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4 juillet 2015 6 04 /07 /juillet /2015 22:30
Si l'on revenait..., d'Elisabeth Daucourt

La vie, ce n'est pas seulement l'instant présent. Il y a un avant et il y aura, peut-être, un après. La vie ne s'explique que par cet avant, qui permet tant bien que mal de comprendre le présent et de se situer dans le courant de l'existence. Aussi n'est-il rien de plus inconscient que de vouloir en faire table rase.

 

Si l'on revenait... à un moment ou à des moments d'un passé enfoui est l'hypothèse bénéfique que font les personnages des nouvelles d'Elisabeth Daucourt. Il ne s'agit pas pour eux de dire ou penser que c'était mieux avant, ou moins bien d'ailleurs. Il s'agit seulement de se souvenir pour se comprendre aujourd'hui, s'accepter et, si possible, aller de l'avant.

 

Le passé enfoui dans la plupart des nouvelles de ce recueil est celui d'il y a quelques décennies. Il appartient en quelque sorte déjà à l'histoire, faite en réalité des histoires de chacun, éléments d'un tout qui caractérise une époque, en l'occurrence toujours bien révolue.

 

Comme les moeurs ont beaucoup évolué pendant ces quelques décennies écoulées, à lire ces nouvelles on mesure le chemin parcouru. L'auteur ne porte pas de jugement. Elle raconte et les différents récits se suffisent à eux-mêmes sans qu'il ne soit besoin de commentaires.

 

Pour que ces récits prennent de la consistance, les personnages ne se contentent pas de se retrouver sur les lieux où ils se sont déroulés, ils remettent leurs pas dans ceux qu'ils ont jadis empruntés et reviennent surtout, par la pensée ainsi ravivée, aux circonstances qui les ont entourés et qui les expliquent.

 

Ainsi, revenir à l'enfance, Au bord du Doubs, ce n'est pas seulement y repasser ses vacances, mais c'est en refaire rituellement, ne serait-ce qu'au conditionnel, tous les gestes accomplis au bord de cette rivière en compagnie des parents et de la fratrie.

 

Ainsi, revenir à l'enfance, c'est partir du bouillon des soirs d'alors, dans lequel dansent les lettres, pour évoquer les histoires racontées par le père, les textes appris à l'école et la littérarure transmise par la mère, qui tous mettent des Lettres en scène.

 

Ainsi, revenir à l'enfance, c'est évoquer Le chapeau de la Toussaint des dames, qui leur permet alors de se distinguer les unes des autres, quelle que soit leur condition: "A l'église, le sexe faible doit encore se couvrir et faire preuve d'humilité, mais le respect obligé devant Dieu offre les bonheurs exquis de la coquetterie"...

 

Ainsi, revenir à l'enfance, c'est retrouver par le souvenir, puis par la lecture, Le chemin droit qui mène au camp de concentration du Struthof, le jour où le général de Gaulle y inaugure le Mémorial national de la déportation. C'est donc aussi la découverte de l'horreur, qui serait insupportable en l'absence des parents et amis.

 

Revenir à l'enfance ou au passé, dans ce recueil, c'est bien d'autres occasions de se souvenir que celles évoquées ci-dessus - il y en a dix-huit en tout. Mais, pour quelques souvenirs heureux, ou simplement cocasses, combien de souvenirs douloureux, souvent du fait de mésinterprétations de la religion catholique, qui occupe une grande place dans la vie passée, parfois présente, des personnages.

 

Souvenir heureux, celui d'Edwige, anesthésiée par son dentiste, dans La fête aux cerises, qui embarque "pour un vol au pays des joies passées"; souvenir douloureux, dans Le miracle, celui de Lucia, partie à Lourdes demander que son union avec Constant soit féconde, qui apprend à son retour qu'une autre, la bonne, a été exaucée à sa place, en son absence...

 

Qu'ils soient heureux ou douloureux, ces souvenirs relatés par Elisabeth Daucourt ont le charme des époques révolues, non pas qu'elles inspirent la nostalgie, mais qu'elles ressuscitent des événements datés, que les personnages ont vécus et qui font partie intrinséquement d'eux-mêmes, indissociables de leur histoire.

 

Ces souvenirs relatés par Elisabeth Daucourt doivent également leur charme au style de l'auteur, qui sait en quelques mots, sans qu'il n'y en est d'inutiles, restituer, souvent avec poésie, les êtres et les choses, parler à l'imagination des lecteurs pour les aider à les relier les uns aux autres et leur donner une âme, qu'ils ne peuvent qu'aimer.

 

Dans Les volets clos, les lecteurs s'y croiraient dans cette ville du Tessin où Rocco descend du train: "Les rues étroites ont interdit l'accès au soleil dont quelques rayons curieux mais discrets guignent entre les toits de tuiles roses". Plus loin, ils le voient, comme s'il était sous leurs yeux, quand "il emprunte l'étroit chemin du bas, celui qui caresse le cimetière des êtres aimés à l'ombre de l'église"...

 

Francis Richard

 

Si l'on revenait..., Elisabeth Daucourt, 136 pages, Editions Encre Fraîche

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3 juillet 2015 5 03 /07 /juillet /2015 01:00
Un lieu sans raison, d'Anne-Claire Decorvet

Quelle est la frontière, souvent bien ténue, entre la folie et la normalité? Quand la folie est reconnue sans conteste comme telle, comment la soigne-t-on dans la première moitié du XXe? Comment la distingue-t-on du génie quand celui ou celle dont elle s'est emparée se révèle être un ou une artiste de talent?

 

A travers l'histoire romancée de Marguerite Sirvins (1890-1957), Anne-Claire Decorvet tente de répondre à ces questions en situant cette histoire, pour sa plus grande part, dans Un lieu sans raison, l'Asile de Saint-Alban-sur-Limagnole, c'est-à-dire dans le château des Morangiès, en Lozère, où cette femme passa les vingt-cinq dernières années de sa vie.

 

Marguerite est la fille d'Alicia, elle-même fille de bourgeois, et de Léon, ingénieur, fils de meunier. Elle a un frère aîné, Charles, et deux soeurs cadettes, Lucile et Diane. Marguerite est ambitieuse. Elle a échoué au brevet. Elle ne le repassera pas. Elle montera à Paris pour apprendre auprès des meilleurs le métier de modiste.

 

Dans ce métier, Marguerite excelle. Elle est promue vendeuse à La Belle Jardinière. Sa soeur Lucile la rejoint et exerce le métier de comptable. La guerre éclate. Pendant les hostilités, Marguerite a l'estomac noué. Sa soeur Lucile part à Mende. Cette fois, après la victoire, c'est elle que Marguerite rejoint et elle prépare là-bas un examen de comptable.

 

Quand on a vécu à Paris, le monde y est plus vaste, et les deux soeurs finissent par remonter à Paris. Marguerite se dit toutefois: "Quand la vie vous blesse, il restera toujours un asile en Lozère." Elle ne sait pas à ce moment-là combien cette parole est prémonitoire, littéralement... En attendant, elle s'émancipe et décidément "préfère les chiffres au cul serré des clientes de la Belle Jardinière"...

 

Alicia, sa mère, veut marier Marguerite, jeune femme de bonne famille, à un jeune homme, bien sous tous rapports. Prisonnier de guerre, Jules, ce cousin du notaire, en est sorti indemne, "une exception rare !". Mais Marguerite ne veut pas d'"un inconnu qui [l]'asservirait, prendrait la relève de [ses] parents, pour [lui] dicter comment s'habiller, comment penser, passer la pompe à poussière." Aussi le promis échoit-il à Lucile.

 

Las, après le mariage de Lucile et de Jules, une nouvelle tombe, qui va atteindre Marguerite profondément. Son frère, Charles, banni par ses parents pour avoir épousé Marie, enceinte de lui, qui a échappé aux combats de la Grande Guerre, meurt du typhus en Turquie, où les tirailleurs algériens, dont il fait partie, sont venus au secours des Arméniens sur mandat de la Société des Nations:

 

"Je pleure autant sur mon frère que sur mes larmes trop tardives, ma honte et ma colère emmêlées. J'avais raison d'avoir peur, car cette mort marque un point de non-retour. Mon frère va me manquer bien au-delà de ce que j'avais imaginé. Sous le coup je me plie en deux. Qui a dit que le chagrin peut rendre fou?"

 

A Paris, Marguerite est comptable chez Monsieur Lheureux, dont l'adjoint se prénomme Henri. Henri est un homme marié, mais sa femme, dit-on, est un vrai boulet. Avec Henri, Marguerite se sent bien. Sujette à de terribles migraines, elle fait de grandes marches avec lui. Un soir, Henri lui annonce qu'il va divorcer: "C'est que je voudrais t'épouser, continue Henri. Je sais que je ne t'aurai jamais autrement."

