Overblog Tous les blogs Top blogs Littérature, BD & Poésie
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
MENU
18 juillet 2015 6 18 /07 /juillet /2015 18:00
Laissez-nous faire !, d'Alexandre Jardin

C'est le titre du livre, Laissez-nous faire, qui donne envie de le lire. Le signataire, moins.

 

Alexandre Jardin, sans l'avoir jamais lu, est, en effet, de réputation, confirmée par lui dans les premières pages de cet essai en forme de manifeste, un écrivain "fleur bleue", "rêveur et accaparé par des trouvailles sentimentales" etc. Il reconnaît plus loin qu'il est "un écrivain ivre de mots légers", ce qui n'est pas, pour le coup, pour me déplaire, et m'inciterait plutôt à lire ses autres livres...

 

Le titre de ce dernier ouvrage donne envie de le lire parce que "laissez-nous faire" est la maxime attribuée à l'économiste Vincent de Gournay (1712-1759), partisan de la liberté de commercer, de produire et de travailler. Un titre réjouissant donc. Qui va à l'encontre de la mentalité main stream d'aujourd'hui en France.

 

Alexandre Jardin confie que, sous le masque du romancier, qu'il est surtout, se cachait et se cache un autre lui-même, lequel, depuis longtemps, veut "prendre soin de la France", depuis ses quinze ans précisément, âge auquel il écrit une lettre dans ce sens à son père, Pascal Jardin, peu de temps avant que celui-ci ne soit emporté par le crabe.

 

Si les souvenirs personnels, qui émaillent le livre, expliquent l'engagement, différé par la peur, d'Alexandre Jardin et sont donc utiles pour connaître d'où lui viennent toutes ses idées pour réparer la France, ce sont toutefois les actions concrètes, dans la droite ligne de ces idées, menées ou initiées par lui, qui revêtent de l'intérêt et lui permettent de dire qu'"on a déjà commencé".

 

Ernest Renan avait dit à Paul Déroulède: "Jeune homme, la France se meurt: ne troublez pas son agonie." Cela fait donc bien longtemps que l'on parle du déclin de la France, avant même, peut-être, qu'il n'ait vraiment commencé. Ce n'est en tout cas pas une phrase qu'Alexandre Jardin aurait supporté d'entendre et qu'il n'évoque d'ailleurs pas, s'il la connaît.

 

Car, de toute façon, Alexandre Jardin est de ceux qui, comme ses modèles, Winston Churchill ou Charles de Gaulle, ne sont pas du genre à se résigner à la fatalité et qui veulent délivrer aux autres leur joie de citoyen. Comment? En agissant, plutôt qu'en disant. En faisant avec ceux qu'il appelle les Faizeux, ou les Zèbres, qu'il oppose aux Diseux, qui disent mais ne font pas.

 

Si la France décline, c'est bien parce que les Français ont accepté de se laisser diriger, élection après élection, par ceux qu'Alexandre Jardin appelle des mini-Colbert: "Nous avons tous lâchement obéi à des bureaucrates hors-sol, à des conseilsdetateux fâchés avec le sens commun, à des médiocrités convaincues que chaque problème est soluble dans une solution technocratique."

 

Résultat: les étatismes de droite comme de gauche des partis dits de gouvernement, par leur impéritie, leurs promesses non tenues, leurs dires non suivis d'actions, sont en train de faire le lit d'un hyper-étatisme autrement redoutable, et autrement menaçant, celui prôné par le FN de Marine Le Pen:

 

"Par cet étatisme décomplexé, le Front National est encore pire que la droite, le centre et la gauche réunis! D'ailleurs c'est bien comme cela qu'il gagne du terrain : en rameutant la vieille nostalgie de l'Etat-recours, alors que c'est précisément notre étatisme prodigieusement inefficace et coûteux qui empêche la France des Faizeux de régler nos difficultés."

 

Il suffit de faire un tour sur le site bleublanczebre.fr pour se rendre compte de tout ce que ces Faizeux font déjà, dont l'auteur donne de nombreux exemples impressionnants, avec pourtant peu de moyens, pour combattre l'illettrisme, éduquer des jeunes, permettre de trouver ou de retrouver un emploi, mettre des livres à portée de défavorisés, transporter des personnes à mobilité réduite, donner accès à un logement décent à ceux qui n'en ont pas etc. Leurs solutions, rassemblées en bouquets, marchent... parce qu'elles sortent du cadre.

 

Il n'y a pas d'exclusive. Toutes les bonnes volontés sont les bienvenues: "Ces Faizeux sont d'une gauche sincère, d'une droite de conviction, du centre souriant, verts ou parfaitement dégoûtés de la vie partisane." Mieux, ces Faizeux de tout poil se parlent et s'écoutent : "Les Faizeux réunis peuvent être des entreprises portées par des actionnaires privés, des associations, des maires créatifs, des acteurs de l'économie sociale et solidaire ou collaborative."

 

En 2017, année d'élection présidentielle, les Zèbres comptent bien peser de tout leur poids, acquis par leurs réalisations concrètes, pour obliger les partis discrédités à conclure des contrats de mission avec eux qui représentent la société civile dans l'éclat joyeux de ses réussites. Ils demanderont "non des facilités, mais des difficultés à résoudre", agiront indépendamment d'"une administration empesée" et refuseront toute tutelle des mini-Colbert. Sinon, ils iront eux-mêmes à la bataille...

 

Les Zèbres sont des bons vivants: "Ils vont déshabituer ce vieux pays à faire de la politique sans bonheur, inciter les gens par leur propre exemple à se convertir à leurs désirs, à chevaucher ardemment leur culot." A leur instar, Alexandre Jardin exhorte ceux qui le lisent à passer à l'acte: "Laissez jaillir de votre coeur la joie d'agir soi-même, localement, quand les élites font à ce point défaut! Renoncez à l'inaction mortifère, à l'incantation sans portée et à l'indignation stérile."

 

Francis Richard

 

Publication commune avec lesobservateurs.ch

 

Laissez-nous faire - On a déjà commencé, Alexandre Jardin, 216 pages, Robert Laffont

Partager cet article
Repost0
14 juillet 2015 2 14 /07 /juillet /2015 22:25
Temps glaciaires, de Fred Vargas

Il fait une chaleur estivale. C'est la nuit du 13 au 14 juillet. J'aime les polars. Autant de bonnes raisons pour lire en nocturne le dernier roman policier commis par Fred Vargas, qui porte bien son nom, Temps glaciaires... Car l'histoire se passe pour partie en Islande et a, entre autres, pour protagonistes des membres de l'Association d'Étude des Ecrits de Maximilien Robespierre... De quoi glacer le sang, au propre et au figuré...

 

Une femme, Alice Gauthier, est retrouvée, les veines ouvertes, "suicidée" dans sa baignoire. Or, une semaine plus tôt, elle a voulu elle-même poster une lettre destinée à un certain Amédée Masfauré, mais elle a fait un malaise en cours de route. La lettre a tout de même été postée par la passante qui lui a porté secours ce jour-là et qui a enregistré l'adresse dans sa mémoire.

 

Le commissaire Bourlin parle de cette mort à son collègue le commissaire Adamsberg. En effet, un des acolytes de ce commissaire, le commandant Danglard, doit pouvoir l'éclairer sur un signe mystérieux qui a été tracé sur le bord de la baignoire de la défunte: il est composé de deux traits verticaux, et, entre ces deux traits, transversalement, d'un trait concave et d'un trait oblique.

 

Les deux commissaires, accompagné de Danglard, rendent visite à Amédée Masfauré, destinataire de la lettre d'Alice Gauthier. Il habite le Haras de la Madeleine, au Creux, sur la commune de Sombrevert, dans les Yvelines. Son père, Henri Masfauré, a justement été retrouvé "suicidé" lui aussi quelques jours plus tôt: il s'est tiré une balle de fusil dans la bouche. Et le même signe que celui trouvé chez Mme Gauthier a été entaillé dans le cuir de son bureau.

 

Amédée Masfauré a rencontré Alice Gauthier chez elle, la veille de sa mort. Il a ainsi appris les circonstances de la mort de sa mère en Islande dix ans plus tôt. En effet Alice Gauthier faisait partie d'un voyage là-bas auquel participaient sa mère, Marie-Adelaïde, son père, Henri, et le secrétaire de ce dernier, Victor, dont le patronyme est fortuitement le même, Masfauré...

 

Lors de ce voyage, un légionnaire, Eric Courtelin, puis Marie-Adelaïde Masfauré auraient été assassinés par un inconnu, qui aurait terrorisé les autres participants. Au point qu'ils se tairaient sur ce qui s'est passé pendant le voyage, sur un îlot islandais, au large de l'île de Grimsey, où ils auraient survécu grâce aux produits de la chasse au phoque menée par l'inconnu...

