Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
6 décembre 2014 6 06 /12 /décembre /2014 19:00
"Inertie" de Dunia Miralles

En mécanique l'inertie s'oppose au mouvement d'un corps solide. Il faut la vaincre pour lui faire acquérir de la vitesse. Quand quelqu'un tombe en inertie, c'est, bien sûr, dans un sens figuré de ce principe physique.

 

Béatrice Lüthi, l'héroïne d'Inertie, le roman de Dunia Miralles, souffre de solitude. Elle lui pèse tellement qu'elle n'a pas d'autres envies que de regarder la télé (les émissions de télé-achat ou les séries) ou de fumer une tige ou de faire les deux choses à la fois. Elle n'a pas d'entrain pour les tâches ménagères, qu'il s'agisse de faire la vaisselle ou de s'occuper de son linge sale. Elle en fait le moins possible. Elle n'est pas complètement inerte, mais c'est tout juste.

 

Béa néglige son apparence. Comme elle ne s'épile plus, elle est poilue comme un singe. Béa néglige sa santé. Comme elle oublie de prendre ses médicaments, elle a une perpétuelle mauvaise toux. Béa néglige son alimentation et ne mange pas tous les jours, faute d'avoir fait les courses ou d'avoir de l'appétit. Comme elle se nourrit alors de boîtes de conserve sans les réchauffer, à même le contenant, elle en digère mal le contenu.

 

Tout ce à quoi elle aspire c'est à la tranquillité. Les coups de téléphone l'insupportent, de même que les visiteurs ou visiteuses qui sonnent à sa porte. Il faut dire à sa décharge que les démarchages téléphoniques sont incessants et que ce sont la plupart du temps des importuns qui frappent à son huis, situé dans un immeuble peuplé d'écorchés de la vie, tox, immigrés, couples en dispute permanente, concierge se mêlant de tout, vieille acariâtre etc.

 

Que lui est-il arrivé pour qu'elle tombe ainsi en inertie, pour qu'elle tombe si bas? Elle a eu un compagnon, Patrick, mais elle en parle au passé. Elle a eu une mère, qui vit à Lausanne alors qu'elle habite dans le Jura horloger, mais elle ne peut plus l'appeler autrement que Liliane, laquelle vit maintenant avec Monsieur Chappuis. Elle a eu un job, mais elle l'a perdu la crise venue, après avoir subi un mobbing, et vit dès lors de l'aide sociale.

 

Dans une telle situation, noirissime, un rien peut permettre de remonter la pente. En l'occurrence, ce ne seront pas des riens qui vont le lui permettre. Car, une enfant, Prune l'enfant qu'elle n'a pas eue, la fille métisse d'un couple de tox de l'immeuble qui la lui ont confiée pour un temps, et un homme, Fulvio, que sa femme a quitté en lui enlevant sa fille et qui s'en console dans ses bras, lui redonneront goût au mouvement de la vie et la remettront en branle, ne serait-ce que l'espace d'un été de canicule.

 

Ce livre, violent par les faits et les pensées qu'il raconte, et par la langue d'écorchée vive, au sens propre et au figuré, de Béa la narratrice, confirme la précarité de l'existence et n'incite guère à l'optimisme.

 

Peut-être Béa se convainc-t-elle tout de même un peu trop qu'elle fait partie de ces personnes qui n'ont pas droit au bonheur, et se contente-t-elle un peu trop facilement de désigner des boucs émissaires aux malheurs qui lui arrivent.

 

Francis Richard

 

Inertie, Dunia Miralles, 280 pages, L'Âge d'Homme

Partager cet article
Repost0
4 décembre 2014 4 04 /12 /décembre /2014 23:55
"La face voilée du rap" de Mark Breddan

L'auteur de La face voilée du rap, Mark Breddan, qui est un pseudo, est un amateur de rap: c'est "une forme particulière de chant selon laquelle la voix ne suit plus une mélodie, mais un rythme, généralement dérivé du funk.", chant qui s'inscrit dans le mouvement Hip-Hop.

 

En fait il aime le rap comme divertissement et non pas comme engagement. Encore que, dans sa période insatiable, qui va de 1990 à 1995, il est athée (il a retrouvé la foi chrétienne depuis): "Ma religion c'était le rap. Ma religion consistait à être anti-flics et antiraciste, c'est-à-dire anti-français et anti-blanc."

 

Durant les années 1996-1997, il se lasse de cette musique et n'est pas convaincu par le changement qu'elle a opéré: "Tous les disques de rap se sont mis à se ressembler, que ce soit dans le tempo, les rythmes, les samples, les textes. Ce qui faisait la richesse du rap à ses débuts, y compris l'humour, la légèreté, s'est mué en surenchère dans le misérabilisme social, la revendication victimaire."

 

La prise de conscience

 

Devenu prof de banlieue, il se rend compte que les élèves qui se complaisent dans le rôle de victimes de la société ne vont pas à ses cours, mais assistent à son atelier de rap.

 

Le tournant pour l'auteur, c'est le 11 septembre 2001. D'aucuns acceptent la thèse officielle, d'autres, comme lui, penchent pour la thèse du complot, même s'il ne la trouve pas satisfaisante. Alors il se met à étudier l'islam. Dans le même temps les rappeurs français expriment leur haine de l'Occident et leur sympathie pour le monde arabo-musulman.

 

D'une part Mark Breddan prend conscience que l'idéologie conspirationniste se traduit par un antisémitisme grandissant, d'autre part que le rap a de plus en plus partie liée avec l'islam. Comme il n'existe pas d'ouvrage sur les rapports entre islam et rap, il décide de l'écrire.

 

Le double langage

 

Il est un premier point commun que l'auteur détecte aussi bien dans l'islam que dans le rap, c'est le double langage.

 

Ce double langage est présent dans le Coran, tout comme dans les expressions de personnalités musulmanes telles que Tariq Ramadan - discours tolérant et universaliste devant les médias, prière intolérante et sectaire devant ses coreligionnaires.

 

Ce double langage est présent chez les rappeurs, qui ne disent pas la même chose au cours d'interviews que dans leurs textes. Exemple: "Je chante la paix, le doigt sur la détente." (Kery James, Tous contre nous-mêmes, 2009)

 

L'appât du butin

 

Le deuxième point commun entre le rap et l'islam est l'appât du butin.

 

Les textes de rap cités par Mark Breddan sont éloquents. Exemple: "Pas de promesses, paie-moi en cash, en espèces car j'aime la tune." (Expression Direkt, Mon expression part en couilles, 1998)

 

Les razzias des Arabes du VIIe siècle n'étaient pas moins significatifs de cet appât et ces pillages étaient bien sûr légitimés par le Coran: "Nourrissez-vous des biens licites enlevés aux ennemis et craignez le Seigneur. Il est clément et miséricordieux." (Sourate VIII, verset 70)

 

Les délinquants ne manquent pas parmi les rappeurs, qui chantent la délinquance, le braquage ou le cambriolage, et qui fustigent le matérialisme de l'Occident, qu'ils opposent au vertueux monde arabo-musulman (la finance islamique représente aujourd'hui entre 400 à 500 milliards d'euros d'investissements dans le monde...).

 

Les bons et les méchants

 

Les thèmes d'origine du rap sont l'esclavage et la colonisation.

 

Il y aurait eu d'un côté les gentils noirs et les gentils musulmans qui auraient été solidaires, de l'autre les méchants blancs qui auraient été esclavagistes et colons à la fois.

 

Dieu que cette fable est jolie!

 

Sauf que l'esclavage arabo-musulman dure plus de mille ans et qu'il précède la traite européenne et lui survit; sauf qu'à ce sujet il n'est pas question pour les musumans de faire repentance comme les chrétiens l'ont fait...

 

N'être jamais coupable est en effet le troisième point commun entre l'islam et le rap. Exemple: "Chaque fois qu'un frère tombe au combat, un soldat dans le coma." (Nessbeal, Soldat, 2011)

 

La haine des autres

 

Le Coran comprend 86'721 mots dans sa version approuvée par la grande mosquée de Paris. Si l'on ne s'en tient qu'aux mots signifiants, ce nombre tombe à 58'562 mots. Le mot amour n'y apparaît que 10 fois, dont 1 fois seulement pour l'amour d'une femme pour un homme et 0 fois pour l'amour d'un homme pour son prochain, tandis que 12'297 mots se rapportent à Allah ou à l'obéissance à ses commandements.

 

Par ailleurs, un tiers des 6235 versets du Coran véhiculent "la haine des autres et l'appel au djihad"...

 

Tout le contraire des évangiles.

 

Dans le rap: "La violence et la vulgarité des propos tenus dans un nombre incalculable de textes de rap dépassent de loin le droit légitime de s'engager pour défendre une cause ou pour contester une politique."

