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7 septembre 2015 1 07 /09 /septembre /2015 22:55
Rosa, de Lolvé Tillmanns

Dans De l'esprit de conquête, Benjamin Constant disait il y a quelque deux siècles:

 

La variété, c'est de l'organisation; l'uniformité, c'est du mécanisme. La variété, c'est la vie; l'uniformité, c'est la mort.

 

Pourquoi penser à ces paroles du Lausannois, en lisant Rosa, le roman de Lolvé Tillmanns? Parce que les membres de la famille, dont ce roman est le récit, les illustrent: ils sont à la fois uniques et pluriels, c'est-à-dire qu'ils sont variés et ne sont pas uniformes. Dans le même temps, n'appartiennent-ils pas à une même famille?

 

Rosa Lévine, née Cohen, est au soir de sa vie. Elle demande, comme cadeau d'adieu, que chacun des membres vivants de sa famille accepte de raconter sa vie au micro de David Mancini, l'un de ses petits-fils, qui est chargé de mettre en forme par écrit ce qui lui aura été confié et qui n'apparaît pourtant pas le plus à même de remplir une telle mission.

 

Pour compléter ce Livre de Rosa, avec les mots des disparus, David pourra se servir de cassettes non numérotées que sa mère Rebecca, Becca, a enregistrées et montées minutieusement et où elle raconte sa propre vie, et des enregistrements, non numérotés non plus, qu'elle a faits de son père, cette fois sans les monter.

 

Des enregistrements des survivants réalisés avec le Nagra maternel - cela représentera finalement cent une cassettes - David s'inspirera librement pour rédiger la biographie de chacun. De plus il retranscrira les cassettes de l'autobiographie de Becca et s'inspirera également librement de celles qu'elle a enregistrées avec son père Isaac, un banquier genevois.

 

Après quoi, Rosa racontera à David son passé, sa jeunesse, comme il le lui a demandé vingt ans plus tôt. Et ce sera le dernier chapitre de l'histoire familiale. Ils se réuniront alors tous une dernière fois autour d'elle dans la chambre de son palace médicalisé, pour l'écouter, enveloppés qu'ils seront par la fragrance de son Chanel n°5.

 

Lolvé Tillmanns a disposé dans un ordre chronologique singulier les biographies des membres de la famille. En effet ces biographies remontent l'arbre généalogique au lieu de le descendre... Elles commencent ainsi par celle de la plus jeune, Lilah, et se termine par celle du vieil Isaac, mort trente-trois ans plus tôt.

 

Il résulte de cet ordre singulier que la biographie du membre suivant vient pour ainsi dire enrichir et compléter celle du membre précédent et que les mêmes événements sont vus tour à tour sous des angles différents et considérés avec une inégale importance par les uns et par les autres.

 

En début de volume, l'arbre généalogique de la famille est reproduit. En gras figurent ceux qui ont voix au chapitre dans le livre, qu'ils soient morts ou vivants. Cet arbre est d'une grande utilité pour le lecteur parce qu'il lui permet de situer les personnages dans le temps et de comprendre les liens qu'ils ont les uns avec les autres.

 

Si, au contraire de l'auteur, l'on descend l'arbre généalogique, on constate que les grands-parents Lévine - ils s'appelaient autrefois Lévy -, Isaac, né en 1920 (mort en 1980), et Rosa, née en 1930, n'ont eu qu'une fille, Rebecca, née en 1950 (morte en 1993). Cette dernière redeviendra Rebecca Lévy pour signer ses oeuvres artistiques...

 

Rebecca s'est mariée avec Mario Mancini, un italo-américain né en 1945. De leur union sont nés d'abord deux jumeaux, en 1971, Isaac et Aaron, puis David, en 1980, enfin Lilah Rose, en 1990. On remarquera que les naissances entre les enfants sont espacées à chaque fois d'une dizaine d'années. Peu à peu le lecteur comprend le pourquoi de cet espacement.

 

Les deux parents de Becca sont juifs et tous deux ont connu la Deuxième Guerre mondiale et ce n'est pas trahir l'intrigue que de dire qu'ils ont obligatoirement dû être affectés, d'une manière ou d'une autre, par la Shoah et par les camps de la mort. Mais, en raison de la chronologie inversée adoptée par l'auteur, ce n'est qu'à la fin que le lecteur saura comment.

 

Dans ces différentes biographies, même la sienne, placée en second, mais enregistrée en premier, David emploie la troisième personne. Seule l'autobiographie de Becca est racontée à la première personne. Cette façon de faire introduit une distanciation qui permet à l'auteur de ne rien céler de ce qui caractérise ces personnes, y compris leurs côtés les plus sombres, et ce de manière souvent incisive, presque chirurgicale.

 

L'habileté du procédé est de donner l'impression au lecteur qu'il approfondit à chaque lecture d'une des biographies d'un membre de la famille sa connaissance de la famille entière. Or à la fin du récit sa vision sera remise complètement en cause. Cette remise en cause posera la grande question de l'identité de chacun: existe-t-elle ou non indépendamment de la famille, de son histoire? Ou chacun construit-il la sienne?

 

Lolvé Tillmanns ne cache pas qu'elle s'est beaucoup documentée pour écrire ce roman qui se passe en Suisse et aux Etats-Unis. Une bibliographie sommaire en atteste, de même que quelques notes en bas de page. Il n'est pas inutile de le souligner. Car toutes ces connaissances donnent une intensité et une densité à ce livre bouleversant, dont on ne sort pas vraiment indemne...

 

Francis Richard

 

Rosa, Lolvé Tillmanns, 328 pages, Éditions Cousu Mouche

 

Livre précédent chez le même éditeur:

33 rue des grottes (2014)

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6 septembre 2015 7 06 /09 /septembre /2015 11:30
Montbovon, de Christian Campiche

En 1940, la Suisse a accueilli plus de réfugiés qu'on ne croit ou qu'on ne dit. Certes cela ne fut pas toujours dans les meilleures conditions, mais on oublie un peu trop dans quel contexte cela se produisit: "L'image d'une Suisse opulente, profitant des malheurs des autres, ne collait pas à la réalité. La majorité du peuple souffrait."

 

C'est dans ce contexte que Christian Campiche a choisi de raconter, dans un roman, le sort de soldats polonais internés ici à cette époque-là. Et il montre, avec beaucoup de nuances, comment cet internement s'est déroulé pendant tout le conflit, devenant d'ailleurs de moins en moins strict au fur et à mesure que la défaite allemande se précisait.

 

Le narrateur, 25 ans en 1939, prof de français, et son ami Grosz, 27 ans, mouleur dans un atelier de galvanoplastie, après la débâcle de la Pologne, décident de rejoindre l'armée polonaise libre en France, avec pour objectif de libérer leur patrie. Après un périple à travers l'Europe occupée, ils parviennent à Parthenay, où des instructeurs leur apprennent le maniement des armes.

 

Grosz meurt au cours des combats contre les Allemands. Il laisse des poèmes en héritage à son ami le narrateur, qui se sent investi de la mission de les publier un jour. Avec d'autres compatriotes, et les corps de camarades, dont celui de Grosz, le narrateur passe la frontière suisse. Ils sont alors tous désarmés et leurs armes livrées aux Allemands. 

 

Tandis que Grosz est enterré avec les autres tués dans le cimetière de Saignelégier, les survivants sont dispersés et le narrateur se retrouve chez des paysans de Suisse centrale qu'il aide "à porter des boyes de lait et à faucher le blé".  Cette vie agreste est de courte durée. Deux soldats viennent l'y chercher, pour le conduire avec d'autres polonais dans un camp insalubre, à Büren.

 

Le commandant Fafner, responsable de Büren, croit à la victoire de l'Allemagne et n'est guère sympathique à l'égard de ces étrangers à qui la Suisse accorde l'asile. Il appartient à la catégorie de ceux qui sont "très compétents pour cacher leur incompétence". Ne parlant que l'allemand, il a demandé à un sous-officier, l'adjudant Cornaz, de traduire ses propos en français.