 

Un troisième "suicidé", Jean Breuguel, est retrouvé dans son appartement du 15ème arrondissement de Paris. Le commissaire Bourlin en informe aussitôt le commissaire Adamsberg. Il s'est tué à la japonaise: il s'est enfoncé un couteau dans le ventre. Dans sa bibliothèque, trois livres neufs sur l'Islande... et sur une plinthe, dans la cuisine, gravé à la pointe du couteau, le signe mystérieux... qui pourrait être une guillotine symbolisée...

 

A la suite d'un communiqué enjoignant les six survivants du groupe islandais de le contacter, le commissaire Adamsberg est déçu qu'aucun d'entre eux ne se manifeste, mais reçoit une lettre du président de l'Association d'Étude des Ecrits de Maximilien Robespierre, François Château, comptable dans un hôtel, l'invitant à le rencontrer en catimini.

 

En effet, François Château a reçu des menaces et a reconnu les trois personnes "suicidées" du communiqué: elles appartiennent toutes trois à son association, qui comprend sept cents membres anonymes - leurs paumes seules ont été scannées -, et qui organise des réunions costumées où sont reconstituées les séances les plus mémorables de l'Assemblée constituante et de la Convention, dans une ambiance... révolutionnaire.

 

Aux trois personnes "suicidées", il faut ajouter, résultat de la recherche de cas analogues en France, la mort "accidentelle" d'un dénommé Angelino Gonzalez, membre lui aussi de l'association d'étude robespierriste, mort quatre jours avant Alice Gauthier, des suites d'une chute dans l'escalier de sa cave, sur un mur de laquelle a été retrouvé le signe mystérieux, tracé cette fois à la craie bleue...

 

Voilà comment se présente la pelote d'algues dont le commissaire Adamsberg doit démêler les fils qui passent par l'Islande, Le Creux et l'Association d'Étude des Ecrits de Maximilien Robespierre. Sans bien savoir si les meurtres ont des liens entre eux, s'il y a un ou deux tueurs en série et s'il faut enquêter ici plutôt que là. Pour les démêler le commissaire suivra des cheminements de pensée muets la plupart du temps, et indéchiffrables pour les autres.

 

L'intérêt de cette intrigue policière ne se dément pas, de la première à la dernière page. Et, ce qui ne gâte rien, bien des personnages sont hauts en couleurs, tels que Céleste Grignon, au service des Masfauré depuis vingt-et-un ans et Marc, son sanglier; les reconstitutions des séances parlementaires de la Révolution sont criantes de vérité - c'est le cas de le dire; les scènes islandaises sont enveloppées de brumes et de légendes; les repas pris à l'Auberge du Creux font monter l'eau à la bouche...

 

Francis Richard

 

Temps glaciaires, Fred Vargas, 496 pages, Flammarion

 

Livre précédent de l'auteur:

 

L'armée furieuse, 430 pages, Viviane Hamy (2011)

Partager cet article
Repost0
11 juillet 2015 6 11 /07 /juillet /2015 22:55
Un été avec Baudelaire, d'Antoine Compagnon

Charles Baudelaire est un poète hors normes: "D'abord maudit, condamné, rejeté, Baudelaire devint, vers le cinquantenaire de sa mort, en 1917, puis pour de bon lors du centenaire de sa naissance en 1921, le plus grand poète français, le plus lu, le plus étudié, le plus récité."

 

Quand Barbara Polla m'a demandé de lire des poèmes que j'aimais lors de la Nuit de la poésie qu'elle organisait en février 2013 à la galerie Vanessa Quang, à Paris, très naturellement, très spontanément, j'ai choisi de lire quatre poèmes tirés des Tableaux Parisiens: Paysage, Les Aveugles, A une passante et Le crépuscule du jour...

 

Comme il l'avait fait deux ans plus tôt pour Montaigne, Antoine Compagnon a fait, à l'été 2014, sur France-Inter, une série d'émissions consacrées à Baudelaire, du 15 juillet au 22 août. Ce n'était cependant pas aussi commode de passer l'été avec lui qu'avec Montaigne, parce que l'été n'était pas une saison baudelairienne et que Baudelaire n'était pas a priori sympathique:

 

"Il est hostile au progrès, à la démocratie et à l'égalité; il méprise presque tous ses semblables; il se méfie des bons sentiments; il ne pense pas beaucoup de bien ni des femmes, ni des enfants, ni d'ailleurs de ses semblables en général; et il est partisan de la peine de mort, mais comme un sacrifice."

 

Pourtant, Antoine Compagnon, comme il sait si bien le faire, au fil des émissions, dresse de Charles Baudelaire un portrait beaucoup plus nuancé. Car Baudelaire est "inclassable, irréductible à toute simplification" et l'énoncé ci-dessus en est une... Antoine Compagnon termine d'ailleurs sa dernière émission par ces mots: "Respectons ses contradictions."

 

Un peu plus haut, dans l'émission du 6 août 2014 sur la Modernité, Antoine Compagnon cite cette pensée de Baudelaire, qui montre qu'il est non seulement conscient d'être contradictoire, mais qu'il revendique le droit de l'être: "Parmi les droits dont on a parlé dans ces derniers temps, il y en a un qu'on a oublié, à la démonstration duquel tout le monde est intéressé, - le droit de se contredire."...

 

Dans Un été avec Baudelaire, Antoine Compagnon n'est pas animé par le souci de tout dire sur lui. Il aimerait du moins, en sautant et gambadant dans son oeuvre, "reconduire le plus grand nombre dans les librairies afin qu'ils retrouvent le chemin des Fleurs du Mal et du Spleen de Paris". Parce que, si Baudelaire a été "le plus grand poète français, le plus lu, le plus étudié, le plus récité", il ne l'est plus. Et que c'est bien dommage.

 

Parmi tout ce que dit Antoine Compagnon, et tout ce qu'il dit est de bon aloi, il est quelques traits qui me parlent. Ils devraient, me semble-t-il, en convaincre d'autres de lire Baudelaire, de le relire, à voix basse et à voix haute, dans l'intimité et en public, parce que la musique de ses mots, en vers comme en prose, illustre cette affirmation du poète selon laquelle l'art est le meilleur témoignage que nous puissions donner à Dieu de notre dignité:

 

- L'oeuvre de Baudelaire est réaliste. Compagnon précise ce qu'il entend par là: "Est réaliste une oeuvre que n'accompagne pas une mise en garde moraliste, une oeuvre où l'auteur donne à voir sans intervenir pour juger et condamner."

 

- Anatole France, puis Marcel Proust (qui compare Baudelaire à Racine) ont défendu le classicisme des Fleurs du Mal, "leur versification harmonieuse, musicale, pleine". N'est-ce pas la reconnaissance de cette alchimie par laquelle le poète pétrit de la boue et en fait de l'or?

 

- Baudelaire n'a pas beaucoup écrit: "L'oeuvre de Baudelaire est mince, mais la valeur ne se mesure pas au volume. Un moment vint où les rares poèmes de Baudelaire dépassèrent les milliers de vers de ses rivaux."

 

- Baudelaire est anticonformiste et se moque des "poètes de combat", des "littérateurs d'avant-garde": "Ces habitudes de métaphores militaires dénotent des esprits non pas militants, mais faits pour la discipline, c'est-à-dire pour la conformité, des esprits nés domestiques."

 

- Baudelaire distingue l'éphémère du permanent: "La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable." Ce qui ne l'empêche pas de donner une autre acception au mot de modernité: dans sa version esthétique, elle permettrait, selon Baudelaire vu par Compagon, "de racheter la mode par l'art, par la peinture, par la poésie".

 

- Pour Baudelaire, le Beau est toujours bizarre, mais l'inverse n'est pas vrai: "Parce que le Beau est toujours étonnant, il serait absurde de supposer que ce qui est étonnant est toujours beau." Compagnon, s'appuyant sur les dires de Baudelaire, complète l'affirmation: "Si le bizarre est toujours beau, le beau est toujours triste"...

 

- Baudelaire n'est-il pas ironique quand il écrit: "Créer un poncif, c'est le génie. Je dois créer un poncif"? Pour Compagnon, "il était trop intelligent pour forger des lieux communs et il nous a laissé un paquet de paradoxes que nous peinons encore à défaire".

 

- Baudelaire a, certes, des paroles, et des pensées, terribles sur les femmes, mais c'est aussi lui qui a certainement écrit les plus beaux poèmes sur elles et l'amour qu'elles inspirent. Comment, par exemple, se lasser de citer, comme le fait Compagnon, et de se réciter, L'invitation au voyage?

 

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

 

Francis Richard

 

Un été avec Baudelaire, Antoine Compagnon, 176 pages, Editions des Equateurs

 

Précédemment, du même auteur, chez le même éditeur:

 

Un été avec Montaigne (2013)

Partager cet article
Repost0
9 juillet 2015 4 09 /07 /juillet /2015 17:30
Les Enfants de Sal Mal Lane, de Ru Freeman

Beaucoup de pays de par le vaste monde sont pluriethniques. Il en est peu, hélas, où l'harmonie règne entre les différentes ethnies, ou alors pendant des périodes qui sont bien courtes au regard du temps long.

