'hui vendu: Laisse venir à toi ta vie de nuit. L'existence parallèle du songe, qui palpite dans ton cahier. A l'intérieur, les images comme de grands rideaux. [...] Les étreintes d'amants sans visage, surgis du désir, l'inaltéré. Toutes ces nuits. Les dons sans fin de la nuit, jaillis de la matrice qui te fait naître plus vaste.

 

La beauté est fugace, éphémère. Mais quand la tentation du désespoir est là, parce les atteintes portées contre la vie, contre l'homme n'ont pas de cesse, elle est comme une trêve: D'elle souffle comme un vent de fronde, de liberté qui interdit de plier l'échine. S'il ne faut pas fermer les yeux sur le mal, il faut s'étonner toujours de la splendeur de la création...

 

Le Qoéleth (ou l'Ecclésiaste) dit: Tous les mots sont usés, on ne peut plus les lire. Laurence Verrey répond: Moi je ne me lasse pas de retrouver la jeunesse du verbe, de briser l'oracle, tel un pavot rebelle. Les mots usés ne se figent que sur la langue des résignés. Garde la langue leste, le vin qui la délie, le sacré. Ne perds jamais la petite folie du commencement.

 

C'est sur ces mots éternellement jeunes et neufs que se termine le recueil de Laurence Verrey, cet hymne à la création littéraire et à la beauté du texte. Dont il est l'insigne illustration...

 

Francis Richard

 

La beauté comme une trêve, Laurence Verrey, 88 pages, L'Aire

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5 juin 2016 7 05 /06 /juin /2016 21:45
1440 minutes, de Pierre-André Milhit

1440 minutes, c'est le nombre de minutes par jour. Pierre-André Milhit a en effet eu l'idée d'écrire un petit texte par minute d'une journée. Et cela donne un livre singulier, qui ne donne pourtant pas l'impression que l'auteur tire à la ligne pour relever ce défi littéraire...

 

Il ne cache d'ailleurs pas comment il s'y est pris pour parvenir à ses fins: Il a fallu plus d'une minute pour l'écriture de chaque "minute"; elles n'ont donc pas été écrites de manière chronologique, mais toujours amorcées à l'heure dite.

 

Lire une "minute" ne demande pas une minute. Un bon rythme de lecture de toutes ces minutes, pour en goûter le sel, ou le miel, serait d'adopter une allure de 120 à l'heure, ce qui est d'ailleurs le chiffre limite autorisé sur les autoroutes en Suisse...

 

Chaque texte - il y en a bien 1440 - est une petite histoire à part entière. Elle commence par un exposé de faits, souvent couleur locale, et se termine par une action qu'entreprend l'auteur, ou une réflexion qui lui vient à l'esprit, sans toujours de rapport étroit avec elle.

 

Ces 1440 historiettes ne sont pas des fables. Les tirades de l'auteur en sont les chutes, mais n'en sont pas pour autant les morales... Ce sont des conclusions ou des remarques très personnelles qui peuvent être humoristiques, poétiques ou décalées...

 

Exemples, hors contextes:

2h38

Je dis que le serpent n'aura jamais de cors aux pieds.

11h12

Je dispute au chat le droit de faire la sieste.

12h50

Je dis pimpon à la jeune dame qui a les cheveux rouges.

16h27

Je n'ose demander à la postière un cachet contre la migraine.

21h03

J'ai mis un oeil de verre dans ma fronde pour viser l'arc-en-ciel.

 

Les protagonistes de ces historiettes sont le plus souvent des femmes - l'auteur a un net penchant, disons charnel, pour elles -, mais les hommes ne sont pas oubliés, ni la faune ni la flore, lesquelles ont une personnalité, comme les êtres humains.

 

Les faits évoqués se passent dans des villages de vallées et d'alpages, tel que ce pays-ci:

3h58    C'est un pays de montagne où le train règne en maître. C'est la trachée-artère, c'est le poumon et c'est le circuit nerveux. Les jeunes hommes rêvent d'y travailler. Les jeunes femmes d'y trouver un mari. Il y a un wagon pour les bêtes, un wagon pour les malades. Il y a un office postal, un four à pain et un confessionnal.