 

Cornaz et le narrateur se lient d'amitié. Cornaz l'appelle Régent, en raison de sa profession dans le civil. Il lui confie que Fafner est détesté par tout le monde:

"Ce n'est qu'un roquet qui postillonne sur sa moustache et applique à la lettre les directives de l'état-major. On lui a dit de bâtir un camp, il l'a fait [...]. Les 'invités' sont priés de remercier la Suisse, car elle leur offre l'asile. En échange ce pays attend d'eux une docilité parfaite."

 

Par bonheur pour lui, le narrateur ne reste pas à Büren. Pour construire une route, il est transféré au camp de Gérignoz dans le Pays-d'Enhaut, proche de Château-d'Oex et de Montbovon:

"Gérignoz est un hameau qu'enserre un cirque de prairies. On dirait que la montagne le tient dans sa paume qui est tantôt noire, tantôt rouge, quand la Gummfluh s'embrase au soleil couchant, tel un sommet de l'ouest américain peint par Bierstadt."

 

Lors de ce transfert, en gare de Lausanne, il fait connaissance avec Mutti, sa marraine de guerre, une grande femme d'une soixantaine d'années, qui habite Genève et avec laquelle il va correspondre pendant toute la durée des hostilités; et, à Vevey, avec le major Oskar, qui appartient au commandement régional polonais et qui le charge officieusement de l'informer sur ce qui se trame dans le réduit alpin.

 

Pendant ces années-là, le narrateur vit sa vie de jeune homme et raconte ses activités, ses amitiés, ses amours... et les drames qui, parfois, l'émaillent et dont il ne sort pas complètement indemne. Et, puis, il y a son après-guerre, qui apparaît comme une fermeture de sa parenthèse helvétique, avec l'accomplissement de ce qu'il estime être son devoir envers la mémoire de Grosz et qu'il fait, peut-être, passer un peu trop avant le reste.

 

Peut-être pas. L'épilogue ne dit pas s'il parvient à remplir sa mission de publier l'oeuvre de Grosz et si cette dernière passe "le cap des censeurs qui régissent la culture populaire" de sa Pologne natale, maintenant sous coupe soviétique. Tout juste peut-on se dire que, parmi les poèmes reproduits dans le livre, celui-ci semble s'appliquer non seulement au poète qui l'a composé, mais aussi à celui qui l'a conservé:

 

J'eus à choisir entre deux terres.

Fallait-il qu'ils me haïssent

Pour m'éloigner ainsi de ma nourrice?

Toujours est-il

Que je choisis.

Mal, Bien sûr.

Assis sur mon remords,

Je compte les culasses

De l'ennui.

 

Francis Richard

 

Montbovon, Christian Campiche, 136 pages, Éditions de l'Aire

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4 septembre 2015 5 04 /09 /septembre /2015 21:15
Les eaux troubles du mojito, de Philippe Delerm

L'été est finissant. Dans un peu plus de deux semaines l'automne sera là. Ce n'est pourtant pas une raison pour se morfondre. Il y a, quelle que soit la saison, tant de "belles raisons d'habiter sur terre" et, parmi elles, celle de lire un des textes de quelque deux pages, à peine plus parfois, que Philippe Delerm cisèle pour le bonheur des autres.

 

Philippe Delerm sait si bien faire sortir ces raisons, comme des pépites, de la gangue où elles ne sont que dissimulées au regard, qu'on se dit qu'avec un peu plus d'attention on pourrait faire de même. Mais n'est pas Delerm qui veut...

 

Dans son dernier recueil Les eaux troubles du mojito, il porte ce regard lumineux, avec beaucoup d'acuité, sur des choses simples de la vie et il ne se contente pas de les distinguer du lot: il sait trouver les mots justes pour exprimer ses points singuliers de regard sur elles.

 

Dans un de ces textes, il regarde, ravi, sans le déranger, son dévoreur de livres de petit-fils: "Son visage est pénétré, si grave. Il crée ses propres terres d'aventure, le secret silencieux de son éloignement. Ses lèvres bougent. Il boit à petits coups la magie difficile de l'échappée."

 

Le grand-père qu'il est s'extasie: "On vole de le regarder voler. On ne l'a jamais trouvé si beau. Ses lèvres bougent à peine."

 

Dans un autre texte, il raconte que le campanile de San Marco, abritait des bonbonnes de vin et que le marchand les déplaçait au cours de la journée pour qu'elles restent à son ombre; et que l'on disait: "Andiamo béver un'ombra!"

 

Philippe Delerme commente:

"Allons boire une ombre! Comment résister? A Venise, on ne résiste pas.

La ville où l'on boit le soleil est aussi celle où l'on sait boire une ombre."

 

Comme les gens de sa génération (la mienne), il lisait enfant les aventures de Blake et Mortimer. Et il aimait surtout le début des albums, et, parmi eux, il y avait La Marque Jaune: "Ce qui compte, ce qu'on aime, c'est la première page. La tour de Londres noyée sous une pluie diluvienne. Big Ben vient de sonner une heure du matin. Le premier cartouche indique que la pluie tombe depuis deux jours." etc.

 

Alors que la lumière s'éteint et plonge le corps de garde dans l'obscurité, on sait que "les joyaux de la Couronne sont en péril": "On aime ce danger, cette pluie incessante qui fait si bonne la chaleur de la chambre. On ne va pas aller plus loin. Laisser tomber l'album à terre, et s'enfoncer dans le sommeil, troquer tous les soucis contre une terreur délectable (...)"

 

Quel homme n'a pas comme Philippe Delerm regarder des femmes en train de nouer leur cheveux? "C'est bien, ce moment où elles dégagent la nuque, poitrine haute, les mains si sûres. On a l'impression qu'elles font ça dans l'intimité la plus complète, sans savoir qu'un regard pèse sur elles, mais au fond on n'en est pas si sûr. C'est si valorisant, si parfait ce petit scénario. Les coudes écartés donnent à la fois le sentiment d'un hératisme distant et d'une provocation savamment distillée."

 

Faussement naïf, il demande: "Savent-elles qu'elles sont regardées, ou seulement qu'elles pourraient l'être? Tout le mystère est là. La deuxième solution reste la plus probable, et la plus souhaitée."...

 

Bien sûr on pourrait dire un mot du texte Les eaux troubles du mojito, qui donne fort justement son titre au recueil, parce qu'il donne à voir et à boire, mais, pour conclure, on lui préférera un autre alcool, le Guignolet, proposé en ces termes baroques, discutables, mais enchanteurs tels que formulés, par des amis qu'il ne connaît pas très bien encore: "Ici, c'est Guignolet ou rien."

 

Ces amis sous-entendent: "Vous entrez vraiment dans notre vie, pas obligé de suivre, mais gentiment bousculé. On ne vous offre pas le meilleur, mais ce qu'on aime bien, dans le mouvement. On ne vous offre pas pour autant le fond de notre singularité - et cependant... Ce rouge sombre de province, de jardin de curé, n'est pas sans résonance."

 

On ne dira pas à son tour: "C'est Delerm, ou rien!", mais on a bien envie de le dire, parce que ses textes mettent de bonne humeur et procurent de réels instants de bonheur, peuplés d'images et de mots poétiques. Une rareté... Offrent-ils pour autant le meilleur de Delerm? Je ne sais, mais ce que je sais c'est que, tels quels, ils offrent beaucoup de la singularité bienveillante de son regard, et que cela fait du bien.