 

Pour que l'harmonie règne dans un pays, il faut en effet qu'aucune de ses composantes ne veuille s'imposer aux autres, qui par la force, qui par le nombre, qui par l'argent; que chacune comprenne que la paix entre elles ne peut résulter que de l'échange libre et du respect.

 

Dans Les Enfants de Sal Mal Lane, Ru Freeman raconte l'harmonie précaire qui règne entre les différents habitants d'une impasse de Colombo, au Sri Lanka. Dans ce microcosme vivent des Cingalais, des Tamouls, des Burghers (descendants d'Européens).

 

Les Cingalais de Sal Mal Lane sont bouddhistes, les Tamouls hindouistes. Une autre famille est musulmane, une autre encore catholique. Ce microcosme est donc non seulement pluriethnique, mais encore plurireligieux.

 

Le récit commence en 1979, soit quelques années avant la guerre civile qui ensanglantera le pays à partir d'un attentat commis en juillet 1983 par des extrémistes tamouls contre des militaires cingalais et qui se traduira dès cette année-là par des troubles qui atteindront cette ruelle de Colombo.

 

En 1979 la famille Herath s'installe à Sal Mal Lane. Ils sont cingalais. Mr. Herath est un haut fonctionnaire du gouvernement. Il a des affinités communistes. Sa femme, Savi, est enseignante dans une école privée et ne partage pas les idéaux de son mari.

 

Les Herath sont tous deux d'une classe sociale plus élevée que celles des autres habitants, qu'il s'agisse des Silva, des Nadesan, des Tissera, des Sansoni, des Niles, des Joseph, des Bolling ou des Bin Ahmed. Ce microcosme est également plurisocial.

 

Les Herath ont quatre jeunes enfants, deux garçons, Suren et Nihil, et deux filles, Rashmi et Devi. A Sal Mal Lane, deux autres familles ont des jeunes enfants: les Silva ont deux garçons, Mohan et Jith; les Bolling, un garçon, Sonna, et trois filles, Sophia qui a quitté la maison familiale, et deux jumelles, Rose et Dolly.

 

Dans le titre originel, en anglais, On Sal Mal Lane, il n'est pas question d'enfants, mais les neuf jeunes enfants de l'histoire en sont bien les protagonistes, même si, en dehors de leurs parents, de jeunes adultes, tels que Raju, le fils Joseph, et Kala, la fille Niles, y jouent un rôle non négligeable.

 

L'harmonie à Sal Mal Lane est précaire, mais elle est tout de même harmonie, en dépit d'autres différences que sociales, religieuses ou ethniques. Comme dans toute communauté il existe en effet d'autres différences. Ainsi Suren est-il doué pour la musique, Raju simple d'esprit, Sonna mal aimé de tous...

 

Les relations entre les personnes ne sont pas toutes harmonieuses. Mrs. Silva finit par ne plus s'entendre avec Mrs. Herath et Sonna, son fils, jalouse les autres, sans doute parce qu'il se sent exclu, et, du coup, s'affirme dans la délinquance. Raju, de par son infirmité et sa laideur physique, inspire la méfiance de tout le monde. Mohan a la guerre en lui...

 

D'autres relations, au contraire, sont privilégiées. Nihil s'entend à merveille avec Mr. Niles qui le considère comme le fils qu'il n'a pas eu. Jith, le fils Silva, est amoureux de Dolly, l'une des jumelles Bolling, et les deux jeunes gens entretiennent une correspondance secrète. Devi se met sous la protection de Raju qui lui a fait cadeau d'une bicyclette...

 

Ru Freeman raconte les faits saillants qui émaillent la vie de Sal Mal Lane pendant les années 1979, 1980, 1981, 1982 et 1983. Ce sont, dans l'ensemble des événements heureux, qui rapprochent les uns des autres les habitants de l'impasse: un match de cricket ou un spectacle de variétés mémorables.

 

Pendant toutes ces années, toutefois, quelques événements politiques extérieurs préfigureront ce qui se passera à l'été 1983 et qui apportera son lot de tragédies à Sal Mal Lane. La plupart des habitants n'y prêteront guère attention ou ne les comprendront pas, sinon Mr. Herath, et Raju, peut-être, qui, lui, n'aura qu'une intuition confuse de ce qui se trame.

 

Tous les personnages de Sal Mal Lane, quelle que soit leur importance, quels que soient leurs défauts ou leurs qualités, prennent de la consistance sous la plume de Ru Freeman. Qu'ils commettent des méfaits ou de bonnes actions, ils ne sont jamais vus de manière manichéenne. Ils sont humains tout simplement, et par là même attachants.

 

Une fois le livre refermé, tous les survivants de Sal Mal Lane semblent continuer de vivre. Ils ont acquis une existence propre. Sans doute parce qu'ils ont surmonté ensemble des épreuves et qu'en dépit des vicissitudes ils ont su renouer avec des solidarités naturelles et conserver en eux, vaille que vaille, la flamme de l'espérance.

 

Francis Richard

 

Les Enfants de Sal Mal Lane, Ru Freeman, 528 pages, Zoé

 

Roman traduit de l'anglais par Christine Raguet

Partager cet article
Repost0
8 juillet 2015 3 08 /07 /juillet /2015 17:00
La Passagère et soixante autres petits faits divers, d'Alphonse Layaz

Le fait divers est considéré avec condescendance. Le Larousse le définit d'ailleurs comme un "événement sans portée générale qui appartient à la vie quotidienne". On n'est pas plus aimable... Un fait indéfinissable est ainsi classé dans les divers faute de mieux, parce qu'il ne relève d'aucune catégorie. Ce qui devrait au contraire, à mon sens, attirer l'attention.

 

De plus, les petits faits divers qui émaillent la vie quotidienne ont une portée plus générale qu'on ne croit. Parce qu'ils sont, tout petits soient-ils, révélateurs de notre humaine condition et qu'ils sont bien souvent le meilleur truchement pour passer du particulier à l'universel. S'il en fallait une démonstration, La Passagère d'Alphonse Layaz l'administrerait.

 

Pour mettre de bonne humeur le lecteur, l'auteur a mis au début de son livre cette épitaphe signée Jacques Prévert:

Fée d'hiver, magicien du printemps,

on peut tout faire là-dessus.

Généralement ce sont plutôt les méfaits divers.

et il a donné pour titre générique à l'ouvrage celui d'un premier petit fait divers où sont projetés au sol celui qui se narre et une charmante passagère d'un tramway bernois, à la suite d'un arrêt intempestif, qui les fait (sic) se retrouver dans la position d'amoureux transis, faisant du bouche à bouche...

 

Les faits qu'Alphonse Layaz rapporte sont, en fait, si j'ose, très divers.

 

Il en est qui sont de vrais méfaits, tels celui où un pauvre diable se fait détrousser par un voleur à la petite semaine ou celui où une jeune fille est désignée coupable d'un vol, à la faveur d'un stratagème, par celle qui l'a commis.

 

Il en est d'historiques tels celui où un chien laisse trace de ses pattes sur le mur fraîchement maçonné d'une maison de Pompeï ou celui où des grognards de Napoléon échappent à l'hécatombe de l'épopée parce qu'atteints de phlébites.

 

Il en est de drôles tel celui où un gamin prénommé Aurèle, sur le conseil de son copain Marc, perché sur un arbre, en tombe parce que la branche sur laquelle il est assis cède alors qu'il regarde une femme nue par le trou d'une haie et en est tout ému à l'entrejambe.

 

Il en est de mélancoliques tel celui où un homme croise dans l'escalier sa femme qui le quitte pour un autre qu'il n'a pas voulu voir venir: "De la fenêtre, il l'avait regardée se fondre dans la foule et disparaître lentement comme un souvenir qui chercherait à s'évanouir dans la tiédeur d'un soir d'été."

 

Il en est de coquins tel celui où le narrateur revoit Myriam, une ex, trente-six ans après leur histoire sentimentale sans lendemain, dans le Motel 18: "Sur le grand lit de la chambre 17 s'offrait à moi, en vrai, La Création du Monde, et c'est agenouillé que j'honorai sa fleur d'amour en un acte d'adoration que les élus du paradis auraient pu m'envier.

 

Faits vrais ou inventés, souvenirs d'enfance ou pas, rassemblés pêle-mêle, tous ces faits sont bien divers, et variés. Divers par les registres dans lesquels l'auteur s'exprime, par les sujets qu'il traite et par les époques auxquelles il remonte.

 

Tous ces faits rapportés sont des miniatures littéraires, d'une à quelques pages, six tout au plus, qui, comme les miniatures picturales exigent de fines petites touches du pinceau ou du couteau, remplissent l'exigence, d'un genre l'autre, d'être de petits bijoux d'écriture, qui emportent la conviction du lecteur.