Je ne sais pas à quelle station descendre, la contrôleuse ne m'a rien dit.

 

La religion catholique y est toujours très présente avec ses curés, ses messes, ses confessionaux, son eau bénite, ses fêtes votives, ses processions, le Diable et le bon Dieu:

14h50   Ils parlent de leurs curés de l'enfance, du mariage, de la confession. C'est dire qu'ils ne parlent pas de religion, mais des choses essentielles de leurs familles. Ils se prêtent des tonnes d'indulgences, parce qu'ils connaissent leurs péchés. Ils ne donnent que leur regard, le reste n'a aucun prix. Ils portent dans leur coeur la nostalgie des rogations.

Je demande aux statistiques agricoles la confirmation de leurs dires.

 

Les objets ne sont pas inanimés:

4h08     Les objets s'enveniment si l'on n'y prête pas assez d'attention. Les oeufs ou le lait dans la casserole le démontrent à l'envi. Quoique, certains théologiens prétendent que l'oeuf est un être en devenir. On devrait garder un oeil sévère sur les foulards et les fichus. Leurs réactions seraient terribles autour d'un cou inattentif.

J'attends avec délectation le premier faux pas du Diable.

 

Certains de ces objets disparaissent:

6h11    Il manque un livre dans la bibliothèque du salon. Il est parti discrètement au bal des peines d'amour. Ma foi, il est tombé sous le charme d'une encyclopédie médicale. Son coeur ne bat pas la chamade, il fait de la tachycardie. C'est un mélange de physique et de chimie qui fait bander et jouir.

Je n'ose imaginer ce qui se passe à la médiathèque municipale.

 

Un brin coquin, l'auteur imagine très bien des scènes telles que celle-ci:

12h17   Un scarabée turquoise s'est posée sur le sein d'une amoureuse endormie. Il butine le téton jusqu'à le faire bander. Elle gémit et rêve d'un amour pieuvre qui l'enlace. Le chêne abaisse ses branches pour cacher son désir. Les ovaires en papillote, elle fait Noël dans son ventre.

Je polissonne un sourire et rappelle mon scarabée. 

 

De l'oeuvre de chair à la bonne chère il n'y a qu'un pas, aller et retour:

10h52   C'est une messe pour les conserves et les saumures. On fait un feu de genièvre, on prie sainte Choucroute. Le patriarche se lave les mains et la bouche avec un alcool de gentiane. On cuisine une fricassée de saucisses et de choux. Les enfants sucent le cartilage d'une tête de porc.

J'offre du saindoux à une belle pour se masser la poitrine.

 

Des arbres ont droit à leur minute de vérité:

15h02   Ce pommier n'aime vraiment pas le vent. Cela agace et maltraite ses pommes, juste avant leur mûrissement. Il fera mauvais bois de chauffage pour l'hiver de la paysanne. Il fait signer une pétition à toutes ses feuilles pour une plainte collective. Devant cette menace, le vent a fait s'envoler toutes les feuilles.

J'entends venir de loin la chanson des tronçonneuses.

 

La gente ailée n'est pas de reste:

19h25   Le coq de la basse-cour se maquille dans le miroir du bassin. Trois poules matures qui ne pondent plus se racontent des histoires de cul. Le fils du fermier cherche dans les choux un compagnon d'émois. Le boeuf ingurgite des hormones dans ses croquettes de maïs. Il écoute Radio Ecurie et flatule de bonheur.

Je me fais du souci pour la santé mentale de la fermière.

 

L'auteur se moque gentiment, et métaphoriquement, de l'État et de sa propension à légiférer sur tout et sur rien:

14h39   Ils veulent faire une loi sur l'envergure des lépidoptères. Il doit être question d'ombre, de ventilation et de frétillement. Jusqu'où peut-on tolérer l'arogance des écailles et des antennes? La loi portera une attention aux épizooties méconnues. Ils feront une loi sur la migration et le sédentarisme.

J'assume mon identité au contrôle des habitants.

 

Les pluies diluviennes sont de tous les temps:

21h03   La luzerne est trempée par la mélancolie. Les campagnols nagent dans des rigoles de boue. Les branches basses des vernes sont secouées par le torrent. Est-ce la fin d'un monde ou le début du printemps? Le faucon pèlerin se calfeutre sous son imperméable gris.