 

Cela n'est pas sans conséquences: "La liste des candidats au martyre ou au meurtre s'allonge. Des jeunes gavés de rap pour certains, de théories du complot et d'islam pour d'autres, l'ensemble saupoudré d'une dose indigeste d'antisionisme dieudo-soralien, tout cela englué en un inquiétant réseau d'ignorance et de mort."

 

Francis Richard

 

La face voilée du rap, Mark Breddan, 168 pages, Tatamis

 

Publication commune avec lesobservateurs.ch

Partager cet article
Repost0
29 novembre 2014 6 29 /11 /novembre /2014 15:00
"Joë" de Guillaume de Fonclare

Dans la vie, qui n'est un long fleuve tranquille pour personne, il est des êtres humains dont l'exemple aide à surmonter les vicissitudes et à grandir, surtout quand il y a de nombreux points communs douloureux avec eux et qu'ils ont su s'en affranchir.

 

Dans le magnifique livre que vient de consacrer Guillaume de Fonclare à Joë Bousquet, l'auteur partage avec le poète et romancier d'avoir eu la vie changée brutalement (Guillaume de Fonclare par une maladie neuromusculaire, Joë Bousquet par une balle reçue le 27 mai 1918 sur un champ de bataille), et de s'être retrouvé dans un fauteuil roulant.

 

Aussi ce récit n'est-il pas une biographie à proprement parler, non plus qu'une hagiographie, mais plutôt un livre de connaissance d'une personne hors du commun, avec qui l'auteur a plusieurs choses en commun, et de reconnaissance envers celui qui vous a fait comprendre où se trouve l'essentiel et vous a fait grandir.

 

C'est le prénom de Joë que Guillaume de Fonclare a d'abord retenu d'une conversation avec un ami, un prénom qui sonnait américain. Il ne connaissait rien d'autre de l'écrivain - "mais le mal était fait" -, jusqu'au jour où Joë Bousquet a croisé de nouveau sa route, alors qu'il était directeur de l'Historial de la Grande Guerre, à Péronne.

 

Joë Bousquet est né un 19 mars, en 1897. Enfin, c'est plutôt un mort-né qui est alors venu au monde et qui ressuscite après deux heures de réanimation par une sage-femme. Un an plus tard, sa nourrice meurt tandis qu'il la tète. Un an plus tard encore, il manque de succomber à une fièvre typhoïde, mais s'en sort au bout de trois semaines:

 

"Vous êtes dès votre plus jeune âge un survivant, et vous garderez un goût marqué pour les expériences morbides, cherchant avec constance à vous tenir sur la frontière de votre existence dans une expérience sensible de ce qu'est la vie, et de ce qu'est la mort."

 

Jeune homme, Joë ne s'intéresse guère aux études: "Votre principal centre d'intérêt, ce sont les filles, et plutôt les jeunes dames que les fillettes, autant pour choquer le beau monde que pour vous lancer des défis stupides; des jeunes femmes de bonne famille, et quelquefois des femmes mariées."

 

En 1917, la rencontre avec Marthe va faire basculer son existence. Le tombeur, qui fait très bien l'amour et très bien la guerre, tombe, lors d'une permission, dans les bras d'une jeune femme en instance de divorce: "C'est la folie des corps." Il lui promet de l'épouser quand la guerre sera finie, mais se repent très vite de cette promesse, tant il craint d'aliéner sa liberté. Il demande même que sa permission soit écourtée...

 

Après avoir reçu une lettre de Marthe lui annonçant qu'elle s'est donnée la mort, il se jette "dans une terrible mêlée, pressé d'en finir à [son] tour, fou de douleur et consumé de remords", mais la mort ne veut pas de lui. Deux autres lettres suivent, une de Marthe qui dément son suicide, une autre de son père à elle exigeant un mariage immédiat pour régulariser la situation.

 

La mort ne veut pas de lui, mais le tombeur de dames tombe sous une balle qui traverse ses deux poumons et fracasse deux de ses vertèbres. L'espoir de guérison sera déçu. La moitié de son corps sera à jamais inerte et inutile. Ses amours avec Marthe en seront vitimes. L'autre moitié le faisant souffrir, il s'adonnera à la drogue, pour supporter.

 

A partir de ce moment-là Joë va vivre reclus, une bonne partie de son temps, se satisfaisant de son demi-corps, dans une chambre, occupée auparavant par son grand-père, au 53 rue de Verdun à Carcassonne: "Désormais c'est vous qui décidez à quel moment l'extérieur s'immiscera à l'intérieur, à quel moment une lettre, une visite, un soin viendra vous rappeler que vous n'êtes pas seul au monde."

 

Guillaume de Fonclare raconte cette nouvelle vie qui se terminera le 28 septembre 1950. Joë va reprendre le grec et le latin, se passionner pour le Moyen Âge et le catharisme. Et il va écrire, beaucoup, "un vaste bric-à-brac d'idées et de souvenirs, d'historiettes et de longs poèmes en prose", "une oeuvre lumineuse sans que la lumière du soleil ne vienne jusqu'à [lui]".

 

La lecture de ces textes n'est pas d'un abord facile, "mais pour peu que l'on s'oblige à ne pas chercher un sens à ce qu'on lit, et qu'on se laisse porter par votre prose, comme on se laisse porter par le courant de la rivière sur un bateau, c'est une expérience saisissante qui ouvre sur un monde étrange aux surprenants parfums, un monde onirique et déroutant peuplé de fées, de magiciens, d'interrogations essentielles et métaphysiques".

 

L'impuissance de Joë ne sera pas suffisante pour le faire renoncer à aimer et à être aimé des femmes. Marthe lui aura appris que l'on peut "aimer une femme autrement qu'avec son corps". Il aimera et sera aimé d'Alice, de Ginette, de Germaine... et d'autres jeunes filles, sans doute: "l'amour n'est pas que sexe, et le sexe n'est pas question que de phallus".

 

D'être cloîtré n'empêche pas Joë d'entretenir d'autres relations qu'amoureuses avec l'extérieur: "Vous êtes aussi devenu en quelques années un intellectuel de haut vol, vos lectures et les rencontres ont formé votre esprit et vous êtes l'égal des grands penseurs de votre temps."

 

Joë correspond avec les plus illustres "philosophes, écrivains, artistes, issus du mouvement surréaliste en premier lieu; André Breton et Paul Eluard seront des amis proches et fidèles tout au long de votre vie."

 

Guillaume de Fonclare ajoute: "Les murs de votre chambre sont à l'aune de ces rencontres et de ces amitiés, nombre d'oeuvres des plus grands peintres de ce premier tiers du XXe siècle y sont accrochées; Dalí, Dubuffet, Tanguy, Bellmer et Miró."

 

Et puis il y a l'amitié de Joë et de Max Ernst, qui précède la découverte de quelque chose qui les lie depuis longtemps sans qu'ils le sachent, et qui dépasse l'entendement: "Avec Max, il est question de destinée commune, et si votre raison repousse l'idée d'un Dieu vous avez le pressentiment que la conjonction de vos vies dépasse les possibilités du hasard et de la statistique."

 

Il n'est pas étonnant que la fréquentation posthume de Guillaume de Fonclare avec Joë lui ait "appris qu'il y a des tristesses heureuses". En lisant son livre un passage frappe, parce qu'il corrobore l'expérience d'une vie, qui se nourrit de nos imperfections: "Nous sommes tous des invalides. Oui, nous souffrons tous de la même plaie, blessés de vivre puisqu'il faut mourir, puisqu'il y a la mort tout au bout."

 

Francis Richard

 

Joë, Guillaume de Fonclare, 144 pages, Stock 

Partager cet article
Repost0
25 novembre 2014 2 25 /11 /novembre /2014 23:45
"Le corps politique de Gérard Depardieu" de Richard Millet

Richard Millet est mort socialement. Dans un récent entretien accordé à l'hebdomadaire français Valeurs actuelles (n°4066 du 30 octobre 2014), il dit qu'il a "appris à vivre dans la réprobation vertueuse des chiens de garde" et que ses livres "sont passés sous silence par la majorité des critiques".

 

Pourtant, ne pas être en accord avec sa vision du monde ne justifie pas de le passer sous silence. Car Richard Millet écrit magnifiquement et a quelque chose à dire. Ce qui suffit pour le considérer comme digne d'intérêt, quitte à le critiquer si besoin est.

 

Dans ça s'est fait comme ça, Gérard Depardieu se livre; dans Le corps politique de Gérard Depardieu, Richard Millet, qui ne s'intéresse pas plus aux idées politiques de l'acteur qu'à sa biographie, explique l'importance de son corps double, tangible et mortel, c'est-à-dire "manifeste", immatériel et immortel, c'est-à-dire "quasi mystique".

 

Richard Millet souffre et, pour ceux qui ne prennent pas la peine de le lire, il sent le soufre. Il souffre, et sent le soufre, parce qu'il ne se remet pas de la disparition de ce qu'il appelle la France littéraire, "le littéraire en tant qu'il englobe tous les arts y compris le politique".