 

Francis Richard

 

Les eaux troubles du mojito - et autres belles raisons d'habiter sur terre, Philippe Delerm, 128 pages, Seuil

 

Livre précédent:

Le trottoir au soleil, 192 pages, Gallimard (2011)

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2 septembre 2015 3 02 /09 /septembre /2015 22:55
Carnet d'Arménie, de Corinne Desarzens

Le titre d'un des livres de Patrick Modiano, L'herbe des nuits, est tiré d'un poème d'Ossip Mandelstam...

 

Il est également question d'herbe dans l'épitaphe, tirée d'un autre texte de l'acméiste, qui se trouve au tout début du Carnet d'Arménie de Corinne Desarzens:

 

(...) me promenant parmi les hautes herbes

qui nous venaient à la ceinture, je m'extasiais

de la folle combustion des pavots. Eclatants

Jusqu'à la douleur chirurgicale, cotillon

factice, vastes, trop vastes pour notre planète,

papillons ignifuges, aux gueules fendues (...)

 

A considérer ce début de carnet, on ne sait laquelle illustre l'autre, de cette épitaphe du poète ou de la corolle éclatée d'une fleur de pavot, dessinée en-dessous par Corinne et d'un rouge éclatant...

 

On sait très vite, parce qu'elle le dit dès la première page de note, qu'elle avait besoin de ce court voyage de dix jours là-bas "pour éviter de sauter dans le vide".

 

Avant ce voyage, Corinne aimait l'Arménie à l'avance, sans la connaître, grâce à une lecture, celle du Voyage en Arménie d'Ossip Mandelstam, encore lui, grâce aussi à un Arménien, David Muradyan, rencontré dans un train, qui lui a offert son livre, "celui du voyage avec toutes les réponses dedans".

 

Après ce voyage, il lui plaît énormément ce pays, que beaucoup ne connaissent que par ses misères.

 

La plus grande des misères de l'Arménie n'aura pas été un séisme naturel, mais un plan d'extermination de sa partie occidentale, mis en oeuvre il y a tout juste un siècle et exécuté pendant deux ans, anéantissant les trois quarts de ses deux millions d'habitants... Il sera suivi d'autres pogroms. Et d'une diaspora: "Il existe un génocide blanc qui tient en un seul verbe: partir."

 

Ce pays, situé entre deux mondes, est-il d'Orient ou d'Occident? De l'Orient il a "la sagesse irrationnelle", de l'Occident "l'idéal rationnel". Les traits des Arméniens sont asiatiques, leurs yeux européens: n'apparaissent-ils pas tels dans les portraits de Corinne? Cet entre-deux lui inspire ces lignes, qui ressemblent aux vers profonds d'un quatrain:

 

La vie des réponses est brève.

La vie des questions est éternelle.

La littérature est la réponse.

Et les dessins aussi, peut-être.

 

Car Corinne ne prend pas de photo, elle dessine: "La photo est gloutonne tandis que le dessin supprime le superflu." Et il est vrai que ses dessins à elle, en tout cas, vont à l'essentiel... D'un incendie probable, elle sauve ainsi, par le dessin, un manuscrit du XIIe... comme elle met à l'abri dans les pages de ce carnet une petite église, dans un dernier dessin.

 

Il y a beaucoup d'églises et de monastères compacts en Arménie, et beaucoup d'entre eux dessinés dans ce carnet. Mais cette petite église, située à Erevan, est la préférée de David, qui y a mené Corinne la veille du départ: "Toute petite. Dix personnes debout à peine. Très ancienne, du XIIIe, et rose, comme enfantée par l'église récente, derrière, bien plus grande, plus moche, plus carton pâte, qui ne sert que d'écrin."

 

Dans ce carnet, les notes sont aussi importantes que les dessins. Corinne est écrivain et elle est sensible aux mots. Des mots qui constituent sa langue vigoureuse, elle fait surgir l'Arménie. Ce sont des mots gutturaux, tels que YERKINK, le ciel, ou ARKAYTZEL, l'étincelle. Mais ils parlent mieux de ce pays que bien des discours.

 

Le Carnet d'Arménie de Corinne Desarzens est un magnifique cadeau que l'on peut offrir à d'autres ou, même, se faire à soi-même. Les notes et les dessins s'y répondent. Les unes comme les autres révèlent l'amour qu'elle porte à ce pays, dont le nom est connu et l'âme méconnue, où vivent des hommes et des femmes sous le regard de l'Ararat...

 

Francis Richard

 

Carnet d'Arménie, Corinne Desarzens, 88 pages, Éditions de l'Aire

 

Un livre précédent:

 

Un roi, 304 pages, Grasset (2011)

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1 septembre 2015 2 01 /09 /septembre /2015 20:55
Le crime du comte Neville, d'Amélie Nothomb

Pourquoi différer plus longtemps l'envie de partager le plaisir que procure la lecture du petit dernier d'Amélie Nothomb, qu'elle a, comme chaque année, à dessein, mis au monde littéraire à (et pour) la rentrée? Car Amélie Nothomb a le sens du moment opportun pour paraître, dans toutes les acceptions et formes du terme.

 

Le crime du comte Neville n'est certes pas le plus long des romans de l'auteur belge, mais, tel qu'il est, c'est un véritable bijou. Ce qui illustre bien le fait que la longueur n'ajoute pas forcément à la qualité d'un ouvrage. Aussi est-il difficile de dire s'il s'agit d'un roman court ou d'une grande nouvelle. Mais est-ce bien important?

 

Cette fois, Amélie Nothomb fait entrer le lecteur dans un milieu, le sien, qu'elle connaît parfaitement, celui de la noblesse belge, milieu dans lequel il est mortel de commettre un impair et qui vit encore la vie de château. Laquelle n'est pas celle que d'aucuns croient. Il ne faut pas se fier aux apparences, même savamment entretenues.

 

Vivre dans un château, à moins d'être vraiment riche, ce qui n'est pas souvent le cas des vieilles familles, n'est pas idyllique: il y fait froid en hiver et les mets délectables n'y sont servis que lors de fêtes fastueuses. Le comte Neville, sans avoir pourtant vécu largement, loin de là, à soixante-huit ans (il est de 1946), est ruiné et résigné à vendre Le Pluvier.

 

Avant de quitter le 2 novembre 2014 ce château qu'il aime, et souffre de perdre, mais dont la toiture s'effondre et qui respire l'inconfort et la fragilité, le comte Neville veut y donner une dernière garden-party le 4 octobre. S'il sait bien faire une chose, c'est organiser un tel événement mondain, recevoir des invités et célébrer de cette manière l'honneur familial.

 

Le comte Henri Neville, s'est marié en 1990 à Alexandra, de vingt ans sa cadette (elle est de 1967), belle femme ("la beauté féminine était sa drogue dure") mais issue de toute petite noblesse. Ce qui pour le paternel d'Henri, Aucassin, est rédhibitoire. De leur union naissent trois enfants, Oreste en 1992, Electre en 1994 et Sérieuse en 1997:

 

Quand on l'interrogeait sur le prénom de la petite dernière en s'étonnant qu'il n'ait pas eu la cohérence de l'appeler Iphigénie, il disait:

- J'ai plus de tolérance pour le parricide et le matricide que pour l'infanticide.

 

Sérieuse est une enfant bien différente de ses deux aînés. Une nuit elle sort du château pour la passer en forêt. Elle veut simplement savoir comment c'est. Une voyante, Rosalba Portenduère, qui passe par là, l'emmène chez elle et appelle son père qui vient la chercher. Elle sermonne le comte et se demande s'il s'intéresse assez aux ressentis de sa fille:

 

Depuis des années, pour d'obscures raisons, les gens ne se satisfaisaient plus des termes sentiments, sensations ou impressions, qui remplissaient parfaitement leur rôle. Il fallait qu'ils éprouvent des ressentis. Neville était allergique à ce vocable aussi ridicule que prétentieux.

