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7 septembre 2014 7 07 /09 /septembre /2014 22:30
"Charlotte" de David Foenkinos

Prendre une personne ayant existé pour modèle de personnage de roman est toujours un exercice délicat. Même si l'on prend la précaution de dire qu'il s'agit d'un roman justement, ce qui permet de prendre quelques libertés nécessitées par le comblement de lacunes.

 

David Foenkinos a pris ce risque avec Charlotte. Il s'est inspiré de l'autobiographie extraordinaire de Charlotte Salomon, née en 1917 à Berlin et morte à Auschwitz en 1943. David Foenkinos ne cite pas directement le nom de ce sinistre camp de la mort, mais il se laisse terriblement deviner:

 

"Tout juste aperçoit-on une inscription au-dessus de la grille d'entrée.

Arbeit macht frei.

Le travail rend libre."

 

Ce livre - cette citation le montre - est composé de phrases qui n'occupent pas plus que la longueur d'une ligne. Le narrateur, qui ressemble comme un frère à l'auteur, explique qu'il a cité ou évoqué Charlotte dans plusieurs de ses romans, mais que, pour écrire le présent livre, il a mis du temps à lui trouver forme et contenu:

 

"Je commençais, j'essayais, puis j'abandonnais.

Je n'arrivais pas à écrire deux phrases de suite.

Je me sentais à l'arrêt à chaque point.

Impossible d'avancer.

C'était une sensation physique, une oppression.

J'éprouvais la nécessité d'aller à la ligne pour respirer.

 

Alors, j'ai compris qu'il fallait l'écrire ainsi."

 

Cette façon de faire donne évidemment un ton particulier au livre. Peut-être permet-elle à l'auteur de dire justement l'indicible, en reprenant son souffle après chaque phrase, comme si elle était scandée, comme s'il s'agissait d'un poème épique en prose.

 

La principale source de l'auteur est l'oeuvre autobiographique singulière de son héroïne:

 

"Vie? ou Théâtre? est une conversation entre les sensations.

La peinture, les mots et la musique aussi.

Une union des arts nécessaire à la cicatrisation d'une vie abîmée.

C'est le choix qui s'impose pour la recomposition du passé."

 

Qu'a-t-il ressenti en découvrant l'oeuvre?

 

"Une émotion esthétique majeure.

Je n'ai cessé d'y penser depuis.

Sa vie est devenue mon obsession.

J'ai parcouru les lieux et les couleurs, en rêve et en réalité.

Et je me suis mis à aimer toutes les Charlotte.

Mais l'essentiel est à mes yeux Vie? ou Théâtre?"

 

De cette oeuvre constituée de dessins, de textes, d'indications musicales, que dit Charlotte à celui à qui elle la confie? "C'est toute ma vie.", phrase qui se prête à plusieurs possibilités d'interprétation, qu'envisagent l'auteur sans parvenir à trancher entre elles, parce qu'elles lui semblent toutes vraies:

 

"Je vous donne une oeuvre qui raconte toute ma vie.

Ou: je vous donne une oeuvre aussi importante que ma vie.

Ou encore: c'est toute ma vie, car ma vie est finie.

Est-ce que ça veut dire qu'elle va mourir?"

 

Cette vie est celle d'une artiste juive géniale, dans un contexte familial particulier (les membres de sa famille, surtout les femmes, se suicident génération après génération) et dans un contexte historique particulier (depuis 1933, la haine a accédé au pouvoir en Allemagne). Aussi, pendant tout le récit, qui se déroule en Allemagne, puis en France, où Charlotte consent à se réfugier après avoir vu son père pleurer, la tragédie est-elle omniprésente.

 

Quand Charlotte part pour la France pendant qu'il en est encore temps, Alfred, son premier amour, approche sa bouche de son oreille:

 

"Elle pense qu'il va dire: je t'aime.

Mais non.

Il murmure une phrase importante.

Une phrase à laquelle elle pensera sans cesse.

Qui sera l'essence de son obsession.

 

Puisses-tu ne jamais oublier que je crois en toi."

 

C'est sans doute cette phrase qui donnera à Charlotte Salomon le courage de composer Vie? ou Théâtre?, son oeuvre incomparable, sans laquelle David Foenkinos n'aurait pas eu matière pour un tel chant antique à sa mémoire.

 

Francis Richard

 

Charlotte, David Foenkinos, 224 pages, Gallimard

 

David Foenkinos était présent ce week-end au Livre sur les quais de Morges:

"Charlotte" de David Foenkinos
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5 septembre 2014 5 05 /09 /septembre /2014 22:55
"Une autre vie parfaite" de Julien Bouissoux

Que restera-t-il de chacun de nous après que nous aurons quitté cette Terre? Peu de chose en somme. Nous serons tous oubliés, à l'exception de quelques uns, qui se compteront sur les doigts de quelques mains.

 

Et, pourtant, même dans nos vies ordinaires, certains d'entre nous connaissent parfois quelques moments, qui, sans que cela leur vaille de passer à la postérité, tranchent sur la platitude de leurs jours.

 

Dans son recueil de nouvelles, Une autre vie parfaite, Julien Bouissoux fait ressortir quelques uns de ces moments dans la vie de personnages, qui sont nos semblables et que nous aurions tort, par vanité, de considérer comme moins importants que nous.

 

La première phrase de ce recueil de neuf nouvelles en donne le ton - l'éditeur a eu bien raison de la reproduire en quatrième de couverture:

 

"Nos vies se résument soit à rien, soit à quelques fulgurances."

 

Les vies des neuf personnages de ces nouvelles - huit hommes et une femme - ne se résument pas à rien - on s'en doute. Elles contiennent toutes quelques fulgurances qu'il serait déloyal de révéler ici.

 

Disons seulement que ces fulgurances sont de toutes sortes, qu'elles apportent un relief inattendu aux mornes existences des protagonistes, qu'elles leur laissent entrevoir une autre vie et qu'elles déconcertent par là même le lecteur. D'autant que le style sans détour de l'auteur est en accord avec le ton souvent caustique.

 

Le premier de ces personnages, "costume, chemise blanche, boutons de manchette", revient en Audi, plaques suisses, dans son coin de France natal, après une quinzaine années d'absence. Des maisons moches y ont encore poussé, bien qu'il n'y ait pas davantage de boulot qu'auparavant. Mais, l'usine à papier est toujours là. Des jeunes traînent dehors, désoeuvrés. Il leur propose un truc sympa...

 

Janvier se retrouve seul, oublié dans "un bureau situé dans une impasse loin du siège" d'une grande entreprise, qui a connu restructurations, déménagements successifs et changements d'organigramme. Il n'a plus de dossiers à traiter et n'attend plus que d'être licencié. Il continue pourtant de se rendre au bureau cinq jours sur sept, à composer des poèmes, jusqu'au jour, un lundi, où il tombe sur un écriteau à la vitrine d'un magasin...

 

Sur la plage, un gamin de cinq ans, Etienne, répond avec insolence à sa mère: son beau-père n'est pas son papa. Il se met à courir vers la mer. Le narrateur se lance à ses trousses. Car sa femme et la mère d'Etienne sont éplorées, et le beau-père éclopé: il est le seul valide. Après avoir rattrapé Etienne, peu de temps après il lui lâche la main pour empêcher qu'un ballon, avec lequel des jeunes jouent, ne roule à la mer...

 

Il travaille dans une entreprise en perdition. Ils étaient encore douze en janvier, ils ne sont plus que quatre. Rentré chez lui, il joue tous les jours à un jeu vidéo sur sa PlayStation, pour oublier. Il s'isole de tout, même de sa famille, à l'abri de son casque, en buvant de la bière, augmentée d'alcool de prune. Il apprend alors une nouvelle, qui a un lien avec son enfance, qui n'est toujours pas morte en lui...

 

Il est voiturier d'un restaurant de sushi. Il n'a trouvé rien d'autre à faire "pour occuper ses soirées et payer son loyer, ses factures, et allonger malgré tout l'ardoise de ses cartes de crédit". Et puis "l'intérêt du job, c'est que tu peux passer ton tour toute la soirée"... Personne ne viendra ne le déranger dans sa solitude... A la fin de cette soirée-là, il ne lui reste plus qu'un trousseau de clés, celui d'une Mercedes bleu nuit...