 

Il en rend responsables, pêle-mêle, le consumérisme, l'athéisme, le multiculturalisme d'Etat, le capitalisme mondialisé [c'est un peu court...], l'américanisation [même remarque], la social-démocratie, la tyrannie de la majorité, les solidarités coercitives, le nihilisme, le relativisme, l'eugénisme etc.

 

Richard Millet pourrait tout aussi bien résumer la plupart de ces ismes et outils collectivistes en une seule expression: servitude volontaire.

 

Au milieu du désert culturel - "le culturel est à l'art ce que le concept des "lieux de mémoire" est à l'Histoire" -, Richard Millet distingue Depardieu, "prodigieux aède de la disparition française, qui dit ce qu'est la France tout en la renvoyant à son invisibilité internationale". Son nom est, pour lui, celui de la survivance de la France, comme le songe d'une nation invisible:

 

"[Depardieu] est cependant bien plus que le miroir fantasmatique du petit-bourgeois contemporain: il est le corps français éructant, pétant, humant, vomissant, et riant aux éclats, comme on le fait dans la province française, où le rire est souvent un viatique."

 

Aux oreilles de Richard Millet, "Depardieu est un des derniers à faire entendre la langue française dans tous ses états, sa voix donnant en quelque sorte le thrène de la civilisation française. On songe à Duras, encore, qui aura été le dernier grand écrivain français à posséder une voix, un style, dans l'écriture comme au cinéma."

 

Gérard Depardieu n'est pas seulement une consolation pour ceux qui croient en la syntaxe, lieu de vérité. Il est une raison de ne pas abandonner la lutte pour sa version française: "Cette langue, Depardieu la manie mieux que d'autres, en quasi-prophète, osant être soi par-delà la "citoyenneté", et jouant de moins en moins, et disant les choses, même en silence, ce qui est une forme rare d'affirmation, de révélation."

 

Pour Richard Millet, le sujet Depardieu est inépuisable: "Une fois qu'on croit avoir tout dit sur Depardieu, on n'a encore rien dit; on ne l'a pas vraiment regardé ni entendu. Il est hors cadre: la moindre interview de lui a quelque chose de littéraire, fût-elle énoncée en ce langage populaire qui sonne bien chez lui alors qu'il est vulgaire chez les autres."

 

Francis Richard

 

Le corps politique de Gérard Depardieu, Richard Millet, 128 pages, Pierre Guillaume de Roux

 

Précédents billets sur Richard Millet:

 

La souffrance littéraire de Richard Millet (21 septembre 2012)

"Trois légendes" de Richard Millet (21 novembre 2013)

"L'Être-Boeuf" de Richard Millet (3 décembre 2013)

"Une artiste du sexe" de Richard Millet (30 décembre 2013)

Partager cet article
Repost0
24 novembre 2014 1 24 /11 /novembre /2014 23:55
"Ça s’est fait comme ça" de Gérard Depardieu, avec la collaboration de Lionel Duroy

Dans Ça s’est fait comme ça, écrit avec la collaboration de Lionel Duroy, Gérard Depardieu apparaît bien différent de ce que les envieux, les sans-talent, les pisse-copie disent de lui, surtout depuis qu'il a décidé de ne plus se laisser tondre comme un mouton par l'Etat français.

 

Ce qui frappe en le lisant, ce sont les libertés de comportement, de ton, d'expression et de pensée dont il fait montre, très naturellement. En cela il est très français, enfin, comme un Français pouvait ou devait l'être, avant la servitude volontaire et la peur de ce qui pourrait arriver.

 

Gérard n'aurait pas dû voir le jour. Sa mère, la Lilette, ne voulait pas de lui. Elle avait même essayé les aiguilles à tricoter. Mais toutes ses tentatives avaient échoué. Et, finalement, elle ne regrettait pas le moins du monde qu'il ait survécu.

 

Son père, le Dédé, le laisse libre et lui apprend à sourire pour se sortir d'embarras: "Je grandis dans la rue, bien plus qu'à l'école où j'ai tout juste appris à lire et à écrire. La rue ne te laisse rien passer, tu dois croire en ta bonne étoile, ne compter que sur toi-même."

 

Gérard se livre à des petits trafics (cigarettes américaines, fringues, whisky). Il tombe pour un "emprunt" de voiture. En taule, à Chateauroux, il fait la rencontre d'un psychologue qui lui dit qu'il a des mains de sculpteur, des mains puissantes et belles, faites pour pétrir, pour modeler:

 

"Je suis encore un enfant, si cet homme voit en moi un sculpteur, un artiste, alors c'est sûrement que je vaux mieux que le voyou dont j'étais en train de revêtir l'habit." se dit-il, à cette révélation qui va changer le cours de sa vie.

 

Une autre révélation va également le changer, le Dom Juan de Molière qu'il entend par effraction au théâtre de Chateauroux, après que son ami Michel Pilorgé lui a dit qu'il voulait faire du théâtre: "Je ne comprends pas un mot sur cinq, mais j'entends clairement la musique et je me souviens comme ça me plaît à l'oreille, tout en me troublant."

 

Il suit à Paris cet ami, rencontré trois ans plus tôt à la gare, lieu de toutes les combines. Il passe avec lui l'année 1965-1966 au cours Dullin, en dilettante. Quand, l'année suivante, 1966-1967, Michel quitte ce cours et tente sa chance auprès de Jean-Laurent Cochet, il le suit encore.

 

Le grand comédien croit tout de suite en Gérard, contre toute vraisemblance et contre toute attente: "C'est avec lui, grâce à lui, qu'avant d'apprendre le théâtre, je vais commencer par réapprendre à parler. La parole, ma parole, il y a bien longtemps que je l'ai perdue":

 

"Enfant, je ne bégayais pas, je ne bougonnais pas, j'étais capable d'énoncer clairement les pensées qui me traversaient. Mais petit à petit, on aurait dit que les mots s'étaient embouteillés, qu'ils ne parvenaient plus à sortir de ma poitrine, comme s'ils en étaient empêchés par une sorte de confusion, ou de chaos, qui se serait installé dans ma tête."

 

Jean-Laurent Cochet envoie Gérard chez un homme de lettres, M. Souami, qui entreprend de lui expliquer les mots, leur musique, puis chez un ORL, Alfred Tomatis, qui diagnostique une "hyperaudition": "Je perçois trop de sons, mon oreille ne les sélectionne pas, ce qui provoque une sorte de saturation qui parasite mes facultés d'expression."

 

D'où provient cette hyperaudition? "Tomatis estime que ça a dû se mettre en place dans le ventre de la Lilette, quand j'ai pressenti non seulement que je n'étais pas un enfant désiré, mais aussi qu'on en voulait sérieusement à ma peau."

 

Jean-Laurent Cochet garde Gérard dans son cours l'année suivante, 1967-1968, sans lui demander un sou. Fin 1968, il le fait démarrer sur scène dans Les garçons de la bande de Mart Crowley, au Théâtre Edouard VII. Cette pièce le fait connaître et, par la suite, il rencontrera Claude Régy qui le conduira à Marguerite Duras et à Peter Handke.

 

Ça s’est fait comme ça, sa carrière. La vie ne laisse pas de le surprendre et il aime ça. C'est en fait la surprise de la vie qui l'intéresse et il ne veut pas que ça s'arrête, dans la vraie vie comme devant une caméra: "Si je savais ce que je vais faire, je ne le ferais pas. J'y vais, je n'ai pas peur, c'est encore la vie."

 

Gérard parle également de sa vie personnelle dans ce livre, de sa difficulté à devenir père, de son rejet de la famille: "Avec aucune des trois femmes qui m'ont donné des enfants je n'ai fait une famille. Je n'aime pas l'idée de la famille. La famille, c'est une abomination, ça tue la liberté, ça tue les envies, ça tue les désirs, ça te ment."

 

De ses amours: "Personne ne peut se mettre à la place d'un homme amoureux, c'est indescriptible, indicible, ça fait affreusement mal et en même temps c'est une ivresse, tu ne t'appartiens plus, regarde comme Christian est affreusement bête dans Cyrano, pris dans les filets de Roxane..."

 

De ses amitiés: "J'aime la Russie. Je suis l'ami de Poutine, je me sens citoyen du monde autant que français et je n'ai pas le sentiment de faire du mal à qui que ce soit en m'accordant d'aller vivre où je veux et d'aimer qui je veux."

 

De pourquoi il s'est tiré de France: "A soixante-cinq ans, je n'ai pas envie de payer 87% d'impôts. Mais ce n'est pas pour autant que je n'ai pas participé: j'ai donné à l'Etat français cent cinquante millions d'euros depuis que je travaille, alors que depuis l'école je n'ai pas demandé un rond à aucune administration."

 

De ce qu'il considère comme sa chance: "Je me dis que ç'a été ma chance de ne recevoir aucune éducation, d'avoir été laissé libre et en jachère durant toute mon enfance, car ainsi je dispose d'une écoute universelle, je suis curieux de tout, et tout m'élève, tout me semble beau, miraculeux même, car personne n'a jamais encombré mon esprit du moindre préjugé."