 

Alors Marguerite cède à Henri, à l'Hôtel des Arts: "Le soir je repense à Henri, couchée dans mon lit solitaire. J'ai découvert le plaisir et, du coup, le manque: abyssal, à tomber par terre. Je repense à sa peau, sa salive et ce va-et-vient très lent qui me fait sourire avant de me faire pleurer, le nez dans l'oreiller. Sans doute Henri va divorcer, mais jamais je n'aurai la liberté de l'épouser."

 

Elle ne croit pas si bien dire. Car, empressé dans les débuts, avec le temps, son amant l'est moins: "Henri m'aime à présent d'un amour tendre et serein, dont je ne veux pas, moi qui ignore la paix." Et, un jour, où il l'attend dans la chambre d'hôtel, "affalé sur un canapé, pantoufles aux pieds, comme un mari fourbu qu'il n'est pas", elle explose et saccage tout dans la chambre. Elle peut lire sa condamnation dans le regard d'Henri qui quitte les lieux,"sans un mot, sans un cri".

 

La souffrance de la rupture rend Marguerite suicidaire, mais sa première tentative au Véronal échoue. Pendant deux ans, elle change d'air à plusieurs reprises. Mais des voix la hantent, qui la traitent de salope, sans morale et sans vertu, pour s'être attaquée à un homme marié... Elle fait une deuxième tentative: "Mieux vaut se tuer deux fois: boire le poison puis sauter dans la mer et couler sans bruit". Mais elle s'endort en chemin vers la mer...

 

Elle repart à Mende, y ouvre boutique. Au bout de dix-huit mois, elle renonce. Elle retourne à Paris. Elle chasse sa soeur Diane de l'appartement qu'elles occupent ensemble. Sa mère prétend ne pas aller bien, elle se rend en Lozère. C'est un piège. Ses parents l'emmènent voir un spécialiste, qui déclare qu'elle souffre d'"aliénation mentale et dépression mélancolique".

 

A la suite de cette consultation avec cet aliéniste, Marguerite est internée contre son gré, avec l'aval de ses parents, d'abord à Font-d'Aurelle, puis, à partir du moment où son père ne peut plus payer, elle est transférée à Saint-Alban, l'asile où sont placés les pauvres du département.

 

Anne-Claire Decorvet raconte dans quelles terribles conditions vivent les patients de l'établissement, sans chauffage, sans toilettes, sans nourriture suffisante. Conditions qui empireront pendant la Deuxième Guerre mondiale, au point que d'aucuns y mourront de faim... comme dans bien d'autres établissements psychiatriques du pays.

 

Est-il étonnant dès lors que la maladie de Marguerite ne s'améliore pas pendant les longues premières années de son internement, que l'auteur décrit tantôt à la première personne, avec les yeux de Marguerite, tantôt à la troisième quand elle veut prendre de la distance? Un changement s'opérera toutefois, insensiblement, dans les dernières années.

 

A Paul Eluard , qui s'y était réfugié en 1943, on doit l'expression de lieu sans raison pour qualifier le cimetière des fous de Saint-Alban. Peu à peu, il conviendra de parler à propos de cet asile-même de "cimetière d'une vision morte de la psychiatrie". Et l'art, dans les expressions primitives employées par quelques uns de ses patients, et appréciées d'un Jean Dubuffet, y sera pour quelque chose...

 

Francis Richard

 

Un lieu sans raison, Anne-Claire Decorvet, 432 pages, Bernard Campiche Editeur   

 

Livre précédent chez le même éditeur:

 

L'instant limite (2014)

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27 juin 2015 6 27 /06 /juin /2015 22:55
Trois gouttes de sang et un nuage de coke, de Quentin Mouron

En matière d'enquête criminelle, il convient de tenir des discours rationnels. Pour être sûr de la culpabilité de quelqu'un, il faut ainsi que soient réunis les trois fameux éléments: l'opportunité, les moyens et le mobile. Qui sont, par ailleurs, autant de critères objectifs permettant d'établir des statistiques, par genres.

 

Dans Trois gouttes de sang et un nuage de cokeQuentin Mouron raconte l'enquête menée parallèlement par un shérif et un détective privé sur un meurtre horrible commis dans une rue de Watertown, ville de la périphérie de Boston. Question essentielle de ce roman: les discours rationnels ordinaires tiennent-ils devant le mode opératoire extraordinaire de ce meurtre?

 

Jimmy Henderson, septuagénaire, est un Américain on ne peut plus ordinaire: il est chasseur, il soutient l'armée, il porte des bottes de marque, il fume du tabac Marlboro et achète son fil de pêche chez Wal-Mart. Or il est retrouvé mort, assassiné de manière extraordinaire dans son pick-up Ford, la langue tranchée, les yeux crevés et les joues découpées jusqu'au ras des oreilles.

 

Alexander Marshall vit avec Laura Henderson, la fille de Jimmy, avec laquelle il s'est associé pour vendre de la came. Très vite, Alexander a des vues sur Julia, la fille de Laura. Il la mate sous la douche, lui caresse les fesses quand elle passe à proximité et, un jour, il abuse d'elle avec doigté, toujours sous la douche...

 

Au regard des trois éléments, Alexander ne peut être que coupable du meurtre de Jimmy. Il n'a pas d'alibi, il a déjà planté son couteau dans le ventre d'un type quelques années plus tôt et il sait que son beau-père va le dénoncer pour abus sexuels sur Julia. Ou, plutôt, il ne croit pas que de faire ses excuses à la gamine ou de parler à son beau-père le dissuaderont de le faire.

 

Le shérif Paul McCarthy est un shérif ordinaire, marié avec Charlène et père de Paola et d'Anna, membre actif de l'Église de la Rédemption. Franck est le patron extraordinaire d'une agence de détectives privés, qui laisse les affaires courantes à ses collaborateurs et se réserve les missions spéciales, notamment celle qu'il vient d'accomplir pour un mafieux local de Watertown, Lance Le Carré.

 

Alexander apparaissant comme un suspect trop ordinaire, le shérif et le détective privé, pour des raisons différentes, envisagent la possibilité que le meurtre ait été commis par un assassin psychopathe extraordinaire, surtout après qu'un second meurtre est commis. Le mode opératoire semble être en effet celui d'un meurtrier n'ayant agi que pour son propre plaisir...

 

Si McCarthy est effrayé par cette thèse qu'il ne peut rejeter complètement, il n'en est pas de même de Franck. Celui-ci y voit l'acte d'un défoncé ou d'un artiste qui n'a pas voulu autre chose que de se divertir un peu, d'un homme lassé, pour lequel "le meurtre, cela peut être une option": "Si la sensation était à ce prix? Le caprice n'est que le pendant de l'ennui et, comme lui, n'est ni bon ni mauvais.

 

Franck sait d'ailleurs très bien lui-même ce qu'est l'ennui. Plutôt que de rentrer à New-York, ce lecteur de l'occultiste Joséphin Peladan se distrait avec cette affaire, qui n'en est pourtant pas une pour lui, un divertissement plutôt, un caprice, de la première importance...

 

Au cours de son enquête, Franck pourra donc exercer son sens particulier de l'humour, éclater de rire à de multiples reprises, trouver que la bêtise peut être belle, se conforter dans son idéal de pureté, tirer quelques traits de cocaïne et, même, en tirer un sur l'amitié...

 

Après la déraison, la raison retrouve finalement tous ses droits, même si elle laisse quelques zones d'ombre. Au bout de trois jours d'errements le shérif et le détective privé arriveront chacun de leur côté aux mêmes conclusions. La toile de fond de cette histoire étant l'Amérique d'après la crise des subprimes, qui a laissé des séquelles contrastées.

 

Dans la périphérie de Boston, il y a ainsi des quartiers tranquilles tel que celui où habite Paul McCarthy et sa famille: "De modestes maisons mitoyennes séparées par des pelouses impeccables s'échelonnent le long de Peacock Street et de Mount Auburn. Dans les jardins fleurissent les grills chromés, les tables et les chaises en plastique, les niches en bois laqué et les balançoires réputées "sécuritaires"."

 

Mais il y a aussi dans cette périphérie des quartiers dangereux tel que celui d'où provient peut-être l'assassin et où, pour les habitants - des ivrognes, des perdus, des tout-à-fait béants -,"se réveiller, se lever, s'habiller, n'a pas beaucoup plus de sens que de mourir ou de tuer quelqu'un": "Tabasser une vieille ou s'allumer un joint, se tuer ou ouvrir une canette de Coca, kif kif."

 

Ce roman est celui des contrastes, entre les différents quartiers de la périphérie de Boston, entre les sorts échus aux différents habitants d'une Amérique post-crise des subprimes, entre les personnages ordinaires comme Paul et extraordinaires comme Franck (en quête perdue de ses semblables), entre une vilaine et trouble affaire et le style bel et précis de la narration.

