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26 avril 2015 7 26 /04 /avril /2015 16:20
"Haut Val des loups" de Jérôme Meizoz

Le dernier livre de Jérôme Meizoz, Haut Val des loups, porte le sous-titre Un vrai roman. Certes, mais alors c'est un vrai roman dans le sens qu'il appartient décidément à ce genre éminemment élastique qu'est le roman, puisqu'il n'y a point, dans ce vrai livre, de vraie intrigue. Ce vrai roman comprend deux parties et, dans chacune, un certain nombre de chapitres millésimés dans le désordre, de 1976 à 2014. Tout juste peut-on dire que la première partie a trait à un événement criminel et la seconde à des illusions perdues que le temps ne démentira pas.

 

En 1991, un Jeune Homme, défenseur de l'environnement et brillant débatteur, est violemment agressé dans son chalet par trois hommes, qui le battent en silence, saccagent tout chez lui et emportent peut-être des documents. Son tort est vraisemblablement de s'être opposé à des projets immobiliers. Cette agression, dont les auteurs ne seront jamais démasqués, s'est produite en un lieu qui n'est pas cité nommément, mais tout indique qu'il se situe dans un canton helvétique bien spécifique.

 

Ce canton se caractérise par les quasi-monopoles du Parti et du Quotidien-unique, par un monde de connivences et de clans, par des autochtones, notamment ceux du Haut Val, qui se sont bâti "un fier récit" en transformant un monde inhospitalier en nature habitable et qui entendent le défendre contre les intrus et les trouble-fêtes. Et, en contrepoint, par "le cri d'alarme d'un Poète des cimes blanches en défense des paysages".

 

Pour le lecteur ignorant, en fin de volume, sont rendues à leurs auteurs les citations, qui émaillent ce récit chaotique, d'où naît tout un monde. Un nom revient toutefois souvent, celui de Maurice Chappaz, le Poète des cimes blanches. Ce nom seul devrait permettre de resituer les êtres et les temps réels évoqués (sur une période de quelques quarante ans quand même) dans un espace bien déterminé et singulier, que Jérôme Meizoz décrit très bien dans sa complexité, même s'il ne peut cacher quelques penchants.

 

L'agression sauvage dont il est question dans ce vrai roman a bien eu lieu. L'auteur donne un indice à ceux qui ne sauraient pas à quel méfait il est fait allusion. Cet indice se trouve dans un dialogue, pas loin de la fin: "Tu as réfléchi pour qui tu votes? Autrefois le "wwf", maintenant la "ffw"..." Mais les clés d'un livre n'intéressent que les contemporains... Dans quelques décennies, il faudra le prendre pour une fable, dans l'acception de leçon de vie, présentée sous une forme satirique, voire caricaturale, celle de la défense de la nature contre l'argent-roi... D'autant qu'à un quart de siècle de distance, des événements similaires s'y produisent...

 

Tous les faits sont réels s'ils sont présentés sous une forme romanesque et, souvent, poétique. Restitués dans un désordre chronologique, comme les réminiscences parcourent les cerveaux humains quand ils s'égarent dans le passé, ils justifient peut-être, au fond, le sous-titre, car la réalité y dépasse allègrement la fiction. Alors pourquoi inventer dans ce cas-là? Autant dire le vrai, dans la mesure où c'est possible. Autant donner des noms symboliques aux êtres et aux choses, pour passer du particulier à l'universel. 

 

Francis Richard

 

Haut Val des loups, Jérôme Meizoz, 128 pages,  Zoé

 

Livre précédent de l'auteur chez le même éditeur:

 

Séismes (2013)

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25 avril 2015 6 25 /04 /avril /2015 22:45
"La Bête" de Jon Ferguson

Le Larousse donne cette définition de paranormal: "Se dit des phénomènes ne semblant pas s'inscrire dans le cadre des lois scientifiques actuellement établies." Or le dernier livre de Jon Ferguson est destiné aux para-normaux. Que veut-il dire par là? La version anglaise mentionne: "A book for the para-normal". On n'est pas plus avancé. En effet les para-normaux sont-ils les êtres mystérieux ou ceux qui acceptent les mystères?

 

Avant de parler du contenu du livre, il faut préciser qu'il est bilingue (français-anglais) et qu'il est composé de trois parties: Miettes, La Bête et Bulles. Le lecteur cherchera en vain une pagination, que ce soit dans la version française ou la version anglaise, qui se trouvent tête-bêche. Toutefois, s'il a besoin de repères, il pourra toujours se référer aux numéros des paragraphes: il y en a 55 dans Miettes, 108 dans La Bête et 36 dans Bulles.

 

La vision de l'homme de Jon Ferguson est le sujet du livre. Et elle est aux antipodes de la mienne. Néanmoins, avant de dire en quoi la sienne et la mienne s'opposent, il me semble intéressant de souligner nos quelques points d'accord:

 

- "On peut très bien vivre sans vérité."

- "On ne peut jamais vraiment savoir."

- le "Réchauffement climatique" est "une grande histoire" inventée par l'homme (pour reprendre sa place de personnage central dans le livre selon Ferguson, pour que d'aucuns puissent asservir les autres selon moi)

- "Les gens préfèrent en général le simple au complexe"

- "Plus la connaissance et le savoir croissent, moins nous ressentons le mystère profond de la vie... le mystère de toute créature...de toute existence."

- "Qui détient la vérité? Qui a raison? Qui sait de quoi il parle? Et si la réponse était simplement: "personne"?"

- "Beaucoup de choses se recoupent dans ce que les croyants croient et dans ce que les non-croyants croient."

 

La vision de l'homme de Jon Ferguson?

 

- Il met dans le même panier les dieux (polythéisme) et Dieu (monothéisme): il ne fait pas de distinction entre les religions inventées et les religions révélées. Et le christianisme l'insupporte.

- Il se demande - ce n'est pas innocent: "Pourquoi lorsque les gens parlent de Dieu ne définissent-ils jamais ce dont ils parlent, c'est-à-dire "Dieu"?".

- Qu'est-il? "Je suis un "viviste", à savoir quelqu'un qui a la chance de vivre. Et je suis un "amouriste", à savoir quelqu'un qui a la chance d'aimer."

- Que pense-t-il? "Nous sommes tous des bêtes.": "Je choisis le terme "bête" pour la simple raison qu'il semble que toutes les créatures qui évoluent sur la terre ont certains points en commun et nous, le genre humain, ne faisons pas exception."

- "L'illusion est la caractéristique de l'homme-bête, c'est-à-dire la bête qui lit, écrit et qui prétend parler d'histoire et de moralité."

- "Quel est l'élément chez l'homme, chez la race humaine qui nous sépare de tout le reste? En un mot, nous sommes "libres" et le reste de l'univers n'est pas libre. C'est le génial tour de magie de l'humanité."

- "Le libre arbitre et la liberté par rapport à la nature ou la bestialité n'ont rien à voir avec le sens de la vie ou la raison de vivre."

- "Une des idées les plus cruciales est que l'homme est responsable."

- Il va sans dire que le mot de culpabilité est tabou pour lui.

- Il va sans dire que, selon lui, tout est nature et que la culture est abominable: "La bulle de la culture doit être la plus solide de toutes les bulles. Pour la faire exploser - décapiter son influence - on a besoin de la plus aiguisée des lames, c'est-à-dire une profonde, profonde, profonde réflexion."

- "L'homme-bête se doit de respecter la vie des autres hommes-bêtes, pas dans l'idée que cela constituerait un péché de ne pas le faire, mais plutôt parce qu'il les respecte sincèrement et parce qu'ils méritent le respect."

 

Ma vision de l'homme est diamétralement opposée à celle de Jon Ferguson - elle est celle de Chantal Delsol (les citations sont extraites de son livre Les pierres d'angle, Cerf, 2014):

 

- "On fait croire à nos contemporains que récuser le Dieu du monothéisme aboutira à n'avoir plus de dieu. C'est le contraire. Ceux qui récusent Dieu se donnent aussitôt une multitude de dieux.": "Le monde n'est pas partagé entre des monothéistes et des athées. Mais entre des polythéistes et des monothéistes."

- L'homme n'est pas une "bête", mais une "personne": "La personne est cet humain qui se détache du groupe, non pas qu'elle devienne indépendante (ce sera l'illusion de l'individualisme excessif) mais elle est considérée capable de prendre son destin en main, de poser des actions qui ne sont qu'à elle et d'en assumer les conséquences."