 

Francis Richard

 

La Passagère et soixante autres petits faits divers, Alphonse Layaz, 208 pages, L'Aire

Partager cet article
Repost0
6 juillet 2015 1 06 /07 /juillet /2015 10:30
Le parfum de Clara, de Jean-Marie Reber

Le roman policier n'est de loin pas une exclusivité anglo-saxonne, même si un certain nombre d'auteurs qui ne le sont pas, anglo-saxons, reconnaissent volontiers être des épigones d'un Raymond Chandler, d'un John Le Carré, d'un Dashiell Hammett ou d'une Patricia Highsmith.

 

Il est plus original que ce soit un inspecteur de police judiciaire, héros de roman policier, qui ait pour modèle un autre héros de roman policier, Philip Marlowe, le célèbre détective privé, fruit de l'imagination de Raymond Chandler, déjà cité.

 

C'est le cas de Fernand Dubois, le personnage créé par Jean-Marie Reber, un officier de police qui, pour se distraire, lit des polars moyenâgeux (d'Ellis Peters ?). Ces clins d'oeil sont bien entendu une manière non dissimulée de rendre un hommage admiratif à d'illustres prédécesseurs.

 

S'il se prend pour Philip Marlowe, le temps d'une enquête officieuse, Fernand Dubois fait pourtant davantage penser à Jules Maigret. Il est marié à Giselle, de quelques années plus jeune que lui, et plus dormeuse que lui, une vraie marmotte... Ils ont deux enfants âgés de huit ans, des jumeaux, Grégoire et Francine. Et cet amateur de bonnes choses mène somme toute une vie familiale assez ordinaire:

 

"La soirée de dimanche avait été parfaitement réussie puisqu'il avait regardé avec Giselle un épisode du commissaire Barnaby sa série policière préférée. C'était une rediffusion de 2005. Mais qu'importe, ils ne savaient plus le nom du coupable et le charme rétro de la campagne anglaise, où se déroulaient les intrigues de la série, opérait toujours aussi efficacement."

 

Le parfum de Clara est celui, entêtant, de la charmante voisine du dessus, qui vient sonner à la porte de Fernand le 28 novembre. Le fin limier est, ce matin-là, à la maison parce que cloué au lit par une grippe, qui se traduit par des températures corporelles élevées. Clara est affolée parce que Pedro Rodriguez, son mari, a disparu depuis la veille.

 

Commence alors une enquête, d'abord officieuse (pendant l'incapacité de Fernand), puis officielle (une fois qu'il est rétabli), pour élucider la disparition de Pedro, dont la voiture a réapparu au petit matin du 28 sur le parking de l'immeuble sans trace de son propriétaire, mais avec des clés permettant d'ouvrir une porte inconnue.

 

Pedro est un grand sportif. Ce qui n'est pas toujours le cas des professeurs de gymnastique... Il entretient un physique avantageux en faisant du jogging et en fréquentant un fitness. Il court même de temps en temps avec Fernand... C'est apparemment un homme sans histoires, qui a, en fait, tout pour être heureux avec une femme telle que Clara.

 

Que cache sa disparition? Une fugue, qui plus est avec une maîtresse? Un meurtre? Aucune possibilité n'est a priori à exclure. Il faudra bien deux semaines d'enquête à Fernand, aidé de son adjoint Jésus Minder, métis haut en couleur, pour résoudre cette énigme, qui, de rebondissements en rebondissements, permettra de dresser le portrait pour le moins contrasté du disparu et apprendre ce qui lui est advenu.

 

Très bien construit - une fois le livre terminé, il faut absolument relire le prologue qui prend alors toute sa saveur -, ce polar se lit d'une traite, avec beaucoup d'agrément. Car non seulement l'auteur est un observateur éclairé des moeurs contemporaines, dans toute leur complexité, mais aussi un écrivain plein d'humour et d'ironie, n'y allant pas par quatre chemins quand il s'agit de donner des détails vrais:

 

"Quarante ans après leurs premières conquêtes, les femmes continuaient à repasser le linge pendant que leurs maris ricanaient devant des images vulgaires et des plaisanteries débiles sur leurs écrans d'ordinateur. Ils allèrent se coucher. Au moment d'éteindre, l'embrassant, Giselle lui dit:

"Tu sais, j'ai bien envie de devenir féministe.

- Fais comme tu veux mon amour, lui susurra son mari, pour autant que tu continues à t'épiler...""

 

Francis Richard

 

Le parfum de Clara, Jean-Marie Reber, 232 pages, Editions Attinger

Partager cet article
Repost0
4 juillet 2015 6 04 /07 /juillet /2015 22:30
Si l'on revenait..., d'Elisabeth Daucourt

La vie, ce n'est pas seulement l'instant présent. Il y a un avant et il y aura, peut-être, un après. La vie ne s'explique que par cet avant, qui permet tant bien que mal de comprendre le présent et de se situer dans le courant de l'existence. Aussi n'est-il rien de plus inconscient que de vouloir en faire table rase.

 

Si l'on revenait... à un moment ou à des moments d'un passé enfoui est l'hypothèse bénéfique que font les personnages des nouvelles d'Elisabeth Daucourt. Il ne s'agit pas pour eux de dire ou penser que c'était mieux avant, ou moins bien d'ailleurs. Il s'agit seulement de se souvenir pour se comprendre aujourd'hui, s'accepter et, si possible, aller de l'avant.

 

Le passé enfoui dans la plupart des nouvelles de ce recueil est celui d'il y a quelques décennies. Il appartient en quelque sorte déjà à l'histoire, faite en réalité des histoires de chacun, éléments d'un tout qui caractérise une époque, en l'occurrence toujours bien révolue.

 

Comme les moeurs ont beaucoup évolué pendant ces quelques décennies écoulées, à lire ces nouvelles on mesure le chemin parcouru. L'auteur ne porte pas de jugement. Elle raconte et les différents récits se suffisent à eux-mêmes sans qu'il ne soit besoin de commentaires.

 

Pour que ces récits prennent de la consistance, les personnages ne se contentent pas de se retrouver sur les lieux où ils se sont déroulés, ils remettent leurs pas dans ceux qu'ils ont jadis empruntés et reviennent surtout, par la pensée ainsi ravivée, aux circonstances qui les ont entourés et qui les expliquent.

 

Ainsi, revenir à l'enfance, Au bord du Doubs, ce n'est pas seulement y repasser ses vacances, mais c'est en refaire rituellement, ne serait-ce qu'au conditionnel, tous les gestes accomplis au bord de cette rivière en compagnie des parents et de la fratrie.

 

Ainsi, revenir à l'enfance, c'est partir du bouillon des soirs d'alors, dans lequel dansent les lettres, pour évoquer les histoires racontées par le père, les textes appris à l'école et la littérarure transmise par la mère, qui tous mettent des Lettres en scène.

 

Ainsi, revenir à l'enfance, c'est évoquer Le chapeau de la Toussaint des dames, qui leur permet alors de se distinguer les unes des autres, quelle que soit leur condition: "A l'église, le sexe faible doit encore se couvrir et faire preuve d'humilité, mais le respect obligé devant Dieu offre les bonheurs exquis de la coquetterie"...

 

Ainsi, revenir à l'enfance, c'est retrouver par le souvenir, puis par la lecture, Le chemin droit qui mène au camp de concentration du Struthof, le jour où le général de Gaulle y inaugure le Mémorial national de la déportation. C'est donc aussi la découverte de l'horreur, qui serait insupportable en l'absence des parents et amis.

 

Revenir à l'enfance ou au passé, dans ce recueil, c'est bien d'autres occasions de se souvenir que celles évoquées ci-dessus - il y en a dix-huit en tout. Mais, pour quelques souvenirs heureux, ou simplement cocasses, combien de souvenirs douloureux, souvent du fait de mésinterprétations de la religion catholique, qui occupe une grande place dans la vie passée, parfois présente, des personnages.

 

Souvenir heureux, celui d'Edwige, anesthésiée par son dentiste, dans La fête aux cerises, qui embarque "pour un vol au pays des joies passées"; souvenir douloureux, dans Le miracle, celui de Lucia, partie à Lourdes demander que son union avec Constant soit féconde, qui apprend à son retour qu'une autre, la bonne, a été exaucée à sa place, en son absence...

 

Qu'ils soient heureux ou douloureux, ces souvenirs relatés par Elisabeth Daucourt ont le charme des époques révolues, non pas qu'elles inspirent la nostalgie, mais qu'elles ressuscitent des événements datés, que les personnages ont vécus et qui font partie intrinséquement d'eux-mêmes, indissociables de leur histoire.

 

Ces souvenirs relatés par Elisabeth Daucourt doivent également leur charme au style de l'auteur, qui sait en quelques mots, sans qu'il n'y en est d'inutiles, restituer, souvent avec poésie, les êtres et les choses, parler à l'imagination des lecteurs pour les aider à les relier les uns aux autres et leur donner une âme, qu'ils ne peuvent qu'aimer.