 

Francis Richard

 

Ça s’est fait comme ça, Gérard Depardieu, 176 pages XO Editions

Partager cet article
Repost0
23 novembre 2014 7 23 /11 /novembre /2014 19:15
"Je sais juste que mon père a de grosses mains - Le rire des moutons - Mon voyage en Italie", trilogie de Francesco Micieli

En 1986, sous la plume de Francesco Micieli, paraissait Ich weiss nur, dass mein Vater grosse Hände hat, puis, en 1989, Das Lachen der Schafe, enfin, en 1996, Meine italienische Reise. Il s'agissait de trois courts récits, formant une trilogie, qui furent rassemblés et publiés en un seul volume en 1998.

 

L'an passé, cette trilogie, a été traduite en français, par Christian Viredaz.

 

Chacun de ces livres peut se lire indépendamment des autres, mais ils prennent une tout autre dimension quand ils sont lus d'une traite, l'un après l'autre, dans l'ordre où ils ont paru, parce qu'ils prennent une cohérence qu'isolés ils n'ont pas, sous leurs apparentes incohérences.

 

Francesco Micieli, né en 1956, vit en Suisse alémanique depuis ses neuf ans. Il est originaire d'un village de Calabre, Santa Sofia d'Epiro. Dans ce village, il y a quelque cinq siècles, fuyant les Ottomans, s'est intallée une communauté albanaise, les Arbëresch, à laquelle appartient sa famille.

 

Bien sûr, le lecteur pourrait s'abstenir de savoir tout cela avant de lire les trois récits de cette trilogie, mais il le saura de toute façon en les lisant. L'important n'est pas là. Il se trouve dans la manière de raconter les faits et dans les ressentis des personnes racontées.

 

Dans Ich weiss nur, dass mein Vater grosse Hände hat, en français Je sais juste que mon père a de grosses mains, Francesco Micieli donne la parole à l'enfant qu'il a été, sous forme d'un journal sans date, écrit dans une prose poétique - ce qui ne veut pas dire rêvée, ni édulcorée -, chaque page comprenant un nombre de lignes de texte inégal, terminées par des blancs.

 

Ce récit commence par sa naissance. C'est un garçon: "Bien, très bien... un garçon... seuls les garçons sont bons à quelque chose." Il a bien une soeur. Elle est malade, mais le docteur ne veut pas venir:

 

"Il ne veut pas venir, parce qu'il fait nuit

et que les filles ne servent à rien."

 

Son père travaille à l'étranger, en Suisse, derrière les grandes montagnes, comme beaucoup d'Italiens, et, parmi eux, un certain nombre d'Arbëresch. Il travaille dans une fabrique. Il envoie de l'argent à sa mère. Francesco ne le connaît pas:

 

"Je sais juste qu'il a de grosses mains

et une moustache.

Et quand il vient,

il apporte pour moi du chocolat

et pour ma mère une robe.

Alors je dis

merci, père."

 

La religion est omniprésente dans le village avec ses morts, ses saints, sa liturgie grecque. Francesco est enfant et se pose des questions d'enfant: "pourquoi les saints ont besoin de tellement d'argent"? pourquoi Dieu, qui donne à manger aux oiseaux, ne donne-t-il rien à sa mère? Comme il a appris à prier en italien, il se demande "si Dieu sait l'albanais".

 

Sa mère s'en va à son tour, rejoindre son père, en Suisse. Elle a peur qu'il ne se cherche une autre femme, "parce que les hommes ne peuvent pas rester sans femme quand il fait froid". Alors il vit avec ses grands-parents. Lui, ne partira pas à l'étranger, parce qu'il aime Angela et veut lui faire un enfant. Ce qui est impossible pour un enfant, lui a dit sa grand-mère:

 

"Je trouve que c'est mieux, si un enfant

fait un enfant."

 

Enfant, il s'étonne, comme un enfant, que ses parents soient partis travailler à l'étranger, sa grand-mère lui répond qu'il n'y a pas de travail ici. Il lui pose alors des questions d'enfant, qui, comme toutes les questions d'enfant, finissent par mettre l'adulte dans l'embarras. Pourquoi n'y a-t-il pas de travail ici? Parce que c'est un pays pauvre. Pourquoi est-ce un pays pauvre? Elle ne répond pas et lui dit d'aller jouer maintenant.

 

Un jour, ses parents rentrent au village pour les vacances. Ils vont l'emmener avec eux, lui et sa fratrie, à l'étranger. Il ne veut pas. Il est triste de devoir quitter Angela, ses grands-parents, ses amis. Mais il n'a pas le choix.

 

Dans Das Lachen der Schafe, Le rire des moutons, sa mère Caterina se raconte. Comme elle ne sait ni lire ni écrire, c'est l'écrivain qui tient la plume. Il travaille comme elle à la fabrique de fromages, en Suisse, à Lützelflüh, où elle a rejoint son homme, pour avoir à manger. Et le récit se présente sous la même forme que le précédent, avec des blancs qui comblent le fond des pages.

 

Son père à elle la cognait, sa mère lui montrait quelles plantes et quelles herbes on peut manger. Elle a épousé Tonio parce que, justement, il n'était pas comme son père, "parce qu'il savait rire, parce qu'il avait des yeux comme les saints sur les petites images à vingt lires". Son père aurait voulu lui donner un homme, mais celui-ci l'aurait battu copieusement tous les matins.

 

Tonio avait émigré avant elle. A la frontière avec la Suisse, après un long voyage à travers l'Italie, il s'était retrouvé avec beaucoup d'Italiens qui attendaient comme un troupeau de moutons pour passer la visite médicale ("seuls les gens en bonne santé pouvaient entrer à l'étranger", avait écrit, d'expérience, son fils, dans le premier récit, son journal d'enfant):

 

"Tonio aimait les moutons. Il avait longtemps été berger, c'est pourquoi il savait que les moutons peuvent rire."

 

Et les autres riaient de Tonio sur la piazza du village, depuis le jour où il avait expliqué le rire des moutons.

 

Caterina raconte des histoires et des chansons de son village, les processions, les morts, les habitants, d'une émigration l'autre ("Albanais, nous avons fui les Turcs, Italiens nous fuyons la misère") et de ce que les émigrés apportent dans leurs valises - fromage, chocolat, montres - quand ils retournent au pays pour les vacances:

 

"Notre Suisse, ce sont les cadeaux.

Quand nous rentrons, c'est la terre natale que nous mettons dans nos valises. De l'huile, du vin, du pecorino, des fruits et des saucisses calabraises."

 

Caterina raconte aussi son père et sa mère qui l'ont conçue avant le mariage et la mauvaise réputation qui en est résultée pour sa mère:

 

"Pauvre mère, qui à seize ans ne savait pas dire non. Non.

Ma mère est une putain."

 

Caterina raconte qu'elle et Tonio restent à Lützelflüh jusqu'à la retraite et qu'ils économisent pour leur retour à Santa Sofia:

 

"La terre natale nous devons la racheter. Celui qui émigre doit réussir. Le succès est mesuré au nombre d'étages."

 

Elle ne pourra jamais lire le livre qu'a écrit sur elle l'écrivain. Elle aimerait:

 

"S'endormir.

S'endormir à côté de moi sous forme de livre."

 

Dans Meine italienische Reise, Mon voyage en Italie, Francesco raconte son retour au pays avec son père, avec Père, pour un enterrement, mais aussi d'autres voyages avec ou sans lui, allers et retours, entre Lützelflüh, dans l'Emmental, et Santa Sofia, en Calabre.

 

Cette fois, le récit a une forme d'apparence plus convenue; il est découpé en chapitres qui portent des titres. Cela ne l'empêche pas d'être poétique, à sa façon, et chaotique, avec ses retours en arrière, puis ses avancées.

 

Lors du voyage pour l'enterrement, il note: "Les souliers de mon père sont noirs. Les souliers sont son deuil." Qui va-t-on enterrer au village? ELLE, sa mère.

 

Au cours de ce voyage, Francesco adulte se souvient de l'enfant qu'il était et qu'il n'est plus. Quand il pense à lui enfant, il emploie tantôt je, tantôt il; il se dédouble. Il se souvient, sans ordre, de ses amitiés adolescentes à Lützelflüh et des lieux fréquentés là par les Italiens, de son obtention du permis C:

 

"En Suisse le permis C, comme cittadino, citoyen. La troisième lettre de l'alphabet, parce que la logique est simple: A, B, C. Arrivant, bon pour le travail, civilisé."

 

Dans quelle langue écrit-il? Pas dans sa langue maternelle, l'albanais, pas dans la langue de l'Etat dont il est citoyen, l'italien. Non. Il écrit dans une langue étrangère, l'allemand, "patrie patiemment conquise":

 

"Du premier salut aux courtes phrases prudentes en passant par les fautes, les quiproquos."