- La vérité est une quête. Nous ne la possédons pas et elle nous échappera toujours "en raison de notre finitude et de notre subjectivité".

- "L'homme est plus grand, plus libre et plus heureux s'il cherche gratuitement à connaître le monde et à le comprendre."

- "La vérité écartée ne peut être remplacée que par l'arbitraire qui souvent sert la puissance".

- Le régime de la vérité permet la tolérance: "La mauvaise opinion nourrie aujourd'hui à l'idée de tolérance provient justement du fait que tolérer veut dire accepter celui qui a tort - et nos contemporains voudraient que personne n'ait tort, ils voudraient précisément le syncrétisme."

- "En rendant possible la tolérance, le régime de vérité ouvre la voie à la fois à la liberté personnelle (affranchissement de l'arbitraire du puissant) et à la dignité personnelle (reconnaissance par la tolérance)."

- L'espérance donne un sens à la vie et "le temps fléché" ("moins une flèche qu'une spirale, qui tourne sur elle-même tout en s'élevant") en est le vecteur: "Il faut comprendre que si le monde est mauvais par notre faute, et non par destin, non par karma, alors par notre volonté propre nous pouvons l'améliorer."

- L'homme doit respecter les autres hommes, non pas parce qu'il les respecte sincèrement ou qu'ils le méritent, mais parce qu'ils ont une "dignité spécifique".

 

A un moment donné, Jon Ferguson dit encore: "Ne se peut-il pas que plus on aime l'humanité dans sa globalité, moins on l'aime en particulier?". Il se pose cette question parce qu'il se demande pourquoi il apprécie vraiment si peu d'hommes-bêtes. Je ne me demande pas pourquoi, à l'inverse, je n'aime pas globalement l'humanité - sans doute ma réticence instinctive au collectif - mais aime les personnes en particulier, dans leur singularité.

 

Alors que tout semble nous séparer, pourquoi apprécié-je le livre de Jon Ferguson? Parce qu'il se pose des questions, qu'il a une grande faculté d'émerveillement, qu'il raisonne, qu'il ne veut pas se bercer d'illusions, qu'il est lucide en ce sens qu'il sait qu'il ne sait pas et qu'il ne percera jamais le mystère de l'Être, qu'il exerce, malgré qu'il en ait, son libre-arbitre, et qu'ainsi il ôte "sa peau bestiale", que, ce faisant, il est bien une personne, qui, comme toute personne, est différente de toutes les autres.

 

Francis Richard

 

La Bête, Jon Ferguson, Olivier Morratel Editeur

 

Livre précédent de l'auteur chez le même éditeur:

 

"La Bête" de Jon Ferguson
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23 avril 2015 4 23 /04 /avril /2015 22:30
"La Rue Longue" d'Alain Campiotti

Il est des endroits sur lesquels j'imagine qu'un écrivain éprouve le besoin irrépressible d'écrire. Parce qu'ils sont chargés de sens pour lui. Des exemples viennent immédiatement à l'esprit de tout lecteur qui a quelques livres à son compteur...

 

Dans le roman d'Alain CampiottiLa Rue Longue, la Changjie de Pékin, est cet endroit dont le narrateur, Antoine Coulaud, veut faire un livre, qui serait, pour lui, "une arme de résistance et une entreprise nécessaire":

 

"Changjie, sous son apparence d'artère artisanale, tranquille et ombragée, bordée de maisons anciennes sans étage, intactes mais aux briques fatiguées par l'absence d'entretien, est une artère stratégique et brûlante. Si la Chine était un volcan, la Rue Longue serait sa cheminée."

 

La Rue Longue se situe en effet entre d'un côté le Palais Impérial et de l'autre le mur rouge qui dissimule "les palais et les offices du nouveau pouvoir omnipotent, sexagénaire quand même", c'est-à-dire entre "deux appareils à broyer les hommes".

 

Le besoin d'Antoine Coulaud d'écrire sur la Rue Longue est peut-être resté à l'état de voeu pieux, mais, Alain Campiotti l'a satisfait de manière romanesque, en faisant parler deux voix, celle du narrateur, qui, comme il se doit, raconte ce qu'il sait et ce qu'il voit, et celle de l'auteur, qui, à distance, mettant le lecteur dans la confidence, raconte ce qu'ignore et ne voit pas le narrateur.

 

Antoine Coulaud est journaliste. Avant aujourd'hui - nous sommes à l'automne 2012 -, il est déjà venu en Chine avec sa femme, Anne, maintenant décédée à la suite d'un accident. Et, de nouveau sur place, il se souvient tristement de ce qu'ils ont visité ensemble. S'il n'y avait pas eu cet accident mortel, leur couple n'aurait, de toute façon, vraisemblablement pas surnagé...

 

Antoine Coulaud se rend à Pékin pour consulter les archives chinoises dans le but d'écrire quelque chose sur René Teril, un Suisse communiste, qui a vécu en Chine dans les années 1950, et il compte bien sur les relations qu'il a gardées là-bas pour obtenir l'autorisation de les consulter. Mais, cela s'avère tâche difficile, voire mission impossible.

 

Il faut croire qu'il n'y a pas de hasard, puisqu'Antoine Coulaud croise une amie, Marianne Koenig, peu de temps après son arrivée à Pékin, alors qu'il réside chez des amis à Shanghai et qu'il la croyait en Espagne. Même s'il ne l'a jamais revue depuis une fois mémorable à Paris, il pense de temps en temps à elle "avec un pic d'intensité", dont il connaît précisément la raison:

 

"Un soir, dans une fête (chez qui, pour quoi?), au moment de m'accueillir et de m'embrasser trois fois comme c'était la règle dans notre milieu, elle avait attiré mon corps contre le sien pour que je sente sur ma poitrine, je voulais en tout cas m'en persuader, la rondeur et la tendresse de ses seins. Et ce même soir, elle avait assisté, entre Anne et moi, à une dispute qui n'avait pas été dissipée facilement."

 

Or Marianne habite justement, désormais, au 17 de la Rue Longue, cette rue symbolique pour lui.. Aussi Antoine n'a-t-il qu'une idée en tête, après l'avoir revue incidemment: la retrouver chez elle, sans doute en raison du "pic d'intensité". Et Marianne va dès lors jouer le chaud et le froid avec lui, l'attirant dans son lit quelques nuits, lui posant un lapin alors qu'ils doivent faire ensemble une croisière sur le Chang Jiang, sous un prétexte incompréhensible, et le rejoignant cependant à une des escales...

 

Ce qu'Antoine ne sait pas, mais que le lecteur apprend par l'autre voix du roman, à la faveur de conversations téléphoniques et sur WeChat entre Marianne et sa grande soeur Alice, c'est que Marianne et Anne étaient plus que des amies à une époque et que Marianne en veut consciemment, ou pas, à Antoine d'avoir rendu Anne malheureuse...

 

A l'automne 2012, le New York Times fait des révélations documentées sur l'enrichissement des proches du premier ministre chinois Wen Jiabao et le journaliste Antoine Coulaud ne peut manquer de s'y intéresser, surtout après que Bo Xilai est expulsé du Parti communiste de Chine pour des raisons similaires...

 

La morale de cette histoire, admirablement contée et écrite, dépaysement garanti, est que, lorsqu'une femme ne veut pas répondre à des interrogations ou des sollicitations, il vaut mieux ne pas chercher à comprendre ce qu'elle ressent et rester frustré par ses silences plutôt que de vouloir à tout prix en avoir le coeur net. A fortiori dans un pays comme la Chine, où la sphère privée n'existe tout simplement pas.

 

Francis Richard   

 

La Rue Longue, Alain Campiotti, 284 pages, Editions de l'Aire

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21 avril 2015 2 21 /04 /avril /2015 22:25
"Loin à vol d'oiseau" de Vincent Kappeler

Classer est une opération de l'esprit qui rassure son détenteur. Mais c'est au fond simpliste. On classe les êtres, les choses, et on croit que désormais tout va bien, que tout est propre en ordre. Aussi, quand une oeuvre littéraire ou artistique est inclassable, n'est-elle pas vraiment rassurante pour le détenteur de l'esprit classeur. C'est bien le cas du livre de Vincent Kappeler. Mais n'est-ce pas ce qui fait son charme?

 

Ainsi, c'est vite dit de dire de Loin à vol d'oiseau qu'il s'agit d'un recueil de nouvelles comme le prétend la quatrième de couverture du livre. C'est impossible de dire pour autant qu'il s'agit d'un roman, même si l'on retrouve certains des personnages d'un texte l'autre. Tout au plus peut-on dire de ce livre grinçant, plutôt noir, que c'est oeuvre de fiction. Mais, une fois qu'on a dit ça, on n'est pas plus avancé.