 

En partant, cette voyante, après qu'elle l'a questionné et qu'il lui a confirmé qu'il donnerait bientôt une grande fête chez lui, lui fait cette prédiction: "Lors de cette réception, vous allez tuer un invité." Cette petite phrase de la voyante va empoisonner les esprits du comte et de sa fille Sérieuse pendant les quelques journées et nuits qui précèdent encore l'événement.

 

Cette petite phrase hante réellement le comte Neville. Elle lui rappelle une histoire similaire qu'Oscar Wilde raconte dans Le Crime de lord Arthur Savile, qui l'a fait rire dans sa jeunesse et qu'il rachète en collection folio. Mais il ne rit plus. Comme presque tout le monde, il ne croit aux prédictions que si elles le concernent: "Même le sceptique le plus cartésien croit son horoscope."

 

Amélie Nothomb raconte avec humour, et esprit, les affres dans lesquelles est plongé le comte Neville par cette prédiction d'un crime qu'il commettra lors de sa dernière garden-party au Pluvier. C'est à proprement parler désopilant comme la satire pleine d'affection qu'elle fait de la noblesse belge à laquelle elle appartient. La fin fait même rire aux larmes, car elle est... burlesque.

 

Francis Richard

 

Le crime du comte Neville, Amélie Nothomb, 144 pages, Albin Michel

 

Livres précédents chez le même éditeur:

 

Le voyage d'hiver (2009)

Une forme de vie (2010)

Tuer le père (2011)

Barbe bleue (2012)

La nostalgie heureuse (2013)

Petronille (2014)

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31 août 2015 1 31 /08 /août /2015 21:45
Le patient zéro, de Baptiste Naito

"Vivre pour soi, ne pas vivre pour les autres." Telle est la prescription des psychologues patentés d'aujourd'hui, spécialistes du développement personnel réussi. Cela donne envie, en la paraphrasant, de leur réciter la tirade de Cyrano à l'adresse du faquin qui s'est moqué médiocrement de son nez et qui n'a d'autres lettres que les trois qui forment le mot sot: "Ah! non! c'est un peu court, jeunes hommes (ou jeunes femmes)!"

 

Les chrétiens disent avec sagesse: "Charité bien ordonnée commence par soi-même." Ce qui veut dire que la charité, qui, en réalité, n'est rien d'autre que l'amour, ne doit pas s'arrêter à l'amour de soi (ce qui est bien), qu'elle doit justement continuer avec l'amour des autres (ce qui est mieux), qui ne pourraient pas être aimés pourtant si l'on ne s'aimait pas déjà soi-même.

 

Le patient zéro de Baptiste Naito, sans connaître forcément la prescription des actuels thérapeutes des esprits (mais certainement pas des âmes), l'applique à la lettre à son usage personnel. Il ne vit pas pour les autres, c'est sûr. Ce trentenaire, que l'auteur fait évoluer au début des années 1980, qui sont encore des années d'insouciance, vit bien pour lui-même et se trouve très bien comme ça.

 

Le narrateur est orphelin de mère depuis longtemps. Il ne se souvient pas beaucoup d'elle. Comme famille, il lui reste son père, qui ne s'est jamais vraiment remis de la disparition de sa femme; sa soeur, Marie, qui est enseignante et qui a bien du mal à se faire respecter de ses élèves; et sa tante Sylvie, qui travaille chez Swissair. Sinon, il a quelques amis, mais, finalement il n'en a pas tant que ça, si l'on retire de la liste ses collègues de travail, hommes et femmes.

 

Cet impatient de vivre pour lui-même n'a pas fait d'études (à zéro patience, il ajoute zéro culture), sans doute trop avide de jouir tout de suite de la vie. Grâce à sa tante Sylvie, après avoir été garde-bains, il est embauché comme steward dans la florissante compagnie aérienne helvétique. Pour compenser le fait qu'il n'a guère eu de mère, Sylvie s'occupe de lui du mieux qu'elle peut. Et, en raison de son poste, elle lui obtient les destinations lointaines, ou pas, qu'il souhaite, et qui sont propices à son vagabondage géographique et sexuel.

 

Car le narrateur est bien de sa personne. C'est un atout quand on veut séduire. Et il veut séduire toutes les jeunes femmes qu'il rencontre. Il les note sur une échelle de 1 à 10, et se note sur la même échelle, en pariant sur ce qu'elles pensent de lui, dès que l'une d'entre elles, pour le bonheur de ses yeux aussitôt aimantés, passe à proximité. Il a beaucoup de tchatche et, un rien mytho, il se fait souvent passer pour plus élevé qu'il n'est dans la société pour parvenir à ses fins, c'est-à-dire les mettre dans son lit.

 

Cet impatient veut tout, tout de suite. Faute d'être riche, il joue au Fortuno avec l'espoir affiché sans vergogne que ce jeu lui apportera la fortune sur un plateau, en ne fournissant que l'effort de gratter des billets. Quand il n'obtient pas quelque chose immédiatement, il peut se montrer violent, en paroles comme en actes. Pendant une bonne partie du roman, le narrateur connaît surtout de bonnes fortunes, s'il ne connaît pas la fortune avec un F majuscule.

 

Situant son récit, comme dit plus haut, au début des années 1980, Baptiste Naito en profite pour évoquer les inventions et innovations de l'époque qui sont aujourd'hui devenues des banalités: les premiers ordinateurs, dont on se demande alors à quoi ils vont bien pouvoir servir; les premiers walkmans, qui permettent d'écouter de la musique enregistrée sur des cassettes tout en marchant; les premiers téléphones sans fil et avec antenne, qui ressemblent à des talkies-walkies.

 

Ces années seraient des années de parfaite insouciance si ne planaient pas des menaces de conflit ouvert entre les Etats-Unis et l'U.R.S.S, si n'apparaissait pas aux Etats-Unis une maladie, le syndrome d'immunodéficience acquise, qui, heureusement, ne touche que les homosexuels et les drogués (ceux qui ont de nombreux partenaires) et qui épargne l'Europe, et par conséquent la Suisse, où vit le narrateur quand il ne voyage pas ici ou là sur la planète. 

 

Dans ce contexte, le héros de Baptiste Naito multiplie donc les conquêtes. On ne peut pas dire que, sous sa plume alerte, ce narcissique, et heureux de l'être, manque d'inventivité ni de souffle, pour narrer ses techniques de drague et ses blagues de potache. Jusqu'au jour où il lui arrive une tuile qui n'était pas prévue au programme de ses jouissances, et de ses réjouissances, et qui lui donne matière à réflexion. Lui qui était impatient met cependant du temps à comprendre... et il devient patient malgré lui, changeant de ton, par là même de registre littéraire.

 

Francis Richard

 

Le patient zéro, Baptiste Naito, 398 pages, Éditions de l'Aire

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30 août 2015 7 30 /08 /août /2015 14:30
Perdre la paix, de Christophe Girard

Faire d'une personne historique, connue universellement (que d'aucuns admirent et contre lequel d'autres vitupèrent), un personnage de roman, est toujours une véritable gageure. Christophe Girard s'est livré à cet exercice avec John Maynard Keynes, un homme dont se réclament aujourd'hui encore les économistes main stream, malgré les démentis cinglants infligés  par la réalité à ses théories.

 

Perdre la paix - Keynes, Paris, 1919, est un roman historique qui, comme tout roman du genre, concilie réalité et fiction. Tout n'y est donc pas à prendre au pied de la lettre romanesque, bien sûr, mais, souvent, un roman, avec la liberté qu'il donne à l'auteur de combler les lacunes et de rendre plus proche le protagoniste, peut s'avérer plus vrai qu'un livre d'histoire et certainement plus vrai qu'une hagiographie.

 

Ce roman se présente essentiellement sous la forme d'un carnet inventé, qu'aurait rédigé Keynes lors des premiers mois de l'année 1919. Pour l'élaborer, Christophe Girard s'est largement servi des Conséquences économiques de la paix. Les phrases tirées de ce best-seller de l'époque, paru en décembre 1919, sont honnêtement mises entre guillemets pour les distinguer des phrases qu'il a imaginées, sans qu'il n'y ait de solution de continuité entre elles.