Je souscris au trentième jour de pluie une assurance contre le déluge.

 

Pierre-André Milhit a un grand nombre de registres à son répertoire et ne manque pas de souffle. Il a la plume libre et joyeuse, joue avec les mots, les expressions, les images, les paradoxes et ne semble jamais gêné aux entournures de ses textes. 

 

Sur les 1440 minutes du livre, prendre 10 minutes, en guise d'échantillon, ce n'est pas de trop pour s'en faire une idée. Au fait, il n'est pas nécessaire de lire l'ouvrage d'une traite, à l'allure indiquée ci-dessus. Il peut également être consulté comme un usuel, en le picorant, avec tout autant de grand plaisir.

 

Francis Richard

 

1440 minutes, Pierre-André Milhit, 500 pages Editions d'Autre Part

 

Livre précédent chez le même éditeur:

La garde-barrière dit que l'amour arrive à l'heure (2013)

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3 juin 2016 5 03 /06 /juin /2016 22:00
Lettre de motivation, de Vincent Yersin

Vincent Yersin a donc écrit sa Lettre de motivation. A quel poste veut-il postuler? A celui de poète, semble-t-il. Car ce recueil est composé de prose poétique et de poésie, qu'il qualifie avec humour de sport prétentieux.

 

Quel genre de poète est-il? L'épigraphe du recueil donne un indice:

But the cautionary good sense tell us that to publish is to rid ourselves of a burden and offer it to someone else, pleasant or not. Jim Harrison

 

Ce que je traduirais par: Mais le bon sens averti est de nous dire que publier est nous débarrasser d'un fardeau et de l'offrir à quelqu'un d'autre, que ce soit agréable ou non.

 

N'est-il pas question de fardeau dès les premières pages:

J'ai tout pris, tout et tout le monde sur moi ?

 

Le fait est qu'il raconte avoir roulé sa bosse dans le monde et que, maintenant, il lui rend ce qu'il lui a pris:

J'ai pris sur moi

de tout remettre au monde

 

C'est-à-dire son vécu et ses rêves:

aptère comme une mouche des Kerguelen

                                      j'ai vécu riveté

mais en rêve je ne fais plus que voler

 

Le monde? Il l'a effectivement parcouru dans tous les sens: l'Ethiopie, le mont Ararat, l'Ukraine, la Grand-Place, l'Irlande, Moscou, Prague, Treblinka...

 

Il a observé les hommes dont l'aspect général est très peu diversifié, même lorsque d'aucuns s'affairent pour la guerre.

 

Il songe aux femmes qui peuplent le vaste monde, qu'il a chevauchées ou qu'il a zyeutées:

Mes yeux sombres ne regardaient que l'arrière

des femmes

 

Il s'est intéressé parfois, seulement, furtivement, chastement, à l'une d'entre elles:

J'ai croisé son regard. Elle a souri. J'ai baissé les yeux puis les ai relevés. Elle a eu un air gêné, contrit. Elle a rougi un peu

 

Il s'est inventé des mots, tel que ravoure, pour enrichir sa pauvre langue, tout en sentant bien que c'est le muet qui a la plus belle parole, que les mots sont l'apanage des faibles et des couillons. Mais comment s'en passer, si l'on veut s'alléger?

 

Dans une lettre de motivation de poète, Vincent Yersin ne doit-il pas avoir une petite, ou une grande, pensée pour la mort, inséparable de la vie?

La plupart des individus doués d'entendement admettent l'importante révélation ontologique - ils pensent le temps. Assez peu, il me semble, ont goûté la terrifiante vérité: c'est dans l'espace que l'on meurt.

Principalement.

 

N'est-il pas convaincant, quand, proche de conclure sa lettre, il se laisse aller à dire:

ici où je parle

là, dehors sous ces arbres,

ici, vraiment là où j'écris

elle parle

elle souffle

 

la terre enseignée ?