 

Si le livre de Vincent Kappeler n'est guère rassurant parce qu'il est inclassable, bien que certains personnages deviennent familiers au lecteur, après quelques rencontres textuelles, dans leur ensemble les personnages ne le sont pas non plus, rassurants. Parce que tout ce qu'ils entreprennent finit, d'une manière ou d'une autre, par tourner à la cata. Prenons quelques uns d'entre eux, à titre d'exemples.

 

Olga avait 14 ans quand elle est tombée enceintre des oeuvres du Père Noël. Evidemment le Père Noël n'existe pas et ce n'est pas une ordure. C'est en effet Richard, 54 ans, qui l'a engrossée quand elle s'est offerte à lui dans le plus simple appareil au pied de la cheminée de ses parents, alors qu'il jouait au Père Noël à la satisfaction du voisinage et n'a pas su résister à cette bonne fortune. Ce qui va avoir des conséquences mortelles.

 

Bruno se lève, "nu comme au premier jour", et, pour sortir de chez lui, revêt son seul imperméable beige. Il est dénoncé par vengeance par Jeanne, qui est sortie de son lit "en nuisette comme au deuxième jour". Bruno est arrêté par la police pour exhibitionnisme. Jeanne a commandé une machine à baiser en guise d'ersatz après son échec avec Bruno. Comme ce n'est pas le modèle commandé, de rage elle la jette par la fenêtre, tue un passant et se fait arrêter pour homicide...

 

Un enfant est le cobaye de ses parents séparés. Dans cette famille décomposée, la mère, qui veut devenir coiffeuse, en fait son "terrain d'entraînement" et lui coupe les cheveux qu'il préfère dissimuler sous un bonnet. Il reste alors une semaine à regarder par la fenêtre et à compter les gouttes de pluie. Son père, qui veut devenir coiffeur, le traite de même façon quand il en a la garde. Avec de tels antécédents familiaux, que pensez-vous qu'il advint de lui plus tard?

 

Deux textes sont particulièrement jouissifs.

 

Celui intitulé Comme Nicolas Bouvier commence ainsi:

 

"Le docteur m'a conseillé d'écrire un récit de voyage. Comme Nicolas Bouvier.

- C'est un de vos patients?

- Vous faites exprès?

- Non.

- Renseignez-vous.

Je prends renseignement. J'ouvre l'annuaire téléphonique et appelle le Nicolas Bouvier au haut de la liste."

 

Le personnage en question, que le lecteur retrouve dans un autre texte, finit par mettre le précepte de son psy à exécution de cette manière:

 

"Parler aux gens, quelle fête! Je m'arrête de manger et écris cela dans mon calepin. J'observe ce qu'il y a autour de moi: des tables, des chaises, des rideaux. De clients point. J'écris aussi cela et rejoins ma chambre."

 

Celui intitulé Greta commence ainsi (dans le texte précédent, l'ignoble mari de Lisa Hunzicker, Humpert, qui fait commerce de bois, a pleuré en voyant son entrepôt incendié par un manchot éperdument amoureux de sa femme):

 

"Humpert,

Je m'en vais. Je suis malheureuse dans notre mariage. La vie est trop courte, comme ton sexe. Je suis bien navrée pour ton bois mais il y a des arbres partout, ça devrait redémarrer. Je ne reviendrai jamais. Ne m'attends pas.

Sois heureux.

Lisa."

 

Or Lisa aura la vie courte et n'aura pas le temps d'être heureuse:

 

"Elle ne vit pas qui lui infligea le premier coup de bâton qu'elle reçut dans le dos, elle eut juste le temps de se retourner à terre pour apercevoir que Greta allait la tuer avec un bâton. Lisa Hunzicker eut la lucidité de penser que le bois avait pourri sa vie."

 

Comme on le voit par ces deux exemples, il ne faut pas prendre les histoires de Vincent Kappeler au sérieux. C'est d'ailleurs impossible parce qu'au lieu d'assombrir le lecteur par leur noirceur, elles provoquent au contraire ses sourires, voire son hilarité par leur improbabilité. Comment pourrait-il en être autrement, quand, pince-sans-rire, l'auteur raconte ailleurs qu'une femme accouche d'un oeuf, qu'une autre a tendance à oublier qu'elle a des bras ou qu'un décapité n'arrive à s'exprimer qu'en faisant des pas de danse...

 

Francis Richard

 

Loin à vol d'oiseau, Vincent Kappeler, 128 pages, L'Âge d'Homme

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18 avril 2015 6 18 /04 /avril /2015 19:40
"Les cartes du boyard Kraïenski" d'André Ourednik

"La terre, dans les vieux temps, appartenait aux gens, à la communauté, je veux dire, dont les boyard étaient chefs, c'est tout. Mais eux, ils ont commencé à dire que la terre leur appartenait." dit un des personnages du roman d'André Ourednik.

 

C'est le vieux mythe de l'âge d'or, avant la propriété privée, cher à Jean-Jacques Rousseau...

 

En marge de cette assertion, comme un pendant, le célèbre passage de John Locke, dans le Deuxième traité du gouvernement civil, sur la propriété de soi, qui commence ainsi:

 

"Tout homme possède une propriété sur sa propre personne. A cela personne n'a Droit que lui-même. Le travail de son corps et l'ouvrage de ses mains, nous pouvons dire qu'ils lui appartiennent en propre. Tout ce qu'il tire de l'état où la nature l'avait mis, il y a mêlé son travail et ajouté quelque chose qui lui est propre, ce qui en fait par là même sa propriété."

 

Trois conceptions de la propriété sont ainsi rappelées, la collective, la spoliée et la personnelle qui fait de l'homme un être libre...

 

Cet exemple donne le ton de ce roman atypique, où, en marge de la progression du récit, des citations réelles ou imaginées, en rapport avec lui, l'illustrent, en contrepoint aux situations souvent burlesques et fantastiques qui le jalonnent, et sont autant de matières à fructueuses réflexions.

 

Joachim Brik est un jeune universitaire géographe, collaborateur d'un institut zürichois dirigé par le professeur ordinaire Victor Oberhölzli. Ils se retrouvent tous deux, à Zapomeli, en Dacénie, pays danubien, où un fonctionnaire local de l'Union Européenne, cravaté de jaune, au titre oublié, leur rappelle les termes de leur mission:

 

"Les confins de l'Europe ne sont pas assez clairs, dit la cravate. Certains citoyens ne savent pas où elle s'arrête. D'autres ne savent pas où elle commence. Il faut fabriquer une conscience du territoire européen."

 

Pour fabriquer cette conscience, encore faut-il que le citoyen européen puisse accéder en ligne à ses contours. Il est donc nécessaire de lui fournir une information géographique durable, qui en quadrille le territoire, afin qu'il puisse jouer avec.

 

Pour ce qui concerne la frontière dacène, le professeur Oberhölzli propose au fonctionnaire cravaté de digitaliser les archives du boyard Kraïenski, qui se trouvent dans un coffre du château de ce noble, à l'aide du scanner à cartes que Joachim Brik a emporté dans ses bagages.

 

Las, pendant le voyage de Zürich à Zapomeli, la valise qui contient ledit scanner a été égarée à Vienne. Joachim Brik se rend tout de même chez le boyard Kraïenski pour lui demander l'autorisation de scanner ses archives. Afin de le convaincre, il a préparé sur son ordi une présentation du projet, intitulé:

 

Intégration adaptative des cartes historiques du cadastre des régions externes de l'UE dans une interface interactive en ligne

 

Le boyard donne son accord sans discuter. En attendant son scanner - l'attente va durer un bon mois -, Joachim Brik ne perd pas complètement son temps. Il entreprend de prendre des photos des cartes du boyard Kraïenski et les mémorise dans son ordi, mais le résultat n'est évidemment pas à la hauteur du but recherché.

 

Au cours du récit, Joachim fait des rencontres en se rendant au château et alentour. Il discute avec nombre de personnages pittoresques et mystérieux et abordent avec certains d'entre eux des sujets philosophiques. Il explore le château, qui lui révèle bien des surprises, la moindre n'étant pas de découvrir qu'il comporte plusieurs étages en dessous du niveau du sol...