 

Dans Les volets clos, les lecteurs s'y croiraient dans cette ville du Tessin où Rocco descend du train: "Les rues étroites ont interdit l'accès au soleil dont quelques rayons curieux mais discrets guignent entre les toits de tuiles roses". Plus loin, ils le voient, comme s'il était sous leurs yeux, quand "il emprunte l'étroit chemin du bas, celui qui caresse le cimetière des êtres aimés à l'ombre de l'église"...

 

Francis Richard

 

Si l'on revenait..., Elisabeth Daucourt, 136 pages, Editions Encre Fraîche

Partager cet article
Repost0
3 juillet 2015 5 03 /07 /juillet /2015 01:00
Un lieu sans raison, d'Anne-Claire Decorvet

Quelle est la frontière, souvent bien ténue, entre la folie et la normalité? Quand la folie est reconnue sans conteste comme telle, comment la soigne-t-on dans la première moitié du XXe? Comment la distingue-t-on du génie quand celui ou celle dont elle s'est emparée se révèle être un ou une artiste de talent?

 

A travers l'histoire romancée de Marguerite Sirvins (1890-1957), Anne-Claire Decorvet tente de répondre à ces questions en situant cette histoire, pour sa plus grande part, dans Un lieu sans raison, l'Asile de Saint-Alban-sur-Limagnole, c'est-à-dire dans le château des Morangiès, en Lozère, où cette femme passa les vingt-cinq dernières années de sa vie.

 

Marguerite est la fille d'Alicia, elle-même fille de bourgeois, et de Léon, ingénieur, fils de meunier. Elle a un frère aîné, Charles, et deux soeurs cadettes, Lucile et Diane. Marguerite est ambitieuse. Elle a échoué au brevet. Elle ne le repassera pas. Elle montera à Paris pour apprendre auprès des meilleurs le métier de modiste.

 

Dans ce métier, Marguerite excelle. Elle est promue vendeuse à La Belle Jardinière. Sa soeur Lucile la rejoint et exerce le métier de comptable. La guerre éclate. Pendant les hostilités, Marguerite a l'estomac noué. Sa soeur Lucile part à Mende. Cette fois, après la victoire, c'est elle que Marguerite rejoint et elle prépare là-bas un examen de comptable.

 

Quand on a vécu à Paris, le monde y est plus vaste, et les deux soeurs finissent par remonter à Paris. Marguerite se dit toutefois: "Quand la vie vous blesse, il restera toujours un asile en Lozère." Elle ne sait pas à ce moment-là combien cette parole est prémonitoire, littéralement... En attendant, elle s'émancipe et décidément "préfère les chiffres au cul serré des clientes de la Belle Jardinière"...

 

Alicia, sa mère, veut marier Marguerite, jeune femme de bonne famille, à un jeune homme, bien sous tous rapports. Prisonnier de guerre, Jules, ce cousin du notaire, en est sorti indemne, "une exception rare !". Mais Marguerite ne veut pas d'"un inconnu qui [l]'asservirait, prendrait la relève de [ses] parents, pour [lui] dicter comment s'habiller, comment penser, passer la pompe à poussière." Aussi le promis échoit-il à Lucile.

 

Las, après le mariage de Lucile et de Jules, une nouvelle tombe, qui va atteindre Marguerite profondément. Son frère, Charles, banni par ses parents pour avoir épousé Marie, enceinte de lui, qui a échappé aux combats de la Grande Guerre, meurt du typhus en Turquie, où les tirailleurs algériens, dont il fait partie, sont venus au secours des Arméniens sur mandat de la Société des Nations:

 

"Je pleure autant sur mon frère que sur mes larmes trop tardives, ma honte et ma colère emmêlées. J'avais raison d'avoir peur, car cette mort marque un point de non-retour. Mon frère va me manquer bien au-delà de ce que j'avais imaginé. Sous le coup je me plie en deux. Qui a dit que le chagrin peut rendre fou?"

 

A Paris, Marguerite est comptable chez Monsieur Lheureux, dont l'adjoint se prénomme Henri. Henri est un homme marié, mais sa femme, dit-on, est un vrai boulet. Avec Henri, Marguerite se sent bien. Sujette à de terribles migraines, elle fait de grandes marches avec lui. Un soir, Henri lui annonce qu'il va divorcer: "C'est que je voudrais t'épouser, continue Henri. Je sais que je ne t'aurai jamais autrement."

 

Alors Marguerite cède à Henri, à l'Hôtel des Arts: "Le soir je repense à Henri, couchée dans mon lit solitaire. J'ai découvert le plaisir et, du coup, le manque: abyssal, à tomber par terre. Je repense à sa peau, sa salive et ce va-et-vient très lent qui me fait sourire avant de me faire pleurer, le nez dans l'oreiller. Sans doute Henri va divorcer, mais jamais je n'aurai la liberté de l'épouser."

 

Elle ne croit pas si bien dire. Car, empressé dans les débuts, avec le temps, son amant l'est moins: "Henri m'aime à présent d'un amour tendre et serein, dont je ne veux pas, moi qui ignore la paix." Et, un jour, où il l'attend dans la chambre d'hôtel, "affalé sur un canapé, pantoufles aux pieds, comme un mari fourbu qu'il n'est pas", elle explose et saccage tout dans la chambre. Elle peut lire sa condamnation dans le regard d'Henri qui quitte les lieux,"sans un mot, sans un cri".

 

La souffrance de la rupture rend Marguerite suicidaire, mais sa première tentative au Véronal échoue. Pendant deux ans, elle change d'air à plusieurs reprises. Mais des voix la hantent, qui la traitent de salope, sans morale et sans vertu, pour s'être attaquée à un homme marié... Elle fait une deuxième tentative: "Mieux vaut se tuer deux fois: boire le poison puis sauter dans la mer et couler sans bruit". Mais elle s'endort en chemin vers la mer...

 

Elle repart à Mende, y ouvre boutique. Au bout de dix-huit mois, elle renonce. Elle retourne à Paris. Elle chasse sa soeur Diane de l'appartement qu'elles occupent ensemble. Sa mère prétend ne pas aller bien, elle se rend en Lozère. C'est un piège. Ses parents l'emmènent voir un spécialiste, qui déclare qu'elle souffre d'"aliénation mentale et dépression mélancolique".

 

A la suite de cette consultation avec cet aliéniste, Marguerite est internée contre son gré, avec l'aval de ses parents, d'abord à Font-d'Aurelle, puis, à partir du moment où son père ne peut plus payer, elle est transférée à Saint-Alban, l'asile où sont placés les pauvres du département.

 

Anne-Claire Decorvet raconte dans quelles terribles conditions vivent les patients de l'établissement, sans chauffage, sans toilettes, sans nourriture suffisante. Conditions qui empireront pendant la Deuxième Guerre mondiale, au point que d'aucuns y mourront de faim... comme dans bien d'autres établissements psychiatriques du pays.

 

Est-il étonnant dès lors que la maladie de Marguerite ne s'améliore pas pendant les longues premières années de son internement, que l'auteur décrit tantôt à la première personne, avec les yeux de Marguerite, tantôt à la troisième quand elle veut prendre de la distance? Un changement s'opérera toutefois, insensiblement, dans les dernières années.

 

A Paul Eluard , qui s'y était réfugié en 1943, on doit l'expression de lieu sans raison pour qualifier le cimetière des fous de Saint-Alban. Peu à peu, il conviendra de parler à propos de cet asile-même de "cimetière d'une vision morte de la psychiatrie". Et l'art, dans les expressions primitives employées par quelques uns de ses patients, et appréciées d'un Jean Dubuffet, y sera pour quelque chose...

 

Francis Richard

 

Un lieu sans raison, Anne-Claire Decorvet, 432 pages, Bernard Campiche Editeur   

 

Livre précédent chez le même éditeur:

 

L'instant limite (2014)

Partager cet article
Repost0
27 juin 2015 6 27 /06 /juin /2015 22:55
Trois gouttes de sang et un nuage de coke, de Quentin Mouron

En matière d'enquête criminelle, il convient de tenir des discours rationnels. Pour être sûr de la culpabilité de quelqu'un, il faut ainsi que soient réunis les trois fameux éléments: l'opportunité, les moyens et le mobile. Qui sont, par ailleurs, autant de critères objectifs permettant d'établir des statistiques, par genres.

 

Dans Trois gouttes de sang et un nuage de cokeQuentin Mouron raconte l'enquête menée parallèlement par un shérif et un détective privé sur un meurtre horrible commis dans une rue de Watertown, ville de la périphérie de Boston. Question essentielle de ce roman: les discours rationnels ordinaires tiennent-ils devant le mode opératoire extraordinaire de ce meurtre?