 

Une fois franchie la frontière italienne, dont son père continue à avoir peur, comme de toutes les frontières, il se surprend à penser en italien...

 

Entre lui et Père, la parole est devenue rare:

 

"Juste des mots. Quelques principales, pas de subordonnées.

Le temps de ses propositions impératives est passé, depuis longtemps. Les coups de sa ceinture sur ma peau, depuis bien longtemps."

 

C'est sa grand-mère qui l'avait sauvé. Un jour, sous les coups de Père, pensée venant d'elle, il avait fait le mort, était devenu livide. Père était resté figé et sa mère survenant avait pris la ceinture et avait frappé Père avec.

 

Pour son dernier voyage, ELLE a pris l'avion, a roulé en Mercedes, ce qu'elle n'avait jamais fait auparavant:

 

"La Mercedes noire est arrêtée devant la porte de l'église. Croix sur les vitres, cierges sur le toit, lampes dans la nuit."

 

Après l'enterrement, Frangù quitte Père. Ils n'ont pas échangé un mot jusqu'au dernier moment:

 

"Je lui donne la main, aimerais peut-être rester ici, près de lui.

Rri mirë, dis-je

Mirupafshim, répond-il."

 

Ils se sont dits ce qu'on se dit quand on se quitte avec affection et qu'on espère bien se revoir un jour.

 

Francis Richard

 

Je sais juste que mon père a de grosses mains - Le rire des moutons - Mon voyage en Italie, Francesco Micieli, 272 pages, Editions d'En Bas

Partager cet article
Repost0
19 novembre 2014 3 19 /11 /novembre /2014 06:30
"a bé cé daire amoureux" de Denise Campiche

Le Larousse donne cette définition d’un abécédaire: "Livre d'apprentissage de l'alphabet, qui illustre, en suivant l'ordre alphabétique, chaque lettre par un ou plusieurs mots dont cette lettre est l'initiale."

 

L’a bé cé daire amoureux de Denise Campiche est bien un livre d’apprentissage, mais c’est celui des relations amoureuses de Marie, une vieille dame attachante de bientôt nonante-sept ans, chaque lettre étant une manière originale de numéroter les hommes qu’elle a connus dans sa vie, connus au sens biblique du terme, bien sûr.

 

Isabelle, Isa, est une infirmière retraitée. Elle s’occupe de Marie depuis que sa maladie l’empêche de lire. En principe son rôle est de lui tenir compagnie, notamment quand elles sont toutes deux dans le jardin et que les deux femmes devenues complices parlent de livres, de films, de "petits bouts" de la vie d’Isa…

 

En fait, en outre, Isa aide Marie à "faire les quelques petits plats qui lui font vraiment envie", lui fait sa "petite lessive" – celle de ses sous-vêtements, fins et coquets –, et elle l’accompagne quand elle va faire "son petit marché".

 

Marie, bien que nonagénaire, est toujours une femme sensuelle, à qui il manque singulièrement d’être touchée, physiquement s’entend, l’âge ne changeant rien à l’affaire. Un beau jour, Marie obtient d’Isa, même si ce n’est pas dans ses attributions, de lui faire un massage.

 

Ce massage, qu’Isa lui fait d’abord un jour sur deux, devient bientôt une habitude quotidienne: "La coquine, elle aime ça, vraiment. Pour moi, ce n’est pas un problème, c’est volontiers que je lui fais ce plaisir."

 

Un autre beau jour, Marie demande à Isa si elle aime écrire. Sa réponse est oui. Elle lui dit alors:

 

"J’ai aimé, j’ai été aimée. Je voudrais te raconter tout ça.

 

Je voudrais que tu l’écrives et surtout que tu me promettes, mais alors là, vraiment, que tu me jures, de mettre ce recueil de souvenirs dans mon cercueil lorsque je partirai. J’aurai un tel plaisir à penser que tous ces moments de bonheur, tous ces hommes que j’ai aimés, qui m’ont donné de la joie, m’accompagnent… et partent en fumée avec moi."

 

Alors Isa ne prend pas sa plus belle plume, mais son ordi. Et le soir, elle relit et corrige les phrases qu’elle a tapées dans la journée, à la va-vite, sous la dictée de Marie. Le résultat est un récit nature, sensuel, et, au fond, très humain, qui se lit avec bonheur.

 

Il n’est évidemment pas question de dire jusqu’à quelle lettre de l’alphabet ce récit aboutit, ni de se contenter de dire que Marie était, et est toujours au moment de l’histoire, une sacrée coquine. Ce serait réduire ce roman à ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire à un roman qu’il est seulement recommandé aux pudibonds de s’abstenir de lire.

 

Certes Isa est parfois choquée elle-même quand elle retranscrit via son clavier ce que Marie lui raconte, mais cela reste coquin dans le sens jovial du terme. En tout cas ce n’est pas délibérément que Marie a été une femme couverte d’hommes. Ses aventures amoureuses se terminent tout simplement, au cours de son existence, les unes après les autres, malgré qu’elle en ait.

 

Peut-être que les amours, dont la vie de Marie fut bien remplie, ne furent "pas toujours très bien choisies", mais, au moins, elles furent "toujours enrichissantes", ne serait-ce que par leur diversité, que seule une pionnière comme elle pouvait explorer.

 

Francis Richard

 

a bé cé daire amoureux, Denise Campiche, 168 pages, Editions Mon Village

Partager cet article
Repost0
15 novembre 2014 6 15 /11 /novembre /2014 19:40
"Dernier dimanche de mars" de Thierry Luterbacher

Depuis près de quarante ans, chaque dernier dimanche de mars, c'est le passage à l'heure d'été. Cette mesure, néfaste et inutile, est maintenue arbitrairement sur le continent par l'Union Européenne... Ce méfait n'est toutefois pas complètement perdu puisqu'il fournit un magnifique argument romanesque à Thierry Luterbacher.

 

En effet le début de son roman, celui de Blandine Théia et d'Auguste Geste - leurs patronymes ne sont pas fortuits - se passe un Dernier dimanche de mars. Les deux se sont rencontrés ce jour-là pour se perdre aussitôt. Ils assistaient l'un comme l'autre à un concert de rue, interrompu par un quarteron de flics, au grand dam des badauds, dont les poings s'étaient levés pour protester.

 

Auguste raconte: "J'ai vu se lever un poing gracieux. Une nuée de bracelets tintinnabulaient sous mon nez. J'ai suivi le bras vêtu de sombre et je suis tombé sur Lune, une coiffure sage des années trente, noir de corbeau, une peau de porcelaine, ciselée par une cicatrice poignante qui déchirait le sourcil de son oeil-mouche et reprenait son sillon sur la joue gauche, une fêlure qui racontait un roman."

 

Il se souvient: "Elle était ma moitié féminine sans laquelle, jusqu'à cet instant, je n'avais pas été homme."

 

Blandine raconte: "J'ai tourné la tête et j'ai rencontré des yeux sombres, qui n'étaient là que pour absorber la lumière, des yeux dans lesquels se reflétait une demi-lune, des yeux paisibles où je lisais une plénitude de solitude. La carrure solide, de longues mèches brunes en désordre qui effleuraient les yeux, le visage ovale au sourire délicat."

 

Elle se souvient: "Nous nous sommes regardés et nous étions amis d'enfance."

 

Auguste reçoit des coups de matraques de la part des pandores. Il est séparé d'elle, mais, instinctivement, il suit Blandine disparue et la retrouve dans une gare, quai n°2, à la fenêtre du train de 19 h 11 qui s'ébranle.

 

Blandine lui crie, à plusieurs reprises: "Comment faire...". Il lui répond, en courant à côté du wagon: "Ici, même heure, même train...". Mais sa montre à lui indique encore 18 h 11... Ce décalage du temps, d'une heure tout juste, sera suffisant pour qu'ils se perdent...

 

Pendant les trois ans que dure le récit, ils vont l'un comme l'autre poursuivre leur route. Leurs chemins vont se croiser plusieurs fois sans qu'ils ne se rencontrent vraiment. Pour lui, elle est Lune. Pour elle, il est Visage. Des noms aimés qu'ils se donnent, chacun de leur côté, pour s'invoquer.

 

Lui ne cessera de penser à sa moitié d'âme: quoi qu'il fasse tous les jours seront des jours sans elle. Elle, qui finit par accepter qu'elle voit l'inexplicable (que les autres ne voient pas: cette vision divergente s'immisce à sa seule réalité), ne cessera de penser que "ce quelque chose de supérieur, d'indéfinissable" peut rendre possibles leurs retrouvailles.

 

En attendant ces hypothétiques retrouvailles, l'un comme l'autre traversent des tribulations et connaissent des émois avec d'autres: "Parfois le corps ressent le besoin de faire diversion pour libérer le coeur et la tête." Mais cela ne les empêche pas de toujours s'imaginer un jour ensemble.