 

Francis Richard

 

Lettre de motivation, Vincent Yersin, 80 pages BSN Press

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23 mai 2016 1 23 /05 /mai /2016 22:00
Orpheline, de Claire Genoux

Il y a quelque deux ans, un jeudi trois avril, Claire Genoux est devenue Orpheline. A quarante-deux ans, elle a perdu sa maman, Martine Bryois, en mémoire de laquelle elle publie maintenant ce magnifique livre de poèmes.

 

Très tôt sa maman distingue Claire parmi ses trois filles: 

Elle dit qu'avec celle-ci des trois

celle qui écrit des livres

ça avait été difficile

mais qu'elle s'était habituée avec le temps

aux silences

que cette enfant-là

elle avait toujours fait ce qu'elle voulait

et que très tôt

ça avait été joué

qu'elle allait écrire

qu'elle ne s'arrêterait plus

 

S'adressant à sa maman, Claire lui donne raison:

j'écris pour tu sois moins morte

je me fais redire dans la tête

lentement ton histoire

 

Cette histoire, ce sont des souvenirs d'enfance, des choses auxquelles on pense toujours après,

comment ç'avait été de l'aimer,

mais aussi la vie qu'elle aurait eue sans ses filles:

On parlerait de cette femme

qu'on aurait vue

très belle et lointaine sur la plage

on écrirait un roman d'elle

on parlerait de la totalité des choses de son corps

et comment il est traversé par le vent heurté des feuilles

 

Cette histoire, c'est l'annonce de la maladie par sa mère:

elle a dit des mots graves et très beaux

qu'il faudra s'habituer

et continuer avec le corps

le départ pour la clinique:

c'était le jour de la cérémonie d'ouverture

des jeux de Sotchi

 

Cette histoire, ce sont

ces jours qui restent avec elle dans la chambre

- mais combien

le fatidique huit février:

Ils ont tout enlevé

vidé jusqu'au fond

jusque vers le dos

ils ont fait ça sur elle

sur maman

 

Cette histoire, c'est

celle de la séparation de la mère et de la fille

elle a commencé sans qu'on le sache

elle a commencé dans l'absence totale

des mots pour le dire

 

Et, quand les mots viennent, elle dit:

j'écris par ruissellement

et les larmes pleurent aux doigts

percent entre les ongles

 

Cette histoire se termine le mardi 8 avril:

Je suis avec elle dans la grande auto grise

(...)

elle me parle avec sa voix

avec de vraies lèvres

et c'est le seul bruit

avant le trou:

ils ont détaché les cordes

ils ont fait rouler la boîte

ils ont dit encore des phrases

mais on n'a plus entendu

on a juste vu que la terre était grise

quand ils t'ont descendue

 

Cette histoire qu'il fallait raconter parce

que c'était une solution à la vie

a un épilogue.

 

Cet homme, pour lequel elle écrit, lui dit

que maintenant

on ne veut plus rien savoir

de la mort de sa mère

 

Elle répond :

écrire des histoires d'amour

elle ne sait pas si elle peut

elle dit qu'écrire

c'est à cause du corps

 

Justement...

 

Francis Richard

 

Orpheline, Claire Genoux, 184 pages Bernard Campiche Editeur

 

Livres précédents chez le même éditeur:

Faire feu (2013)

La barrière des peaux (2014)

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21 avril 2016 4 21 /04 /avril /2016 22:55
Un arbre chante, de Vahé Godel

Un arbre chante est le tout dernier recueil de poèmes, en vers et en prose libres, de Vahé Godel.

 

Pour qu'on ne se méprenne pas sur ce qu'il entend par poème, il précise:

un poème est tout ensemble un corps étranger, un nid de résistance, un lieu de perdition...

non sans avoir prévenu: nul poème qui ne coure à sa perte.

 

Le recueil comprend trois parties:

- Un arbre chante

- La voix le silence les yeux

- L'errance la dérive la trace

qui ne sont pas expression et mots à dresser des barrières entre elles.

 

Peut-être est-il d'ailleurs possible de comprendre ce qui relie ces parties en prêtant attention à ce que dit le poète de son humaine condition dans la troisième:

je ne cesse d'osciller entre la peur du Vide et l'appel du Rien... mais d'autre part je vise le Plein, j'embrasse le Tout...