 

Jimmy Henderson, septuagénaire, est un Américain on ne peut plus ordinaire: il est chasseur, il soutient l'armée, il porte des bottes de marque, il fume du tabac Marlboro et achète son fil de pêche chez Wal-Mart. Or il est retrouvé mort, assassiné de manière extraordinaire dans son pick-up Ford, la langue tranchée, les yeux crevés et les joues découpées jusqu'au ras des oreilles.

 

Alexander Marshall vit avec Laura Henderson, la fille de Jimmy, avec laquelle il s'est associé pour vendre de la came. Très vite, Alexander a des vues sur Julia, la fille de Laura. Il la mate sous la douche, lui caresse les fesses quand elle passe à proximité et, un jour, il abuse d'elle avec doigté, toujours sous la douche...

 

Au regard des trois éléments, Alexander ne peut être que coupable du meurtre de Jimmy. Il n'a pas d'alibi, il a déjà planté son couteau dans le ventre d'un type quelques années plus tôt et il sait que son beau-père va le dénoncer pour abus sexuels sur Julia. Ou, plutôt, il ne croit pas que de faire ses excuses à la gamine ou de parler à son beau-père le dissuaderont de le faire.

 

Le shérif Paul McCarthy est un shérif ordinaire, marié avec Charlène et père de Paola et d'Anna, membre actif de l'Église de la Rédemption. Franck est le patron extraordinaire d'une agence de détectives privés, qui laisse les affaires courantes à ses collaborateurs et se réserve les missions spéciales, notamment celle qu'il vient d'accomplir pour un mafieux local de Watertown, Lance Le Carré.

 

Alexander apparaissant comme un suspect trop ordinaire, le shérif et le détective privé, pour des raisons différentes, envisagent la possibilité que le meurtre ait été commis par un assassin psychopathe extraordinaire, surtout après qu'un second meurtre est commis. Le mode opératoire semble être en effet celui d'un meurtrier n'ayant agi que pour son propre plaisir...

 

Si McCarthy est effrayé par cette thèse qu'il ne peut rejeter complètement, il n'en est pas de même de Franck. Celui-ci y voit l'acte d'un défoncé ou d'un artiste qui n'a pas voulu autre chose que de se divertir un peu, d'un homme lassé, pour lequel "le meurtre, cela peut être une option": "Si la sensation était à ce prix? Le caprice n'est que le pendant de l'ennui et, comme lui, n'est ni bon ni mauvais.

 

Franck sait d'ailleurs très bien lui-même ce qu'est l'ennui. Plutôt que de rentrer à New-York, ce lecteur de l'occultiste Joséphin Peladan se distrait avec cette affaire, qui n'en est pourtant pas une pour lui, un divertissement plutôt, un caprice, de la première importance...

 

Au cours de son enquête, Franck pourra donc exercer son sens particulier de l'humour, éclater de rire à de multiples reprises, trouver que la bêtise peut être belle, se conforter dans son idéal de pureté, tirer quelques traits de cocaïne et, même, en tirer un sur l'amitié...

 

Après la déraison, la raison retrouve finalement tous ses droits, même si elle laisse quelques zones d'ombre. Au bout de trois jours d'errements le shérif et le détective privé arriveront chacun de leur côté aux mêmes conclusions. La toile de fond de cette histoire étant l'Amérique d'après la crise des subprimes, qui a laissé des séquelles contrastées.

 

Dans la périphérie de Boston, il y a ainsi des quartiers tranquilles tel que celui où habite Paul McCarthy et sa famille: "De modestes maisons mitoyennes séparées par des pelouses impeccables s'échelonnent le long de Peacock Street et de Mount Auburn. Dans les jardins fleurissent les grills chromés, les tables et les chaises en plastique, les niches en bois laqué et les balançoires réputées "sécuritaires"."

 

Mais il y a aussi dans cette périphérie des quartiers dangereux tel que celui d'où provient peut-être l'assassin et où, pour les habitants - des ivrognes, des perdus, des tout-à-fait béants -,"se réveiller, se lever, s'habiller, n'a pas beaucoup plus de sens que de mourir ou de tuer quelqu'un": "Tabasser une vieille ou s'allumer un joint, se tuer ou ouvrir une canette de Coca, kif kif."

 

Ce roman est celui des contrastes, entre les différents quartiers de la périphérie de Boston, entre les sorts échus aux différents habitants d'une Amérique post-crise des subprimes, entre les personnages ordinaires comme Paul et extraordinaires comme Franck (en quête perdue de ses semblables), entre une vilaine et trouble affaire et le style bel et précis de la narration.

 

Francis Richard

 

Trois gouttes de sang et un nuage de coke, Quentin Mouron, 224 pages, La Grande Ourse

 

Livres précédents de l'auteur, parus chez Olivier Morattel Editeur:

 

La combustion humaine (2013)

Notre Dame de la Merci (2012)

Au point d'effusion des égoûts (2011)

Partager cet article
Repost0
23 juin 2015 2 23 /06 /juin /2015 22:55
La Miséricorde (inédit), de Jean Raspail

Dans sa collection Bouquins, les éditions Robert Laffont ont eu la bonne idée de publier en un volume six romans de Jean Raspail. Or, parmi ces six romans, il en est un qui est inédit, inachevé, situé "en lanterne rouge" du peloton. Il s'intitule La Miséricorde.

 

Pour les cinq premiers romans - Le Jeu du roi, Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie, Qui se souvient des hommes..., Septentrion, Sept cavaliers... -, je me contenterai de faire appel au préfacier de leur réédition. Il dit très bien quelle idée fixe anime l'auteur tout au long de son oeuvre romanesque, laquelle ne se résume d'ailleurs pas à ces six titres rassemblés sous le titre plus général de Là-bas, au loin, si loin...

 

Dans sa préface, pour caractériser cette idée fixe, Sylvain Tesson emploie l'expression de "désagrégation de toute chose sous la roue de l'Histoire". Devant cette désagrégation, quel est le comportement original, dépourvu de nostalgie, inventé par Raspail? "Il a choisi de veiller sur les ruines. De se faire leur serviteur. Il ne s'agit pas là de les réédifier, d'appeler à leur Restauration. Il s'agit de se tenir au chevet de l'agonie, comme une bonne fée penchée sur un mourant."

 

Puisque c'est une idée fixe, on la retrouve bien sûr dans La Miséricorde, ainsi que le comportement qui va avec. Ce livre singulier n'en mérite pas moins d'être aussi connu que le sont les cinq parus avant lui. Qu'il soit inachevé ne doit pas en effet en décourager la lecture. Au contraire. Peut-être n'en est-il que plus précieux. Peut-être en est-il mieux ainsi.

 

Jean Raspail dit dans son post-scriptum: "N'est pas Bernanos qui veut". Sans doute. Mais n'est-ce pas, de la part du romancier, et grand voyageur, excès de modestie? Il semblerait plutôt que toute fin d'un tel ouvrage est indicible, que le livre tel qu'il est se suffit à lui-même et que la Miséricorde divine doit demeurer, de toute façon, une question ouverte, sans réponse...

 

Au début des années 1950, le curé de Bief, Jacques Charlébègue, a commis un double crime, monstrueux. Il a assassiné sa maîtresse enceinte de lui, a arraché de son ventre l'enfant qu'elle portait pour la baptiser, s'est acharné sur les deux visages de la mère et de l'enfant, pour les défigurer...

 

En 1960, Mgr Anselmos le nouvel évêque de Nivoise, dont dépend la paroisse de Bief, au contraire de son prédécesseur, Mgr Perrin, ne veut pas ignorer les appels à l'aide épistolaires de Jacques Charlébègue, qui occupe la cellule 25 à la prison de Clermont-Nivoise et porte le matricule R/1042.

 

En 1954, Jérôme des Aulnais, jeune avocat, a été l'assistant du bâtonnier H. qui assurait la défense de Jacques Charlébègue. En 2001, il se trouve dans la petite ville de X., à une quarantaine de kilomètres de Périgueux.

 

Lors d'une visite touristique de l'ancienne abbatiale Saint-Saturnin, devenue église paroissiale, bien involontairement, lui qui ne s'est pas confessé depuis quarante ans, il est pris dans le mouvement des nombreux pénitents que reçoit le père Jacques en confession, tous les jours de 14 heures à 18 heures.

 

Le père Jacques officie dans "un vieux confessionnal, un vrai, rescapé du vandalisme clérical des années soixante et soixante-dix, en bois sombre ornementé, la petite cabine du prêtre au centre, fermée par une porte à barreaux serrés qui ne laissait rien voir de l'intérieur, et les deux cellules des pénitents, de chaque côté, dissimulées par un rideau opaque qu'il fallait écarter pour entrer".

 

Quand arrive son tour de déposer son paquet, Jérôme des Aulnais entend la voix du prêtre et a une surprise intense. Car, cette voix, même altérée par l'âge, il la connaît. C'est celle du curé de Bief, telle qu'il l'a entendue quarante-sept ans plus tôt à la cour d'assises de Bordeaux...