 

Sonia et Boris sont invités chez des amis. Sonia n'arrête pas d'écraser moralement Boris, qui n'est que bibliothécaire assistant à la Société de Lecture de Genève et pour lequel elle a de plus grandes ambitions, à la Bibliothèque Nationale notamment, alors qu'il se satisfait parfaitement de son activité à 40%. Il est le seul à remarquer que la maîtresse de maison, Anne-Sophie, ne boit pas de vin et qu'il ne peut y avoir à cela que deux explications...

 

Elle est fan d'une star. Quand ils étaient jeunes, ils étaient dans la même classe. Elle collectionne tout ce qui paraît sur lui: coupures, photos, interviews etc. Elle les classe, les archive. Seule une photo de classe, de 1964, où il se tient debout à côté de la maîtresse, orne son mur. "Je dois être la seule moche qu'il ait jamais baisée", se dit-elle... Cela doit bien rimer à quelque chose...

 

Il joue à un jeu vidéo en ligne, mais il n'y a curieusement, ce jour-là, pas d'autres participants à ce jeu de guerre. Heureusement que son frère, qui habite à des kilomètres,  vient l'y rejoindre. Déjà, au début des années 1990, ils jouaient ensemble à Kick Off 2, un jeu de football. C'est l'occasion de converser ensemble pendant la partie désertée par les autres...

 

Il est le dernier Granget de la lignée. Son père vient de mourir. Il a tout prévu pour ses obsèques: "Il voulait le curé de Jary, l'église de Condat et être inhumé en Corrèze." Il lui a laissé sa maison en héritage: "Il me manque juste la clé, putain de clé que mon père, même malade, n'a jamais voulu me confier"... Mais, maintenant, la maison est tout à lui...

 

L'autre vie que tous ces personnages entrevoient à la faveur de circonstances particulières est-elle parfaite comme le laisse supposer le titre de ce recueil? Peut-être "parfaite" est-il un bien grand mot, ou alors ironique. En tout cas, leur autre vie est en rupture avec ce qu'ils ont vécu jusque-là. Aussi peuvent-ils nourrir l'espoir de changements, fussent-ils doux-amers...

 

Francis Richard 

 

Une autre vie parfaite, Julien Bouissoux, 112 pages, L'Age d'Homme

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3 septembre 2014 3 03 /09 /septembre /2014 22:30
"Black Whidah" de Jack Küpfer

Les derniers pays chrétiens, qui ne l'avaient pas encore fait, ont aboli l'esclavage au XIXe siècle, les uns après les autres, mais l'un des derniers sera le Brésil, qui ne le fera qu'en 1888...

 

Quant aux pays musulmans, ils attendront le XXe siècle pour s'y mettre et le dernier sera la République Islamique de Mauritanie, en 1980, c'est-à-dire hier.

 

Le décret d'abolition de l'esclavage en France, lui, date du 27 avril 1848...

 

Ces quelques repères historiques ne sont pas inutiles pour situer le roman de Jack Küpfer, Black Whidah, qui se passe en 1808, au Brésil, puis sur la côte des esclaves, dans le golfe de Guinée, plus précisément dans le Royaume de Whidah (un whidah est un oiseau africain de la famille des tisserins...), imaginé par l'auteur.

 

Le narrateur est un natif de Stornoway, ville écossaise des Hébrides, un dénommé Gwen Gordon. Deux ans après les faits, il se décharge enfin, avec répugnance, du pesant poids de la mémoire de l'histoire qu'il a vécue.

 

Gordon parle couramment plusieurs langues: le portugais,le français, l'anglais et l'espagnol. Aussi, après avoir abandonné une Norvégienne, Sigrid, qui, fruits de ses oeuvres, a mis au monde deux jumeaux, a-t-il été enrôlé, des années plus tard, pendant quelque temps, comme interprète, par Watkins, un vieux loup de mer, un alcoolique flibustier, un pirate qui a fini pendu à une potence dans un port fortuné brésilien.

 

Dans un autre port fortuné brésilien, Recife, où il fait profil bas, en se faisant passer pour un honnête marin français, Gordon fait la connaissance du capitaine Porteiro. Ce dernier lui propose de l'engager sur son navire, l'Antares, dont les cales sont remplies de sucre, de coton, de café, d'alcool et de tabac et qui a pour destination Whidah, le plus grand port d'esclaves du golfe de Guinée.

 

Cette proposition est une aubaine pour Gordon, qu'il ne peut refuser. Il n'a pas envie de finir pendu à son tour et il est complètement démuni. Autant quitter le pays. Mais le prix à payer sera d'obéir sans réserve à Porteiro, qui a payé la note de son auberge, qui en sait plus sur son passé de forban qu'il ne l'imaginait et qui a bien l'intention de se servir de ses compétences de polyglotte.

 

Le Royaume de Whidah, avec lequel les négriers sont alliés, est en guerre contre le Royaume d'Oyo. Ce conflit est intéressant pour des gens comme Porteiro, car il leur fournit "abondance d'esclaves", qui sont autant de prisonniers faits à l'ennemi. Ses semblables négriers et lui se donnent bonne conscience. S'adressant à Gordon, Porteiro lui dit:

 

"Nous ne faisons rien de mal ici, mon jeune ami. Nous offrons même une chance de survie aux vaincus, et la possibilité de sauver leur âme en un pays catholique, ainsi qu'à se préparer sereinement, dans le travail, à la vie éternelle..."

 

La chance de survie n'est pourtant pas bien grande:

 

"Pour chaque esclave qui survit, trois meurent avant, pendant ou après la croisée de l'Atlantique!"

 

C'est pourquoi les négriers ont un bel avenir devant eux... D'autant que les besoins de main-d'oeuvre sont grands dans les mines d'or et les plantations brésiliennes et qu'il faut la renouveler fréquemment...

 

Cette fois, la transaction entre le chefe Da Costa, commandant du fort de Whidah, et le capitaine Porteiro ne se déroule pas aussi tranquillement que d'habitude.

 

La cargaison d'esclaves prévue est composée de membres d'une tribu dont la sorcière, la Mambo, a été tuée pendant un assaut qui a fait de nombreux morts de part et d'autre. Et les guerriers du Royaume de Whidah, terre de Vaudou, commencent à voir son fantôme partout...

 

Da Costa se comporte mal avec sa jeune compagne Paula, d'origine portugaise. Ce qui provoque les rires des officiers de l'Antares, mais ne fait pas rire du tout Gordon. Paula le remarque. Or, de son côté, elle a tout pour éveiller en lui "une excessive curiosité":

 

"Son teint était hâlé et ses traits plutôt délicats. Elle avait une luxuriante chevelure brune, un peu défaite, et ce qu'il faut un peu partout pour susciter les feux les plus violents."

 

A partir de là, les événements s'enchaînent et le narrateur conduit le lecteur successivement dans la forêt du royaume - la forêt de Kpassé - d'où proviennent les gémissements d'un enfant, puis sur le port de Whidah où se trouve le marché aux esclaves, enfin sur une mer déchaînée où se trouvent des évadés, lesquels, pendant la tourmente, ne se seront jamais sentis aussi proches de Dieu...

 

Et, pendant toutes ces péripéties, le narrateur, écoeuré, révolté par sa conduite, fait preuve alternativement de courage et de lâcheté, avec des pensées au diapason:

 

"Tantôt sombres, tantôt claires, mes pensées étaient ambiguës. On eût dit que les antagonismes étaient libérés, que les contraires se mêlaient, sans jamais vraiment s'opposer."

 

Une fois tournée la dernière page, le lecteur, transporté par le style riche, chatoyant, parlant à l'imagination de ce livre, ne peut que s'exclamer, un peu épuisé (surtout s'il l'a lu nuitamment d'une traite), faute d'autres mots plus appropriés: quelle aventure!

 

Francis Richard

 

Black Whidah, Jack Küpfer, 272 pages, Olivier Morratel Editeur

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2 septembre 2014 2 02 /09 /septembre /2014 21:15
"Sous les arbres et au bord du fleuve" suivi de "Toro, Toro!" de Raphaël Aubert

"On" dit que l'essentiel de la personnalité de chacun se construit depuis la petite enfance jusqu'à la fin de l'adolescence, ce qui n'exclut pas des retouches ultérieures...

 

Le fait est que Raphaël Aubert, le citadin, qui a vécu à Londres et à Paris, qui vit aujourd'hui à Lausanne (quand il ne se rend pas à Nîmes) s'est retrouvé tout jeune plongé dans le monde de la forêt, et il ne l'a jamais oublié:

 

"Il n'est pas vrai qu'au fil du temps l'enfance s'efface. Non plus qu'avec l'âge ses blessures."