 

Dans Un arbre chante ne dit-il pas:

je m'en irai comme je suis venu

à l'aveuglette

                   à bout de souffle

                                            - sans savoir

pourquoi...

 

et dans La voix le silence les yeux:

 

- Nom?

- Non.

- J'ai le devoir de vous inscrire.

- Inscrivez: Innommable.

- Né en...?

- Néant.

 

Il est question d'errance dans la troisième partie:

L'errance est le fruit d'une perte: Eurydice perdue, le destin d'Orphée n'est plus qu'une errance éperdue, une dérive sans fin, dont la seule trace est l'écho de ce cri, de ce chant qui ne cesse de jaillir de la bouche orpheline d'une tête sans corps...

 

Ce passage de la première partie lui fait écho:

une parole errante

cherche refuge

dans les bras d'un vieil arbre

invisible

 

Il est question de silence dans la deuxième partie:

Me demeurent les mots, dans l'enclos du silence.

ou:

Ce qu'on nomme silence reçoit d'emblée un sucroît d'existence.

 

Mais aussi dans la première:

                 (rien ne se perd

le silence fait tache d'huile

- je tourne en rond

dans la maison des mots)

 

(remarque en passant: les passages placés entre parenthèses, fréquents, ne sont pas les moins importants...)

 

Ces thèmes repris d'une partie l'autre donnent accès à la terre étrangère du poète. Ils manifestent sa volonté de survie. Ils mènent à ses lieux où se perdre. Ils confirment qu'il dit vrai quand il dit aimer les espaces intermédiaires, hybrides, ambigus...

 

Parce que révélatrice de sa conception de son art, une dernière citation du poète permettra au lecteur de se faire une idée plus précise encore de ce qu'il trouvera dans ce recueil de poèmes, dont les morceaux choisis ci-dessus ne peuvent que donner un avant-goût:

Ecrire, c'est tout ensemble cultiver son désir, prolonger son errance et se nourrir de sa perte - autrement dit, tromper sa faim.

 

Francis Richard

 

Un arbre chante, Vahé Godel, 76 pages, L'Aire

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27 mars 2016 7 27 /03 /mars /2016 22:55
La petite fille espérance de Charles Péguy

En 1916, la NRF publie Le Porche du Mystère de la deuxième vertu de Charles Péguy. Il y a tout juste un siècle. Treize ans plus tard ce texte paraît en volume.

 

Quand je m'afflige de l'incompréhension des hommes entre eux,

quand je vois qu'ils ne s'aiment pas et qu'ils recuisent leur haine,

quand je constate qu'ils ne cherchent ni à se connaître ni à se comprendre,

quand les uns croient que leur dieu est supérieur à celui des autres,

quand les autres croient détenir la vérité qui échapperait aux uns,

quand les uns sont pétris de certitudes et s'en prennent à ceux qui doutent,

quand les autres collent des étiquettes, pour leur nuire, à ceux qui ne suivent pas la même route qu'eux,

quand les uns ne retiennent que les défauts des autres en oubliant les leurs,

quand les autres dénient aux uns toutes qualités,

quand les uns empêchent les autres d'avoir un avis

quand les autres interdisent aux uns de changer d'avis,

quand les uns sont péremptoires,

quand les autres sont injurieux,

 

alors, plutôt que de désespérer de la nature humaine, - Et le facile et la pente est de désespérer et c'est la grande tentation -, je relis le livre sublime de Charles Péguy et me console de ce qu'il dit de cette deuxième vertu théologale qu'est l'Espérance, cette petite soeur, à laquelle les chrétiens eux-mêmes ne portent guère d'attention, leurs regards exclusivement tournés vers ses deux grandes soeurs que sont la Foi et la Charité :

 

Ce qui m'étonne, dit Dieu, c'est l'espérance.
Et je n'en reviens pas.
Cette petite espérance qui n'a l'air de rien du tout.
Cette petite fille espérance.

Immortelle.

[...]

L'Espérance est une petite fille de rien du tout.
Qui est venue au monde le jour de Noël de l'année dernière.
Qui joue encore avec le bonhomme Janvier.

[...]

La Charité aime ce qui est.
Dans le Temps et dans l'Éternité.
Dieu et le prochain.
Comme la Foi voit.
Dieu et la création.
Mais l'Espérance aime ce qui sera.
Dans le temps et dans l'éternité.