 

Francis Richard

 

Trois gouttes de sang et un nuage de coke, Quentin Mouron, 224 pages, La Grande Ourse

 

Livres précédents de l'auteur, parus chez Olivier Morattel Editeur:

 

La combustion humaine (2013)

Notre Dame de la Merci (2012)

Au point d'effusion des égoûts (2011)

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23 juin 2015 2 23 /06 /juin /2015 22:55
La Miséricorde (inédit), de Jean Raspail

Dans sa collection Bouquins, les éditions Robert Laffont ont eu la bonne idée de publier en un volume six romans de Jean Raspail. Or, parmi ces six romans, il en est un qui est inédit, inachevé, situé "en lanterne rouge" du peloton. Il s'intitule La Miséricorde.

 

Pour les cinq premiers romans - Le Jeu du roi, Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie, Qui se souvient des hommes..., Septentrion, Sept cavaliers... -, je me contenterai de faire appel au préfacier de leur réédition. Il dit très bien quelle idée fixe anime l'auteur tout au long de son oeuvre romanesque, laquelle ne se résume d'ailleurs pas à ces six titres rassemblés sous le titre plus général de Là-bas, au loin, si loin...

 

Dans sa préface, pour caractériser cette idée fixe, Sylvain Tesson emploie l'expression de "désagrégation de toute chose sous la roue de l'Histoire". Devant cette désagrégation, quel est le comportement original, dépourvu de nostalgie, inventé par Raspail? "Il a choisi de veiller sur les ruines. De se faire leur serviteur. Il ne s'agit pas là de les réédifier, d'appeler à leur Restauration. Il s'agit de se tenir au chevet de l'agonie, comme une bonne fée penchée sur un mourant."

 

Puisque c'est une idée fixe, on la retrouve bien sûr dans La Miséricorde, ainsi que le comportement qui va avec. Ce livre singulier n'en mérite pas moins d'être aussi connu que le sont les cinq parus avant lui. Qu'il soit inachevé ne doit pas en effet en décourager la lecture. Au contraire. Peut-être n'en est-il que plus précieux. Peut-être en est-il mieux ainsi.

 

Jean Raspail dit dans son post-scriptum: "N'est pas Bernanos qui veut". Sans doute. Mais n'est-ce pas, de la part du romancier, et grand voyageur, excès de modestie? Il semblerait plutôt que toute fin d'un tel ouvrage est indicible, que le livre tel qu'il est se suffit à lui-même et que la Miséricorde divine doit demeurer, de toute façon, une question ouverte, sans réponse...

 

Au début des années 1950, le curé de Bief, Jacques Charlébègue, a commis un double crime, monstrueux. Il a assassiné sa maîtresse enceinte de lui, a arraché de son ventre l'enfant qu'elle portait pour la baptiser, s'est acharné sur les deux visages de la mère et de l'enfant, pour les défigurer...

 

En 1960, Mgr Anselmos le nouvel évêque de Nivoise, dont dépend la paroisse de Bief, au contraire de son prédécesseur, Mgr Perrin, ne veut pas ignorer les appels à l'aide épistolaires de Jacques Charlébègue, qui occupe la cellule 25 à la prison de Clermont-Nivoise et porte le matricule R/1042.

 

En 1954, Jérôme des Aulnais, jeune avocat, a été l'assistant du bâtonnier H. qui assurait la défense de Jacques Charlébègue. En 2001, il se trouve dans la petite ville de X., à une quarantaine de kilomètres de Périgueux.

 

Lors d'une visite touristique de l'ancienne abbatiale Saint-Saturnin, devenue église paroissiale, bien involontairement, lui qui ne s'est pas confessé depuis quarante ans, il est pris dans le mouvement des nombreux pénitents que reçoit le père Jacques en confession, tous les jours de 14 heures à 18 heures.

 

Le père Jacques officie dans "un vieux confessionnal, un vrai, rescapé du vandalisme clérical des années soixante et soixante-dix, en bois sombre ornementé, la petite cabine du prêtre au centre, fermée par une porte à barreaux serrés qui ne laissait rien voir de l'intérieur, et les deux cellules des pénitents, de chaque côté, dissimulées par un rideau opaque qu'il fallait écarter pour entrer".

 

Quand arrive son tour de déposer son paquet, Jérôme des Aulnais entend la voix du prêtre et a une surprise intense. Car, cette voix, même altérée par l'âge, il la connaît. C'est celle du curé de Bief, telle qu'il l'a entendue quarante-sept ans plus tôt à la cour d'assises de Bordeaux...

 

Dans Le journal d'un curé de campagne, Georges Bernanos écrit: "Le mauvais prêtre est un monstre. La monstruosité échappe à toute commune mesure. Qui peut savoir les desseins de Dieu sur un monstre? A quoi sert-il? Quelle est la signification surnaturelle d'une si étonnante disgrâce?"

 

Ce passage, cité par Jean Raspail, résume bien les questions que pose la monstruosité de ce prêtre, qui n'est plus le même longtemps après. La Miséricorde peut-elle s'étendre à un tel monstre, que Mgr Anselmos tente pourtant de comprendre quelques années seulement après ses crimes de sang? Il s'adresse alors à son vicaire général, l'abbé Jacquelein, en ces termes:

 

"L'abbé Charlébègue aurait pu quitter sa paroisse, s'enfuir avec la jeune fille enceinte, s'établir quelque part, inconnu chez les inconnus, travailler. Vous savez aussi bien que moi que l'Eglise ne l'aurait pas totalement abandonné. On s'efforce de reclasser les prêtres défroqués, qui sont sans armes contre l'existence. On limite leur déchéance. Mauvais prêtres, on les aide à devenir des hommes dignes. C'est cette dignité au rabais que le curé de Bief a refusée. Par amour et par crainte de Dieu, il a tué, pour tenter d'effacer aux yeux des hommes la faute d'un prêtre de Dieu."

 

Francis Richard

 

Là-bas, au loin, si loin..., Jean Raspail, 1172 pages, Bouquins Robert Laffont


Rééditions précédentes:

 

Le Camp des Saints (2011) Robert Laffont

Les veuves de Santiago (2011) Via Romana

 

PS

Ce roman est paru aux Équateurs le 1er mai 2019:

La Miséricorde (inédit), de Jean Raspail
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21 juin 2015 7 21 /06 /juin /2015 19:45
Des ombres, d'Alexandre Correa et Patrice Schreyer

Le débat continue entre nature et culture. Au nom de la nature mythifiée, faut-il rejeter la culture? Et qu'est-ce que la culture, au fait? Dans Des ombres, Alexandre Correa, pour le texte, et Patrice Schreyer, pour les photos, relancent ce débat en le poussant à l'extrême, ce qui est un bon moyen de... relativiser.

 

La démarche, en tout cas, est originale. Conformistes, s'abstenir. En effet il y a interaction entre l'écriture et les images, en noir et blanc comme dans un vieux film. C'est un peu comme l'oeuf et la poule. On ne sait pas lequel ou laquelle précède l'autre.

 

Alexandre s'inspire tout du long de ce récit décousu, et fier de l'être, des photos que réalise Patrice de son côté. Mais l'inverse n'est-il pas vrai? Pour pousser le bouchon un peu plus loin et conforter le lecteur dans son intranquillité, les auteurs ont renoncé à la pagination de leur oeuvre commune...

 

Cela ne devrait désorienter le lecteur que s'il n'a pas la notion des volumes, ce qui est regrettable en matière de littérature... Pour le guider, certes, il y a un sommaire, en tête du livre. Il donne quelques indices.

 

Dans un livre classique, le sommaire comporterait les titres des chapitres, alors qu'il serait plutôt ici l'indication des thèmes abordés et pris à chaque fois dans le tourbillon de l'ensemble. Ce n'est pas pour rien que leur titre générique est Fragments. Les pièces du puzzle, en quelque sorte.

 

Même si les notions de chronologie et de repères sont absentes, il y a tout de même une progression approximative de l'intrigue, qui se situe sur notre planète, entre le temps des hommes des cavernes et le nôtre, proche du nôtre en fait, mais relié aux origines. Ce qui nous avance beaucoup...

 

Angel a constitué peu à peu une meute qui comprend quatre membres à part entière et continus, enfin si on veut: lui-même, chef aux oreilles décollées et à l'autorité incertaine, certainement pas naturelle, César, le sous-chef qui n'est pas souvent d'accord avec Angel mais qui est pleutre avec lui, Markus, qui est au sens propre le souffre-douleur d'Angel, et Isabella, la femelle du chef...

 

Angel critique le système, sans autre précision. Pour lui le temps est venu de bouger, de passer à l'action. Et il entraîne les membres de la meute à agir, c'est-à-dire qu'il en fait une bande de braqueurs, carburant à la bière, ne respectant rien, ni les biens ni les personnes, et complices de son escalade de violences et de méfaits.