 

Dans Le journal d'un curé de campagne, Georges Bernanos écrit: "Le mauvais prêtre est un monstre. La monstruosité échappe à toute commune mesure. Qui peut savoir les desseins de Dieu sur un monstre? A quoi sert-il? Quelle est la signification surnaturelle d'une si étonnante disgrâce?"

 

Ce passage, cité par Jean Raspail, résume bien les questions que pose la monstruosité de ce prêtre, qui n'est plus le même longtemps après. La Miséricorde peut-elle s'étendre à un tel monstre, que Mgr Anselmos tente pourtant de comprendre quelques années seulement après ses crimes de sang? Il s'adresse alors à son vicaire général, l'abbé Jacquelein, en ces termes:

 

"L'abbé Charlébègue aurait pu quitter sa paroisse, s'enfuir avec la jeune fille enceinte, s'établir quelque part, inconnu chez les inconnus, travailler. Vous savez aussi bien que moi que l'Eglise ne l'aurait pas totalement abandonné. On s'efforce de reclasser les prêtres défroqués, qui sont sans armes contre l'existence. On limite leur déchéance. Mauvais prêtres, on les aide à devenir des hommes dignes. C'est cette dignité au rabais que le curé de Bief a refusée. Par amour et par crainte de Dieu, il a tué, pour tenter d'effacer aux yeux des hommes la faute d'un prêtre de Dieu."

 

Francis Richard

 

Là-bas, au loin, si loin..., Jean Raspail, 1172 pages, Bouquins Robert Laffont


Rééditions précédentes:

 

Le Camp des Saints (2011) Robert Laffont

Les veuves de Santiago (2011) Via Romana

 

PS

Ce roman est paru aux Équateurs le 1er mai 2019:

La Miséricorde (inédit), de Jean Raspail
Partager cet article
Repost0
21 juin 2015 7 21 /06 /juin /2015 19:45
Des ombres, d'Alexandre Correa et Patrice Schreyer

Le débat continue entre nature et culture. Au nom de la nature mythifiée, faut-il rejeter la culture? Et qu'est-ce que la culture, au fait? Dans Des ombres, Alexandre Correa, pour le texte, et Patrice Schreyer, pour les photos, relancent ce débat en le poussant à l'extrême, ce qui est un bon moyen de... relativiser.

 

La démarche, en tout cas, est originale. Conformistes, s'abstenir. En effet il y a interaction entre l'écriture et les images, en noir et blanc comme dans un vieux film. C'est un peu comme l'oeuf et la poule. On ne sait pas lequel ou laquelle précède l'autre.

 

Alexandre s'inspire tout du long de ce récit décousu, et fier de l'être, des photos que réalise Patrice de son côté. Mais l'inverse n'est-il pas vrai? Pour pousser le bouchon un peu plus loin et conforter le lecteur dans son intranquillité, les auteurs ont renoncé à la pagination de leur oeuvre commune...

 

Cela ne devrait désorienter le lecteur que s'il n'a pas la notion des volumes, ce qui est regrettable en matière de littérature... Pour le guider, certes, il y a un sommaire, en tête du livre. Il donne quelques indices.

 

Dans un livre classique, le sommaire comporterait les titres des chapitres, alors qu'il serait plutôt ici l'indication des thèmes abordés et pris à chaque fois dans le tourbillon de l'ensemble. Ce n'est pas pour rien que leur titre générique est Fragments. Les pièces du puzzle, en quelque sorte.

 

Même si les notions de chronologie et de repères sont absentes, il y a tout de même une progression approximative de l'intrigue, qui se situe sur notre planète, entre le temps des hommes des cavernes et le nôtre, proche du nôtre en fait, mais relié aux origines. Ce qui nous avance beaucoup...

 

Angel a constitué peu à peu une meute qui comprend quatre membres à part entière et continus, enfin si on veut: lui-même, chef aux oreilles décollées et à l'autorité incertaine, certainement pas naturelle, César, le sous-chef qui n'est pas souvent d'accord avec Angel mais qui est pleutre avec lui, Markus, qui est au sens propre le souffre-douleur d'Angel, et Isabella, la femelle du chef...

 

Angel critique le système, sans autre précision. Pour lui le temps est venu de bouger, de passer à l'action. Et il entraîne les membres de la meute à agir, c'est-à-dire qu'il en fait une bande de braqueurs, carburant à la bière, ne respectant rien, ni les biens ni les personnes, et complices de son escalade de violences et de méfaits.

 

Pour justifier cette escalade, Angel se gargarise de mots: "Détruire le système, voler quelque chose qui a été acquis par le vol, ce n'est pas du vol, s'attaquer aux pions, à ces pions qui ont l'air de rien, mais qui constituent les briques indispensables à cette construction ennemie, vivre libre, fermer les yeux c'est être complice, travailler c'est accepter l'aliénation, etc."

 

Comment a-t-il conçu sa bande, sa horde, sa meute? "J'ordonnerai et ils suivront. Ils seront ma main, ma gueule, mes crocs. Et nous tuerons, nous attaquerons. Et nous vivrons ainsi, dans la violence de la vie. Nous serons la nature qui se rappelle à la civilisation et qui chuchote à l'oreille des hommes des mots terrifiants, l'haleine chargée de l'odeur âcre du sang chaud."

 

Quand Angel parle de nature et d'animalité, en réalité il s'en éloigne: "Les mots séparent. Les mots sont des appels au secours, et derrière chaque mot, il y a une séparation une déchirure. Aucun animal ne s'est jamais réjoui de lancer une grenade ananas sur un convoyeur de fonds. Seul un humain peut le faire. Et plus Angel croit se rapprocher de la nature, plus il s'enfonce dans une humanité qu'il a l'impression de fuir."

 

Mais est-ce bien encore de l'humanité dont il s'agit? Evidemment considérer que les êtres humains ne sont que des amas d'atomes ne contribue pas à leur donner une quelconque dignité, laquelle n'est inaliénable et spécifique que dans la conception judéo-chrétienne...

 

Se bercer ainsi d'illusions sur la conformité d'une telle bestialité avec la nature ne peut que mal finir et cela finit d'ailleurs mal. Mais cette fin elle-même est illusion. Et les auteurs font reprendre pieds sur terre au lecteur à la toute fin. Ouf! Le lecteur a eu chaud. Il peut respirer. L'escalade est terminée...

 

Il peut se rappeler, alors, avec plus de tranquillité, par exemple, un passage du texte qui l'a ému, lecture faisant:

 

"Rampante et fluide, comme un liquide mielleux, la lumière s'écoule et recouvre doucement les rues et les maisons, les voitures et les passants, les pâturages et les forêts avoisinantes. La lumière chaude, presque orange, découpe chaque relief, chaque brin d'herbe et révèle les couleurs du monde tout en plongeant  certaines zones dans l'ombre ou l'obscurité, et cette obscurité ne constitue pas une menace, mais bien plutôt une promesse, des milliers de promesses, des couleurs en attente."

 

Ou encore une photo qui l'a fait rêver, au détour d'un texte:

Des ombres, d'Alexandre Correa et Patrice Schreyer

Aussi, une fois accomplis ces retours textuels et visuels, indispensables, le lecteur peut-il refermer ce livre inclassable, et dérangeant, avec quelque sérénité, et quitter ce monde des ombres pour revenir à celui des lumières.

 

Francis Richard

 

Des ombres, Alexandre Correa & Patrice Schreyer, 240 pages, Torticolis et Frères

 

Livre précédent d'Alexandre Correa chez le même éditeur:

 

Des villes (2014)

Partager cet article
Repost0
16 juin 2015 2 16 /06 /juin /2015 22:55
Le tour du quartier, de Pierre de Grandi

Quand on veut mieux cerner le monde qui nous entoure, rien de tel que de chausser d'autres lunettes que les siennes pour l'observer. Ces autres lunettes permettent en effet de voir ce monde ... autrement. Une lapalissade...

 

L'expression de lunettes est bien entendu métaphorique. En fait, on prend la place, par exemple, d'un étranger qui découvre notre monde avec ses yeux et avec les préjugés de son monde à lui. Voltaire a utilisé ce procédé avec son huron dans L'ingénu et Montesquieu avec ses persans dans Les lettres persanes.

 

Dans Le tour du quartier, Pierre de Grandi regarde le monde de quelques humains à travers les yeux d'un être qui leur est encore plus étranger, puisque ce sont ceux d'un chien. Et il ne tombe pas dans un anthropomorphisme facile, sinon par obligation de raconter ce qu'il voit par la voix de ce canidé, non dépourvu d'humour.

 

Le chien est on ne peut plus chien. Bon, c'est un chien domestique, très attaché, dans plusieurs acceptions du terme à sa patronne, une belle blonde qu'il appelle Chérie et qui sort avec Albert. Il l'aime en effet suffisamment pour ne pas prendre sa laisse en grippe.