Pour ainsi dire dans le futur de l'éternité.

L'Espérance voit ce qui n'est pas encore et qui sera.
Elle aime ce qui n'est pas encore et qui sera

Dans le futur du temps et de l'éternité.

 

Et quand je suis arrivé au bout de ma lecture, je demande à mon Créateur, puisque cela ne va pas de soi, de recevoir la grande grâce de continuer toujours à espérer.

 

Francis Richard

 

St Jean-de-Luz, Pâques 2016

 

Le Porche du Mystère de la deuxième vertu, Charles Péguy, 192 pages, Poésie / Gallimard

St Jean-de-Luz, le 27 mars 2016, jour de Pâques et de la patrie basque, Aberri Eguna

St Jean-de-Luz, le 27 mars 2016, jour de Pâques et de la patrie basque, Aberri Eguna

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22 mars 2016 2 22 /03 /mars /2016 23:55
Si près des étoiles / Saint-Pétersbourg, de Danielle Risse

Trois grands écrivains russes ont vécu à Saint Pétersbourg: Alexandre Pouchkine, Nicolas Gogol et Fiodor Dostoïevski (qui y est enterré). Le premier a composé un poème célèbre intitulé Le Cavalier de bronze, dédié à Pierre-le-Grand et à cette cité fondée par lui au début du XVIIIe, immortalisés tous deux par une statue équestre au bord de la Neva.

 

Aussi n'est-il pas surprenant que les poèmes que Danielle Risse vient de consacrer à l'ancienne capitale de l'empire russe y fassent allusion. Ces trois grands écrivains ne sont-ils pas, chacun à sa manière, représentatifs de l'âme russe à laquelle la poétesse veut mêler sa voix dans son recueil, dont le titre est une façon de distique:

 

Si près des étoiles

Saint-Pétersbourg ?

 

Si elle évoque les ombres de Gogol et de Pouchkine - et de sa maison jaune où il mourut des suites d'un duel -, elle n'ignore pas l'esprit des Romanov, le regard de Raspoutine, le fantôme de Catherine, derrière les vitres du Palais, le coeur noir de Raskolnikov, ce héros de Fiodor, qui après l'aveu de son crime connut son châtiment, la voix de Vyssotski...

 

Saint-Pétersbourg est bâtie à l'origine sur une multitude d'îles que forment les bras de la Neva, de ses affluents et de ses canaux, tels que la Moïka et la Fontaka. Tout comme à Venise, cette omniprésence de l'eau, source de toute vie, quand elle ne déborde pas des quais de granit, ne peut manquer d'inspirer ceux qui s'aiment:

 

Sur les bords de la Neva

Suspendu au feu brûlant de la passion

Des amants effleurent l'éternité.

 

et

 

L'azur scintillant rassemble

Tous ces mots d'amour murmurés

Au vent du soir sur les quais de la Neva.

 

Saint-Pétersbourg, ce sont des bâtiments inspirés:

 

Maisons faussement endormies

Palais aux reflets d'or

 

des églises: 

 

La flèche de l'église Pierre et Paul

S'élance vers la nue

Et mesure la croyance de nos pères.

 

la Camarde et des cendres, celles du bien nommé poète:

 

Bien au-delà de la souffrance,

                          Bien au-delà des tempêtes,

Une poignée de cendres tisse 

La légende de Pouchkine.

 

celles de la poétesse, Anna Akhmatova, quand pendant la parenthèse de 1924 à 1991, la cité s'appelait Leningrad:

 

A l'écoute du soir

Les paroles d'Anna

Résonnent encore

Dans la maison sur la Fontaka.         

 

Saint-Pétersbourg ne peut qu'inspirer les poètes, parce qu'elle donne accès à l'immuable Russie, à la Russie éternelle, à l'ineffable Russie, parce qu'elle est réminiscence d'heures glorieuses d'un autre siècle et parce qu'elle est nostalgie d'un autre monde.

 

Pourquoi alors s'étonner que la poétesse, à un moment, se reprenne à rêver ou qu'à un autre elle puisse dire: Restée seule, je traverse la toile de mes rêves?