 

Cartographe, il n'en est pas moins homme. Des souvenirs de son ex-femme lui reviennent, mais ils sont bientôt occultés par Adalina (sur laquelle il fantasme depuis qu'il l'a vue nue sous un angle étrange, alors qu'elle prenait une douche), puis par une autre femme, qui s'avèrera moins farouche que la première, donc moins cruelle avec lui...

 

La fin du récit est-elle inattendue? Pas vraiment. Le lecteur attentif pourra en déceler les signes avant-coureurs dès un peu plus de la moitié du livre. En tout cas, elle est symbolique de la fin d'un monde, désormais bien enfoui, et confirme l'éphémère des êtres et des choses...

 

Parmi les nombreuses qui émaillent le récit, terminons par une considération qui, à titre d'autre exemple, vaut la peine d'être citée:

 

"Toute ambition de vue d'ensemble est une négation de l'ineffable. Les empires naissent par suffisance. Il faut que quelqu'un, quelque part, soit persuadé d'être le centre du monde pour qu'un cercle obscène se forme autour de lui. Alors le monde appuie de tout son poids contre les murs d'enceinte. Et les frontières intérieures deviennent les armatures du cercle, avec leurs lots d'interdits et d'impossibles. Leur fardeau de victoires et d'accords foireux qu'on traîne dans les siècles à venir."

 

Francis Richard

 

Les cartes du boyard Kraïenski, André Ourednik, 280 pages, La Baconnière

 

Un des livres précédents de l'auteur:

 

Contes suisses, 184 pages, Editions Encre Fraîche

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15 avril 2015 3 15 /04 /avril /2015 22:55
"Parfum de jasmin dans la nuit syrienne" de Sarah Chardonnens

Il y a plusieurs façons de voyager. On peut voyager en étant obligé - par son métier ou par nécessité -, ou en ayant tout planifié, ou en courant l'aventure, ou en recherchant l'exploit, ou en jouissant d'un privilège, par exemple celui de voyager pour voyager, avec pour seules contraintes un lieu de départ et un lieu d'arrivée.

 

Dans Parfum de jasmin dans la nuit syrienne, Sarah Chardonnens, trente ans cette année, fait le récit d'un tel voyage privilégié, accompli par elle en vingt jours, du 5 au 25 juin 2011, de Damas en Syrie, où elle a passé dix mois, jusqu'à La Tour-de-Peilz en Suisse, où elle a grandi avec ses parents, en traversant la Syrie, la Turquie, la Grèce, l'Italie et la Suisse.

 

Peut-être n'était-ce pas son intention première de transformer ce voyage physique en aboutissement d'un cheminement personnel, mais ça l'est devenu, en cours de routes et de déroutes, grâce à son obstination, à son parti pris de rire des situations les plus fâcheuses, aux rencontres extraordinaires qu'elle a faites chemin faisant et à son état d'esprit:

 

"Ne pas oser, c'est s'exposer aux regrets. "Si j'avais...", le conditionnel est le pire des ennemis. Il est mortel, car il est indépendant de la volonté. On subit le conditionnel alors qu'on agit sur le présent."

 

L'auteur a fait ce voyage de six mille kilomètres sur la selle d'une petite moto, une Part rouge, achetée en Syrie, où il n'est pourtant pas concevable qu'une femme enfourche ce genre d'engin. Son choix s'était porté sur une 125cm3, c'est-à-dire sur une moto d'une cylindrée qu'elle pouvait légalement conduire en Suisse, son pays d'origine et de destination:

 

"J'étais en train d'enfreindre allègrement tous les codes sociaux du pays hôte, mais je continuais d'agir en toute légalité suisse."

 

La légalité est une chose, la réalité une autre: "Bien qu'ayant indubitablement le permis 125 cm3, je n'avais jamais conduit de ma vie de moto manuelle. Et je ne savais absolument pas comment changer les vitesses." Aussi Sarah Chardonnens fit-elle, tant bien que mal, sa moto-école seule... Ce qu'elle raconte avec beaucoup d'humour...

 

Tout le monde lui disait que son voyage serait mission impossible, d'autant qu'elle n'avait rien préparé sinon les grandes lignes d'un itinéraire comprenant Alep, Istanbul, la Grèce, Bari, Venise, la Tour-de-Peilz:

 

"Combien de jours ce voyage allait-il durer? Je n'en savais rien. Par où allais-je passer? Où allais-je faire escale la nuit? Je n'en avais strictement aucune idée. Je n'avais aucun support géographique ou routier, aucun plan, aucune carte et encore moins de GPS, mais tout cela m'apparaissait comme parfaitement secondaire."

 

Eh bien, ce voyage hasardeux s'est déroulé d'un bout à l'autre, en dépit de vicissitudes mécaniques - cinq crevaisons, une chaîne cassée, une jauge d'huile fondue etc. -, météorologiques - froid dans le désert et en altitude, pluies diluviennes en Grèce ou soleil brûlant  -, douanières - entrées et sorties de territoire interdites:

 

"Le temps des nouvelles technologies n'est pas le temps de l'Histoire. Et même si les frontières numériques s'estompent, force est de constater que les frontières géographiques restent, malheureusement, plus que jamais le centre de toutes les attentions."

 

Pour elle, qui a travaillé dans cinq pays différents - Maroc, Syrie, Ethiopie, Liban et Irak -, dont les ascendants paternels sont suisses, et maternels italiens, un des plus beaux souvenirs de ce voyage, reste sa traversée du Bosphore, à moto, sur le pont Atatürk, qui relie deux mondes, l'Orient et l'Occident...  

 

Au cours d'un tel périple, si elle avait emprunté d'autres moyens de locomotion que sa petite monture rouge, à roues à rayons, comme ceux d'une bicyclette, elle n'aurait certainement pas fait les rencontres qu'elles a faites et qui l'ont éblouie. Car ses avanies mécaniques, par exemple, les ont favorisées et l'ont contrainte à s'arrêter et à connaître de plus près la vie ordinaire des gens fort différents qui l'ont aidée.

 

Ce récit est émaillé de réminiscences qui surgissent en cours d'écriture, telles que ce parfum de jasmin dans la nuit syrienne, et d'extraits de son carnet de route, rédigés auparavant et, même, ultérieurement à ce voyage: "Travailler et vivre dans des pays en mouvance m'a finalement aidée à comprendre le caractère éphémère de chaque situation."

 

Les considérations personnelles, qui découlent de cette compréhension de l'éphémère de la vie, relèvent de la sagesse éternelle:

 

"Chaque début de soirée est une trêve. Profite de ta glace. De tes amis. De ta famille. De la vie. Emerveille-toi des couleurs des feuilles d'un arbre. Profite du présent et des gens qui sont avec toi. Profite des moments de solitude aussi, ne crains pas d'être seule avec toi-même. Profite de l'instant présent parce que tu ne pourras jamais savoir avec certitude si l'aube se lèvera à nouveau."

 

Francis Richard

 

Parfum de jasmin dans la nuit syrienne, Sarah Chardonnens, 272 pages L'Aire

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12 avril 2015 7 12 /04 /avril /2015 22:55
"La femme provisoire" d'Anne Brécart

Etre mère n'a jamais été simple. Aujourd'hui ce ne l'est pas davantage qu'hier. Bien au contraire. Parce que les familles se décomposent et se recomposent. Sans compter que, de toute façon, il est toujours difficile de savoir qui est la véritable mère d'un enfant: celle qui l'a mis au monde ou celle qui s'en occupe et lui apprend à faire les premiers pas.

 

Ce thème de la maternité est celui de La femme provisoire, le dernier roman d'Anne Brécart. Qui complique encore un peu plus les choses, certainement pour aller jusqu'au bout du sujet, puisque sa narratrice se trouve dans la position d'élever un enfant qui n'est pas le sien et d'être tout juste orpheline d'un enfant dont elle a avorté.

 

Pour la narratrice, les souvenirs remontent à la surface avec la venue, en provenance d'Amérique centrale, de Valentin, la trentaine, trente ans après l'avoir trahi. Le lecteur ne saura ce qu'elle entend par là qu'à la toute fin du roman. Entre-temps elle opère, du fait de ce retour, des va-et-vient entre le présent et un passé qu'elle croyait définitivement enfoui.

 

Trente ans auparavant, après avoir avorté, une fin d'août, elle part de Suisse pour Berlin Est, où elle doit traduire en français un livre de l'écrivain Elfriede Wolf. Là elle fait la connaissance de Max le libraire, qui a une relation très particulière à certains livres ("il ne pouvait pas vivre sans avoir de leurs nouvelles"...) et de ses amis, Paul et Vladimir, qu'il avait dû connaître dans une vie parallèle.