 

Pour justifier cette escalade, Angel se gargarise de mots: "Détruire le système, voler quelque chose qui a été acquis par le vol, ce n'est pas du vol, s'attaquer aux pions, à ces pions qui ont l'air de rien, mais qui constituent les briques indispensables à cette construction ennemie, vivre libre, fermer les yeux c'est être complice, travailler c'est accepter l'aliénation, etc."

 

Comment a-t-il conçu sa bande, sa horde, sa meute? "J'ordonnerai et ils suivront. Ils seront ma main, ma gueule, mes crocs. Et nous tuerons, nous attaquerons. Et nous vivrons ainsi, dans la violence de la vie. Nous serons la nature qui se rappelle à la civilisation et qui chuchote à l'oreille des hommes des mots terrifiants, l'haleine chargée de l'odeur âcre du sang chaud."

 

Quand Angel parle de nature et d'animalité, en réalité il s'en éloigne: "Les mots séparent. Les mots sont des appels au secours, et derrière chaque mot, il y a une séparation une déchirure. Aucun animal ne s'est jamais réjoui de lancer une grenade ananas sur un convoyeur de fonds. Seul un humain peut le faire. Et plus Angel croit se rapprocher de la nature, plus il s'enfonce dans une humanité qu'il a l'impression de fuir."

 

Mais est-ce bien encore de l'humanité dont il s'agit? Evidemment considérer que les êtres humains ne sont que des amas d'atomes ne contribue pas à leur donner une quelconque dignité, laquelle n'est inaliénable et spécifique que dans la conception judéo-chrétienne...

 

Se bercer ainsi d'illusions sur la conformité d'une telle bestialité avec la nature ne peut que mal finir et cela finit d'ailleurs mal. Mais cette fin elle-même est illusion. Et les auteurs font reprendre pieds sur terre au lecteur à la toute fin. Ouf! Le lecteur a eu chaud. Il peut respirer. L'escalade est terminée...

 

Il peut se rappeler, alors, avec plus de tranquillité, par exemple, un passage du texte qui l'a ému, lecture faisant:

 

"Rampante et fluide, comme un liquide mielleux, la lumière s'écoule et recouvre doucement les rues et les maisons, les voitures et les passants, les pâturages et les forêts avoisinantes. La lumière chaude, presque orange, découpe chaque relief, chaque brin d'herbe et révèle les couleurs du monde tout en plongeant  certaines zones dans l'ombre ou l'obscurité, et cette obscurité ne constitue pas une menace, mais bien plutôt une promesse, des milliers de promesses, des couleurs en attente."

 

Ou encore une photo qui l'a fait rêver, au détour d'un texte:

Des ombres, d'Alexandre Correa et Patrice Schreyer

Aussi, une fois accomplis ces retours textuels et visuels, indispensables, le lecteur peut-il refermer ce livre inclassable, et dérangeant, avec quelque sérénité, et quitter ce monde des ombres pour revenir à celui des lumières.

 

Francis Richard

 

Des ombres, Alexandre Correa & Patrice Schreyer, 240 pages, Torticolis et Frères

 

Livre précédent d'Alexandre Correa chez le même éditeur:

 

Des villes (2014)

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16 juin 2015 2 16 /06 /juin /2015 22:55
Le tour du quartier, de Pierre de Grandi

Quand on veut mieux cerner le monde qui nous entoure, rien de tel que de chausser d'autres lunettes que les siennes pour l'observer. Ces autres lunettes permettent en effet de voir ce monde ... autrement. Une lapalissade...

 

L'expression de lunettes est bien entendu métaphorique. En fait, on prend la place, par exemple, d'un étranger qui découvre notre monde avec ses yeux et avec les préjugés de son monde à lui. Voltaire a utilisé ce procédé avec son huron dans L'ingénu et Montesquieu avec ses persans dans Les lettres persanes.

 

Dans Le tour du quartier, Pierre de Grandi regarde le monde de quelques humains à travers les yeux d'un être qui leur est encore plus étranger, puisque ce sont ceux d'un chien. Et il ne tombe pas dans un anthropomorphisme facile, sinon par obligation de raconter ce qu'il voit par la voix de ce canidé, non dépourvu d'humour.

 

Le chien est on ne peut plus chien. Bon, c'est un chien domestique, très attaché, dans plusieurs acceptions du terme à sa patronne, une belle blonde qu'il appelle Chérie et qui sort avec Albert. Il l'aime en effet suffisamment pour ne pas prendre sa laisse en grippe.

 

Ce chien est un chien sur mesure, "à la fois fidèle et indépendant, exclusivement dédié à sa personne quand elle le souhaite et totalement autonome pour ne pas la gêner lorsqu'elle est occupée". Quand Chérie l'emmène promener il ne tire pas sur sa laisse comme nombre de ses congénères. En contrepartie il a toute latitude, à d'autres moments, pour faire le tour du quartier.

 

Le kiosque du père Gilbert, le parc municipal, un abribus etc. se trouvent sur son circuit. Pour communiquer avec les autres canidés, et notamment avec sa chienne préférée, il lève la patte et envoie son jet, chemin faisant, à des endroits propices.

 

Ces véritables conversations canines font appel à la truffe. Le vocabulaire comprend ainsi, pour un chien lambda, une soixantaine d'idéogrammes: "En faisant remarquer que les chiens ont eux aussi des moyens de communication structurés, je réalise qu'il y a un peu d'humain dans le chien. Ça me rassure, car j'avais déjà observé qu'il y a pas mal de chien chez l'humain."

 

Lors de ses escapades, le chien fait la connaissance un jour d'un type allongé sur un banc dans un square. Le lendemain il le revoit. Une complicité s'établit entre eux. Les jours suivants, ce type ne revient pas.

 

Mais le chien le revoit un jour alors que Chérie l'a emmené faire un tour du côté du canal. Un coup de vent et la casquette du type s'envole et tombe à l'eau. Le chien va la chercher et la rapporter à l'inconnu, qui le devient de moins en moins pour lui.

 

Un autre jour, alors que bravement il est monté en douce dans un bus pour suivre la trace odorante de sa chienne préférée, le chien se retrouve en bord de mer, y rejoint sa belle et batifole avec elle.

 

Au retour de la plage il aperçoit le même type, rencontré plusieurs fois déjà, à la terrasse d'un restaurant en conversation avec une jeune dame. Pour attirer son attention, le chien ramasse le stylo que le type a fait tomber quand la jeune dame est arrivée...

 

Le type et le chien arrivent à converser ensemble. Le type a compris qu'il lui faut lui poser des questions fermées auxquelles le chien peut répondre en exécutant les mouvements de la tête que les humains exécutent pour dire oui ou pour dire non. Puis, comme il est tard, le type dépose la jeune dame devant chez elle et le chien en ville où il devait retourner.

 

Toutes ces rencontres ne peuvent être le fruit du hasard et sont des signes du destin. On doit toutefois patienter jusqu'à un peu plus des deux tiers du livre pour commencer à entrevoir le fin mot de cette histoire racontée jusque-là du point de vue d'un chien. Et le dénouement confirme que le type et le chien font décidément la paire.

 

Pendant une bonne partie du livre, donc, on veut bien croire qu'il s'agit d'un pur récit canin, même si l'on est confronté à quelques invraisemblances, parce que, dans l'ensemble, c'est très bien vu. Mais réalité et imaginaire finissent par se confondre et contribuer à la confusion des genres...

 

Comme c'est non seulement très bien vu, mais très bien écrit, on ne se demande pas, avec l'auteur, pourquoi il continuerait à écrire, et on se contente du plaisir qu'il y a à le lire. Comme lorsqu'il fait la description d'un "bénitier végétal":

 

"Deux grosses carpes se promènent cérémonieusement. Un héron bat des ailes et s'élève, s'éloigne étrangement de l'eau pour aller se placer sur une haute branche. Les arbres qui se partagent le ciel tout autour de l'étang reflètent leur exacte réplique sur la surface lisse de l'eau. Un couple de canards se dandine sur le sentier de terre, l'un derrière l'autre, dodelinant d'une tache d'ombre à un éclat de lumière. Ils se rejoignent dans une grande flaque de soleil: le colvert grimpe sur sa cane et la besogne en  lui pinçant de son bec tantôt le sommet du crâne, tantôt la base du cou, le temps qu'une libellule bleue en rejoigne une autre, identique, et que toutes deux disparaissent dans une zone d'ombre."

 

Francis Richard

 

Le tour du quartier, Pierre de Grandi, 244 pages, Plaisir de lire

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11 juin 2015 4 11 /06 /juin /2015 22:30
Au-delà de 125 palmiers, de Pauline Desnuelles

"Léopold compte les palmiers, passé 125 il se lasse, nous commençons alors à les décrire..."

 

Pour s'occuper, pourquoi ne pas compter les palmiers pendant qu'on roule longuement, direction les Pyrénées Orientales? On compte bien les moutons, dit-on, pour s'endormir...