 

Dans Sous les arbres et au bord du fleuve, Raphaël Aubert évoque le morceau de forêt qu'il traversait dans son enfance avec sa mère pour remonter à la maison en rentrant de l'école:

 

"La forêt est mouvante comme les nuages d'orage sans cesse changeants. Elle vous enveloppe à la manière d'une cape et se meut avec vous comme une ombre sournoise, pour se refermer aussitôt derrière vous."

 

Il raconte les sortilèges, les animaux et... le silence de la forêt, quand se dressent des barrières invisibles qu'il serait sacrilège de franchir, en faisant fuir les animaux qui gardent les lieux...

 

La forêt lui a appris beaucoup et, notamment, que "la nature n'est ni bonne ni mauvaise":

 

"Au contraire de ce que prétendent ses adorateurs. La nature est. C'est tout. Avec ses luttes et ses drames; la mort et la vie étroitement accordées comme deux faces de la même médaille."

 

La forêt est associée dans sa mémoire aux histoires que sa mère lui racontait "afin de [lui] faire oublier la rudesse du chemin et [l'] aider à trouver le temps moins long". Il ne peut s'empêcher, récit faisant, de partager avec le lecteur celle de "L'homme vert", sa préférée.

 

Aujourd'hui, il voit la forêt d'un autre oeil:

 

"Si la forêt a cessé de nourrir mes peurs, elle continue d'alimenter mes rêves en me laissant entrevoir les autres mondes dont elle constitue l'accès, dont elle est la porte pour qui sait l'ouvrir."

 

Le bord du fleuve Saint-Laurent, sur lequel il s'est trouvé il y a plusieurs années, a la même rémanence en lui. "L'immensité, l'abondance, la force et le don" du fleuve l'ont alors touché de manière analogue. Il se demande:

 

"Aurais-je si fortement éprouvé ce que je rapporte là si je n'avais pas moi-même vécu durant mon jeune âge quelques années dans la forêt?"

 

Toro, toro! est un tout autre récit, encore que... Un jeune homme se souvient que dans son enfance il a assisté à une scène étonnante, qu'il n'a jamais voulu oublier.

 

Près des Saintes-Maries-de-la-Mer, un petit taureau ne voulait pas rejoindre l'un des camions garés à côté d'un enclos. Plusieurs cavaliers l'avaient traqué. L'un d'eux avait abattu un trident sur sa tête, qui s'était mise à saigner, ce qui avait horrifié l'enfant qu'il était. Tout avait changé quand un autre d'entre les cavaliers avait sauté de cheval:

 

"Quand le taureau fut sur lui, dans son dos, à quelques mètres de la rampe du camion, tout contre la balustrade, il le saisit brusquement par les cornes et d'un coup l'immobilisa.

L'homme n'avait pas bougé. Ses pieds étaient demeurés fichés dans le sol à la manière de deux pieux. Le taureau tremblait de tout son corps, mais semblait pourtant étrangement apaisé comme s'il avait trouvé son maître et qu'il l'acceptait.

L'homme et la bête ne faisaient plus qu'un et il se dégageait d'eux une extraordinaire harmonie en même temps qu'une étonnante force."

 

Cette scène a indéniablement influencé le jeune homme qu'il est devenu.

 

Un jour il a sauté dans une arène pendant une course, il a opposé au taureau une couverture qu'il avait enroulée autour de sa taille, la corne du taureau l'a frôlé, il a été porté hors de l'arène, il s'est retrouvé en cellule, où lui a rendu visite le torero dont il avait interrompu la faena. Deux ou trois ans plus tard, il défiait un taureau de plus de six cents kilos de la manade de ce dernier...

 

"On" doit avoir raison: l'enfance n'est jamais oubliée par l'adulte que nous devenons...

 

Francis Richard

 

Sous les arbres et au bord du fleuve, suivi de Toro, toro!, Raphaël Aubert, 76 pages L'Aire

 

Livres de l'auteur précédemment présentés sur ce blog:

 

Cet envers du temps , 292 pages, L'Aire (2014)

Malraux & Picasso - Une relation manquée, 124 pages,  Infolio (2013)

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1 septembre 2014 1 01 /09 /septembre /2014 20:30
"Meurtre à Sciences Po" de Suzanne Azmayesh

Sciences Po est, faut-il le rappeler?, une grande école française, très sélective, qui forme bien sûr des professionnels de la fonction publique, mais aussi des professionnels de la recherche et de l'entreprise.

 

Couvrant 5 années d'études, 3 années de  diplôme de collège universitaire (la 3ème année de ce cursus se déroule obligatoirement hors de France) et 2 années de diplôme de master, Sciences Po compte 12'000 étudiants, les Sciences-pistes, répartis sur sept campus, dont le célèbre campus parisien du 27 rue Saint-Guillaume.

 

Les protagonistes du roman de Suzanne Azmayesh, comme le titre et la couverture le laissent supposer, Meurtre à Sciences Po, sont des Sciences-pistes  de Paris et, comme il y a meurtre, on peut ajouter à ces protagonistes, pour faire bonne mesure, le commissaire chargé de l'enquête, le directeur de l'école et un suspect surnuméraire, qui sort avec l'un de ces étudiants.

 

Les sciences-pistes, Nadège Ramz, Astrid Meller, Séraphin Tellessme, Roxane White (de nationalité américaine), Arthur Blondelle et Basile Martineau (de nationalité suisse), sont tous en dernière année.

 

Officiellement, "pour une soirée de retrouvailles avant la remise des diplômes", ces étudiants se réunissent pour dîner chez l'un d'entre eux, en l'occurrence chez Astrid, dans son appartement de la rue de Babylone, à deux pas de la Pagode. Officieusement, cette soirée est "un stratagème" qui doit permettre à Nadège, amie d'Astrid, de reconquérir Séraphin et d'empêcher son mariage avec Roxane...

 

D'être élève d'une grande école huppée et célèbre ne signifie pas en effet que l'on soit un pur esprit, préoccupé par ses seules études. Ainsi Arthur, bien que sortant avec Rose, qui est d'un naturel jaloux, est venu sans cette dernière, alors que c'est un ex de Nadège, laquelle est toujours amoureuse de Séraphin, lequel est surtout intéressé par la galette de Roxane, fille de milliardaire. Astrid en veut à Nadège d'avoir été évincée du trio d'amis qu'elles formaient avec Basile etc.

 

Vers 22 heures 30, les convives se trouvent curieusement à bout de conversations. Comme il est encore trop tôt pour se séparer, ils décident d'organiser un jeu. Après discussion ces grands enfants optent pour un jeu de cache-cache, toutes lumières éteintes. Les chercheurs sont Arthur, Astrid et Séraphin, et ceux qui se cachent, Nadège, Roxane et Basile.

 

Après avoir compté jusqu'à cent sur le balcon, les chercheurs se mettent à rechercher les cachés. C'est ainsi que Séraphin découvre dans la cuisine le cadavre de l'histoire:

 

"C'était Nadège, contre le frigo. Un couteau dans la nuque, elle semblait déjà morte."

 

L'enquête de police sur cette mort est menée par le commissaire Maximilien Zérangue. Comme dans les romans d'Agatha Christie, il rassemble tous les détails qui comptent sur les cinq suspects de la soirée, auxquels, en cours d'investigation, s'ajoutera un sixième. A la fin du livre, toujours comme dans les romans dont le héros est le belge Hercule Poirot, il réunit tous les suspects pour, arguments à l'appui, désigner parmi eux le coupable, après élimination des coupables potentiels.

 

Au-delà de ce whodunnit très bien monté - chaque suspect a les moyens, le motif et l'opportunité de commettre le meurtre (ou l'assassinat?), et le lecteur, comme de juste, ne découvre le coupable qu'à la fin -, l'auteur dresse un portrait un tantinet satirique, très bien documenté, du microcosme de Sciences Po et de ceux qui y gravitent, avec leurs ambitions et leurs travers... C'est à la fois divertissant, bien vu, et instructif...