 

Jusqu'à la fin, indécise, le lecteur peut se demander si Auguste et Blandine sauront illustrer cette sentence, plus profonde qu'il n'y paraît: "L'important n'est pas avec qui on vit, mais sans qui il est impossible de vivre."

 

Francis Richard

 

Dernier dimanche de mars, Thierry Luterbacher, 256 pages, Bernard Campiche Editeur

Partager cet article
Repost0
13 novembre 2014 4 13 /11 /novembre /2014 23:30
"Une brute au grand coeur" de Matteo di Genaro

Dans mon jeune temps, je lisais des polars de la Série Noire. Ceux bien sûr d'Albert Simonin, chez qui je fréquentais à Paris XVe après l'avoir rencontré dans un resto du Pays Basque, mais aussi, par exemple, ceux de Jean-Patrick Manchette et de son rival, mon pote A.D.G, qui a passé l'arme à gauche il y a tout juste dix ans, le 1er novembre dernier.

 

En lisant le dernier opus édité par Giuseppe Merrone (BSN Press) c'est inévitablement à ces deux derniers que j'ai pensé. Car cet éditeur aime le noir et les auteurs qui écrivent des polars du même métal. Comme ceux que je lisais naguère. Enfin, là, je me rajeunis...

 

Une brute au grand coeur, de Matteo di Genaro, commence très fort.

 

Matteo découvre son ami Pat, qui donne son titre au polar, tout démembré à la tronçonneuse, y compris le membre viril, dans son appartement de la rue des Martyrs, à Paris, après avoir reçu une balle dans le corps: seule une de ses main manque à l'appel de ses morceaux éparpillés...

 

Matteo appelle alors son autre ami, Jean-Michel, flic à la brigade criminelle, pour l'informer de sa macabre découverte.

 

Pat, Francesco Pattrozi, la cinquantaine, était videur au Khala, un bar à putes, comme il en existe à Montmartre. Il y protégeait les filles, des Russes (qui y travaillent pour leur compte), des clients trop nerveux. Une certaine Natalia Mijkova, née en France, s'occupe d'elles et perçoit un petit pourcentage, 10%, sur leurs gains.

 

Matteo a trente-deux ans. Il est pété de tunes. Il n'a aucun mérite. Il a hérité de son père, qui lui-même a hérité de la fortune immobilière de son père et en a fait une multinationale. Autant dire qu'il n'a pas de problème de logement. Il habite d'ailleurs un hôtel particulier...

 

Après avoir fait des études, être devenu avocat et avoir été injustement rayé du barreau, Matteo vit de ses rentes:

 

"Aujourd'hui je ne fais rien. C'est une exagération, bien sûr, disons que je respire. Alors c'est vrai, il y a l'ennui, mais on s'y fait. Du coup, j'ai pas mal de temps pour le tromper, cet ennui. Je lis, je regarde des films, je visite des expos, je baise votre femme, votre fille ou même votre fils, bref je fais de ma vie ce que vous faites de votre temps libre."

 

Trois jours avant sa mort, Pat a contacté Matteo pour lui demander de l'aide. Il était inquiet pour les filles du Khala. Elles subissaient des intimidations de plus en plus pressantes de la part de mafieux russes et l'une d'elles, même, Svetlana, avait été bousculée et s'était retrouvée avec une mâchoire disloquée et un bras cassé.

 

Matteo mène l'enquête au grand dam de son ami Jean-Michel dont il est le parrain de la fille, âgée de huit ans et prénommée Léa. Cette enquête lui est facilitée par Natalia dont il a fait la connaissance dans tous les sens du terme grâce à Pat:

 

"Elle mériterait une description à la Balzac, mais j'imagine que vous n'avez pas le temps [...], autant le dire tout de suite: elle est bandante."

 

Après avoir recueilli un indice après l'autre, Matteo finit par découvrir la vérité derrière cette histoire bien montée et sanguinolente à souhait: un doigt de Pat se retrouve dans un verre à champagne...

 

Seulement vérité et justice ne font pas toujours bon ménage... Aussi l'affaire est-elle résolue dans les règles de l'art, enfin "cet art particulier qui consiste à les transgresser toutes"...

 

L'histoire, bien sûr, a son importance, mais le ton du récit l'est tout autant, sinon davantage. De même que les digressions qui l'émaillent et qui valent au lecteur des affirmations discutables mais qui décoiffent, telle que celle-ci:

 

"La nature, elle, montre la couleur et elle n'a aucun complexe à donner la bêtise aux moches et l'intelligence aux beaux. A de rares exceptions, la culture se contente de garder les imbéciles dans la pauvreté: laids, moches et pauvres, mais libres et égaux..."

 

Ou cette autre:

 

"En matière de désir, il n'y a qu'une seule distinction valable et ce n'est pas une distinction de genre, mais d'attirance. Certains corps nous attirent, d'autres nous répugnent, la plupart nous sont indifférents."

 

Francis Richard

 

Une brute au grand coeur, Matteo di Genaro, 72 pages, BSN Press (sortie en librairie, le 10 novembre 2014 en Suisse, le 2 décembre 2014 en France)

Partager cet article
Repost0
11 novembre 2014 2 11 /11 /novembre /2014 23:20
"L'autre rive" d'Inma Abbet

Les romans et nouvelles permettent de vivre d'autres vies, par procuration, et les lecteurs devraient avoir de la gratitude pour leurs auteurs, ne serait-ce que pour cette raison. Car chacuns de ces textes, dans leur genre, sont invitation au voyage, raconté singulièrement par ceux qui les écrivent.

 

Que le voyage ait été ou non vécu, qu'il soit quelque peu réel ou entièrement rêvé, cela n'a au fond pas d'importance. Ils sont oeuvres humaines et sont donc vrais pour cette seule raison, et c'est ce qui finalement importe.

 

L'épigraphe du recueil de nouvelles, L'autre rive, choisie par son auteur, Inma Abbet, est une courte phrase d'Edgar Poe, prometteuse d'extraordinaire: "Nous sommes près de nous réveiller quand nous rêvons que nous rêvons.".

 

Les nouvelles de ce recueil sont au nombre de trois et sont effectivement extraordinaires, en ce sens que, comme les histoires du poète américain traduit par Charles Baudelaire, elles sortent de l'ordinaire et en font sortir par là même les lecteurs qui s'y aventurent.

 

Lily a disparu est l'histoire d'une petite fille blonde, qui a disparu, un matin de pluie diluvienne, du village de Königsholz au sortir de l'école fermée ce jour-là pour cause d'avoir été foudroyée, en abandonnant, dans le panier porté par son vélo, sa mascotte, un lapin blanc.

 

Cette disparition est déjà mystérieuse en elle-même parce que Lily s'est comme volatilisée dans le brouillard. Elle l'est encore davantage quand les personnes parties à sa recherche pénètrent dans le Domaine des Gentianes où elle est censée habiter. La maison semble à l'abandon, mais, dans une pièce haute de plafond, on dirait que des rangées de volumes s'étendent à l'infini:

 

"Soudain, les livres commencèrent à tomber. D'abord ceux dans les étagères les plus hautes, ensuite tous les autres. En volant, ils devenaient des nuées de papillons, des envols d'anges ou d'hirondelles. Ils disparaissaient avant de toucher le sol, aussi éphémères que des cristaux de neige."

 

Dans Déréliction, le manoir de Cleis a la particularité de vouloir rester en ruine quelles que soient les tentatives faites pour le restaurer. La légende veut également qu'au début du XIXe siècle, Roxane, la fiancée du maître des lieux, Félix d'Ambly, s'y soit égarée, "de sorte qu'on n'a pas pu la retrouver".

 

Annabelle, la fiancée du narrateur, insiste pour visiter ce manoir qui a un rapport lointain avec sa famille à lui. Il se laisse convaincre d'emprunter le trousseau de clés qui en ouvrent les portes et d'y aller avec elle et un de ses amis, Arthur. Après avoir déambulé dans "des salles immenses et sombres, dotées de grands vitraux colorés", puis beaucoup bu et ri, ils finissent, épuisés, par se coucher tous les trois dans le grand salon:

 

"Je me suis rapidement endormi d'un sommeil profond et sans rêves, car la respiration régulière d'Annabelle à mes côtés me rassurait et me berçait. Cependant, je me suis réveillé en sursaut quelques heures plus tard. Les bougies étaient éteintes, mais la nuit d'été était suffisamment claire pour que je m'aperçoive que le sac de couchage à côté de moi était vide."

 

L'autre rive se passe sur le SS Galway, qui fait la traversée de Liverpool à Boston. A son bord, Victoria Brunswick. C'est une grande voyageuse, mais cette fois elle s'est embarquée sur ce paquebot pour rejoindre son fiancé, Julian, avec lequel elle doit se marier dans deux mois. Elle s'attend à passer une semaine de "calme lassant"...