 

Ce roman comprend aussi des lettres, adressées par la femme de Keynes, Lydia Lopokova, à un certain Volodia, après la mort du héros, en 1946. Volodia est une créature de l'auteur, mais une créature vraisemblable: Keynes aurait connu, à la Conférence de Paris, ce jeune interprète français, aux origines russes et allemandes. Il l'aurait connu au sens biblique, Keynes étant encore à l'époque surtout attiré par les hommes...

 

John Maynard Keynes est un témoin privilégié de la Conférence de Paris. Il fait en effet partie de plusieurs commissions de ladite conférence, en qualité de financier de la délégation britannique. Et ce qu'il dit au sujet de cette occasion perdue de faire la paix entre pays européens est certainement plus juste que ses théories économiques, qui, pourtant, sont nées en grande partie de cette expérience parisienne.

 

Les quatorze points du président américain Wilson (en parfaite contradiction avec ce que les Américains ont fait chez eux), la surenchère dans les demandes de réparations aux Allemands de la part des Alliés, le refus de livrer des vivres à la population allemande sans reddition préalable de sa marine marchande, l'humiliation de négocier un traité sans donner la parole à ses représentants etc. étaient bien de nature, dixit Keynes, à préparer une nouvelle guerre. 

 

Indépendamment du bonheur de lecture, quel intérêt ce livre peut-il présenter pour quelqu'un qui ne partage pas le moins du monde les vues économiques contestables du grand homme? Celui de revisiter son livre Les conséquences économiques de la paix, qui est le livre d'un témoin lucide de la Conférence de Paris de 1919 accouchant d'un mauvais traité, et celui de mieux connaître l'homme, jusque dans son intimité, ce qui est toujours instructif.

 

Francis Richard

 

Perdre la paix, Christophe Girard, 256 pages, Hélice Hélas

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29 août 2015 6 29 /08 /août /2015 12:15
Marc de café, de Gérard Salem

"Disons les choses comme elles sont, mon père s'irrite de l'engouement de ma mère pour les oracles en tout genre, cartomancie, chiromancie, vol de corbeaux, ce genre de niaiseries. Il voit dans les divinations une abdication de la raison, une forme de couardise, et cela le soucie pour notre éducation."

 

Le ton est donné. Car c'est ainsi que s'exprime le narrateur dans l'ouverture du roman de Gérard Salem, construit de manière singulière, puisqu'il semble inspiré tout à la fois du jeu, de l'opéra et de la poésie, et comprend une Ouverture justement, deux parties, une grande, Première donne - De près, une moindre grande, Deuxième donne - De loin, séparées par un Intermède et suivies d'un Envoi.

 

Parmi les arts divinatoires, dont la mère du narrateur est addicte et auxquels l'a initiée Tante Margot (qui n'est pas une vraie tante), il y a bien sûr le Marc de café qui donne son titre au roman, dont chaque morceau - il y en a vingt-sept - est une histoire qui se suffit à elle-même mais qui met en scène des personnages d'une même parentèle. L'éditeur en quatrième de couverture parle, avec à-propos, de roman en nouvelles...

 

Chacune des parties de ce roman respecte, par moments approximativement, une chronologie. Dans Première donne - De près, le temps s'écoule de 1943 à 2013 et, dans Deuxième donne - De loin, de 1915 à 2015, tandis que l'Ouverture date de 1957 et l'Envoi de 1958. Georges, ou Giorgio, qui se trouve au centre du roman et qui y apparaît tantôt à la première personne, tantôt à la troisième, est né en 1946 et est donc également au centre du temps de cette saga séculaire et familiale.

 

Les histoires autonomes de ce roman se déroulent au Moyen-Orient, que d'aucuns appellent Proche, et reconstituent, comme une mosaïque fragmentée, dans son contexte, l'histoire d'une famille de chrétiens, originaires de Turquie et du Liban. Certains membres chrétiens de cette famille survivent dans le premier de ces deux pays, d'autres vivent dans le deuxième, mais également dans un troisième, l'Iran, et même dans un quatrième, la Suisse.

 

Ces chrétiens sont peut-être, comme le pense le grand-père de Georges, Djeddo Selim, "les seuls autochtones capables de donner une chance au dialogue entre l'Orient et l'Occident": "Seuls ils pourraient faire reculer la barbarie si on les laissait vivre en Orient, berceau de leur religion." J'ajoute qu'il ne peut évidemment pas imaginer, à l'époque, qu'on ne les laissera pas y vivre et que l'extermination des chrétiens du coin - arméniens, grecs, turcs ou arabes -, ne sera pas un monopole de l'État turc...

 

Gérard Salem raconte la vie de quatre générations de cette famille de Georges et ce monde moyen-oriental dans lequel elle évolue et qui fait rêver, comme tout ce qui apparaît exotique à un occidental. Si Gérard n'est pas Georges (Gérard est romancier, donc démiurge, et Georges, sa créature), Georges a des traits de Gérard qui se souvient - ce qui donne toute la crédibilité à son récit -, des traits de Gérard, qui, comme Georges, a fait des études de médecine et s'est spécialisé en psychiatrie.  

 

A lire Gérard, on ne peut que penser qu'il a enfin réalisé le rêve de Georges, avec un merveilleux talent de conteur que ce dernier n'espérait peut-être pas avoir. Georges, comme Gérard, n'a certainement pas fait médecine à contre-coeur, mais, d'un autre côté, "il a toujours su que l'écriture était sa voie" et qu'en devenant médecin, il devrait "se résigner à en faire, comme Tchekhov, sa maîtresse et non son épouse légitime". Aujourd'hui la maîtresse de Gérard est devenue son épouse légitime...

 

Francis Richard

 

Marc de café, Gérard Salem, 224 pages, L'Âge d'Homme

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27 août 2015 4 27 /08 /août /2015 22:55
Dis-moi qui je suis, de Samuel Brussell

γνῶθι σεαυτόν, (gnỗthi seautón), connais-toi toi-même, est l'un des préceptes de la Grèce antique. Samuel Brussell a apparemment adopté une autre démarche. Apparemment seulement, puisqu'en faisant cette demande à sa mère, Dis-moi qui je suis, il poursuit le même but, il cherche à se connaître lui-même.

 

Comment se connaître soi-même? En convoquant ses racines ("les racines sont utiles pour deux choses - les fuir et les retrouver"), en faisant remonter à la surface de sa mémoire ses souvenirs d'une période qui va de ses quatre ans à ses vingt ans, c'est-à-dire avant qu'il ne parte pour les Etats-Unis.

 

Dans une lettre à son éditeur, reproduite à la fin, il résume très bien le contenu de son livre: "Ce Dis-moi qui je suis est le fruit de mes rencontres, de mes voyages, de mes enquêtes sur moi-même et le monde en somme, comme tout ce que j'ai écrit à ce jour." Et ce, "dans le plus parfait désordre"...

 

Ce désordre du livre est toutefois ordonné quelque peu, comme se plaît à le faire le cerveau quand il se met à l'unisson de l'humeur vagabonde de la mémoire. Il fait ainsi sienne la profession de foi du poète catalan Gabriel Ferrater (qui se trouve en exergue à son long poème dédié à Elena):

 

Je serai digressif et cursif, anacoluthique et allusif...

 

L'ordre du livre est toutefois désordonné quelque peu puisqu'il parle d'abord des années 1960 et séquences précédentes, puis des années 1970 et séquences précédentes, enfin, à l'âge de quatre ans, de son départ d'Israël pour Paris, qu'il évoque dans un post-scriptum.