 

Dans son roman, Au-delà de 125 palmiers, Pauline Desnuelles raconte l'échappée belle d'une jeune mère, Alma Montes, à peine quarante ans, avec son garçonnet, Léopold, à bord de son vieux Scénic, destination le Languedoc-Roussillon.

 

Le mari d'Alma est un scientifique méticuleux, un taiseux. Il est parti en expédition dans l'Antarctique. Et cette expédition doit durer de longues semaines. Il a laissé derrière lui femme et enfant. Depuis, il communique laconiquement avec eux, par mails ou par téléphone.

 

Paul et Alma sont on ne peut plus dissemblables. Alma décrit en ces termes ce qui la distingue de ce roi du silence, avec lequel elle est mariée depuis dix ans et que, finalement, elle connaît mal: "Lui, le plongeur de fond, moi le reflet en surface"...

 

Alma fait chez elle des relectures et des réécritures de textes: "Lorsque je me suis engagée dans cette voie, je pensais y trouver une certaine liberté, l'idée d'échapper aux monotones horaires de bureau et de transporter mon ordinateur au gré de mes désirs me séduisait."

 

Elle a vite déchanté: "Finalement, je me sens prisonnière, enchaînée à cet écran qui me suit comme une pensée sombre... Et la mastication des mots des autres, la rumination de leur substance indigeste, altèrent mon mental déjà trop enclin à ressasser ce qui lui tombe sous la main."

 

Ce qu'elle voudrait? "Je voudrais formuler une pensée qui me soit propre. A moi. Née d'un lobe de mon cerveau. Trouver les mots justes pour dire ce qui m'habite." C'est ce qu'elle fait en se faisant narratrice de cette escapade avec son fils chéri, vers des contrées ensoleillées.

 

Avant même que ne commencent les vacances scolaires, Alma a en effet décidé d'emmener Léopold, en bord de mer, dans la maison familiale où elle a passé ses vacances d'enfant et d'adolescente. Un retour aux sources buissonnier en quelque sorte. Dans ce cadre de rêve, elle se met à penser qu'elle doit changer de vie et cesser d'attendre Paul:

 

"Reprendre pied dans ma vie, au lieu de me dessécher devant mon écran. J'ai eu si peur ces dernières années. Peur de ne pas avoir d'enfant, peur de ne pas être une bonne mère, peur d'être délaissée par mon mari. Il est temps de passer à autre chose."

 

Et elle passe à autre chose le temps d'une fin de printemps et d'un début d'été. Elle n'a pas à aller bien loin. Voisin de la maison de famille, habite Althus Payral, vieil intellectuel déchu, qui a connu les honneurs et qui semble être devenu un ermite bien taciturne. Un lien se tisse entre lui, Alma et Léopold.

 

Le fils d'Althus, Gaspard, lui rend visite de temps en temps, quand il déserte Barcelone et son ex, Luna, toujours gosse à quarante ans, et qu'il tire encore souvent d'embarras. C'est ainsi que Gaspard et Alma finissent par se rencontrer et font davantage connaissance l'un de l'autre, par affinités.

 

Avec Gaspard, Alma est heureuse. Avec lui, elle est souriante, épanouie. Léopold trouve sa maman vraiment belle et en aime d'autant plus Gaspard qu'il règne entre eux une grande complicité. Mais, sous ces cieux cléments, le temps passe vite à s'aimer, à se baigner, à faire des balades ou de la planche à voile... La rentrée scolaire est bientôt là.

 

Paul a rejoint leurs pénates urbaines et il attend Alma et Léopold. Seulement, rien ne pourra plus être comme avant. Cette escapade n'aura-t-elle été qu'une parenthèse dans la vie d'Alma et de Léopold? En tout cas, avant de rentrer, elle rassure son amour de fils:

 

"Paul et moi nous sommes éloignés quelques temps, ça arrive. Peut-être que tout va s'arranger à notre retour. Et si ce n'est pas le cas, hé bien, ce n'est pas la fin du monde. Loin de là. Je t'aime, ton père t'aime, ça, c'est quelque chose d'éternel."

 

Pauline Desnuelles dédie ce récit à son père qui a le goût des mots et à sa mère qui a le goût des autres. Elle est leur digne héritière parce que, dans ce livre solaire, elle fait montre à son tour de goûts prononcés pour... les mots et les autres.

 

Francis Richard

 

Au-delà de 125 palmiers, Pauline Desnuelles, 112 pages, Rémanence

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10 juin 2015 3 10 /06 /juin /2015 22:30
Une nature Veytaux Chillon, de Pierre Stringa

En peinture, les points de couleur, qui de loin se fondent pour former une image, ont donné son nom au pointillisme. En photographie, les pixels, de manière analogue (sic), ont donné son nom à l'image numérique. En littérature, quel nom faudrait-il donner au monde que de petites nouvelles et des encres juxtaposées reconstituent pour former un tout? Peu importe ce nom, après tout...

 

Quoi qu'il en soit, Pierre Stringa, dans Une nature Veytaux Chillon, beau livre sur papier couché, façonne ainsi par l'écriture et le dessin, tout un monde, celui de la commune de Veytaux, sur laquelle se trouvent une nature, un village et un château, c'est-à-dire tous les ingrédients susceptibles de faire rêver en prenant pour point de départ la simple réalité.

 

Dans l'avant-propos de l'ouvrage, Pierre Stringa, en donnant la parole à son fils Carel, neuf ans, prévient que le regard sur les êtres et les choses qu'il portera, dans les pages qui suivent, sera celui d'un enfant, c'est-à-dire tantôt sérieux, tantôt rêveur, sans s'encombrer de mots inutiles, comme Carel, qui, à la réflexion, en écrivant une petite histoire, biffe un adjectif superflu.

 

Une nature? Un sauvageon s'asseoit à proximité de son ami fidèle, son conseiller: "Cerclé d'herbes, échine plissant sous l'effort, crâne affleurant au creux du chemin, arcades saillantes cachant une lueur sombre, défenses à demi ensevelies dans l'humus, trompes repoussant les roches autour d'elles, affleure l'arbre-éléphant".

 

Un village? Un homme sacrifie au rite, depuis des années, de "l'observation méticuleuse de la terrasse verdoyante de l'Hôtel Masson", sis dans le bourg veytausien: "Il cartographie dans sa mémoire chaque épanchement de fleurs, chaque déplacement de rameaux, chaque nouvelle pousse, chaque rejet dans cet univers de verdure artificiel."

 

Un château? Paul aime les vieilles pierres, Madeleine l'en taquine. Paul lit puis remet en place un papier dans une fente, entre deux linteaux, de la porte du Château de Chillon, dans la cour duquel se trouve un "groupe de Japonais tous appareils photo dehors". Paul n'entend pas grand-chose à l'art contemporain qui s'expose, en face, dans le Fortin de Chillon, Madeleine elle le prend très au sérieux...

 

Les encres représentent au premier plan des arbres, un torrent, des maisons, un escalier, une pile de pont. Nombre d'entre elles ont pour toile de fond des cartes. Certaines même ne sont que cartes, vues de haut et de biais. Un vieil homme, s'adressant à Paul et Madeleine, leur dit, en leur en dédicaçant une, que Paul reconnaît pour avoir acheté la même le jour précédent:

 

"Pensez que le principe majeur de la cartographie est la représentation de données sur un support réduit représentant un espace généralement tenu pour réel."...

 

Francis Richard

 

Une nature Veytaux Chillon, Pierre Stringa, 48 pages, BSN Press

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8 juin 2015 1 08 /06 /juin /2015 22:55
(Photos de Samuel Rubio)(Photos de Samuel Rubio)

(Photos de Samuel Rubio)

31 mai 2015, au milieu d'une douce après-midi printanière, à Genève.

 

La quatorzième édition du festival Fureur de lire 2015 touche à sa fin. Une des dernières lectures est une lecture musicale, énamourée... Elle a lieu à L'Abri, place de la Madeleine, ancien abri anti-aérien, réalisé dans les années 1940 et transformé en centre culturel pour jeunes talents. Il y fait frais ce jour-là...

 

Les textes de Mourir et vivre d'amour sont de Mélanie Chappuis, extraits de ses livres, Frida, Des baisers froids comme la lune, Maculée conception, L'empreinte amoureuse, ou inédits, écrits pour l'occasion. Les musiques sont des airs d'opéra, interprétés par la soprano Doris Sergy et, au piano, par Alain Porchet.

 

Les cent vingt places de la salle de spectacle sont vite occupées. Il faut aller chercher d'autres chaises. Certains spectateurs, arrivés juste à l'heure, doivent faire bon coeur contre  mauvaise fortune de rester debout. Le spectacle peut commencer dans une salle à l'acoustique... anti-aérienne.

 

Mélanie Chappuis s'est installée à une table. Devant elle, un laptop, sur le clavier duquel, quand elle ne lit pas, elle joue avec les touches de caractères, qui crépitent, tandis qu'à l'autre bout de la pièce, Alain Porchet joue avec les touches de notes d'un autre clavier, celui de son piano.