 

Un samedi soir, elle est invitée à dîner par Vladimir, avec d'autres personnes, dont Max et Paul. Ils sont en tout une dizaine, parmi lesquels il y a un inconnu, Javier. Javier est le père de Valentin, dont la mère, Luisa, s'en est allée avec un autre, au bord de la mer, dans le nord de l'Allemagne. Javier dort chez les uns ou les autres en attendant de trouver un logis.

 

Très vite Javier et la narratrice conjurent leurs solitudes ensemble, dans les bras l'un de l'autre, dans les draps du même lit. Mais leur relation n'est pas amoureuse. Et c'est tant mieux: "L'espoir de n'en jamais tomber amoureuse me soulageait car je ne voulais plus de la légèreté et de la trompeuse évidence de l'amour, je ne voulais plus de cette sensation d'envol."

 

Ils savent tous deux que leur relation est provisoire et ils en sont bien aise: "Parfois l'amour tient lieu de connaissance, mais entre nous ce n'était pas le cas. Nous étions deux énigmes, autant pour nous-mêmes que l'un pour l'autre." Javier s'installe donc bientôt naturellement chez elle jusqu'au jour où il trouve un logement, provisoire, dans un immeuble qui doit être rénové.

 

Elle pourra l'y rejoindre quand elle veut et elle lui convient très bien cette relation précaire avec un homme libre, semble-t-il: "J'aime qu'il n'appartienne à aucun des mondes que je connais. Qu'il paraisse ainsi sans liens, sans attaches. Je passe la nuit dans ses bras, et reviens le soir comme si la nuit elle-même me menait à son immeuble."

 

Un jour, Javier débarque en portant son fils Valentin dans ses bras, sa femme Luisa ne voulant plus s'en occuper. Aussi sa vie change-t-elle après une promenade qu'ils ont faite tous les trois. Désormais ils forment une famille: "Nous sommes soudés par des liens invisibles, je m'en rends subitement compte, les liens immémoriaux qui font qu'une femme, un homme et un enfant sont une famille."

 

L'hiver passe ainsi. Elle ne pense pas à l'enfant mort dont elle n'a pas voulu: "Mais peut-être qu'il ne me quittait pas, peut-être qu'il ne me quittera plus jamais. Intimement lié à moi par sa mort même. Plus enfoui dans les plis de mon utérus que si j'avais continué à le porter et qu'il y ait eu un espoir d'en être délivrée. La mort avait soudé le foetus en moi, à mon insu."

 

Peu à peu Valentin s'habitue à elle. Il en vient même à l'appeler maman: "Chaque matin, dès que je l'entendais dans la chambre d'enfant, je le prenais dans mes bras et m'arrêtais devant le grand miroir au-dessus de la cheminée. Nous regardions notre reflet avec un certain étonnement. Moi de me voir en mère attentive portant son enfant. Lui de me voir si proche sans savoir vraiment qui j'étais."

 

Javier veut que cette famille que tous trois forment en soit vraiment une. Pour cela il se met en quête d'un nouveau logis et en trouve un, qui n'est que fonctionnel, qui est dépourvu de l'âme du grand appartement qu'ils laissent derrière eux et qui se trouve dans un autre quartier, loin de la librairie de Max. Javier lui propose même de se marier... Le provisoire n'en serait plus un.

 

Mais, justement, elle n'est pas sûre du tout de vouloir faire partie d'une vraie famille... La suite de l'histoire lui donne raison de s'être montrée incertaine. Et toutes les hantises, tous les fantômes qui la tourmenteront, l'empêcheront de préserver le bonheur fragile auquel ils sont tous trois parvenus... Après tant de temps, Valentin n'a demandé à la rencontrer que pour le comprendre.

 

Anne Brécart, dans un style fluide et élégant, prête une plume alerte à sa narratrice qui opère donc des va-et-vient entre présent et passé. Ils lui sont facilités par la présence de cet homme encore jeune qu'est devenu Valentin et qui s'est installé chez elle pour suivre des cours à l'université, ses diplômes du Nicaragua n'étant pas reconnus ici:

 

"Pendant qu'il me raconte sa journée, je le regarde. C'est son regard qui relie ces deux femmes, celle que j'étais, celle que je suis maintenant. Sa venue m'a comme rendu cette part de moi qui, il y a trente ans, était si étrangère à elle-même."

 

N'était-elle pas davantage une mère réelle qu'elle ne le pensait à l'époque?

 

Francis Richard

 

La Femme provisoire, Anne Brécart, 160 pages, Zoé

 

Un des livres précédents de l'auteur chez le même éditeur:

 

Le monde d'Archibald (2009)

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11 avril 2015 6 11 /04 /avril /2015 10:00
"L'Huître" de Joëlle Stagoll

Il est des rencontres décisives dans la vie. Ce n'est parfois que des années plus tard que nous nous rendons compte de leur importance.

 

Quand une telle rencontre a lieu dans l'enfance, elle se rappelle à notre mémoire peut-être de manière encore plus vive. Parce que, ce que notre corps et notre esprit apprennent alors, participe de leur formation de manière indélébile.

 

Dans L'Huître, Joëlle Stagoll raconte la rencontre décisive entre un petit garçon et une petite fille à l'école de leur village de montagne, qui pourrait bien se situer en Suisse.

 

Cette narration se fait des deux points de vue, de l'un, puis de l'autre. Plusieurs années plus tard. Quand les vies de l'un et l'autre ont pris des chemins de traverse qui sont inconciliables, avant qu'elles ne se croisent à nouveau de manière improbable.

 

Le petit garçon et la petite fille ne se sont connus que le temps d'un hiver, mais le courant est tout de suite passé entre eux deux sans qu'ils n'aient eu besoin de s'exprimer beaucoup. Il y avait d'emblée une adéquation étonnante entre le blondinet aux yeux bleus et la petite noire aux tresses émouvantes.

 

Le petit garçon, devenu homme, n'a jamais oublié la petite fille de son enfance. Un jour il lui avait donné un caillou qui brillait et qu'il avait ramassé au bord du chemin: "Une petite pierre plate triangulaire, noire, avec, au milieu, d'un rouille lumineux, une incrustation de roche claire qui a un peu la forme d'un coeur ou d'une fleur et c'est ça qui miroite."

 

Il se souvient: "Tu tends la main, j'y dépose notre trésor en renfermant tes doigts dessus très fort, tu ris et, ô miracle, tu suspends tes bras à mon cou, te hisses sur la pointe des pieds et déposes un baiser timide sur chacune de mes joues tandis que je sens contre ma nuque ton poing serrant franchement le caillou."

 

Ce caillou, qui désormais le symbolise et qu'elle a reçu dans le creux de sa main, sera leur signe de reconnaissance, leur mot de passe, le peu de fois où ils se reverront au cours de leurs existences séparées. Car elle va quitter l'école pour aller à la Maison Rose, un sana, et lui quittera assez tôt l'école pour aller travailler en usine.

 

Dans cette usine, son seul et véritable ami est Ezéchiel, un noir. Lors d'une sortie pour fêter le départ de Maurice, un drame va se produire. Ezéchiel ne goûte guère la nourriture qui est proposée ce jour-là, mais Maurice ne l'entend pas de cette oreille: il veut forcer Ezéchiel à en manger et le poursuit quand il tente de lui échapper.

 

Le narrateur ne se souvient plus de ce qui s'est passé après - il est tombé et a perdu connaissance -, mais le fait est qu'Ezéchiel est tombé du haut de l'Eperon aux Loups et que, tous les témoignages concordent, c'est lui qui l'aurait poussé dans le vide, c'est lui qui l'aurait tué sans jamais n'en avoir aucun souvenir.

 

Pour ce meurtre oublié, devenu handicapé d'une main et d'un pied, il va connaître la prison et son comportement là-bas ne sera pas fait pour le disculper. Il s'avèrera en effet violent dès que l'on s'en prendra à ceux avec lesquels il sympathise. Il n'est donc pas près d'en sortir.

 

La narratrice est orpheline. Elle a perdu ses parents et son frère dans l'eau noire quand ils l'ont traversée après avoir laissé derrière eux leur pays "où le soleil a le champ libre, où la mer et le ciel se confondent, où le regard se perd à l'horizon".

 

Après s'être échappée de la Maison Rose, elle est devenue aide-soignante à l'hôpital. Sans jamais avoir oublié son amour d'un hiver, après l'avoir cherché en vain, elle a vécu sa vie, s'est mariée avec Luigi et a eu avec ce dernier les enfants, Louba et Samita, qu'elle aurait voulu avoir avec le disparu.