 

Ses racines? Ce sont, entre autres, avant sa naissance, les années vécues par sa mère à Casablanca, à Brunoy (en banlieue parisienne), et à Haïfa (au kibboutz Usha), et par son oncle Schlomo aux mêmes points de départ et d'arrivée, mais en passant par l'Algérie avec les Américains du United Jewish Appeal:

 

Les vies antérieures sont de magnifiques fantômes qui nous accompagnent dans nos nouvelles vies perpétuellement en devenir.

 

De ses rencontres, de ses voyages, de ses enquêtes sur lui-même et le monde, il tire des réflexions qui peu à peu dessinent ce qu'il est. Voici quelques grands traits du portrait qu'il dresse ainsi de lui, directement ou indirectement:

 

- L'athéisme aigu des laïcs et des ecclésiastiques, dont il prend conscience en France, à un âge très tendre, l'amène à s'interroger:

Comment peut-on aimer les hommes, comment aimer un pays, comment aimer la vie sans un souffle de reconnaissance pour le divin, pour le sacré?

 

- Il lui faut du temps pour devenir écrivain:

A quinze ans je sentais confusément que j'avais un monde à raconter - à écrire; simplement je ne savais pas que cela me prendrait une demi-vie pour conquérir la liberté nécessaire pour le faire.

 

- Le réactionnaire punit le délit; le révolutionnaire l'approuve, ne le considère pas comme un délit mais comme un droit: il est ni l'un ni l'autre. Alors qu'un jour il est accusé de grivèlerie, il comprend qu'il est un conservateur dans l'âme:

Le conservateur libéral se contentait de ne pas juger, de comprendre les obligations et les nécessités des différents protagonistes - et de s'adapter à la situation.

 

- En aidant une élève à faire une rédaction sur ses vacances, il apprend pourquoi elle fait de la vieille Mercedes de son père une Deux-Chevaux. Elle ne veut pas être saquée par sa prof:

Le fantasme de la pauvreté lié intrinsèquement à l'obsession de faire de l'argent - par tous les moyens et sans s'encombrer d'aucun scrupule - me parut synthétiser le grand malaise de l'époque.

 

- Pendant la guerre du Kippour, en 1973, il entend quelqu'un dire dans un café, à la cantonade: "J'espère que cette fois ils vont se prendre une bonne raclée!" et ajoute, devant son air intrigué: "J'espère que vous êtes arabe?":

Nous ne sommes jamais que ce que nous sommes vraiment, chair et histoire de nos ancêtres aux yeux de nos semblables, qu'ils nous aiment ou qu'ils nous maudissent.

 

- Vers la fin des années 1970 il découvre, dans les bureaux de rédaction des revues, la haine de la poésie, donc de l'humain:

La poésie étant l'expression même du je, elle devenait inadmissible - impossible. Des contorsions linguistiques vinrent la remplacer et se logèrent dans la rubrique "Poésie", une rubrique soigneusement réservée à la forme épurée, désindividualisée, politisée - abolissait le genre en redéfinissant le mot. Homme, femme, enfant - trois expressions du divin sur terre. Le divin... qui eût osé l'invoquer?

 

- Il doit beaucoup à une certaine Anna Lisa francophone de langue maternelle germanique. Or Anna Lisa, de peur d'être mal jugée par la nouvelle nomenklatura qui a pris le pouvoir, refuse qu'il dise de son français qu'il est "exquis de précision":

Par un réflexe de survie, elle dédaignait la précision et l'élégance de son français - et de son allemand -, alors que ce don était l'arme la plus fine pour combattre ce qu'elle abhorrait: le fascisme.

 

Comment ne pas avoir de correspondances, au sens baudelairien, avec un tel écrivain, qui écrit, à propos de la France, où il n'est pas né:

 

Je voulais appartenir à ce pays, pour pouvoir l'aimer et le chahuter moi aussi à ma guise, en digne héritier, à l'instar de Stendhal, que j'adorais.

 

Francis Richard

 

Dis-moi qui je suis, Samuel Brussell, 180 pages, Grasset (sortie en librairie le 2 septembre 2015)

 

Livre précédent:

 

Halte sur le parcours, sorti ce mois-ci à La Baconnière

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26 août 2015 3 26 /08 /août /2015 22:00
Pas de souci !, d'Annik Mahaim

L'expression: "Pas de souci!", je ne l'aime pas trop. Ce doit être une question de génération. Mon contemporain (dans le sens qu'il est du même millésime que moi), Fabrice Luchini ne l'aime guère non plus, comme il l'explique dans un entretien accordé au Figaro Magazine il y a quelque trois ans.

 

A l'instar de Philippe Muray, il y voit, par son "usage intempestif", la manifestation la plus éclatante de "la célébration sympathique et chaleureuse de la fête", qui serait en fait "le symptôme d'un régime d'ordre, totalitaire, qui ne dit pas son nom": "Un système déréalisant où il n'y a prétendument plus de probème."

 

Il donne quelques exemples de cet usage, qui m'agace, comme lui: "Bonjour, est-ce que je peux avoir la clé de ma chambre? - Pas de souci." "Bonsoir, donnez-moi un diabolo-grenadine, s'il vous plaît. - Pas de souci."

 

Il pousse le "Pas de souci" un peu loin (on le connaît): "Au fond, telle est l'ambition finale du bobo confortable: pas de souci. Pas de souci d'embouteillages, pas de souci de logement, pas de souci d'enfermement dans une classe ou un quartier"etc.

 

Ce doit être un agacement de millésimé, puisque Annik Mahaim, qui est également une contemporaine (dans le sens indiqué plus haut), l'emploie par dérision pour dire au fond le contraire de ce qu'elle pense du monde contemporain.

 

Or il y a justement de quoi se faire du souci avec le monde actuel tel qu'elle le décrit dans les sept nouvelles qui composent son recueil intitulé Pas de souci! En effet les exemples qu'elle donne ne sont pas réjouissants, c'est le moins qu'on puisse dire.

 

Le séminaire d'entreprise dans les bains thermaux est l'illustration de la grande entreprise déshumanisée où les hommes (et les femmes) sont considérés comme de simples pions que l'on peut déplacer à volonté, sans souci, c'est-à-dire sans respect humain.

 

Sortie de famille est le mode d'emploi en 29 étapes pour se retrouver tout seul, sans autre lien familial que soi-même, dans un décor aseptisé, et sans que plus personne ne se soucie réellement de son existence.

 

Le syndrome de Lies est celui d'une jeune femme dont la fièvre acheteuse en articles à la mode, sans souci de dépenses (l'essentiel de son salaire y passe), voit un jour ses envies saturées au point de la rendre malade à la vue de tout magasin et qui y cherche remède comme d'autres fortune.

 

RH interne 5678 raconte l'histoire de l'administration publique pléthorique qui fait appel au privé pour réduire ses coûts à un point tel que les hommes (et femmes) cèdent la place à des robots, incapables de répondre au souci des usagers.

 

"Signez là" est le récit de l'évaluation des employés d'une entreprise par une entreprise externe, qui les pousse dans leurs retranchements sans souci de leur dignité et des conséquences que de tels mauvais traitements peuvent avoir sur eux.

 

Interprète des oiseaux est l'histoire d'une employée d'une société internationale d'interprétariat, qui revient dans son pays européen après la fermeture de la filiale australienne. Sa ville natale ressemble désormais à celle qu'elle vient de quitter, c'est-à-dire bétonnée, sans souci des âmes.

 

Zeoui, le lanceur d'alerte met à jour l'utilisation, par la multinationale qui l'emploie et qui fabrique des meubles sans vis, d'un matériau nocif aussi bien pour ses ouvriers que pour ses clients. Cette société bénéficie de connivences qui lui permettent de persister sans souci de santé humaine.