 

Ce chien est un chien sur mesure, "à la fois fidèle et indépendant, exclusivement dédié à sa personne quand elle le souhaite et totalement autonome pour ne pas la gêner lorsqu'elle est occupée". Quand Chérie l'emmène promener il ne tire pas sur sa laisse comme nombre de ses congénères. En contrepartie il a toute latitude, à d'autres moments, pour faire le tour du quartier.

 

Le kiosque du père Gilbert, le parc municipal, un abribus etc. se trouvent sur son circuit. Pour communiquer avec les autres canidés, et notamment avec sa chienne préférée, il lève la patte et envoie son jet, chemin faisant, à des endroits propices.

 

Ces véritables conversations canines font appel à la truffe. Le vocabulaire comprend ainsi, pour un chien lambda, une soixantaine d'idéogrammes: "En faisant remarquer que les chiens ont eux aussi des moyens de communication structurés, je réalise qu'il y a un peu d'humain dans le chien. Ça me rassure, car j'avais déjà observé qu'il y a pas mal de chien chez l'humain."

 

Lors de ses escapades, le chien fait la connaissance un jour d'un type allongé sur un banc dans un square. Le lendemain il le revoit. Une complicité s'établit entre eux. Les jours suivants, ce type ne revient pas.

 

Mais le chien le revoit un jour alors que Chérie l'a emmené faire un tour du côté du canal. Un coup de vent et la casquette du type s'envole et tombe à l'eau. Le chien va la chercher et la rapporter à l'inconnu, qui le devient de moins en moins pour lui.

 

Un autre jour, alors que bravement il est monté en douce dans un bus pour suivre la trace odorante de sa chienne préférée, le chien se retrouve en bord de mer, y rejoint sa belle et batifole avec elle.

 

Au retour de la plage il aperçoit le même type, rencontré plusieurs fois déjà, à la terrasse d'un restaurant en conversation avec une jeune dame. Pour attirer son attention, le chien ramasse le stylo que le type a fait tomber quand la jeune dame est arrivée...

 

Le type et le chien arrivent à converser ensemble. Le type a compris qu'il lui faut lui poser des questions fermées auxquelles le chien peut répondre en exécutant les mouvements de la tête que les humains exécutent pour dire oui ou pour dire non. Puis, comme il est tard, le type dépose la jeune dame devant chez elle et le chien en ville où il devait retourner.

 

Toutes ces rencontres ne peuvent être le fruit du hasard et sont des signes du destin. On doit toutefois patienter jusqu'à un peu plus des deux tiers du livre pour commencer à entrevoir le fin mot de cette histoire racontée jusque-là du point de vue d'un chien. Et le dénouement confirme que le type et le chien font décidément la paire.

 

Pendant une bonne partie du livre, donc, on veut bien croire qu'il s'agit d'un pur récit canin, même si l'on est confronté à quelques invraisemblances, parce que, dans l'ensemble, c'est très bien vu. Mais réalité et imaginaire finissent par se confondre et contribuer à la confusion des genres...

 

Comme c'est non seulement très bien vu, mais très bien écrit, on ne se demande pas, avec l'auteur, pourquoi il continuerait à écrire, et on se contente du plaisir qu'il y a à le lire. Comme lorsqu'il fait la description d'un "bénitier végétal":

 

"Deux grosses carpes se promènent cérémonieusement. Un héron bat des ailes et s'élève, s'éloigne étrangement de l'eau pour aller se placer sur une haute branche. Les arbres qui se partagent le ciel tout autour de l'étang reflètent leur exacte réplique sur la surface lisse de l'eau. Un couple de canards se dandine sur le sentier de terre, l'un derrière l'autre, dodelinant d'une tache d'ombre à un éclat de lumière. Ils se rejoignent dans une grande flaque de soleil: le colvert grimpe sur sa cane et la besogne en  lui pinçant de son bec tantôt le sommet du crâne, tantôt la base du cou, le temps qu'une libellule bleue en rejoigne une autre, identique, et que toutes deux disparaissent dans une zone d'ombre."

 

Francis Richard

 

Le tour du quartier, Pierre de Grandi, 244 pages, Plaisir de lire

Partager cet article
Repost0
11 juin 2015 4 11 /06 /juin /2015 22:30
Au-delà de 125 palmiers, de Pauline Desnuelles

"Léopold compte les palmiers, passé 125 il se lasse, nous commençons alors à les décrire..."

 

Pour s'occuper, pourquoi ne pas compter les palmiers pendant qu'on roule longuement, direction les Pyrénées Orientales? On compte bien les moutons, dit-on, pour s'endormir...

 

Dans son roman, Au-delà de 125 palmiers, Pauline Desnuelles raconte l'échappée belle d'une jeune mère, Alma Montes, à peine quarante ans, avec son garçonnet, Léopold, à bord de son vieux Scénic, destination le Languedoc-Roussillon.

 

Le mari d'Alma est un scientifique méticuleux, un taiseux. Il est parti en expédition dans l'Antarctique. Et cette expédition doit durer de longues semaines. Il a laissé derrière lui femme et enfant. Depuis, il communique laconiquement avec eux, par mails ou par téléphone.

 

Paul et Alma sont on ne peut plus dissemblables. Alma décrit en ces termes ce qui la distingue de ce roi du silence, avec lequel elle est mariée depuis dix ans et que, finalement, elle connaît mal: "Lui, le plongeur de fond, moi le reflet en surface"...

 

Alma fait chez elle des relectures et des réécritures de textes: "Lorsque je me suis engagée dans cette voie, je pensais y trouver une certaine liberté, l'idée d'échapper aux monotones horaires de bureau et de transporter mon ordinateur au gré de mes désirs me séduisait."

 

Elle a vite déchanté: "Finalement, je me sens prisonnière, enchaînée à cet écran qui me suit comme une pensée sombre... Et la mastication des mots des autres, la rumination de leur substance indigeste, altèrent mon mental déjà trop enclin à ressasser ce qui lui tombe sous la main."

 

Ce qu'elle voudrait? "Je voudrais formuler une pensée qui me soit propre. A moi. Née d'un lobe de mon cerveau. Trouver les mots justes pour dire ce qui m'habite." C'est ce qu'elle fait en se faisant narratrice de cette escapade avec son fils chéri, vers des contrées ensoleillées.

 

Avant même que ne commencent les vacances scolaires, Alma a en effet décidé d'emmener Léopold, en bord de mer, dans la maison familiale où elle a passé ses vacances d'enfant et d'adolescente. Un retour aux sources buissonnier en quelque sorte. Dans ce cadre de rêve, elle se met à penser qu'elle doit changer de vie et cesser d'attendre Paul:

 

"Reprendre pied dans ma vie, au lieu de me dessécher devant mon écran. J'ai eu si peur ces dernières années. Peur de ne pas avoir d'enfant, peur de ne pas être une bonne mère, peur d'être délaissée par mon mari. Il est temps de passer à autre chose."

 

Et elle passe à autre chose le temps d'une fin de printemps et d'un début d'été. Elle n'a pas à aller bien loin. Voisin de la maison de famille, habite Althus Payral, vieil intellectuel déchu, qui a connu les honneurs et qui semble être devenu un ermite bien taciturne. Un lien se tisse entre lui, Alma et Léopold.

 

Le fils d'Althus, Gaspard, lui rend visite de temps en temps, quand il déserte Barcelone et son ex, Luna, toujours gosse à quarante ans, et qu'il tire encore souvent d'embarras. C'est ainsi que Gaspard et Alma finissent par se rencontrer et font davantage connaissance l'un de l'autre, par affinités.

 

Avec Gaspard, Alma est heureuse. Avec lui, elle est souriante, épanouie. Léopold trouve sa maman vraiment belle et en aime d'autant plus Gaspard qu'il règne entre eux une grande complicité. Mais, sous ces cieux cléments, le temps passe vite à s'aimer, à se baigner, à faire des balades ou de la planche à voile... La rentrée scolaire est bientôt là.

 

Paul a rejoint leurs pénates urbaines et il attend Alma et Léopold. Seulement, rien ne pourra plus être comme avant. Cette escapade n'aura-t-elle été qu'une parenthèse dans la vie d'Alma et de Léopold? En tout cas, avant de rentrer, elle rassure son amour de fils:

 

"Paul et moi nous sommes éloignés quelques temps, ça arrive. Peut-être que tout va s'arranger à notre retour. Et si ce n'est pas le cas, hé bien, ce n'est pas la fin du monde. Loin de là. Je t'aime, ton père t'aime, ça, c'est quelque chose d'éternel."

 

Pauline Desnuelles dédie ce récit à son père qui a le goût des mots et à sa mère qui a le goût des autres. Elle est leur digne héritière parce que, dans ce livre solaire, elle fait montre à son tour de goûts prononcés pour... les mots et les autres.

 

Francis Richard

 

Au-delà de 125 palmiers, Pauline Desnuelles, 112 pages, Rémanence

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
  • Contact

Profil

  • Francis Richard
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.

Références

Recherche

Pages

Liens