 

Pour arrondir ses maigres revenus, elle devient auxiliaire occasionnelle à la prison. Un jour, il lui est demandé d'aider un prisonnier handicapé à prendre sa douche. C'est lui. S'il pouvait subsister le moindre doute, le caillou qu'elle a conservé et qu'elle lui montre une fois suivante, le lève définitivement.

 

Joëlle Stagoll se met donc successivement à la place de celle qui aime un prisonnier taiseux et à la place de ce détenu hors normes qui n'a jamais cessé d'aimer non plus. Et elle nous fait découvrir les univers rudes qu'ils ont connu l'un et l'autre, notamment l'univers carcéral, sous une lumière crue et d'un grand réalisme.

 

Bien que l'histoire que Joëlle Stagoll raconte à deux voix ne réserve pas de surprise, si l'on excepte qu'elle n'a pas vraiment d'épilogue - le caillou s'est-il à jamais fermé comme une huître? -, l'auteur sait tellement bien faire parler les sentiments de l'un comme de l'autre de ses deux protagonistes, que, jusqu'au bout, l'intérêt de lire ce roman, écrit avec des mots simples et pourtant percutants, ne se dément jamais.

 

Francis Richard

 

L'Huître, Joëlle Stagoll, 352 pages, Les Editions de L'Hèbe

 

Livre précédent de l'auteur chez le même éditeur:

L'étoile à mille branches (2011)

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6 avril 2015 1 06 /04 /avril /2015 22:55
Dans la tête de Mélanie Chappuis

Au cours des années 2013 et 2014, Mélanie Chappuis s'est mise dans la tête d'une centaine de personnes, et de quelques objets inanimés, auxquels elle a donné une âme. Ces mises dans la tête se sont traduites par des chroniques hebdomadaires, publiées le mardi dans Le Temps.

 

Un premier recueil de ces chroniques, augmentées de quelques inédits, a paru à l'automne 2013, aux Editions Luce Wilquin. Il couvre la période qui va du mardi 22 janvier au mardi 8 octobre de cette année-là.

 

Un second recueil vient de paraître à L'Âge d'Homme. Il commence donc avec la chronique suivante, du mardi 15 octobre 2013, et se termine avec celle du 16 décembre 2014. Et comporte deux inédits.

 

Nouvelle version de L'arroseur arrosé, je me suis demandé, plutôt que de faire un billet sur ce tome II - bis repetita non placent -, s'il ne serait pas amusant d'aller regarder dans la tête de Mélanie Chappuis (sans avoir son talent) pour voir ce qui s'y cogite à l'adresse d'un de ses lecteurs, après toutes ces semaines passées à chroniquer pour le quotidien genevois.

 

Francis Richard

 

Dans la tête de… Mélanie Chappuis

 

Tu sais, tout a une fin et je suis contente que ce soit fini. Même si toute fin, ça sent la mort, ça donne froid… dans le dos. Pourtant, ne te méprends pas. J’ai pris beaucoup de plaisir  à me mettre à la place de toutes ces personnes, et de ces quelques objets, qui avaient un rapport avec l’actualité de ces deux dernières années. C’est, en raccourci, à chaque fois, ce que je fais, quand je crée, en développé, des personnages romanesques.

 

Cependant, crois-moi, c’est astreignant de devoir écrire, sous le même format, toutes les semaines, à jour fixe, c’est-à-dire de remettre sa copie, conforme au standard, au plus tard le lundi après-midi. Souvent j’attends le dimanche pour décider d’un sujet. Mais j’ai dû m’intéresser pendant toute la semaine à ce qui s’est passé dans le monde: événements nationaux ou internationaux, politiques ou économiques, culturels ou sportifs, ou tout simplement… faits divers.

 

Ces chroniques ne sont pas le fruit de confidences, mais elles doivent cependant partir de faits bien réels et être plausibles, au-delà de la caricature, inévitable. Il faut donc observer, trier et réunir les éléments. Comme il s’agit de faire œuvre littéraire et non pas journalistique, il ne faut pas que ça se sente; il faut que ça coule de source; il faut que ça me vienne sous la plume sans que tu ne t’aperçoives de ce qui l’alimente.

 

Tu as pu constater que je me mets dans la tête de toutes sortes de gens. C’est très enrichissant. Ça peut être des gens comme toi et moi, c’est-à-dire des gens de tous les jours, mais ça peut être aussi des célébrités. Ça peut être des puissants comme des faibles. Dans tous les cas je m’efforce de les comprendre et de ne pas les juger, de te les rendre familiers et, par exemple, de te parler de leur femme ou de leur homme, de leurs enfants ou de leurs animaux, de leurs qualités ou de leurs défauts.

 

Dans toute œuvre de fiction, il y a une part de soi qui transparaît. C’est inévitable. J’essaie tout du moins de garder la même distance avec ceux qui expriment des idées sublimes qu’avec ceux qui en expriment de pourries. Ce sont eux qui parlent, ce n’est pas moi, mais il n’est pas difficile de deviner pour lesquelles de ces idées mon cœur et ma raison balancent.

 

Bien sûr, ce que j’écris ne plaît pas à tout le monde, mais une chose me guide toujours. Tu ne peux pas ne pas l’avoir remarquée. J’essaie de voir dans toute personne à qui je prête des pensées l’être humain qu’elle est. C’est pourquoi, comme je te l’ai dit tout à l’heure je ne me permets pas de juger. Si comprendre ne veut pas dire approuver, comprendre permet d’aimer, peu ou prou, même ceux en qui je peux avoir du mal à voir qu’ils sont mes semblables.

 

Certes, aucune vie n’est jamais un conte de fées, et celles qui apparaissent dans mes chroniques ne font pas exception à cette évidence. Mais il est au moins une chose qui, j’espère, en ressort: la connaissance de l’autre, quel qu’il soit, permet de le comprendre. Sans cela, tu peux oublier que la condition humaine puisse être fraternelle.

 

Dans la tête de... Tome II / Chroniques, Mélanie Chappuis, 192 pages, L'Âge d'Homme

Dans la tête de ..., Mélanie Chappuis, 176 pages, Editions Luce Wilquin

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2 avril 2015 4 02 /04 /avril /2015 09:00
"Dans le bleu de ses silences" de Marie Celentin

Le livre de Marie Celentin est un livre hors normes. Il peut combler agréablement et intelligemment les longues nuits des insomniaques et leur ôter d'ailleurs toute envie de dormir.  Parce que l'intérêt de ce véritable pavé ne se dément pas tout au long de sa lecture. Aussi convient-il de choisir son moment pour habiter ce roman épique et se laisser embarquer avec lui dans l'Egypte hellénistique du IIIe siècle avant notre ère, aux mains de la dynastie lagide, héritière (comme sa rivale séleucide) d'Alexandre le conquérant, disparu quelques décennies plus tôt.

 

L'auteur apprend au lecteur à connaître ses nombreux personnages et à les distinguer, parce qu'il y a beaucoup d'homonymes parmi eux. Il faut donc qu'il reste attentif s'il ne veut pas mélanger les Ptolémée, les Bérénice, les Arsinoé, les Appolonios, les Lysimaque, les Antiochos... Mais la tâche est tout de même plus aisée que dans certains romans russes, où la difficulté provient surtout des multiples suffixes...Dans sa post-face l'auteur reconnaît qu'elle a été confrontée à "une savoureuse complexité" pour "raconter l'histoire de familles liées par des mariages diplomatiques à répétition et faisant preuve d'une totale absence d'originalité dans le choix des prénoms de leurs enfants".

 

Les personnages sont donc nombreux, comme dans les chants homériques. Un certain nombre d'entre eux, les plus jeunes, qui apparaissent dans le prologue, au printemps 274, et dans la première partie, au printemps 273, se retrouvent, ayant parcouru un bout de leur vie, dans la deuxième, vingt ans après, à l'été 253, et accomplissent leur destinée dans la troisième, à l'été 247. Dans l'épilogue, à l'été 245, l'auteur ne laisse pas tomber le lecteur et lui dit tout de même ce qu'il advient de quelques survivants de l'épopée.