 

 

Un des passagers, Mr Trent, qui est accompagné de son petit-fils Anthony âgé de quinze ans, fait part à Victoria de son impression qu'il se passe à bord du SS Galway des choses étranges, impression qu'il a peut-être parce que c'est sa première traversée et que la brume qui entoure le navire plonge le voyage dans une "atmosphère inquiétante":

 

"Avant le dîner, je suis sorti prendre l'air. Le temps était calme, on sentait seulement un léger roulis, et des vibrations. L'empressement du départ avait laissé la place au silence et j'avais pour seule compagnie des mouettes. J'ai alors aperçu un homme qui se dirigeait vers moi. Il était entièrement habillé de noir, et portait une sorte de collerette, comme on en voit sur les images anciennes. Dans sa main gantée, il tenait une vieille boussole. Probablement, il tentait de me dire quelque chose, mais il n'a pas parlé."

 

Inma Abbet crée donc un monde extraordinaire et le lecteur s'y laisse prendre volontiers, ne demandant à chaque fois qu'une chose, connaître le mot de la fin. Le recueil est illustré de reproductions, en noir et blanc, de peintures de l'auteur. Ces illustrations sont en rapport avec les textes et renforcent visuellement l'étrangeté des récits, le noir et blanc sans doute, sans que pour autant l'imagination du lecteur soit empêchée de vagabonder.

 

L'autre rive, c'est peut-être celle que l'on atteint quand on passe de l'ordinaire à l'extraordinaire...

 

Francis Richard

 

L'autre rive, Inma Abbet, 40 pages, Books on Demand Editions 

Partager cet article
Repost0
6 novembre 2014 4 06 /11 /novembre /2014 23:25
"Jours adverses" de Julien Sansonnens

Qui ne connaît pas de jours adverses? Ils surviennent souvent de manière inopinée, mais ce n'est pas toujours le cas. Ils peuvent aussi être la conséquence plus ou moins directe d'actions commises ou de comportements insensés.

 

Sam, trente-cinq ans, le narrateur de Jours adverses, le roman de Julien Sansonnens,  a fait déjà plusieurs tentatives pour réussir sa vie, une idée folle selon lui.

 

A l'issue de ses études secondaires, il choisit d'abord la photo, grâce à laquelle il compte bien faire sa place dans le journalisme ou le documentaire. Puis il bifurque vers la photo indépendante et parvient à en vivre. Le soir, il suit des cours de graphisme, ce qui le conduit au marketing.

 

Au début de cette histoire, qui se déroule de la fin 2011 au début 2013, Sam est employé dans une agence de pub de Lausanne, Partners and Associates:

 

"Chez Partners mon travail consistait, pour le dire vite à inventer un nouveau lexique, une novlangue publicitaire d'une vacuité abyssale destinée à capter l'attention des clients potentiels."

 

Sa vie privée est quelque peu mouvementée. C'est un homme couvert de femmes, avec lesquelles il entre en contact via un site de rencontres sur Internet. Les femmes lui apprennent, chacune à leur manière, quelque chose "de ce qu'éprouver le monde [peut] signifier".

 

En apparence cette existence creuse semble lui convenir. Evidemment elle n'est pas compatible avec la fondation d'une famille. Cela tombe bien. Il ne désire pas être père:

 

"Je refusais de combler le creux de ma vie par l'ajout d'une existence supplémentaire dont j'aurais été responsable."

 

Et il ne désire pas vivre trop longtemps avec la même femme, sans endosser pour autant la responsabilité de la rupture:

 

"J'imaginais des stratagèmes pour me faire quitter."

 

C'est bien pourquoi il ne peut comprendre que son ami Marco - "s'il y en avait eu d'autres, j'aurais dit de Marco qu'il était mon meilleur ami" - veuille construire quelque chose avec Naïla et renoncer par là même à faire, comme naguère, les quatre cents coups ensemble.

 

Tandis qu'il continue à mener une vie de bâton de chaise - boire et baiser -, Sam poursuit, parallèlement, une relation plus solide avec Séverine, qu'il a connue pourtant via le site de rencontres où il a ses habitudes, et qui lui demande de promettre qu'il ne jouera pas avec elle.

 

Il n'en continue pas moins à mener sa vie dissolue, qui n'est pas davantage compatible avec une activité professionnelle qu'avec un épanouissement familial. Cela finit par avoir des conséquences sur son travail chez Partners et lui fait penser qu'il devrait faire tout autre chose.

 

Une dispute violente éclate entre Sam d'une part et Marco et Naïla d'autre part. Cette dispute va être le catalyseur de son changement complet d'existence. En effet il va se considérer dès lors comme en "état de fuite", choisir de devenir tenancier à l'année d'une buvette au Crêt-Meuron dans le Jura neuchâtelois et rompre avec Séverine qui a pris connaissance de ses vagabondages par Marco. 

 

Sam a un père, mais il ne l'a jamais appelé papa, il l'a toujours appelé par son prénom, Claude. Ils mènent tous deux l'un contre l'autre une drôle de guerre depuis longtemps. Claude et sa mère ont divorcé quand il avait neuf ans. Ils se sont vus de plus en plus épisodiquement. Mais surtout, pour Claude, qui nourrissait de grandes ambitions pour son fils, Sam est un raté, le sera toujours et il le lui a asséné le jour de la remise de son diplôme...

 

Sam et Claude se sont revus au Café Romand, à Lausanne. Claude a annoncé à Sam qu'il était atteint d'un cancer. Leur rencontre s'est mal passée, alors que les hostilités auraient dû être interrompues. Sam a provoqué son père en évoquant l'hypothèse qu'il ne guérirait pas... Cela ne s'est pas arrangé quand un peu plus tard, au téléphone, Sam a annoncé à Claude qu'il avait tout abandonné pour devenir cafetier dans un coin perdu...

 

Au printemps 2012, une vie nouvelle commence pour Sam au Crêt-Meuron. Il semble bien que les jours adverses soient derrière lui et qu'il mène désormais une vie rangée et saine. Il fait même la rencontre d'une enseignante, Carole, adepte de randonnées pédestres, avec laquelle il commence une belle histoire. Les affaires semblent marcher juste comme il faut, sans emballement, et le monde lui sourire. Mais est-il complètement possible d'échapper à son passé?

 

Au fil de la narration, le lecteur se doute que l'éclaircie dans la vie de Sam ne peut être que de courte durée et que les jours adverses seront de retour. Mais il ne peut pas se douter de ce qui va réellement lui advenir.

 

Même si Sam est pour une grande part responsable de ce retour et qu'il va en payer le prix fort - le roman se termine cependant sur une note d'optimisme improbable -, il n'en demeure pas moins qu'il a également des circonstances atténuantes dans ces adversités persistantes.

 

Alors que rien n'est encore joué, à l'été 2012, Sam révèle un des aspects de sa vraie nature - ce qui ne va pas l'aider -, quand, ne souhaitant pas trop développer son commerce, il se dit: "On n'est tout de même pas obligé d'avoir de l'ambition! Et certainement pas obligé de récolter les emmerdes qui vont avec!"?

 

Le récit désenchanté de Julien Sansonnens est d'autant plus crédible qu'il est écrit dans un style direct, sans fard, qui rend compte de la réalité de l'époque avec acuité, qu'il s'agisse des réflexions qui occupent l'esprit du narrateur, des observations qu'il fait de ce qu'il voit, des dialogues qu'il a avec les différents personnages.

 

En dépit des manques, des défauts et des fautes de Sam, l'auteur parvient à faire souhaiter au lecteur que son narrateur ne soit pas détrompé dans son dernier fol espoir. 

 

Francis Richard

 

Jours adverses, Julien Sansonnens, 256 pages, Editions Mon Village

Partager cet article
Repost0
27 octobre 2014 1 27 /10 /octobre /2014 22:00
"Ma plus belle déclaration de guerre" d'Alain Lallemand

"Organisation impartiale, neutre et indépendante, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a la mission exclusivement humanitaire de protéger la vie et la dignité des victimes de conflits armés et d'autres situations de violence, et de leur porter assistance."

 

Telle est la définition de la mission du CICR.

 

Alain Lallemand, dans son dernier roman, Ma plus belle déclaration de guerre, raconte l'histoire d'un médecin suisse, Roch Aebi, membre du CICR, qui voue sa vie à cet idéal humanitaire et qui aime cet état de guerre permanente dans lequel le plonge son métier. Ce qui est incompatible avec une vie familiale ordinaire.

 

Le couple qu'il forme avec Anne, d'ailleurs, n'y résiste pas, parce qu'il n'est plus au centre de sa vie, s'il l'a jamais été.

 

Roch s'est rendu à Bagdad en 2003 contre le gré d'Anne. Au téléphone, le lendemain de bombardements, elle lui demande s'il l'aime - "la question-valise, sans objet pour les couples sans histoires, mais toute une histoire pour les couples devenus sans objet" - et lui rappelle qu'il lui a promis une réponse. Roch lui fait alors cette déclaration de guerre, sa plus belle:

 

"Bien compris, Anne, bien compris. Je ne t'aime plus. Nous allons nous séparer."