 

Doris Sergy fait le lien entre ces deux mondes de la musique et de la littérature, en ayant choisi de courts extraits d'arias de Verdi, Puccini, Mozart, Cilea, Purcell, Bizet, Haendel, Donizetti, Chabrier, Berlioz, Gershwin, qui correspondent le mieux aux textes et en jouant de cet autre instrument qu'est sa voix, qu'elle sait adapter à l'inadéquation des lieux. 

(Photos de Samuel Rubio)(Photos de Samuel Rubio)

(Photos de Samuel Rubio)

La mort et l'amour ont non seulement des consonances entre eux, mais se côtoient et se frôlent dans une sorte de frénésie sensuelle. La souffrance n'est jamais bien loin, qui précède souvent l'une, si elle est inséparable de l'autre, le cerne et lui apporte sa sève.

 

Qu'il s'agisse des textes de Mélanie Chappuis, qui font pénétrer dans l'intimité des amants, jusque dans leur petite mort, ou des arias, qui proclament tout haut leurs émois, ces thèmes de l'amour et de la mort, de la mort et de l'amour, indissolublement liés, sont inépuisables.

 

Dans les textes de Mélanie Chappuis, le tragique de l'amour est bien présent:

 

"Surtout ne te console pas avec l'espoir. L'espoir ne fait que prolonger l'agonie."

 

"C'est trop difficile pour une morte de prétendre être vivante."

 

"Quand on aime on préfère souffrir d'aimer que de ne plus aimer."

 

Mais il ne l'est pas moins dans les arias, choisies pour leur correspondance avec eux. N'est-il pas question de supplier Dieu dans Pace, pace, mio Dio, extrait de La Forza del Destino de Verdi, d'espoir illusoire dans Un bel di vedremo, extrait de Madame Butterfly de Puccini ou d'arracher le coeur au traître dans Ah! Chi mi dice mai, extrait de Don Giovanni de Mozart?

 

Le frôlement entre mort et amour se retrouve dans Quando men vo, extrait de La Bohême de Puccini et dans Poveri Fiori, extrait d'Adriana Lecouvreur de Cilea, qui se termine par "bacio di morte, bacio d'amor"...

 

Aussi Doris a-t-elle demandé à Mélanie de compenser quelque peu ce tragique par un zeste de comédie. Et c'est ainsi qu'elle évoque cet amant qui, "lorsqu'il a froid aux pieds et que ça l'empêche de dormir", "enfile une grosse paire de chaussettes"...

 

Dans un autre texte, elle donne la parole à un amant qui se remémore poétiquement sa belle: "Je ne pensais qu'à la prendre et la reprendre. J'aurais aimé la surprendre aussi...".

 

Et, dans un autre texte, dionysiaque, une femme ouvre ses fenêtres sur le printemps et cela lui donne des idées, si j'ose:

 

"Il fait beau, j'ai envie de plonger dans un homme, je suis chaude comme le soleil, fébrile d'attente bien récompensée, j'ai envie de salsa et de musique brésilienne, je me sens chienne en chaleur, ça ne se fait pas de se sentir comme ça, c'en est encore meilleur."

(Photos de Samuel Rubio)(Photos de Samuel Rubio)

(Photos de Samuel Rubio)

"L'une pâle aux cheveux de jais, et l'autre blonde"

 

Comment ne pas songer à ce vers de Paul Verlaine en voyant et en écoutant ces deux belles femmes, complices, Doris et Mélanie, qu'opposent pourtant le physique et la voix. Car il y a de la puissance dans la voix de soprano de Doris et de la fragilité dans celle de Mélanie, ce qui ne nuit pas, au contraire, à sa tessiture.

 

Mélanie est tout aussi sensuelle que son amie Doris. Mélanie sait allonger langoureusement, de côté, son bras gauche bien à plat sur la table, tout en lisant, Doris sait enfiler une paire de chaussures rouges à talons aiguille avec une gestuelle bien charmante tout en chantant...

 

Mélanie et Doris sont devenues amies en préparant cette représentation artistique d'un haut niveau. Aussi les spectateurs ne sont-ils pas autrement surpris qu'elles s'étreignent à l'issue de ce bonheur partagé pendant une petite heure. Aussi les spectateurs, conquis, leur réservent-ils une ovation qui dure cinq bonnes minutes...

 

Ce spectacle est une réussite incroyable: il n'a pas souffert le moins du monde du peu de temps consacré à sa préparation. C'est dû, bien sûr, à la bonne entente qui règne entre Mélanie, Doris et Alain, et à leur talent, mais aussi à la qualité des textes choisis par Mélanie et à celle des arias choisies par Doris, qui, entre parenthèses, montre, comme Alain d'ailleurs, toute l'étendue de son répertoire musical.

 

Il est donc souhaitable que le trio ne se contente pas de ce coup d'essai qui fut un coup de maître et qu'il en fasse profiter bientôt d'autres amateurs de littérature et de musique, en d'autres lieux, en d'autres temps.

 

Francis Richard

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7 juin 2015 7 07 /06 /juin /2015 14:00
"Alyah" d'Éliette Abécassis

Survenant après le martyr d'Ilan Halimi à Bagneux en 2006,  après le massacre à l'école Ozar Hatorah de Toulouse en 2012, après la tuerie au Musée Juif de Belgique à Bruxelles, au printemps 2014, après les manifestations antijuives à Paris, à l'été 2014, le massacre de l'Hypermarché Cacher à Paris le 9 janvier 2015 a été vécu comme un ultime traumatisme par la communauté juive de France.

 

Dans son dernier livre, Alyah, Éliette Abécassis, raconte ce traumatisme, tel qu'il touche Esther Vidal. Il n'y a pourtant pas plus française qu'Esther. Elle est née en France et elle enseigne le français à l'école publique:

 

"Mes photos de famille à moi sont celles des livres. Pourquoi lit-on? Pour se construire une mémoire collective, une mémoire commune. Un terreau imaginaire, un pays virtuel. Une mythologie intime et collective."

 

Elle aime la France de manière charnelle (la généalogie prouvera qu'elle est même plus française que bien d'autres) et intellectuelle:

 

"Je me souviens de la Normandie par Jules Barbey d'Aurevilly, de la Bretagne par René de Chateaubriand, de la Provence par Marcel Pagnol. Le Lys dans la vallée, c'est mon adolescence. Les arbres, les fleurs, les grandes prairies, tout cela me ravit lorsque je vais en Touraine."

 

Elle ajoute, plus loin: "Le jardin de France est un endroit apaisant, avec ses petits ponts de pierre et ses demeures bien défendues, ses vallées, ses vignobles, sa quiétude à nulle autre pareille."

 

C'est pourquoi Esther ne comprend pas le rejet dont elle est l'objet de la part de certains de ses élèves pour la seule raison qu'elle est juive. Quand elle visite sur Internet certains sites antisémites, dont l'antisémitisme se dissimule souvent derrière un antisionisme alibi, elle est profondément blessée:

 

"Il y a quelques années, j'étais sereine, légère. Il y a quelques années, je ne me savais pas en exil sur ma terre natale."

 

Tout au long du livre, ce traumatisme est présent. Il empoisonne même la vie personnelle de cette jeune divorcée, mère de deux enfants. Car elle fréquente Julien, célibataire, descendant d'un Juste, et Stéphane, marié, juif comme elle. Ce qu'elle dit à propos de La Princesse de Clèves, quand elle le commente en classe ne s'applique-t-il pas à elle?

 

"Il est plus difficile d'aimer que d'être aimé. Quand on aime, on s'expose à souffrir."

 

Quoi qu'il en soit, Julien lui fait cette belle déclaration: "Tu ne sais pas quelle importance tu as pour moi. Peu importe que je te voie ou pas, que tu aies quelqu'un ou pas, peu m'importe. Le seul fait que tu existes me ravit et si tu décides de me rejoindre, sache que je serai le plus heureux des hommes."

 

Quant à Stéphane, compte tenu des circonstances, elle lui demande s'il ne veut pas partir pour Israël: "Faire ton alyah. Ce qui signifie "montée" en hébreu. C'est ça, monter vers la terre promise, celle de nos ancêtres, celle où il est possible d'être juif. Plus qu'un refuge: un projet, un idéal, une réalité maintenant."

 

Très spontanément, le 11 janvier, Esther a manifesté dans les rues de Paris. Mais elle a ressenti très vite un malaise. Les gens manifestaient pour honorer la seule mémoire des victimes du 7 janvier 2015, celles de Charlie Hebdo:

 

"Tout d'un coup, je me suis posé la question: "Est-ce que tous ces gens seraient descendus dans la rue si on n'avait tué que des juifs?" "

 

Les manifestants disaient :"Je suis Charlie", mais ils ne disaient pas: "Je suis juif", comme Yohan Cohen, Philippe Braham, François-Michel Saada ou Yohav Hattab, les victimes du 9 janvier (ils ne disaient pas davantage: "Je suis Clarissa", la victime du 8 janvier...).