 

Annik Mahaim, clairement, est inquiète de l'évolution du monde. A travers ces sept nouvelles, elle le dépeint dans des termes alarmants et, pour tout dire, déprimants. Peut-être peut-on lui reprocher de généraliser un peu trop, d'être dès lors caricaturale, sans souci de montrer que le monde actuel n'est tout de même pas tout noir et que ce n'était pas mieux avant.  

 

On a aussi envie de lui dire qu'il serait plus humain ce monde, du moins dans nos pays, s'il respectait davantage les libertés et responsabilités individuelles, s'il était plus fidèle à ses origines judéo-chrétiennes, c'est-à-dire s'il respectait davantage les personnes et leurs biens, aussi bien matériels que spirituels.

 

Francis Richard

 

Pas de souci!, Annik Mahaim, 168 pages, Plaisir de lire

 

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25 août 2015 2 25 /08 /août /2015 22:55
Le livre des débuts, d'Eugène

Dans le film mythique Philadelphia, il y a un dialogue non moins mythique, dans une chambre d'hôpital, entre les deux protagonistes, le premier, homosexuel, avocat licencié par le cabinet qui l'employait parce qu'atteint du sida, le second, avocat initialement homophobe, qui a assuré brillamment sa défense et lui a obtenu de forts dommages et intérêts:

 

Andrew Beckett (Tom Hanks): What do you call a thousand lawyers chained together at the bottom of the ocean?

Joe Miller (Denzel Washington): I don't know.

Andrew Beckett: A good start.

 

- Qu'appelez-vous un millier d'avocats enchaînés ensemble au fond de l'océan?

- J' sais pas.

- Un bon début.

 

C'est à ce dialogue que l'on peut penser en lisant Le livre des débuts d'Eugène. Parce que c'est le livre de onze bons débuts, qui ne demanderaient guère mieux que d'être développés. Ce que s'est refusé l'auteur, qui a préféré mettre l'eau à la bouche du lecteur, ou plutôt, lui laisser se mettre la suite en tête.

 

Stan est coursier à New-York: "Sur mon vélo je n'arrêtais pas de courir d'un boulot à l'autre. Et puis, un jour, je me suis demandé pourquoi ce ne serait pas ça mon vrai job." Un jour il doit transporter, en frémissant, un organe humain dans une glacière...

 

Vova a douze ans. Il vit dans un pays meurtri par la guerre. Il en est sorti orphelin de cette guerre. Il ne possède plus qu'une seule chose, que personne d'autre ne possède, "une relique du temps jadis", un voltigeur, c'est-à-dire un carrousel, dont le monde entier cherche à s'emparer...

 

Nadejda, accompagnée de son agente Sofia, fait le voyage de Kiev à Zurich pour une séance de photos dans les locaux, situés au sous-sol d'un immeuble, de la Green Door Agency, dont la porte est couleur vert pomme. Pour les photos elle sera vêtue seulement d'une robe en chocolat...

 

Le narrateur et sa femme Solange se rendent à Ostende un quatre juillet, fête de l'Indépendance américaine. Ils ont pris toutes leurs dispositions pour se retrouver enfin seuls, sans enfants. Mais ils mettent "à profit ces moments à deux pour déverser un carnaval de rancunes aigrelettes...".

 

Au milieu de nulle part, un homme et une femme se retrouvent un soir prisonniers dans le petit local d'une banque, aménagé pour distribuer des billets à la clientèle en dehors des heures d'ouverture: ils ont pu tous deux entrer mais les portes refusent obstinément de s'ouvrir quand ils veulent ressortir...

 

Un jour, la jumelle de Mathilde, Marie, a disparu, un quatre août: "L'épicier du village l'avait vue partir à bicyclette en direction du champ Vova, mais personne ne l'avait jamais vue revenir." Ses parents et elle, elle surtout, n'arrivent pas à faire leur deuil de cette évaporation et se donnent quatre ans pour le faire...

 

A travers ses différents âges, le narrateur souffre de TOC, troubles obsessionnels compulsifs:  "Il s'agit de troubles mentaux caractérisés par l'apparition répétée de pensées intrusives". C'en serait risible, si cela n'allait pas, semble-t-il, de mal en pis. A moins que...

 

Le narrateur a une dent contre les Ressources Humaines du journal qui l'emploie. Compte tenu de la diminution des recettes publicitaires, il s'agit en effet d'abord de "faire mieux avec moins", puis de "faire moins avec moins". Alors il donne sa démission...

 

Une dame de bientôt soixante-dix ans habite avec son beau-fils et sa fille une rue assez coquette de Londres, Oldmary Street, du côté de Camden, composée de maisonnettes en briques. Tout commence quand Battel, une société fabriquant des jouets, frappe à la porte...

 

Aliona, jeune Russe de trente-cinq ans, historienne d'art installée à Genève, est au chômage: "La plupart des êtres humains divisaient leur journée en deux: avant midi et après-midi. Pour Aliona, c'était l'avant-yoga et l'après-yoga." Elle cherche à s'en sortir...

 

Quel peut bien être le but du Bauman & Lemack Institut en invitant à Montreux l'historien italien Alberti, le sémioticien estonien Nool et la géographe française Furlan, à faire tous trois une conférence sur l'histoire de la cartographie et à percevoir dix mille euros d'honoraires?

 

En lisant tous ces débuts prometteurs (et je n'en ai donné qu'un aperçu, un début...), suivant son tempérament, le lecteur peut avoir deux réactions: rester sur sa faim, ou sa frustration, ou, c'est évidemment recommandé, laisser libre cours à son imagination pour se raconter leur suite.

 

Comme il y en a pour tous les genres, goûts et couleurs, et sous tous les cieux, il serait étonnant qu'aucun de ces onze débuts ne l'inspire, d'autant qu'ils se passent tous à notre époque et qu'il peut donc s'emparer facilement de l'un ou l'autre des personnages.

 

Eugène, en tout cas, s'est vraisemblablement beaucoup amusé à écrire ces débuts de livres (il fait même quelques clins d'oeil entre eux...). Il les a écrits avec un talent indéniable, montrant par là même l'étendue de son registre littéraire, et tous ces chapitres 1 justifient donc le sous-titre inhabituel de Romans.

 

Francis Richard

 

Le livre des débuts, Eugène, 160 pages, L'Âge d'Homme

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24 août 2015 1 24 /08 /août /2015 22:55
Une rose et un balai, de Michel Simonet

Ce proverbe figure dans Le livre des proverbes français d'Antoine Leroux de Lincy (Adolphe Delahays, Paris,1859): "Il n'y a pas de sots métiers, il n'y a que de sottes gens."

 

Après avoir lu le livre de Michel Simonet, Une rose et un balai, il convient de dire que le métier qu'il exerce, balayeur de rue à Fribourg, n'est pas sot et qu'il ne l'est pas non plus: "Un travail solitaire, mais pas isolé, où il faut bien s'entendre avec soi-même, qui autorise la méditation, pourquoi pas le rêve, à ne pas confondre avec la distraction ou l'étourderie."  

 

Michel Simonet fait ce métier depuis vingt-neuf ans: "Il devrait me rester une dizaine d'années à tirer... disons plutôt à pousser mon char ou promener mon vorace aspirateur. Il est heureusement bien trop tôt pour songer à la quille ou à l'otium."

 

Michel Simonet a choisi ce métier par vocation: il a suivi "une logique de timide, de petit bras à qui un balai convient"; et par spiritualité: "chrétien à l'air libre", il a eu la confirmation d'avoir fait le bon choix "par la sérénité et l'équilibre qu'il [lui] procure, avec le sentiment de marcher à la suite du Christ, certes chaussé de souliers à coque renforcée, au lieu de sandales".

 

Ce qui le distingue des autres balayeurs, auxquels il s'est parfaitement adapté et qui l'ont adopté, c'est d'accomplir son métier "la fleur au balai". Depuis quasiment le tout début il a mis une rose à trôner sur son char à déchets: "Elle est la promotion de ce dernier qui devient son vase et son réceptacle véhiculaire, la cerise sur le gâteau brunâtre, le petit plus sur le détritus, la richesse d'un pauvre job et la fleur sur son fumier."