 

Francis Richard

 

Meurtre à Sciences Po, Suzanne Azmayesh, 192 pages, L'Age d'Homme

 

Présentation du livre par l'auteur, sur YouTube:

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30 août 2014 6 30 /08 /août /2014 19:15
"La fille qui n'aimait pas la foule" de Gilles de Montmollin

1972, c'est l'année du premier rapport du Club de Rome, The limits to the growth, rapport plus connu sous le nom de Rapport Meadows. Les scientifiques de ce club international, curieusement hostiles au progrès scientifique, y sont favorables à l'idéologie de la décroissance économique pour protéger l'environnement et dans la lignée de l'idéologie de Thomas Malthus, qui s'inquiétait de la croissance de la population. 

 

Le roman de Gilles de Montmollin, La fille qui n'aimait pas la foule, se passe cette année symbolique.

 

Jean-Hugues, 19 ans, préfère qu'on l'appelle Jacky, comme le coureur automobile Jacky Stewart. Il achève ses vacances d'étudiant en droit dans le midi de la France. Il s'est fait larguer par sa petite amie, Sylvie, et roule, le 21 septembre 1972, depuis Hyères, en direction de Genève au volant d'une Mini Cooper S, qu'il a allégée au maximum et préparée:

 

"Culasse rabaissée, filtres à air sport, gros carburateurs Weber double corps à la place des SU d'origine, tubulures d'admission polies, ligne d'échappement racing, bref, une bête de course. Petite, mais efficace. Il n'y en a pas beaucoup qui me suivent, même parmi les Porsche ou les BMW."

 

Son retour en Suisse va prendre un cours inattendu quand il prend en stop, après Brignoles, Réjane, qui doit bien avoir dans les 25 ans:

 

"Cheveux blonds, très clairs, coupés assez courts. En tout cas plus courts que les miens. Visage régulier, agréable. Pas de maquillage. Peau dorée, plus foncée que les cheveux. Seins libres sous la chemise indienne marquée de quelques taches de transpiration."

 

A un moment, Réjane ouvre son bagage, qu'elle a disposé entre ses jambes, pour prendre une sacoche de jute dans laquelle se trouve son paquet de Camel filtre. Il croit apercevoir un flingue. Ce dont il aura la confirmation un peu plus tard et ce qui ne l'empêchera pas de la garder à bord, parce qu'elle est... bien roulée.

 

La veille, 20 septembre 1972, Franck Lechêne, le chef du RAFC, Rien à foutre de la croissance, a été blessé lors du piège qui lui a été tendu sur l'île de Port-Cros, située en face d'Hyères. Il a été sérieusement blessé mais a réussi à s'enfuir.

 

Réjane et Jacky discutent route faisant. Comme il reconnaît que sa voiture est importante pour lui, elle lui dit qu'il est victime du capitalisme:

 

"Tu n'en es pas conscient. Mais cette bagnole occupe ton temps, tes pensées. Elle est une fin en soi. Un but pour ta vie. Pendant ce temps, tu ne remets pas en cause le système."

 

Muni de ces éléments, auxquels s'ajoutent la citation placée en épigraphe du livre ("Le Monde a un cancer, et ce cancer, c'est l'homme." A. Gregg) et la dédicace de l'auteur (A mes fils, Cédric et Joël, et à leur génération, en espérant que la mienne leur laissera une planète vivable), le lecteur ne peut que se douter qu'il y a un lien entre l'autostoppeuse de Jacky et le RAFC...

 

Au cours d'un récit haletant, plein de rebondissements qui le tiennent en haleine, le lecteur va découvrir ces liens qu'il a devinés et faire la connaissance d'autres personnages hauts en couleur, garçons et filles, qui sont en rapport eux aussi avec le RAFC.

 

Les motivations de tous ces personnages ne sont pas aussi pures que celles de Réjane - elle croit qu'il faut lutter contre les croissances économique et démographique -, mais ils s'avèrent aussi déterminés qu'elle à les faire valoir par la violence et la contrainte, par le sang et par les larmes.

 

Bien malgré lui Jacky va être entraîné dans cette tourmente. L'extrémisme mortel du RAFC ne laisse pas de faire penser à celui dénoncé par Michael Crichton dans State of fear, livre qui avait été vivement reproché à l'auteur de Jurassic Park, à sa parution en 2005, par les défenseurs de la Terre...

 

Gilles de Montmollin restitue très bien l'atmosphère de cette époque où l'on écoute encore Les Beatles - quarante ans plus tard les écoutera-t-on encore? se demandent Jacky et Réjane - et où on fume du shit. Son style alerte et enjoué, de même que les prouesses de Jacky au volant de sa Mini, participent de ce rythme échevelé qu'il donne à ce road thriller nostalgique.

 

Francis Richard

 

La fille qui n'aimait pas la foule, Gilles de Montmollin, 208 pages, BSN Press

 

Site de l'auteur: http://gilles-demontmollin.com/

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28 août 2014 4 28 /08 /août /2014 22:00
"L'accident" de Marianne Brun

Les êtres humains ne maîtrisent jamais complètement leur destin, même s'ils ont bien souvent plus de degrés de liberté qu'ils ne l'imaginent. Surviennent toujours des événements inattendus, qui en modifient la trajectoire, des accidents.

 

Le titre du roman de Marianne Brun aurait tout aussi bien pu être décliné au pluriel. Bien sûr il y a un accident de la route qui sert de révélateur dans cette histoire, ou qui en est l'aboutissement, mais il n'aurait pas eu lieu si deux autres accidents ne s'étaient pas produits, l'un dans un passé lointain, l'autre dans un passé tout proche.

 

Christine a 25 ans quand elle a L'accident, dans un paysage de campagne enneigé. Sa fille Marion, 7 ans, est sur la banquette arrière à ce moment-là. Nous sommes en février 1980. Que s'est-il passé? La Simca, que Christine conduit en pleurant, fait une embardée et se retrouve dans le fossé.

 

Marion, peu de temps auparavant - c'est un accident -, a blessé son petit frère Alexandre de deux ans son cadet. Elle ne voulait pas lui faire de mal, "mais il piétinait le dessin qu'elle était en train de faire dans le sable du terrain vague" et ne s'arrêtait pas de rire:

 

"Marion avait saisi la première chose qui l'atteindrait plus vite que si elle s'était levée pour lui courir après. Ce fut une cuillère.

Une gerbe de sable lui avait frotté les yeux, la cuillère avait suivi."

 

Est-ce pour cette raison que Christine a envoyé Marion en colonie de vacances? Peut-être, mais ce n'est pas sûr. Toujours est-il que Marion s'est alors demandé si sa mère voulait se débarrasser d'elle et l'a ressenti comme une punition. Comme elle ressent que sa mère n'a pas un comportement de maman avec elle et qu'elle n'est pas la même quand son père est là, sans qu'elle ne puisse dire pourquoi, et si c'est mieux quand il n'est pas là.

 

Le calcul est vite fait. Christine a commencé à attendre Marion alors qu'elle n'avait que 17 ans. C'était un accident... Mais elle a gardé l'enfant... A partir de là, Christine a fait comme on lui a dit de faire. "On", c'est-à-dire, plus précisément, ses tantes et sa grand-mère. Elle a épousé le père de l'enfant, André, alors que le père aurait pu être un autre, Christian, s'il l'avait voulu... dont le souvenir est doux.

 

Christine a cru longtemps qu'elle avait fait un parcours sans faute, en suivant presque tous les conseils de "on". Elle a donc été mère au foyer, s'occupant du ménage, des enfants etc. puisqu'elle ne serait jamais paysagiste...

 

Comment expliquer qu'après l'accident, Christine ait laissé toute seule Marion dans la Simca et ait acceptée de monter sans elle dans une fourgonnette, conduite par Madame Reynaud, qui s'est arrêtée à hauteur de la voiture accidentée?

 

L'auteur, à la faveur de retours dans le passé de Christine, son enfance, sa mère Jeanne, sa vie de couple etc. esquisse peu à peu, dans un style vif et évocateur, sans concessions, une réponse à cette question, une réponse qui s'avère complexe. Car la facilité serait de conclure hâtivement que Christine n'est qu'une mère indigne, doublée d'une incapable...

 

Un indice?

 

"Fuir - sa vie n'a été qu'une fuite.

Même l'attente est une fuite."

 

Peut-être est-ce d'attendre, sans entreprendre, qui, dans bien des cas, fait les accidentés de la vie...