 

Il est inutile de résumer un tel livre. D'abord parce qu'il en contient plusieurs. Ensuite parce que c'est au lecteur de découvrir toutes les richesses qu'il renferme et d'en faire son miel. Enfin parce que ce n'est pas tant l'histoire qui importe, au fond, mais les différents thèmes abordés, chemin faisant: la peinture des Alexandrins, petits et grands; les basses oeuvres du pouvoir pour maintenir sa réputation; les disputes philosophiques et littéraires sur l'âme hellène; les considérations géopolitiques des dynastes et de leurs conseillers; la solitude des rois au soir de leur vie, à l'heure du bilan, quand ils s'interrogent sur la raison d'Etat et son inhumanité etc...

 

La figure singulière de Bérénice, fille du second Ptolémée, est en filigrane du roman. Demeurée pour d'aucuns, détachée du reste du monde et hors d'atteinte pour d'autres, Bérénice est enfermée dans ses silences. Princesse, puis reine, elle n'a pour toute compagnie que son médecin et sa suivante, qui se sont rendu compte que toute autre couleur que le bleu serait vulgaire ou dérangeante pour elle: "Sa façon d'appéhender le monde n'avait jamais cessé de dérouter tous ses pédagogues, ses nourrices, et plus encore son père qui ne pouvait comprendre le fonctionnement de sa mémoire, capable de retenir d'interminables énumérations sans jamais leur donner le sens ou l'utilité communément admis."

 

Ce livre a du souffle. Il est écrit dans une langue simple et superbe, qui sied au genre tragique et épique. En somme, il est très grec dans sa forme comme dans son fond. Car chaque personnage, fût-il modeste, a de l'importance: il est une pierre apportée à un édifice qui, par son ampleur et par tous les recoins qu'il recèle, ne peut que forcer l'admiration du lecteur et le flatter. En effet, au sortir de lire ce livre, ce dernier ne peut que se sentir plus savant, plus humaniste et plus heureux d'avoir, comme des vagues qui viennent incessamment lécher un rivage, une foule de matières à réflexion venir accoster à celui de son esprit.

 

Francis Richard

 

Dans le bleu de ses silences, Marie Celentin, 888 pages, Editions Luce Wilquin

 

Ce livre prodigieux est le 500e titre des Editions Luce Wilquin...

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30 mars 2015 1 30 /03 /mars /2015 22:30
"Les angles morts" de David Amherdt

Sous le titre d'Angles morts, David Amherdt a réuni en un volume cinquante récits brefs, d'une, deux, voire trois pages, qui sont des miniatures de récits, où tous les mots comptent, où les réminiscences littéraires abondent, où le lecteur est invité à entreprendre des flâneries poétiques, romantiques ou oniriques, qui soulignent le tragique de l'existence humaine dans tous ses aspects.

 

Chacun de ces textes est précédé d'une ou de plusieurs épigraphes, qui sont citations de la bible, citations d'insignes auteurs de l'Antiquité grecque ou latine, ou d'auteurs devenus des classiques de la modernité et de la post-modernité. Autant dire que le lecteur se trouve en excellente compagnie au moment de s'embarquer dans les textes qui les suivent et qui les illustrent de manière toute singulière.

 

Un de ces récits s'intitule L'angle mort, que l'auteur définit comme l'angle "d'où l'on ne voit rien et que nul ne peut voir". Le lecteur est prévenu. L'auteur, à partir des épigraphes qui l'inspirent, révèle au lecteur, dans ce récit et dans les autres, ce qu'il ne pourrait voir autrement de la vie de ses personnages, lesquels semblent ignorer de leur côté le monde qui les entoure et ne connaître que ce qui oriente ou désoriente leur destin.

 

Dans ces récits, il est question d'angles de vue et de morts, mais aussi d'attentes et de déconvenues, d'apparitions et de disparitions, d'unions et de séparations, de souvenirs et d'oublis, d'accidents mortels et de crimes, de cruauté et de tendresse, d'amours et de haine, d'ascensions et de chutes, de malheurs, qui frappent l'humanité, et d'accalmies, qui les interrompent comme des rémissions de douceur à leur brutalité.

 

Il n'est pas étonnant que, parmi les auteurs cités par David Amherdt, il y ait, à plusieurs reprises, William Shakespeare, Fiodor Dostoïveski ou Jacques Brel. En effet ces auteurs sont des géants, à l'aise dans tous les registres, celui de l'exaltation comme celui du tragique, celui du devoir comme celui de l'ardeur. Parlant d'un homme et d'une femme qui se retrouvent pour mourir ensemble, l'auteur illustre ce propos quand il écrit:

 

"S'ils moururent, ce fut bien parce qu'il le fallait. Joyeusement, pourtant: on meurt comme on a vécu."

 

Francis Richard

 

Les angles morts, Daniel Amherdt, 120 pages, Editions de l'Aire

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28 mars 2015 6 28 /03 /mars /2015 18:00
"La petite galère" de Sacha Després

Le petit Larousse donne trois acceptions au mot galère: 1) Bâtiment de guerre ou de commerce à rames et à voiles 2) Lieu ou état, dans lequel on mène une vie très dure 3) Situation difficile ou précaire; travail pénible.

 

Exemple d'emploi du mot dans les deux premières acceptions à la fois: Géronte, dans Les fourberies de Scapin de Molière, qui pose cette question lancinante: "Mais qu'allait-il faire dans cette galère?"

 

Exemple d'emploi du mot dans la troisième acception: La petite galère, titre du roman de Sacha Després.

 

Quelle est donc cette situation difficile ou précaire, dans lesquelles se débattent les deux héroïnes de ce livre?

 

Caroline et Charles, leurs parents, sont nés à Paris à la fin des années cinquante. Ils sont tous deux de condition modeste. Ils vivent dans la périphérie de Paris. Ils sont jeunes et beaux. Ils se sont rencontrés et se sont aimés. Ils se sentent libres ensemble: "Tout semble possible à leur jeunesse. La capote, c'est pour les blaireaux, la crise, pour les intellos et la guerre, pour les fachos."

 

Ils n'ont pas le bac. Ils entrent tous deux aux PTT. Ils ont tout pour vivre heureux et pépères dans leur deux-pièces proche de la gare de Créteil. Il ne leur manque plus que d'avoir des enfants, comme dans les histoires qui finissent bien, et Caroline veut donc "avoir un bébé": "Une femme n'est jamais complète sans enfant, voilà ce qu'elle croit. Dans son esprit, la logique est imparable. Elle est faite pour ça. Idéalement plusieurs fois pour éviter que le petit s'ennuie, ne devienne sauvage, puis sournois."

 

Charles, lui, n'est pas emballé par cette idée de bébé de Caroline... Marie, comme une intruse dans leur couple, naît toutefois au printemps 1978. Et ledit couple se délite. Charles va voir ailleurs, mais, un soir de biture, il prend Caroline sans lui demander son avis et la met enceinte pour une deuxième fois. Quand Caroline apprend son infortune, elle se dispute avec Charles et perd le bébé dans la bagarre...

 

Pendant dix ans, le couple survit tant bien que mal, Caroline rendant la pareille à Charles, en guise de bons procédés. Ils parviennent cependant, au bout de cette décennie, à donner une petite soeur à Marie, Laura, qui naît en 1987, mais, ce qui devait arriver arrive: ils finissent un jour par se séparer. Douze ans après la naissance de Laura, Caroline meurt après avoir avalé de la pharmacie, la veille de l'an 2000.

 

Marie obtient la garde de sa soeur Laura: "Les deux filles affrontent, seules, la petite galère dans la Prairie", leur cité de banlieue parisienne, qui suffoque au "royaume du béton". Pour assurer un quotidien précaire, Marie est barmaid à temps plein dans un pub, le Saloon, et, en sus, enchaîne les heures comme placeuse à l'Opéra-Bastille. Elle perçoit en complément la pension alimentaire que Charles versait à Caroline.

 

Marie est tout pour Laura, c'est-à-dire pour Lo. Elle est pour elle une grande soeur, une maman, une nourricière, une complice, un modèle. C'est La Jolie. Qui enchaîne les conquêtes, mais n'en continue pas moins de s'occuper de Lo et de l'initier à la vie, à tous points de vue, même sexuels, en ne lui cachant rien de ses aventures amoureuses et sensuelles. Pour cadeau d'anniversaire de ses seize ans, cette initiatrice a d'ailleurs cogité un coup fumant.

 

Se faisant passer pour Lo, Marie écrit des lettres enflammées et suggestives au professeur de français de sa cadette: "Wilder est viril, séducteur et looké vintage. Il arbore une quarantaine resplendissante, son verbe émoustille les jeunes filles et exaspèrent les garçons qui le traitent de pédé." Et ces préliminaires épistolaires l'ont tellement émoustillé à son tour qu'il ne résiste pas à la tentation de goûter à cette chair fraîche et mineure qui s'offre à lui dans une loge privative de l'Opéra.

