"Bien que mon père ait épousé une Suissesse, les innombrables allers-retours entre les deux pays ne favorisaient guère l'accès au permis C - le permis de séjour de tous les espoirs, celui permettant la réelle intégration en terre helvétique."
André Pastrella, le narrateur du dernier roman de Joseph Incardona, est fils d'un immigré italien, un Sicilien, et d'une Suissesse. Il est donc sous la double influence, inconfortable, de l'Italie et de la Suisse: "On me traitait de Rital, mais j'étais bien plus que ça, j'étais une anomalie. Rital et bâtard."
1978. André a 12 ans. C'est l'année où, en mars, Aldo Moro est retrouvé dans le coffre d'une Renault 4, criblé de balles. C'est l'année où, en juin, la Coupe du Monde de football se déroule en Argentine. C'est l'année où "un pape mort, un autre le remplaçait et mourait à son tour un mois plus tard".
1978. Pour André, c'est l'année de tous les dangers physiques. Car, pendant cette année, il va devenir un petit homme. Il va en effet être confronté à la persécution, que lui vaut sa double identité, de la part de la Bande, et à ses premiers émois, qui se traduisent de façon si visible chez un garçon.
La Bande au complet comprend cinq membres: le Chef, Rouquin, Grand Maigre, Ralph et Petit Teigneux. Ils ont décidé d'empoisonner la vie d'André, le Rital, et plus par affinités... pour la violence. Ils le harcèlent ou le rouent de coups, qu'il n'est pas à même de leur rendre. Sans qu'il ne les dénonce.
Ses premiers émois se concrétisent à la vue des gros seins de sa maîtresse d'école, Olga Schanz, ou du bassin dénudé de madame Miyu, la mère d'Akizumi, son ami d'infortune, avant qu'il n'en connaisse d'autres pendant les vacances d'été en Sicile, suscités par des filles un peu plus âgées que lui:
"Ma vision au ralenti prenait son temps, remontait le long des bras délicats et bronzés, marquait une hésitation le long de la courbe des épaules dessinées sur l'os et le tendon, découvrait le cou délicat, continuait sur le port altier, et terminait en apothéose: les lèvres charnues, le nez mince, les yeux bruns et profonds au-dessus desquels tombaient des cheveux noirs et bouclés."
1978.
C'est l'année pendant laquelle les rapports d'André et de son père se font plus virils, et ceux de sa mère et de son père plus tumultueux: ils s'affrontent fort pour se réconcilier sur l'oreiller.
Il n'est pas étonnant dans ces conditions que la Suisse ne soit pas pour André le pays du bonheur, "de tout ce qu'on veut, de la sécurité, de l'organisation, du confort, mais pas du bonheur": "Un pays où tout fonctionnait, mais sans réel amour. Pas à cause du pays en lui-même. A cause d'eux, à cause de moi qui ne pouvais m'y attacher."
Et il n'est pas étonnant non plus que le ténia du nomadisme grandisse en lui: "L'incapacité à me fixer serait un vrai problème et une solution, d'abord se libérer de la famille, puis brûler le drapeau. Rital est une nationalité en soi, c'est-à-dire rien du tout, parce qu'il n'y a aucune allégeance à respecter, aucune patrie, aucun patron non plus, n'est-ce pas?"
André termine sa réflexion par ce constat, définitif: "Avec un peu de courage, je comprendrais que l'intégration est un faux problème, car la préoccupation majeure est simplement celle de rester debout, d'être un homme." Aussi, si 1978 semble appartenir à une autre époque, révolue, ne l'a-t-elle pas empêché de revenir à l'intemporel...
Francis Richard
Permis C, Joseph Incardona, 232 pages, BSN Press