 

Francis Richard

 

L'accident, Marianne Brun, 224 pages, L'Age d'Homme

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23 août 2014 6 23 /08 /août /2014 22:45
"La lueur bleue (Gérimont II)" de Stéphane Bovon

L'an passé, à même époque, paraissait le premier volume du cycle de Gérimont. Le lecteur savait qu'il y aurait une suite, intitulée La lueur bleue. Il ignorait encore que cette suite ne serait pas la seule et qu'il y en aurait huit autres...

 

Le cycle de Gérimont, "projet littéraire épique, baroque et postmoderne", explique Stéphane Bovon dans une note liminaire au deuxième roman de cette série de dix, "est une manière de Rougon-Macquart du XXIe siècle qui pose une Suisse fantasmée en toile de fond et propose une lecture sur de multiples strates, parfois en apparence éclatées et digressives mais les apparences sont trompeuses; le créateur et ses doubles savent très bien où ils vont."

 

Pour le lecteur qui n'aurait pas lu Gérimont, ou qui en aurait oublié la trame, Stéphane Bovon fait précéder Gérimont II d'un résumé du premier épisode. Dans ce réumé, il rappelle que "Gérimont vit en paix entre les montagnes et la mer" et que "tout y est réglé par un système utopique et bienveillant". Aussi n'y a-t-on jamais tué personne. Pourtant le premier volume se termine par l'assassinat de Shriptar Ruchet...

 

Peut-être, pour la compréhension du lecteur, faut-il ajouter à ce résumé, ou rappeler, que, dans ce sytème utopique et bienveillant, les habitants ne peuvent occuper que dix Fonctions (boulanger, fromager, chasseur ou pêcheur, vigneron, paysan, constructeur - il y en a deux -, couturier - il y en a également deux -, homme libre) et que la Fonction est attribuée à la naissance, comme on distribue les cartes, sans considération des futures inclinations ou prédispositions.

 

Quand Stéphane Bovon parle de Suisse fantasmée, il s'agit, avec le royaume de Gérimont, d'une Suisse d'après la Montée, sous-entendu des eaux, puisque ce royaume post-moderne helvétique est situé en bord de mer...

 

Ce deuxième volume raconte l'odyssée de Xixa, la veuve de Shriptar Ruchet, qui cherche à comprendre pourquoi son mari a été assassiné. Seul Epidam Regamey, le paysan, sait quelque chose à ce sujet. Sa ferme se trouve en contre-bas de la colline des menhirs où se réunissent rituellement et régulièrement une dizaine de silhouettes encapuchonnées. Shriptar a dû apprendre quelque chose sur elles et l'a payé de sa vie.

 

Xixa arrive à faire dire par Epidam le peu qu'il sait et, l'alcool de pruneau aidant, il livre le nom du seul des dix participants à ces cérémonies secrètes qu'il connaît. Xixa, aidée de son beau-frère Plotmir, le vigneron, à qui elle confie son fils Gezim, se met en quête de le retrouver. Il doit se trouver sur l'autre rive de la mer, du côté des Dents du Midi. Pour cela il faut qu'elle quitte le royaume clandestinement...

 

Comme Xixa n'a aucune notion de navigation, le sardinier, que Plotmir lui a procuré, fait naufrage après avoir dérivé vers l'est. Au lieu de mettre une demi-journée, elle mettra un grand nombre de jours à atteindre son but. Son parcours étant jalonné d'obstacles et d'avanies qui auront pour vertu de l'aguerrir, et qu'elle surmontera, même si, touchant au but, elle manquera d'y rester.

 

Gérimont II se termine par un duel d'un genre inhabituel, véritable morceau d'anthologie, où l'un des duellistes se sert de la métaphysique pour tenir le coup, tandis que l'autre a recours aux armes de la relativité et de la mécanique quantique réconciliées pour servir le même dessein... Cette fin en apothéose est le couronnement de cette odyssée où Pénélope a échangé son rôle avec celui d'Ulysse.

 

Ce livre, illustré de dessins à l'encre de macbe, alias Stéphane Bovon, dont la couverture a été dessinée par Krum, est écrit dans un style effectivement épique et baroque. Des citations, fort à propos, dans la langue de Shakespeare, sont tirées de The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket d'Egar Allan Poe...

 

A chaque péripétie que connaît Xixa, on peut se demander comment elle va s'en sortir. Mais c'est faire preuve de peu de foi en l'imagination fertile de l'auteur, qui ne manque pas au passage de faire des clins d'oeil malicieux à  notre époque, époque d'avant la Montée...

 

Francis Richard

 

La lueur bleue (Gérimont II) - Roman initiatique et grand-guignol, Stéphane Bovon, 280 pages, Olivier Morattel Editeur

 

Volume précédent, chez le même éditeur:

Gérimont, 328 pages (2013)

"La lueur bleue (Gérimont II)" de Stéphane Bovon
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23 août 2014 6 23 /08 /août /2014 05:45
"L'inondation" de Raluca Antonescu (La Baconnière)

Dans un immeuble de ville, anonyme, les gens se croisent, se saluent, mais, souvent, ne se connaissent pas outre mesure. Aussi suffit-il parfois d'un événement qui les touche tous en même temps, pour que d'aucuns entrent en contact avec d'autres ou que les uns finissent par remarquer l'existence des autres.

 

Dans le roman de Raluca Antonescu, c'est L'inondation que subissent les habitants d'un petit immeuble - un appartement par étage - qui va produire un tel bouleversement de leur vie communautaire sans grand relief. Jusque-là ils sont en effet sans lien entre eux, sinon le bâtiment qu'ils occupent.

 

Au premier habite Edwige Perrier. C'est une vieille dame, veuve. Son mari, Lucien, collectionnait les pierres et prétendait lui en faire cadeau quand il en rapportait à la maison. Ces pierres en grand nombre n'ont aucune valeur. Certaines sont tout au plus semi-précieuses. Maintenant elles se trouvent dans une grande vitrine, recouverte d'un drap, et elles la hantent.

 

Au deuxième habite Jules César, un quadragénaire. Il est né prématuré. Ses parents lui ont donné, comme un talisman, ce prénom difficile à porter avec un tel patronyme. Ce vieux garçon n'est pas extraordinaire, mais, du coup, homonyme d'un empereur romain, c'est-à-dire d'un immortel, il n'a pas le droit d'être normal.

 

Au troisième habitent Irina Popescu et sa fille Liza. Irina est mère célibataire. Ce qui lui vaut fâcheuse réputation, d'autant qu'elle n'est pas d'un abord facile et que cela favorise toutes les supputations. Elle veille cependant à ce que sa fille soit bien éduquée et ne soit pas gâtée pourrie. Liza porte des serre-tête - elle en a toute une collection - et est une petite fille très imaginative, qui consigne ses pensées dans un carnet jaune canari fermé à clé.

 

Au quatrième habitent Luis et Rose Parois. C'est un vieux couple qui ne sait pas communiquer, s'il en a jamais été capable. Leur actuel sujet de dispute favori est leur fils Lucas, 25 ans, qui s'est installé un jour dans l'appartement du cinquième et qui en est parti le jour de l'inondation de l'immeuble, laquelle provient de chez lui.

 

Après l'inondation Liza Popescu vient goûter chez Rose Parois, depuis qu'elle lui a rapporté une vieille photo de son fils qui flottait dans les eaux. Liza écrit à l'ordinateur des lettres signées Lucas qu'elle dépose enveloppées de mauve dans la boîte de Rose, qui ne cherche pas à savoir par quel mystère elles lui parviennent sans être affranchies...

 

Après l'inondation Luis Parois monte dans l'appartement de son fils sous prétexte de nettoyer indéfiniment son appartement, en réalité pour jouir de quelques moments d'intimité, à l'abri des récriminations de sa femme, et pour penser à loisir à son fils.

 

Après l'inondation Jules César s'est rendu chez Edwige Perrier pour lui proposer de l'aide à son retour d'un séjour de trois jours à l'hôpital - elle avait été retrouvée inanimée chez elle par les pompiers le jour de l'événement. Mais ce n'est pas l'aide qu'il lui propose qu'elle lui demande.

 

Au fil du récit, Raluca Antonescu fait remonter à la surface des épisodes du passé des habitants de l'immeuble, raconte les secrets qu'ils gardent pour eux et les malentendus qui surgissent entre eux, parce qu'ils poursuivent chacun leurs rêves.

 

L'eau, qui a été l'élément déclencheur de changements existentiels, s'avère aussi l'élément qui aide les habitants à tourner des pages...