 

A la suite des récents événements et du nouveau contexte, la réponse des juifs de France n'est pas unique. D'aucuns resteront quoi qu'il advienne dans ce pays qui est le leur, d'autres le quitteront pour anticiper un départ qu'ils auront jugé inéluctable. Mais, quelle que soit leur réponse, ils pourront dire:

 

"Nous ne sommes pas des exilés, nous sommes des errants. L'exilé, loin de chez lui, est en attente du retour, mais le nomade n'est jamais vraiment chez lui, il se promène sur la terre sans idée de conquête, à la recherche d'un endroit différent. Et dès qu'il l'a habité, il lui faut partir ailleurs."

 

A moins, peut-être, qu'il ne fasse son alyah, non plus seulement spirituellement, mais physiquement, et qu'il ne signe alors la fin de son errance...

 

Francis Richard

 

Alya, Éliette Abécassis, 256 pages, Albin Michel

 

Livres précédents de l'auteur chez le même éditeur:

 

Et te voici permise à tout homme (2011)

Le palimpseste d'Archimède (2013)

 

Éliette Abécassis parle de son livre sur le site d'Albin Michel:

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3 juin 2015 3 03 /06 /juin /2015 22:55
"Sorbet d'abysses" de Véronique Emmenegger

Dans le langage courant, la sénilité est un terme qui recouvre nombre d'atteintes aux facultés physiques et psychiques, telles les maladies dégénératives, aux origines toujours inconnues, et incurables. Parmi ces dernières, les maladies d'Alzheimer et de Parkinson affectent surtout le cerveau, donc la mémoire et le langage.

 

Sorbet d'abysses, le dernier roman de Véronique Emmenegger commence par l'annonce, faite sans ménagement, à Shirley, par le docteur Crohn, en présence de son mari, Egault Lévy, qu'il est atteint par l'une ou l'autre de ces deux dernières maladies. Ce sera, après examens approfondis, celle de Parkinson...

 

Il va de soi qu'Egault Lévy lui-même est le premier à douter du bienfondé de ce diagnostic précoce. Que lui, le philosophe célèbre, soit atteint d'une démence sénile à évolution lente, paraît improbable, même si quelques souvenirs de sa femme semblent le confirmer et que les premiers examens en corroborent les symptômes.

 

En tout cas, cette sombre nouvelle atomise Shirley.  Qui en informe ses trois enfants, Donatien, Sixtine et Olga, lesquels restent sans voix. Mais tous les résultats sont contre Egault. Et, d'ailleurs, peu à peu, la santé d'Egault se dégrade et la vie de la famille de ce grand esprit tyrannique va en être bouleversée.

 

A dix-huit ans, Shirley avait été engagée comme traductrice par Egault, alors qu'il était conférencier international. Puis il l'avait épousée et, aujourd'hui, "mère d'enfants adultes, elle était [...] à la fois sa traductrice, sa secrétaire, sa femme de ménage"... Femme soumise, elle n'aurait pas imaginé auparavant un seul instant de se rebeller contre lui, qui avait pourtant traumatisé ses enfants.

 

Donatien avait été considéré par le pater familias comme "perdu pour la société", parce qu'il préférait lire des BD, puis des livres sur les étoiles, à Eschyle ou à Zénon. En fait, par la suite, en cachette, il allait lire les livres de philosophie dont son père voulait lui imposer la lecture et devenir professeur de français...

 

Olga avait été considérée par lui comme une traîtresse, parce que cette petite confidente était revenue un jour ses belles boucles blondes teintes en noir et, un autre jour, l'avait nargué avec son dos dénudé faisant apparaître, en haut à droite, un tatouage sur son épaule fine...

 

Quant à Sixtine, Egault était volontairement injuste avec elle, pour lui apprendre à vivre, en quelque sorte... A Noël, il lui ne faisait jamais de cadeaux personnels comme il en faisait à Olga. Elle devait se contenter de cadeaux "à mettre en commun avec sa soeur"...

 

Ce qui avait sauvé ces enfants "magnifiques, puissants, beaux, prometteurs" de l'emprise de ce "sous-développé du sentiment", c'était justement d'avoir poussé "livrés à eux-mêmes avec pour seul bouclier de papier leur intelligence du coeur".

 

Dans ce roman, Véronique Emmenegger emmène la famille Lévy jusqu'au bout des abysses auxquels conduit la maladie de son chef, Egault, qui en a un surdimensionné. Son récit, très documenté sur les progrès de cette terrible maladie, est nourri de réflexions philosophiques et d'observations sur le langage, qui sont judicieuses pour éclairer le sort d'un tel personnage.

 

Une telle maladie, qui touche le plus accaparant d'entre eux, ne peut évidemment pas laisser indemnes les autres membres d'une famille. Tous ensemble, leur humour et leur solidarité aidant, ils vont pourtant sortir grandis de cette épreuve, à l'issue inéluctable. Sans doute, justement, grâce à leur intelligence du coeur.

 

Ceux qui aiment bien les histoires qui finissent bien, seront ravis par le tour inattendu et heureux que celle-ci prend, de même qu'ils apprécieront les moments drôlatiques que toute démence ne peut manquer de susciter en cours de récit.

 

Ce sorbet, aux multiples parfums, ne laisse pas un goût amer. Il laisserait plutôt un sentiment de plénitude parce qu'il aborde bien des aspects, fastes et néfastes, de la vraie vie, sans jamais tomber dans le pathos, la solution de facilité...

 

Francis Richard

 

Sorbet d'abysses, Véronique Emmenegger, 272 pages, Editions Luce Wilquin

 

Livre précédent chez la même éditrice:

 

Coeurs d'assaut, 182 pages (2013)

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31 mai 2015 7 31 /05 /mai /2015 22:50
"Des geôles" de Jean-Yves Dubath

L'univers carcéral est une source intarissable d'inspiration. Le dernier livre de Jean-Yves Dubath, Des geôles, s'en inspire mais d'une manière originale. En effet il parle moins du monde de la prison proprement dit que de protagonistes qui ont partie liée avec lui et qui en subissent l'influence.

 

Ces protagonistes sont au nombre de trois: un prisonnier, Albert Wasser, un visiteur de prison, le docteur Raoul Aeschlimann - tous deux ont en quelque sorte, fruit de leurs rencontres, de l'affection l'un pour l'autre -, et une assistante sociale, Brigitte Rietberger.

 

Albert Wasser a tué. Condamné à la prison à vie, il a été surnommé l'assassin de Lucerne. Avant être incarcéré à S., dans les Grisons, où il se trouve depuis quatre ans, il en a passé dix dans un pénitencier de Zurich. Il est "décrit inapte à toute existence dans la société des hommes". Il a pour compagne de cellule une perruche calopsitte, Mlle Juliette.

 

Raoul Aeschlimann est visiteur d'Albert, qui lui a été recommandé par l'Armée du Salut grisonne. Il essaye d'être responsable devant Albert d'"images dont il pourrait abondamment se nourrir". Il est marié avec Katia qu'il a aimée tout au plus pendant vingt-deux mois... et avec laquelle il ne peut plus rien partager.

 

Brigitte Rietberger fait des remplacements à la prison de S. Lors d'une de ses visites à Albert, elle fait la connaissance du docteur Aeschlimann et s'attache immédiatement à lui, au point de se demander, tout en restant dubitative, s'il ne serait pas souhaitable de le prendre dans ses bras et de se donner à lui.

 

Mlle Juliette occupe une place importante dans ce récit. Cet animal de compagnie d'Albert lui a évité la chimie. Il lui a été donné "par un codétenu peu de temps après son arrivée dans les montagnes grisonnes". Mlle Juliette a une aile coupée en son milieu. Elle ne vole plus. Mais elle sait se montrer présente et donner du réconfort.

 

Des geôles raconte les fantasmes d'Albert, qui fait de Brigitte, après une sortie expérimentale dans la forêt aux pives avec elle, un personnage fictif; puis ceux de Brigitte, qui cherche comment plaire à Raoul; enfin ceux de Raoul, qui, une nuit, évoque les hanches larges de l'assistante sociale du pénitencier de S...

 

Ces fantasmes, des uns et de l'autre, ne sont pas sans conséquences. L'une est qu'Albert est muté par Brigitte dans un établissement neuropsychiatrique à Rheinau. Les autres sont que, lors la fête de printemps du 10 mai 1997 à S., le sort met aux prises Brigitte et Raoul de manière inattendue et que leur vie à tous deux, si je puis dire, en est bouleversée.