 

Que, dans ce recueil, il ait lieu en été ou en hiver, dans le présent ou le passé, en rêve ou en réalité, il faut répondre oui à cette invitation au voyage...

 

Francis Richard

 

Si près des étoiles / Saint Péterbourg, Danielle Risse, 68 pages, L'Aire (à paraître)

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22 août 2015 6 22 /08 /août /2015 15:04
Halte sur le parcours, de Samuel Brussell

"There is no change of place." dit le poète Wystan Hugh Auden: "On ne change jamais de lieu." Ce vers, extrait d'un poème d'Auden, figure dans l'un de ceux qui composent le recueil de Halte sur le parcours, de Samuel Brussell.

 

Cette affirmation peut sembler paradoxale puisque, pour la plupart, les poèmes de ce recueil sont écrits pendant le "mouvement continu et obsessionnel" de Brussell en Europe, en Amérique du Nord et en Israël, alors que cet enfant du demi-XXe siècle (il est né en 1956 à Haïfa), n'est encore que vingtenaire.

 

Cela peut sembler paradoxal, mais cela ne l'est pas vraiment. Dans ce poème, Elena, Brussell ajoute en effet que ce mouvement connaît "un dialogue constant". Et il est vrai que, pendant son parcours, le poète se ménage des haltes de rencontres qui ne sont pas seulement géographiques, mais aussi littéraires et humaines.

 

Lors de ces haltes, il dialogue ainsi constamment avec les lieux bien réels qui sont sous ses yeux et qui sont chargés d'histoire; les textes inspirés - de Yeats, T.S. Eliott, Emerson, Pouchkine, Pasternak, Ferrater, Machado ou Virgile -, dont il se souvient; et les belles vies qu'il appréhende concrètement, qu'il vit charnellement ou qu'il imagine spirituellement.

 

Dans Ellis Island, s'adressant aux voyageurs éternels que sont les 

Migrants mus par l'espoir de voir

se lever d'autres horizons

Samuel Brussell leur dit être de leur tribu:

Votre errance a réduit votre bagage à peu

et c'est là votre force

 

Dans Fin d'empire, le sien se réduit même à rien:

 

"Pas de bagage?" et pourquoi faire?

D'une gare à une autre, du ferroviaire

au maritime, je ne suis qu'en transit.

Mon palais voudrait tant s'accorder à ma langue...

 

Ce n'est pas grave. Comme il le dit dans Port-Bou:

 

Tu as oublié la langue, tu as oublié les moeurs?

N'aie crainte: et cet oubli et cette absence

seront le don d'une rencontre.

Chacun des mots, chacun des gestes se révèlera

à toi dans la lumière d'une prière.

 

Brussell entretient donc un dialogue constant en dépit de la distance, celle, par exemple, qui, de sept Méridiens, le sépare de l'être aimé:

 

D'une correspondance inachevée

la conclusion viendra avec dans son

ressac cent anecdotes retrouvées.

 

En dépit du temps écoulé (dans Summer song), qui le sépare d'une autre époque:

 

Toujours je me disais qu'il y avait

des secrets que je voulais savoir

de ces terres où j'étais où je me

déplaçais et toujours je lisais

dans l'espace éclaté ce que d'autres

avant moi avaient interrogé

en des temps convenus d'appeler

anciens.

 

En fin de recueil se trouvent des poèmes plus récents, des années 2010. Dans L'Humanité à Kishinev, Samuel Brussell persiste. S'il y a toujours errance, la constance du dialogue demeure:

 

Pourquoi donc ma langue m'est-elle en ce moment si chère?

Parce que je la sens s'imprégner de toutes les musiques,

emprunter d'autres chemins,

éclore au monde dans une infinie diaspora.

Le cyrillique se fond dans la liturgie

du gothique, de l'hébraïque.

A l'obsessionnel "je suis ici chez moi" qui me poursuit

une voix sans fin m'apaise: "Demain je partirai."

 

Avec sa perspective unique de poète angoissé, Samuel Brussell n'exprime-t-il pas ainsi la réalité commune à tous, qui serait, selon Auden, comme le rappelle Franco Fortini dans sa préface, ce qu'il faut exiger de la poésie en sus d'être "un objet verbal parfait, qui fasse honneur à la langue dans laquelle elle est écrite"?