 

Les eaux, qu'il s'agisse de celles de l'inondation, de celles du lac ou de celles d'une femme enceinte, imprègnent toute cette histoire, écrite dans un style direct, précis et... fluide.

 

Francis Richard

 

L'inondation, Raluca Antonescu, 304 pages, La Baconnière (parution en France le 21 août 2014 et en Suisse le 23 août 2014)

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15 août 2014 5 15 /08 /août /2014 01:00
"Cet envers du temps" de Raphaël Aubert

Le journaliste et écrivain Raphaël Aubert s'est soumis à cette discipline quasi quotidienne de tenir un journal en 2013.

 

2013 n'est pas pour lui une année comme les autres. Elle est sa dernière année de journaliste à la RTS (il est parti en préretraite le 1er janvier 2014) et celle de ses soixante ans...

 

Cinq ans auparavant, en 2008, il s'était livré à un tel exercice et l'avait publié sous le titre de La chronique des treize lunes (2008 était en effet une année de treize nouvelles lunes...). Cette fois, ce diariste intermittent a choisi pour titre à son journal Cet envers du temps.

 

Raphaël Aubert a emprunté cette expression à la célèbre phrase sur la poésie (qu'il a mise en exergue de son livre) signée Louis Aragon (qui, avec André Malraux et Jean Cocteau, est "un de [ses] guides, un de [ses] phares dans [son] chemin artistique et littéraire"):

 

"J'appelle poésie cet envers du temps, ces ténèbres aux yeux grands ouverts, ce domaine passionnel où je me perds, ce soleil nocturne."

 

Ce serait, selon Aubert, "peut-être bien en fin de compte la définition de toute entreprise littéraire véritable"...

 

Pourquoi a-t-il entrepris ce journal? Pour, écrit-il, "savoir où passe la suite de mes jours, dans quel interstice du temps ceux-ci s'écoulent comme les grains de sable entre les doigts d'une main".

 

Comme Raphaël Aubert est lucide et honnête, il confesse:

 

"Si j'écris ce journal, c'est d'abord à mon propre usage, mais tout au fond de moi je sais bien que c'est pour les autres que je le tiens. Peut-être parce que j'ai tellement besoin d'être reconnu et aimé."

 

Ce besoin de reconnaissance et d'amour explique qu'à son âge - il est bien jeune encore - il ait participé, cette année 2013, à la mise sur pied d'une exposition, intitulée Une écriture du monde, sur son parcours littéraire, au site de La Riponne de la BCU (Bibliothèque cantonale et universitaire), à Lausanne. Pour lui, écrire, en effet, "c'est donner un sens aux choses, aux mondes, aux événements".

 

Au cours de ces trente dernières années, Raphaël Aubert a écrit une douzaine de livres (récits, romans, essais, journal...) et participé à quatre ouvrages collectifs, parmi lesquels le Dictionnaire André Malraux, publié par le CNRS en 2011. Comme écrire est dangereux, peut-être a-t-il également voulu conjurer le sort en participant à cette rétrospective de son vivant...

 

De quoi parle-t-il dans ce journal, écrit à Nîmes, Lausanne, Venise, Oxford et Londres?

 

Bien sûr - et il a raison -, il parle des lieux où il se trouve ou qu'il visite, du temps qu'il fait ou du temps qui passe, des saisons à la succession desquelles il est sensible et de la nature à travers laquelle il se dit ce quelque chose d'essentiel qu'il recherche dans l'existence.

 

Contrairement à ce que peuvent penser les esprits superficiels, ces textes de journal ne sont pas inutiles et sont tout autant révélateurs sur lui que ce qu'il peut dire de ses dilections littéraires ou artistiques.

 

Ses dilections? "Beaucoup de livres qui m'ont marqué, mais aussi des spectacles et des expositions qui ont nourri mon imaginaire et, à bien des égards m'ont construit, toutes ces oeuvres sont liées aux années 1970 [...]. J'avais vingt ans lorsque je les ai découvertes."

 

A vingt ans, il découvrait Modiano, les nouveaux philosophes, Michel Foucault, le dernier Aragon, Durell...

 

Au fil de son journal, on apprend qu'il relit très fréquemment L'Anneau du pêcheur, "le merveilleux roman de Jean Raspail", que Liberté d'Eluard est "l'un des plus beaux poèmes du XXe siècle avec La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France de Cendrars", qu'il a un intérêt marqué pour Mishima, qu'il continue d'admirer le théâtre de Montherlant ou qu'il considère Morand comme l'un des plus grands stylistes de la littérature du XXe siècle...

 

Les descriptions de tableaux de ce fils de Pierre Aubert, qui est un peu "du bâtiment", sont avant tout des notations techniques, comme en faisait un Denis Diderot, par exemple, avec ses Salons, qu'il s'agisse de la Tempesta de Giorgione, du Repas chez Lévy du Véronèse, du portrait de Nusch de Picasso ou de La porte-fenêtre ouverte de Matisse.

 

La vérité de l'art est sans doute la seule chose à laquelle il croit en définitive (il n'est pas tendre avec les monothéismes): elle "ne s'exprime pas par le biais du sujet, mais relève de sa forme. La vérité de l'art est forme, style":

 

"Je ne crois pas du tout à la subordination de l'image à la parole. Je ne crois pas du tout que telle ou telle toile célèbre exprime un message qu'il faudrait expliciter par une parole, par un discours qui en serait le premier et le dernier mot. La grande peinture, comme la grande musique, parle d'elle-même, par elle-même."

 

Aussi n'est-il pas surprenant que Raphaël Aubert écrive:

 

"La beauté s'oppose à tous les dogmatismes, y compris esthétiques. Ce n'est pas pour rien que tous les fanatismes s'en prennent en premier lieu aux livres, aux tableaux, aux statues, à l'art."

 

Cet été 2013, il a lu Le monastère de l'aube de Corinne Atlan. Il repense souvent à ce magnifique roman "dont on ne ressort pas complètement intact" et "à une réflexion en particulier": "La forme c'est le vide. Le vide est forme." Il remarque que l'on est là au coeur de la pensée bouddhique, pour laquelle il a une certaine dilection, voire une dilection certaine:

 

"Ce qui est, considéré hors les idées reçues, hors les concepts, est vide. Mais le vide lui-même peut être une idée préconçue. Et donc à son tour être forme. Et alors qu'on se croyait sur le chemin de la pleine conscience, l'on se voit ramené au seuil. à son commencement."

 

Cette pensée l'habite peut-être particulièrement en ce dernier jour de ses soixante ans...

 

Francis Richard

 

Cet envers du temps, Raphaël Aubert, 292 pages, L'Aire

 

Livre précédent:

 

Malraux & Picasso - Une relation manquée, 124 pages,  Infolio (2013)

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12 août 2014 2 12 /08 /août /2014 06:30
"Solal Aronowicz: une résistance à toute épreuve... Faut-il s'en réjouir pour autant?" de Florian Eglin

Solal Aronowicz: une résistance a toute épreuve... Faut-il s'en réjouir pour autant? est le deuxième volume d'une trilogie projetée par Florian Eglin

 

Dans le premier volume, Cette malédiction qui ne tombe finalement pas si mal, le héros, Solal Aronowicz, a déjà fait preuve d'une résistance à toute... épreuve.

 

On se demande donc en abordant le deuxième volume ce qui pourra encore lui arriver, après toutes les épreuves auxquelles il a été confronté dans le premier. C'est être homme (ou femme) de peu de foi en l'imagination fertile de l'auteur que de se poser la question.

 

Dans le premier volume, Solal a subi une autoviscération, une énucléation, une ablation d'un rein et une extraction grand-guignolesque de son coeur par Pénélope, la mère de son fils Julien. Et il n'en est pas mort... Ce qui est complètement improbable. Comme le qualificatif donné entre parenthèses à ce roman, qualifié également entre parenthèses de brutal par son géniteur lui-même.

 

Que peut-il arriver de plus à Solal dans le deuxième volume? Eh bien, Florian Eglin raconte au début de ce deuxième volume ce qui va mettre une nouvelle fois la résistance de son héros à rude épreuve.

 

Si, dans le premier volume, Solal s'en est pris dans un grand magasin à une vieille dame blonde de nonante ans, dont il ignore qu'elle a fait de lui son héritier, et l'a trucidée en la déchiquetant à coups de tondeuse à gazon de couleur rouge - ce qui lui vaut d'être maudit par elle au moment d'expirer -, il s'en prend cette fois à un avocat marron, qui lui a joué un mauvais tour à la fin du premier volume.