 

Ce "docteur honoris rosa" est un fin lettré. Au temps où les consignes de bouteilles en plastique ou en verre existaient, leur récupération lui permettait de se constituer un pécule d'une bonne centaine de francs par mois, avec lequel il s'est constitué "une bonne bibliothèque diversifiée et faite des ouvrages de cette belle mais coûteuse collection qu'est la Pléiade, à raison d'un livre par mois, preuve qu'on peut se recycler dans la littérature..."

 

Poète, il s'inspire par exemple de Joachim du Bellay et devient Joachim du Balai:

Heureux qui, balayeur, fait d'utiles voyages

De trottoir en trottoir et rose pour Toison,

Et qui a peu besoin de monter en avion

Pour saisir au global le monde et son usage.

[...]

 

Il s'inspire de François Villon et devient François Gravillon:

O vous, frères humains qui sur trottoirs tombez,

N'ayez comme la glace vos coeurs endurcis

Contre nous cantonniers qui, effectifs réduits,

Usinons du racloir et de jour et de nuit

Pour extraire, épuisés, aux filons infinis

L'or blanc à ciel ouvert des mines refroidies;

[...]

 

Il s'inspire de Paul Verlaine et reste anonyme:

Et je m'en vais

A mon balai

Que j'emporte

Au vent mauvais,

De çà, de là,

Amassant

La feuille morte.

 

S'il s'inspire des poètes passés, Michel Simonet ne verse pas "dans le nostalgique inconditionnel du "c'était mieux avant" ou dans le spleen du dernier des dinosaures": "Les traditions peuvent devenir obstacles quand elles survivent à la nécessité, mais si nous sommes toujours à l'école de la vie dans tous ses aspects, nous ne serons jamais de la vieille école."

 

Cet adepte de la voie médiane, celle qui se situe entre tradition et modernité, ce "balayeur et fier de lettres", confie en fin d'ouvrage:

 

"Un balayeur qui écrit n'est pas un écrivain qui balaie: j'ai voulu m'entretenir avec vous des travaux communs et diversifiés au milieu d'une rue, en parcourant cette belle et longue histoire en courte géographie fidèlement accompagné de

Mon char

Ringard

Trône de ma rose,

Collègue de symbiose

Soeur de couleur et d'osmose,

D'entrain jusqu'à l'arthrose."

 

Quand il s'adonne à la prose, qui constitue la plus grande part de son livre, Michel Simonet, qui, "à force de ramasser du papier", a "maintenant envie d'écrire dessus et d'avoir de temps en temps une plume en main au lieu d'un balai" qualifie son style de "plutôt abrupt, parfois rugueux de trottoir, clinique, cleanique". Ceci étant expliqué par cela...

 

Ajoutons que son livre est roboratif et plein d'humour ("Le comble du cantonnier: lui demander ses papiers.") et qu'il ne laisse pas d'étonner: Michel Simonet est en effet, par exemple, "ouvrier et père de famille nombreuse" (sept enfants), ce qui "n'est pas forcément un long fleuve tranquille et demande dynamisme et suite dans les idées". Selon lui, les pères sont les aventuriers des temps modernes:

 

"Une aventure qui en vaut la peine. Car la famille donne encore plus de sens à un travail, unit plaisir et nécessité, contrainte limitante et horizon, fait viser loin autant que haut, n'a pas son pareil pour nous recycler de l'intérieur et donne d'autres buts que la course constante au bien-être insatiable."

 

Francis Richard

 

Une rose et un balai, Michel Simonet, 136 pages, Faim de siècle 

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23 août 2015 7 23 /08 /août /2015 21:45
Vivarium, de Thomas Kryzaniac

Le Larousse donne la définition suivante d'un vivarium: "Établissement aménagé en vue de la conservation de petits animaux vivants dans des aquariums (animaux aquatiques, poissons), insectariums (insectes) et terrariums (petits vertébrés terrestres)."

 

De fait, le Vivarium de Thomas Kryzaniac abrite de grands animaux, les trois principaux personnages de ce roman, que l'auteur donne surtout à voir à travers les grandes baies vitrées, sans voilages ni rideaux, d'une cabane au milieu de nulle part, sur une île des Caraïbes, au nom improbable d'Odessa.

 

Le narrateur, Léon, un peu moins de trente ans, est invité sur cette île par un écrivain, Joseph Rivière, la cinquantaine. Celui-ci se considère comme "infréquentable" et se dit dans la lignée scandaleuse "de Daudet fils à Rebatet, en tirant jusqu'à Bloy ou Maistre".

 

Léon a admiré un temps ce colérique de Rivière, qui n'est connu que d'"un maigre public". Mais ses "incartades à droite à gauche" (qui ont fait un temps illusion), son "comportement erratique", son "inconstance", sa xénophobie, ses maladies de la persécution et du complot ont fini décidément par l'en éloigner.

 

Léon n'a commencé à s'intéresser de nouveau à lui que parce que ce misanthrope lui a fait part dans ses épîtres de l'existence de son concubinage revitalisant avec Mathilda, la trentaine, belle cantatrice doublée d'une fervente admiratrice. Ce qui ne pouvait qu'éveiller sa curiosité, Rivière n'étant pas spécialement dans son esprit un homme à femmes.

 

Avec dans l'idée d'écrire un long article sur ce reclus, ce soi-disant pestiféré de Joseph Rivière, voire de réaliser un long métrage sur lui, Léon débarque donc un jour de septembre par bateau sur l'île d'Odessa, après avoir pris l'avion à Paris pour Kingston. Et là les choses ne se déroulent pas du tout comme il se l'imaginait.

 

La première phrase du livre, et la dernière, donne bien l'ambiance dans laquelle baigne ce roman tropical, qui s'avère infernal: "J'ai rencontré Mathilda au milieu d'un cauchemar. Je n'aurais pas pu la rencontrer ailleurs." Et le fait est que ce livre foisonnant apparaît au lecteur comme un véritable cauchemar dans lequel le narrateur a bien du mal à distinguer le vrai du faux.

 

L'auteur prend d'ailleurs un malin plaisir à brouiller les pistes, dans lesquelles il laisse sciemment s'engager et se perdre son lecteur. Il le malmène comme Joseph, sa créature, le fait avec son autre créature, Léon. A qui Joseph explique un jour en ces termes pourquoi tous deux ne peuvent de toute façon pas se comprendre:

 

"Au sein d'une même langue, un mot change de sens selon la bouche qu'il franchit. Par conséquent, chaque mot est prononcé une seule et unique fois avant de disparaître à jamais. Ou alors, pour faire simple: aucun mot n'existe."

 

En conséquence, Joseph ajoute à l'adresse de Léon: "Tout ce que vous pourriez recevoir de moi ne servira qu'à forger l'image d'une personne entièrement différente, peut-être bien mon exact contraire." Si l'image que Léon se fait de Joseph est trouble, et troublante, celle qu'il se fait de Mathilda ne l'est pas moins trouble, et troublante, d'autant que, jusqu'à la fin, il lui manque une donnée essentielle, et diabolique...

 

D'avoir été malmené tout du long par l'auteur pourrait bien sûr déplaire au lecteur. Mais rien n'est moins sûr. Car c'est pour la bonne cause (celle de maintenir la tension jusqu'au bout) que l'auteur mène ainsi son récit comme un raisonnement dialectique, pour arriver à une conclusion qui ne peut que laisser le lecteur pantois.

 

Francis Richard

 

Vivarium, Thomas Kryzaniac, 350 pages, L'Âge d'Homme

 

Livre précédent chez le même éditeur:

Le pyromane (2013)

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Présentation

  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • Francis Richard
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.

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