 

Francis Richard

 

Halte sur le parcours, Samuel Brussell, 162 pages, La Baconnière

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18 août 2015 2 18 /08 /août /2015 21:30
Avec mon destin bras-dessus, bras-dessous, de Bertrand Baumann

Ce que nous lisons de littéraire doit nous parler d'une manière ou d'une autre, des êtres et des choses, de nous-mêmes ou des autres, sinon pourquoi lirions-nous? D'où l'importance des mots que l'auteur emploie et de la longueur du texte qui convient à ses propos.

 

S'il choisit bien ses mots et qu'ils lui ressemblent, s'il sait nous faire entendre sa petite musique et se faire oublier, il a en fait gagné la partie. Car c'est dès lors à lui que nous nous intéressons, et non plus seulement à ce qu'il écrit.

 

Bertrand Baumann est à l'aise dans les notules et dans les petits poèmes. Les longs développements ne sont pas sa dimension. Il excelle dans l'instant bien saisi, dans le détail bien vu et dans l'émotion bien ressentie.

 

Ce qui distingue, selon lui, ses notules de ses poèmes, c'est que ces derniers s'adressent davantage à la sensibilité et au coeur que les premières, qui parlent plutôt à l'esprit. Après donc les notules d'Ecrit dans le vent, il nous livre un recueil de ses poèmes, Avec mon destin bras-dessus, bras dessous.

 

Dans un de ces poèmes il évoque tout de même ses notules difficiles à oublier:

 

Le gué

 

Je me faufile entre les phrases;

je me défile

dans la marelle des mots;

vieillard agile,

de notule en notule,

je sautille.

Mais le gué,

je ne l'ai pas traversé.

 

Comme il est réellement modeste, il n'ose pas vraiment appeler poèmes ses poèmes, parce qu'ils sont peu travaillés: "J'évite les rimes régulières et les rythmes contraignants, je préfère mettre en valeur les sons, les échos, les rythmes voulus par le sens." Mais il n'évite pourtant pas toujours ces rimes régulières et ces rythmes contraignants, et ça n'empêche pas cependant la mise en valeur qu'il recherche:

 

Cinq heures

 

Le merle mélodieux me fait signe de vivre,

il est tout dans son chant qui l'enivre et m'enivre,

il siffle pour son arbre et toute la nature

et la nature en lui tient sa note si pure.

 

Mais il est vrai que, dans l'ensemble, quand il versifie, il préfère le risque de l'imperfection au sacrifice de la légèreté. C'est en quelque sorte son effet papillon. Cueillir l'instant pour une possible existence vaut mieux que de tenter s'inscrire dans une impossible durée:

 

Première neige

 

La pluie de ce matin est blanche

et les chats, surpris,

hésitent. On dirait qu'il neige.

 

Les gouttes blanches ont

la fluidité de l'eau,

mais on dit qu'il neige: c'est plus beau.

 

Ces traits blancs, épars,

sur le papier deviendront

"première neige de la saison".

 

Son parti pris de légèreté se retrouve même dans des thèmes qui, a priori, ne le sont pas, légers, tels que la mort, qui obsédait Emily Dickinson:

 

Quand la Camarde m'enverra un ordre de marche,

je me mettrai à marcher en rond - un moment

- puis il n'y aura plus ni marche ni rond.

 

Ou tels que la vieillesse:

 

Si je perds la tête,

qui sera la bête

qui m'annoncera

que je suis gaga?

 

C'est donc un vrai bonheur que de lire, de relire et relire ce recueil. A fortiori quand le poète parle de son bonheur communicatif de n'être qu'un être humain:

 

La douceur de naître

au soleil du monde,

à l'amour des êtres,

au bonheur de n'être

qu'ici, maintenant,

ce petit néant

dans un tourbillon.

 

Francis Richard

 

Avec mon destin bras-dessus, bras-dessous, Bertrand Baumann, 64 pages, L'Aire

 

Livre précédent chez le même éditeur:

Ecrit dans le vent (2013)

 

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Présentation

  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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