 

Le deuxième volume commence par une course-poursuite avec ce sinistre individu, porteur d'une mallette. Il a eu l'outrecuidance de passer sous l'oeil unique de Solal, attablé à une terrasse et sur le point d'allumer un ravissant corona à la cape claire. Après bien des péripéties, l'avocat finit par s'enfuir à la nage à la jonction de l'Arve et du Rhône à Genève, abandonnant son attaché-case à Solal.

 

La détention de ce porte-document, contenant deux tablettes, va être l'élément déclencheur d'une épreuve physique à laquelle il est impossible à un homme normal de résister. Mais Solal n'est pas fait comme les autres... Pour lui faire avouer où se trouve la mallette, une théorie d'avocats se saisit de Solal à son domicile et l'un d'entre eux, après y avoir pratiqué une ouverture à l'aide d'une lime, lui ouvre le crâne en deux...

 

Le chef des avocats, déçu que Solal n'ait pas hurlé outre mesure de douleur en subissant son véritable calvaire et, sans doute, irrité qu'il lui ait répondu... crânement, avec une impertinence certaine et une certaine candeur tout au long de cette trépanation, lui adresse, juste avant que lui et sa troupe ne décanillent, un dernier ultimatum de trois semaines pour lui rendre la mallette et vider les lieux qu'il occupe...

 

A partir du moment où Solal se met en quête de retrouver son fils Julien, d'autres aventures rocambolesques s'enchaînent pour lui. Malgré son nouveau look - il a des aiguilles d'or dans le crâne qui en maintiennent ensemble les deux parties maintenant disjointes -, il se retrouve conseiller didactique dans une école, parce qu'il lui faut justifier d'un travail avant de pouvoir le rencontrer, dixit l'assistante sociale qui s'occupe de son cas...

 

Ces aventures vont l'entraîner entre autres dans les sous-sols de l'école qui conduisent au Conseil d'Etat genevois à qui il doit remettre ses directives et que le lecteur n'imaginait certainement pas comme il apparaît dans ce roman échevelé ou à la Maison de Rousseau & de la Littérature, sise Grand-Rue de la cité de Calvin, lors d'une conférence qui finit en pugilat.

 

Si Solal n'avait pas une résistance hors du commun, connaîtrait-il toutes ces tribulations? La résistance de ce con magifique et passif en toutes circonstances lui permet en tout cas de se réjouir des quelques petits bonheurs que lui procure son existence mouvementée. Aussi est-il d'avis de ne plus la compter en années, mais en en faisant le décompte: 

 

"On dirait par exemple, j'ai cinq mille huit cent quarante cigares, deux mille neuf cent vingt bouteilles, vin et single malt compris et, allez, mettons, une centaine de discussions, et vous?"

 

Ce deuxième volume, où la caricature le dispute à la satire, se caractérise comme le premier par un souffle inouï. C'est pourquoi le lecteur, un tant soit peu essoufflé à le lire, en redemande et ne manquera pour rien au monde le troisième volume quand il paraîtra.

 

Dans ce deuxième volume, il y a certes moins de scènes d'une rare violence que dans le premier, mais c'est relatif. De toute façon ces scènes ont, par leur outrance, le même effet sur le lecteur que celui que peuvent produire sur le spectateur des films d'horreur démesurés: il est partagé entre l'épouvante et le rire, il est malmené et heureux de l'être, comme je le disais à propos du premier volume...

 

Francis Richard

 

Solal Aronowicz: une résistance à toute épreuve...Faut-il s'en réjouir pour autant?, Florian Eglin, 304 pages, La Baconnière

 

Parution, en France, le 21 août 2014, et, en Suisse, le 23 août 2014.

 

Volume précédent, chez le même éditeur:

 

Cette malédiction qui ne tombe finalement pas si mal

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8 août 2014 5 08 /08 /août /2014 21:50
"A l'abri des regards" d'Anne-Frédérique Rochat

Les livres d'Anne-Frédérique Rochat se suivent et se ressemblent. Ce n'est pas un reproche. Ce n'est pas péjoratif. C'est même un compliment.

 

En quoi se ressemblent-ils? En ce qu'ils parlent d'êtres humains, de leurs corps, de leurs esprits et de leurs âmes, et de toutes les interrogations que ces corps, ces esprits et ces âmes leur posent dans leur vie sur Terre.

 

Anne-Frédérique Rochat pourrait faire sienne cette sentence de Térence que j'aime, et que j'ai faite mienne: "Homo sum; humani nihil a me alienum puto." C'est-à-dire: "Je suis homme [dans le sens d'être humain]; je considère que rien de ce qui est humain ne m'est étranger."

 

Dans A l'abri des regards, l'auteur raconte en effet une nouvelle histoire bien humaine, vue par quatre personnages qui en sont les protagonistes.

 

Nous sommes en 2010. Anaïs Bild, 36 ans, est mariée à Paul. Ils ont deux filles, Maëlis et Hilda, qui, au moment de l'histoire, ont respectivement 8 et 4 ans. Anaïs écrit des livres pour enfants et le héros de ses livres est Gribouille, le hérisson. Ils vivent dans un bel appartement avec jardin. Elle a donc tout pour être heureuse.

 

Pourtant cela ne va pas dans sa tête. Elle a besoin de quitter le foyer familial pour un temps. Est-ce parce qu'elle n'aime pas les siens? Non, au contraire. Est-ce parce qu'elle se sent coupable que sa mère, Gilda, soit morte en lui donnant la vie? Peut-être. Son père, Rémi, prend la mouche dès qu'elle veut aborder le sujet avec lui. Elle ne sait même pas où se trouve la tombe de Gilda...

 

En tout cas, ce mal-être l'empêche de trouver désormais l'inspiration pour de nouvelles aventures de Gribouille, de manger solide, d'être bien chez elle. Peu de temps après être partie, elle éprouve pourtant déjà le "besoin de retrouver [son] cocon, à l'abri du monde extérieur, à l'abri des regards". Mais il lui faut auparavant trouver un équilibre en prenant, en quelque sorte, du recul, sans rompre pour autant les liens avec les siens. Ce que son mari, Paul, ne comprend absolument pas...

 

Anaïs a trouvé une chambre chez Basile, un sexagénaire encore vert, qui la chouchoute. De son métier il est taxidermiste. Il a une fille unique, Ariane, qui n'est pas beaucoup plus jeune qu'Anaïs, puisqu'elle a 28 ans, et qui ne voit pas d'un bon oeil l'installation chez son père d'une charmante colocataire qui pourrait être sa fille (Basile lui avait parlé d'un étudiant...). Il faut dire qu'Anaïs ne laisse pas Basile indifférent... en dépit de la différence d'âge.

 

La femme de Basile, Brigitte, qui ne voulait pas d'enfants et qu'il aimait passionnément, est morte en couches. Depuis son décès, il ne s'est jamais remis avec quelqu'un. Est-ce parce qu'il se sent coupable de cette mort prématurée? Comme il faut bien que le corps exulte, il a recours, de temps en temps, aux services monnayés d'une autre Brigitte...

 

Maëlis, l'aînée des filles d'Anaïs, est encore une petite fille, mais elle aimerait bien être adulte, avoir de jolis seins, bien ronds, comme ceux de maman. Quelque chose a changé quand celle-ci est partie. Maëlis a été obligée de mûrir: "J'ai réalisé que sa présence n'était pas une évidence. Qu'elle était elle, et que j'étais moi. Deux vies différentes, deux êtres humains. Elle peut vivre sans moi, je peux vivre sans elle. Nous ne sommes pas inséparables."

 

A huit ans, elle a déjà un amoureux, Eudes, avec lequel elle s'entend vraiment bien: "Mes copines de classe disent que les garçons sont bêtes. Peut-être. Mais pas Eudes. Il est si gentil, jamais il ne tire les cheveux. On dirait une fille. Sans les inconvénients. Car moi, les filles, je les trouve souvent un peu vachardes." Bien jeunette encore, son corps connaît de premiers émois, qu'elle ne sait pas identifier vraiment et qu'elle cherche à s'expliquer...