 

Le fils, Victor, qu'Anne et Roch ont eu ensemble, ne peut pas davantage dérouter Roch de sa voie, qu'il conçoit comme un véritable sacerdoce et qui le conduit peu à peu à une sorte d'ascèse:

 

"Je veux bien être père, mais sans me détourner des incendies de la planète. Aujourd'hui encore, et même si mon enfant me manque, c'est comme cela que je conçois mon existence."

 

Au fil des années, le père et le fils ne se voient donc que de temps en temps, entre deux séjours passés par le père absent dans des contrées lointaines, incendiées. Ils ont alors beaucoup de bonheur à se retrouver, même lorsqu'ils se heurtent très naturellement l'un à l'autre et que leurs visions des choses s'opposent frontalement, du moins en apparence.

 

Au moment où commence véritablement le récit, Victor a dix-sept ans. Roch et Victor quittent Soleure, où le fils habite avec la mère. Ils font ensemble une escalade au-dessus de Champéry - "quatre cent cinquante mètres de dénivelé" - et connaissent ces dépassements réciproques et exaltants qui se produisent, un jour ou l'autre, entre un père et un fils aux caractères bien trempés.

 

C'est après ces moments mémorables que Roch retourne en Afghanistan pour y mener un projet qui lui tient vraiment à coeur, installer un hôpital, en conformité avec l'objet du CICR, en plein territoire tenu par les talibans, pour y soigner civils et militaires, hommes et...femmes. Ce qui a priori est impensable pour ces religieux, mais l'hôpital comprendrait une maternité, les femmes pourraient rester voilées et seraient traitées par des femmes...

 

Ce projet ne se réalise pas sans mal et Alain Lallemand plonge le lecteur dans un monde impitoyable où rivalisent talibans, seigneurs de guerre et forces spéciales américaines; où la trahison et l'amitié, le sang et les larmes, l'amour et la mort sont au rendez-vous; où les apparences sont souvent trompeuses et la réalité toujours nuancée; où les paysages à couper le souffle défilent et où la tradition et la modernité se côtoient de manière improbable.

 

Les relations entre père et fils de différents personnages du récit y ont une grande importance. Un chef taliban, Jallal Khosti, devenu son ami, n'a-t-il pas dit à Roch cette phrase forte, à un moment crucial: "Que ce soit au paradis ou en enfer, je ne veux y être conduit que par mon plus jeune fils, Nasir."? Cette phrase trouve, par la suite, une résonance particulière, pour l'un comme pour l'autre...

 

Livre d'aventure? Pas seulement donc. Livre qui donne matière à réflexions sur le comportement des êtres humains en situation extrême et où l'auteur montre qu'il existe toujours des failles dans lesquelles s'engouffrent inévitablement les bélligérants de toutes sortes, quelles que soient les armes dont ils se servent, avec pour résultat, dans tous les cas, un champ de ruines.

 

Francis Richard

 

Ma plus belle déclaration de guerre, Alain Lallemand, 304 pages, Editions Luce Wilquin

Partager cet article
Repost0
22 octobre 2014 3 22 /10 /octobre /2014 21:30
"Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier" de Patrick Modiano

A l'approche de la vieillesse, les choses n'apparaissent plus comme avant. Peut-être le temps des rencontres est-il fini. Peut-être faut-il faire la planche, se laisser dériver, descendre en roue libre la pente qu'il reste à parcourir et ne plus se soucier du passé, a fortiori s'il est lointain...

 

Il suffit pourtant alors d'un déclic, déclenché par un intrus, pour que le passé, lointain justement, resurgisse peu à peu du halo de brume dans lequel il était enveloppé à dessein. Le héros du dernier roman de Patrick Modiano se trouve dans ce versant de la vie qui descend, quand un inconnu l'appelle au téléphone pour lui annoncer qu'il a retrouvé son carnet d'adresses.

 

Jean Daragane a effectivement égaré son carnet d'adresses quelque temps plus tôt, mais cette perte n'a pas revêtu une grande importance pour lui. Et pour cause. Dans ce carnet, "aucun des noms n'appartenait aux personnes qui avaient compté dans sa vie et dont il n'avait jamais eu besoin de noter les adresses et les numéros de téléphone":

 

"Il les savait par coeur."

 

Jean ne veut pas recevoir son interlocuteur chez lui. Il rencontre donc Gilles Ottolini le lendemain à Paris, à cinq heures du soir, dans un café, à l'angle de la rue de l'Arcade et du boulevard Haussmann. Gilles, la quarantaine, est accompagné d'une jeune femme de trente ans, qu'il présente comme une amie, Chantal Grippay. 

 

Gilles s'est permis de parcourir le carnet de Jean. Un nom l'a interpellé, celui d'un certain Guy Torstel, qui est le seul à être suivi d'un ancien numéro, à sept chiffres au lieu de dix, et qui figure également, une seule fois, dans le premier livre de Jean, Le noir de l'été, paru quarante-cinq ans auparavant.

 

Pourquoi ce nom de Torstel a-t-il attiré l'attention de Gilles? Parce que ce nom figure dans le dossier d'un fait divers remontant à plus d'un demi-siècle, à 1951 peut-être, et que Gilles veut écrire un article dessus. C'est à ce moment-là que Jean prend congé de Gilles et Chantal de manière impromptue, "l'insistance d'insecte" de Gilles l'ayant mis mal à l'aise.

 

Gilles rappelle Jean le lendemain matin, pour s'excuser. Il veut lui montrer les documents en sa possession, mais il s'absente deux jours. Ils conviennent qu'il le contactera à son retour. Pendant l'absence de Gilles, Chantal contacte Jean et lui propose de se rendre chez elle, 118 rue de Charonne.

 

Chantal a emprunté la chemise de Gilles, en carton bleu ciel, contenant des feuilles dactylographiées, une grande photo d'un enfant d'environ sept ans ("apparemment l'agrandissement d'une photo d'identité") et un exemplaire du Noir de l'été. Elle et Jean sortent pour en faire des photocopies. Elle espère qu'en les lisant la mémoire de Jean lui reviendra et qu'il pourra aider Gilles.

 

Le soir, rentré chez lui, Jean n'entreprend pas de lire tout de suite les feuilles. Comme elles sont dactylographiées sans double interligne, en caractères minuscules, c'est assez décourageant. Et puis il a fini par identifier Torstel... Il se souvient seulement que ce dernier l'a raccompagné chez lui un jour en revenant du Tremblay, il y a bien longtemps...

 

Le lendemain soir, prenant son courage à deux mains, jusqu'à une heure tardive, il lit le texte compact, indigeste. Des noms y apparaissent. Celui de sa mère, d'autres dont il se souvient vaguement, deux autres qui ne lui sont pas inconnus: Roger Vincent et Annie Astrand...

 

Jean entoure de rouge le nom d'Annie. Il se rappelle peu à peu, entre autres, que c'est avec elle que la photo de l'enfant du dossier (qui n'est autre que lui) a été prise dans un photomaton (il a même fait allusion à un tel épisode dans Le noir de l'été).

 

C'est également Annie qui lui a donné un jour, alors qu'il devait avoir l'âge de raison, un papier plié en quatre, sur lequel était écrit leur adresse (il habitait avec elle), en lui disant quelque chose dont il n'a retenu qu'un bout de phrase: "... pour que tu ne te perdes pas dans le quartier..."

 

A partir de la lecture de ce "brouillon", Jean, par bribes, va se replonger dans ce passé lointain, auquel il ne pensait plus depuis des années, "si bien que cette période de sa vie avait fini par lui apparaître derrière une vitre dépolie":

 

"Elle laissait filtrer une vague clarté, mais on ne distinguait pas les visages ni même les silhouettes. Une vitre lisse, une sorte d'écran protecteur. Peut-être était-il parvenu, grâce à une amnésie volontaire, à se protéger définitivement de ce passé. Ou bien, c'était le temps qui en avait atténué les couleurs et les aspérités trop vives."

 

Ce passé remonte en fait à un peu plus de soixante ans. Il est suivi d'un autre, qui en est l'aboutissement, quinze ans plus tard. Mais ces deux passés enfouis ne vont pas pour autant sortir complètement de l'ombre sous la plume de Patrick Modiano. Lequel, comme il sait si bien le faire dans un style limpide, en garde quelques zones, pour entretenir le doux mystère chez le lecteur, en mêlant allègrement ces deux passés au présent.

 

La citation de Stendhal placée en épigraphe du livre ne le laissait-t-elle pas présager: "Je ne puis pas présenter la réalité des faits, je ne puis présenter que l'ombre."?

 

Francis Richard

 

Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Patrick Modiano, 160 pages, Gallimard 

 

Roman précédent de l'auteur, chez le même éditeur:

 

L'herbe des nuits, 192 pages (2012)

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
  • Contact

Profil

  • Francis Richard
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.

Références

Recherche

Pages

Liens