 

Marie enchaîne les conquêtes, mais sa dernière conquête, Jack, est-elle bien une conquête? N'est-ce pas plutôt Jack qui l'a conquise? En tout cas, comme le lui a dit Marie, Jack est différent de ses autres amants. Lo peut très rapidement confirmer après lui avoir été présenté. Marie est méconnaissable. Comment peut-elle être tombée sous le joug de cet individu au physique ingrat, de ce "gringalet au regard bovin et au teint jaune": "Jusqu'ici, Marie l'avait habituée à des hommes bien bâtis, aux torses virils et aux larges épaules."

 

Pour Marie, la rencontre avec Jack a été un choc. Ce beau parleur, qui a toujours raison et qui sait faire comprendre aux autres qu'ils ont toujours tort, lui renvoie une image d'elle qu'elle ne soupçonnait pas et qui l'hypnotise. Elle n'est plus seulement La Jolie, elle a un intellect. Jack la subjugue littéralement et va se servir éhontément d'elle pour parvenir à ses fins. Car monsieur vise haut, prétend-il. Il veut faire de la télé, ce qui doit inspirer le respect à son nouvel entourage et le convaincre de consacrer tous ses moyens pour l'aider à atteindre ce but ineffable.

 

Jack doit quitter l'appartement d'Amandine, une militante anticapitaliste, dans le coma depuis trois ans. Ce parasite squattait chez elle depuis ce moment-là, mais les parents d'Amandine ont la mauvaise idée de vendre cet appartement et de le mettre à la rue. Force lui est alors de trouver un logis et, sans vergogne, il jette son dévolu sur la blême HLM de Lo et Marie qui le laisse  emménager chez elles. Cette intrusion intempestive de Jack dans la vie des deux filles transforme leur petite galère. Parler de "petite galère" devient vite sous Jack-a-dit un joyeux euphémisme.

 

Tout au long du récit, l'adolescente et sa jeune femme de soeur sont dans la tourmente. Livrées à elles-mêmes, elles font leur apprentissage mutuel et individuel de la sexualité, dans toute sa crudité. Elles se construisent comme elles peuvent. Les liens qui les unissent sont soumis à rude épreuve. Il y a pourtant une petite lueur qui éclaire par moments leur tébreuse histoire. Elle porte les deux prénoms de Caroline, leur mère, dont le fantôme apparaît de temps à autre en filigrane, et de Clothilde, la mystérieuse, dont on ne découvre le rôle qu'à la fin de l'ouvrage. 

 

Le vocabulaire contemporain, que Sacha Després emploie à dessein, et à propos, dans son roman, est au service d'un style décapant, qui fait ressortir toutes les aspérités du monde, avec une acuité impitoyable sur les années 2000: la famille se décompose, les enfants trinquent, les amours sont éphémères. Les hommes y apparaissent sans relief, ou pathétiques, ou carrément néfastes. Mais n'est-ce pas parce que les deux jeunes figures féminines du livre, qui les confrontent, semblent, à tort, être des proies faciles après l'abandon de leur mère? 

 

Francis Richard

 

La petite galère, Sacha Després, 200 pages, L'Âge d'Homme

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25 mars 2015 3 25 /03 /mars /2015 23:40
"L'enfant de Mers el-Kébir" de Sophie Colliex

Mers el-Kébir est le nom d'un village de pêcheurs à l'ouest d'Oran, en Algérie, au bord d'une vaste baie en demi-lune:

 

"Mers el-Kébir, en arabe, signifie "le Grand Port". L'immense baie est ceinturée par un amphithéâtre de montagnes. Le djebel Murdjadjo, sombre, creusé de vallées profondes, pousse dans les flots ses deux bras escarpés: à l'est, la presqu'île de Santa Cruz; à l'ouest le Santon, dressé en pain de sucre au-dessus de la mer."

 

Dans les années 1930, ce site exceptionnel attire l'attention de la Marine française. En 1939, un décret signé Edouard Daladier décide de le transformer en base navale militaire...

 

Pour ceux qui connaissent l'histoire de la Deuxième Guerre mondiale, Mers el-Kébir est le nom tragique des attaques menées par la marine anglaise, les 3 et 6 juillet 1940, contre des bâtiments de la Royale, qui y mouillaient tranquillement, faisant près de 1'300 morts parmi les marins français.

 

Après la première attaque: "La mer, luisante et noire, est recouverte de mazout. Plus de la moitié des bateaux a disparu. Quelques uns ont pu fuir, l'un a coulé à pic, et les deux cuirassés encore visibles dans la rade ne sont que des amas de tôle fumante échoués dans le paysage."

 

Après la seconde: "Les sauveteurs repêchent morts et blessés, aidés par les pêcheurs et les ouvriers du chantier naval. Les cercueils du premier bombardement, alignés sur le rivage encore en attente d'être inhumés, gisent éventrés, leur macabre contenu répandu partout."

 

Mers el-Kébir, ce que l'on sait moins, est aussi un des lieux du débarquement américain de novembre 1942: "Six gros bâtiments de guerre ont accosté à la grande jetée. En l'espace de quelques heures, des milliers d'hommes ont pris pied dans le village. Un long défilé d'engins, camions, tanks, chars, jeeps, traverse Kébir à vive allure."

 

L'enfant de Mers el-Kébir, de Sophie Colliex, se passe en ce lieu de mémoire de 1939 à 1951, c'est-à-dire quelque temps avant le massacre de 1940 et pendant les onze années qui suivent. Michel, l'enfant, dont il est question dans le récit, a huit ans au début et, donc, vingt à la fin, la tranche de vie décisive pour devenir un homme.

 

Le père de Michel, Joseph d'Ambrosio, Pepico, d'origine napolitaine, est pêcheur, comme la plupart des habitants du village. Sa mère, Marthe, Moman, d'origine espagnole, travaille de temps en temps chez Sardine pour compléter les maigres revenus paternels

 

Joanno, le grand frère de Michel, de dix ans plus âgé que lui, pêcheur comme leur père, a été mobilisé en septembre 1939 et ne reviendra qu'à la fin de la guerre. Tessa, leur soeur, de sept ans plus âgée, "joliment tournée, la taille fine et les épaules rondes", devra arrêter des études brillantes pour devenir bonne épouse et mère...

 

Michel est artiste. Un jour, une dame de la ville, chez qui sa mère l'a amené, lui donne une boîte de couleurs. C'est, semble-t-il, providentiel, parce que dessiner lui est facile: "Il ignore d'où vient cette connaissance profonde, instinctive. Une grosse vague s'est soulevée en lui, le jour où la boîte de couleurs est entrée dans sa vie. Son dessin, c'est son refuge, le rempart qu'il dresse quotidiennement entre lui et des souffrances qu'il ne comprend pas."

 

Peu à peu il va comprendre ces souffrances. Leur pourquoi va lui être révélé notamment à la faveur de rencontres qui ne seront pas toutes fortuites. Celle, par exemple, avec la dame qui dessinait et qui lui a adressé la parole quand il jouait au cerf-volant avec ses amis Norbert et Samir. Celle avec ce marin rescapé de l'attaque anglaise et qui a sculpté un pêcheur dans une branche d'olivier pour remercier son père de l'avoir secouru.

 

Le roman de Sophie Colliex n'est cependant pas seulement l'histoire de Michel et de Mers el-Kébir, de l'enfant et du port de guerre, dont les travaux titanesques bouleversent profondément le paysage alentour. C'est aussi le portrait d'une famille modeste qui se débat dans des circonstances exceptionnelles, et la peinture d'une époque révolue où le respect des convenances orientait davantage qu'aujourd'hui le cours des vies.

 

Certes on s'aimait, mais le coeur ne l'emportait pas souvent sur la raison. Certes on faisait des études, mais les moyens matériels manquaient souvent à ceux qui voulaient les poursuivre. Et, en même temps, cette époque, qui n'est pas si lointaine que ça, n'est pas dépourvue de charme. Sans doute parce que Sophie Colliex a su donner vie à des personnes attachantes et restituer avec justesse et plaisir les couleurs, les odeurs et la chaleur de l'Afrique.

 

Francis Richard

 

L'enfant de Mers el-Kébir, Sophie Colliex, 312 pages, Editions Encre Fraîche

 

Vernissage et dédicaces chez Payot Cornavin le mardi 31 mars 2015 de 17h30 à 19h.

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  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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