 

Maëlis aime ses deux parents, mais elle trouve que papa ne sait pas s'y prendre avec maman: "Elle n'a pas besoin qu'on la juge, ou l'accuse (elle fait ça très bien toute seule), elle a besoin qu'on la comprenne, qu'on lui pardonne et qu'on l'aime. Je la connais ma petite maman, je la connais comme si je l'avais faite."

 

A la fin de ce roman, le lecteur apprend, par la voix de Basile, qui s'est entretenu avec la grand-mère d'Anaïs, quel secret de famille a été caché à cette dernière, secret qui explique pourquoi Rémi, le père d'Anaïs, se met en colère et se ferme comme une huître quand on lui parle de sa femme Gilda. Un quatrième personnage raconte alors, dans le détail, ce secret bien gardé jusque-là...

 

Anne-Frédérique Rochat sait se mettre aisément à la place de ses différents narrateurs, qui, tour à tour, sont Anaïs, Maëlis, Basile et ce quatrième personnage, qui donne le fin mot de l'énigme, avant qu'Anaïs n'ait le mot de la fin. Plusieurs générations peuvent ainsi s'exprimer sur ce qui les relie, tout en faisant connaître leurs préoccupations existentielles.

 

Comme dans la vraie vie, l'auteur montre, dans un style plein d'agrément et de fluidité, qui s'exerce donc dans plusieurs registres, que les choses de la vie ne sont décidément jamais simples, qu'il faut s'en faire une raison et qu'après tout, même si c'est parfois douloureux, cela lui donne tout son intérêt.

 

Francis Richard

 

A l'abri des regards, Anne-Frédérique Rochat, 320 pages, Editions Luce Wilquin, sortie en librairie le 22 août 2014.

 

Romans précédents, publiés chez le même éditeur:

 

Accident de personne (2012)

Le sous-bois (2013)

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2 août 2014 6 02 /08 /août /2014 22:55
"Swiss I.D" de Richard Liardet

Le titre du livre de Richard Liardet, Swiss I.D (pour, je suppose, Swiss Identity Documents), confirme qu'il s'agit bien d'une autobiographie d'un Suisse, comme l'"hauteur" le déclare dans sa préface.

 

Cette préface se termine par un avertissement:

 

"Je rappelle [...] (au besoin) que cette histoire ne fait aucunement l'apologie de la drogue et qu'elle ne peut être bonne que consommée avec modération (la drogue, pas Swiss I.D)."

 

Eh bien j'ai suivi le conseil implicite: j'ai bu ce livre cul sec, je veux dire que je l'ai lu d'une traite...

 

Pourquoi cet engouement? Parce que ce témoignage sur l'empoisonnement d'une personne par les drogues n'est pas, comme le dit Eric Vieljeux, cité en quatrième de couverture, un énième "testament de junkie repenti".

 

Swiss I.D est l'histoire d'une grosse tranche de vie, de dix-sept à trente-six ans, dans laquelle "tous les ingrédients pour faire un bon roman [...] sont réunis" et qui est jalonnée de "relations amoureuses qui passent" et d'"amis qui trépassent".

 

Tout incompétent que le lecteur puisse être en matière de drogues, il n'a aucun mal à être convaincu de l'authenticité du récit, de par les descriptions des différentes modalités de prises de drogues expérimentées par l'auteur et, surtout, de par leurs effets sur lui, qui ne peuvent qu'avoir été réellement ressentis.

 

En 1989, en première année de l'Ecole des arts décoratifs de Genève, qu'il intègre à dix-sept ans, Richard découvre qu'"il existe une quantité faramineuse de drogues diverses, aux effets variés, de synthèse ou gracieusement offertes par dame nature, autrement nommée DIEU", en compagnie d'une joyeuse bande d'étudiants comme lui.

 

Pendant les années qui suivent, Richard participe au Paléo Festival de Nyon de 1989, fréquente dès 1990 le squat des Eaux-Vives à Genève, se rend en 1991 à Paris avec Barbara, son "amour platonique", pour assister à l'enterrement de Serge Gainsbourg...

 

Ce n'est qu'en troisième et dernière année d'école que lui et ses amis envisagent d'acheter de l'héro qui manquait à leur arc et qu'ils expérimentent au bout d'une soirée bien arrosée, après avoir fumé quelques pétards... Puis ils passent leurs vacances à Ibiza, qui, sans drogue, ne serait pas Ibiza...

 

Embauché à la rentrée chez le traiteur de l'hôtel Richemont, Richard s'installe avec des amis dans un immeuble vide, rue de la Filature, à Carouge, une HLI (habitation à loyer inexistant...). Le sous-sol est aménagé en cage à sons, où il fait ses premières armes de DJ...

 

Avec son ami Fabrice, Richard a conclu un pacte: ils ne consommeront jamais de l'héroïne l'un sans l'autre. Mais Fabrice ne le respecte pas et ils s'éloignent l'un de l'autre.

 

Richard a un nouveau travail, coursier chez DHL. Il fait la connaissance de Nat, qui est assistante de direction dans une fiduciaire. Tous deux forment un beau couple. Sous l'influence de Richard, Nat, jusque-là habillée classique, finit par changer de garde-robe et par opter pour une vie alternative...

 

Fabrice revient, s'installe au squat de la Filature (qui pour la première fois accepte un tox dans ses murs) et respecte à nouveau, tant bien que mal, le pacte. Mais un jour, ce qui devait arriver arrive, Fabrice meurt d'une overdose.

 

Les policiers ont tout retourné dans la chambre de Fabrice. Ils n'ont pas vu ou pas voulu voir qu'il avait laissé sous le drap de son lit un sachet d'héro à moitié plein. Richard le découvre et a cette idée étrange de "vouloir finir la drogue assassine":

 

"Certains auraient maudit toute la chaîne des narcotiques, moi je n'en voulais pas à cette poudre. Au contraire, elle me rapprocherait de Fabrice, une dernière fois mon complice."

 

En rentrant d'une tournée, Richard tombe de haut quand Nat lui annonce qu'elle rompt avec lui parce qu'il ne lui apporte plus rien. Son premier réflexe est alors de "se défoncer pour tenter d'oublier [...] sa nullité": après la mort de Fabrice, la trahison de Nat a achevé de tuer sa naïveté.

 

Richard met alors le doigt dans un engrenage, dont il ne sortira que quelques amours et amitiés défuntes plus tard... non sans avoir chuté à plusieurs reprises.

 

En connaisseur, Richard écrit:

 

"Gober ecstas et acides, fumer du hasch ou de l'herbe, reste anodin tant que c'est bien maîtrisé et pris dans de bonnes conditions."

 

Il n'en est pas de même des drogues dites dures:

 

"Prendre des drogues dures est une approche camouflée du suicide. On le sait dès le départ."

 

Il décrit l'état de dépendance physique à laquelle conduit l'héro et qui se traduit par une consommation toujours plus grande pour conserver les mêmes sensations:

 

"On commence rarement en se shootant. La toxicomanie est une immersion lente dans un magma glauque. On injecte parce qu'il le faut, pour le flash, au-delà de l'effet inhérent à l'héro, c'est le flash lui-même, c'est la montée en bloc de l'effet qui est recherché. Plus tard c'est même la gestuelle qui est source de manque, certains tox s'injectent même de l'eau."

 

L'histoire finit bien. On s'en doute. Sinon, il n'y aurait pas d'histoire, ou plutôt pas d'auteur pour la raconter, et confesser:

 

"A trente ans, après avoir brûlé la chandelle par les deux bouts durant presque huit ans, avoir volé oeufs et boeufs, côtoyé l'immonde désespoir humain, fumé comme un condamné, j'étais usé, sur les rotules."

 

Comment a-t-il réussi à se "poser sur le tarmac tiède de la normalité"?

 

"De la vie et de ses excès j'avais plus qu'abuser. Je ne regrettais rien de mon parcours, si ce n'est le mal que je faisais aux gens qui tenaient à moi. On peut se laisser mourir seul, mais on ne doit pas faire endurer cela à quiconque. J'avais la chance d'avoir famille et amis, c'est pour eux que je devais le faire; quitter ce monde immonde."

 

C'est ainsi que Richard Liardet a quitté Genève, gare, héro, pour Paris, où il lui a fallu quelques années encore pour tourner définitivement la page de cette tranche de vie, qu'il raconte sans dissimuler ses faiblesses et ses responsabilités, avec beaucoup d'autodérision...

 

Francis Richard

 

Swiss I.D, Richard Liardet, 254 pages, Editions Baudelaire

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  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • Francis Richard
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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