 

Le style de Jean-Yves Dubath est recherché et n'est pas d'un abord immédiat. Aussi faut-il s'habituer à son rythme, à ses constructions, aux images qui le caractérisent, à la longueur parfois de ses phrases. Mais, une fois cette habitude prise, il se révèle tout à fait approprié pour rendre compte des méandres oniriques, voire poétiques, des protagonistes, de leurs fantaisies, au sens étymologique, qui, ensemble, composent un récit bien sombre.

 

Ainsi, par exemple, Albert, après une rêverie nocturne, la prolonge-t-il en refusant de se livrer à toute activité, de quelque sorte que ce soit, à la prison de S., ce qui lui vaudra sa mutation à Rheinau:

 

"Wasser, au sens propre, n'avait ni déraillé, ni dévissé, ni perdu l'esprit. Simplement, il persistait, il forgeait, et tout comme le talerschwinger persiste, et forge. Simplement, tant qu'il le pouvait, pour son plaisir, son ascèse, et les élancements qui allaient avec, et toujours en égoïste, mais grand prince, désormais, Wasser se repassait en mémoire les situations logiques dont il disposait, et il insistait, et d'une manière ou d'une autre il acceptait à bras ouverts cette ambiance parfois douce, parfois excessivement violente, et formulée l'oeil ouvert, en ne dormant pas tout à fait - elle devait lui servir, épisodiquement, puis continuellement, afin d'arroser, afin de renouveler de manière surprenante, chaude, permanente, le style autant que les termes du pieux devoir que nous impose la nature - le vingt-deux heures quinze, que nombre de détenus traduisent par un lapidaire "Moi, je fais ma lessive tout seul..."."

 

Francis Richard

 

Des geôles, Jean-Yves Dubath, 136 pages, BSN Press

 

Livre précédent de l'auteur:

 

La causerie Fassbinder, 200 pages, Hélice Hélas (2013)

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26 mai 2015 2 26 /05 /mai /2015 19:43
"Les chevaux sauveurs" de Pierre Yves Lador

Inclassable.

 

Pierre Yves Lador est inclassable. Et ce qu'il écrit l'est tout autant. Le lecteur aurait bien besoin d'un stagiaire, tel celui qu'il évoque dans son récit intitulé L'herminette de Monsieur Niuges pour reclasser à son instar tous les mondes ladoriens qui "s'emboîtent dans un monde de boîtes qui boite, se déboîte, le moite seul est exclu, le moisi, le moi, la sporulation"... Mais ce serait faire preuve d'un méchant rationalisme, qui ne règne pas dans le monde contemporain, lequel n'en est même pas conscient...

 

Les chevaux sauveurs, cette ONG improbable, n'est pas trouvable sur Internet, prévient l'auteur dans son propos liminaire. Mais il est possible de croiser ces équidés à un détour ou un autre de la route empruntée par les personnages qui peuplent le recueil des dix récits auxquels ce titre général est donné. L'un de ces récits, d'ailleurs, est consacré à ces chevaux errants dont la légende est racontée à un narrateur par une sorcière à la "poitrine lourde et ample"...

 

Parlons de quelques uns de ces personnages, en citant, pour chacun, un passage digressif qui, mieux que de longs développements, donne une idée du style ladorien, c'est-à-dire des mots et des images qui lui passent par la tête, et Dieu sait qu'il en passe:

 

- L'ange fait cygne? C'est Lucie la fille d'un narrateur, qui fait collection de plumes, comme son père collectionne les pierres et son frère Dimitri les bois: "Elle aimait caresser rêveusement les barbes de ses plumes de cygnes comme en une espèce d'invocation, mais nous interdisait d'en faire autant, c'était ses plumes et elle seule avait la main assez légère."

 

- Vêle de nuit bénévole? C'est le frère Mauve d'un autre narrateur, qui, après avoir été berger à la saison, faisant naître des agneaux, est devenu conducteur de bennes mauves: "Depuis que je travaille au téléphérique j'entends des histoires incroyables. Le monde n'est pas toujours comme il devrait. Il y a des gens qui vivent, si on peut appeler ça vivre, plus mal que mes brebis." Il raconte parfois à son frère qu'il accouche sa cabine: "Curieux accoucheur qui venait du dedans"...

 

- A la recherche de La sacoche perdue, qu'il porte sur les reins, un autre narrateur encore se dit qu'il ne devrait pas stresser, qu'il devrait laisser "pisser le mérinos". Cette expression l'incite à s'arrêter pour satisfaire un besoin naturel. Et, cette fois, il emploie l'expression "faire pleurer popol", expression "qui vérifiée sur internet peut signifier éjaculer ou pisser et que je n'emploie jamais, que je connais par des lectures, je dis généralement pisser ou parfois, édulcoration familiale classique, faire pipi"...

 

- Celui qui dit J'ai épousé une spirochète est allé voir une dermatologue après avoir vu qu'il avait une "rougeur de la taille d'un petit sou et plutôt circulaire" au-dessus de la hanche. Il est en fait atteint de borréliose. Le parasite responsable de cette maladie est une bactérie: "Il s'agit d'une spirochète, mot hybride, du latin spira la spire et du grec khaité la longue chevelure, bactérie en forme de long filament spiralé. Moi qui ai toujours été amoureux des longues chevelures, philochète, et de la spirale, spirophile... me voilà victime de mes amours."

 

Les personnages de Pierre Yves Lador surgissent de son imagination fertile et sont tout simplement improbables. C'est ce qui fait leur charme.

 

Les pensées qui agitent Pierre Yves Lador foisonnent sous son crâne. Bien malin serait celui qui arriverait à les démêler et à savoir ce qu'il pense vraiment. En fait, il semblerait qu'il soit en continuelle ébullition... Là encore quelques citations permettent de mesurer à quel défi le lecteur est confronté, la dérision n'étant jamais bien loin:

 

- Dans Lausanne ville évidante, il met en scène Marmouset, chef du DEPLI, service du développement personnel, des loisirs et des jeux, qui fait le raprochement du saut à l'élastique et du suicide et propose la création d'un centre de saut à l'élastique au pont Bessières. Les balustres de ce pont ont été refaites et plus hautes qu'avant "à cause de l'avalanche des quêteurs de vide qui se jetaient par-dessus bord dans la mer grinçante des voitures de la rue Saint-Martin dont le demi-manteau ne suffisait pas à les sauver":

 

"Toute personne suicidaire repérée, agréée, devrait ou pourrait [...] sauter à l'élastique, elle devrait éprouver le saut de la mort, comme on disait au cirque quand il était petit, la sensation de mourir et se retrouver vivant."...

 

- Dans La présence est inchoative, le narrateur glose d'abord sur la présence et l'absence: "La force de l'absence est qu'elle est toujours présente. L'absence ne peut s'absenter. Il est possible de construire non seulement une église mais des sentiments, une civilisation même, sur l'absence. C'est plus difficile sur la présence qui doit s'attester constamment ou user de subterfuges pour rappeler son existence quand elle s'absente." Appliqué plus loin à son cas personnel, cela donne cet aveu:

 

"Je croyais plus à l'équilibre entre présence et absence, à leur opposition féconde, la souffrance faisait partie de la condition humaine ou plutôt de la dynamique humaine et si je croyais comprendre les exercices liés à ces pôles, il s'agissait pour moi de vivre ces deux pôles et toutes les femmes qui ont pu être séduites dans ma vie ont fini par me quitter en prétendant que si j'étais très présent quand j'étais en leur présence, j'étais trop souvent absent."...

 

Pierre Yves Lador a du souffle. Si la nature a horreur du vide, lui n'a donc pas horreur des enchaînements de raisonnements, non plus que des énumérations, telle celle-ci extraite de Lausanne ville évidante:

 

"Le vide permet la vue et innombrables sont les escaliers, les niveaux, les esplanades de Montbenon, de la cathédrale, du signal de Sauvabelin, ancien terminus du funiculaire, des tours de Sauvabelin, du Métropole, d'Edipresse, des terrasses, des attiques, des balcons et les lieux dits, Belvédère, Bellevaux, Beaulieu, Beau-Rivage, Beau Séjour, Beau-Site, Beau-Val, Beaumont, Beauregard, Bel-Air, Belle-Fontaine, Belle-Rose, Belle-Source, Belles-Roches, Bellerive, Bel Orne."

 

Lire du Pierre Yves Lador est assez sportif. Soit on a de l'entraînement, et c'est un vrai régal de lecture: l'abondance de mots et d'images ne peut que rassasier les plus affamés. Soit on est un petit joueur, et la jouissance provient d'une lecture pépère d'un récit après l'autre, avec des pauses entre deux pour récupérer. Mais le résultat, dans les deux cas, est l'aboutissement à une plénitude...

 

Francis Richard

 

Les chevaux sauveurs, Pierre Yves Lador, 200 pages, Hélice Hélas

 

Des livres précédents de l'auteur chez d'autres éditeurs:

 

Chambranles et embrasures, 192 pages, L'Aire (2013)

Confession d'un repenti, 240 pages, Olivier Morattel Editeur (2014)

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  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • Francis Richard
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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