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27 mai 2016 5 27 /05 /mai /2016 21:40
Rira bien qui rira le dernier, de Jean-Marie Reber

Voici une nouvelle enquête de l'inspecteur Fernand Dubois. La troisième. Elle se passe comme les précédentes dans une petite ville du centre de l'Europe trop modeste pour être jamais citée, mais tout à fait reconnaissable par ses habitants... Le lecteur y retrouve - ou y fait la connaissance - de sa petite famille, c'est-à-dire de sa femme, Giselle, et de ses enfants, Francine et Grégoire, des jumeaux, les jujus.

 

Gontran de Montmollin est retrouvé mort, dans son Manoir des Lilas, à sa table de travail, devant son ordinateur allumé, au matin du mardi 11 août 2015, par Gabrielle Tondeau, infirmière engagée en 1992 pour soigner sa première femme atteinte d'un cancer et devenue, après la mort de celle-ci, à la fois sa secrétaire et sa gouvernante, mais pas sa maîtresse. Il a juste achevé d'écrire un énième livre "audacieux", signé de son pseudo, Aimé Saint-Supplice:

 

Il se leva brusquement. L'heure n'était plus à la rêverie. Il lui fallait terminer ce bouquin, trouver une phrase finale qui sonne bien et un titre accrocheur. Il avait toujours de la peine avec les titres. Il fit quelques pas, s'étira et se rassit devant son écran, le sourire aux lèvres. Il avait trouvé. Son roman se terminerait par un proverbe: "Rira bien qui rira le dernier". Ce serait également le titre de l'ouvrage qu'il jugeait prometteur.

 

La mort de Gontran, un arrêt du coeur, est considérée comme naturelle - il souffrait d'une insuffisance cardiaque et il avait soixante-dix-sept ans. En conséquence, bien qu'il fût protestant non croyant, ses obsèques, présidées par un copain d'école, pasteur à la retraite, ont lieu deux jours plus tard, le jeudi 13 août, à la collégiale de la petite ville, avant que son corps ne soit incinéré.

 

Le défunt avait fait de brillantes études de droit, maîtrisait l'allemand et l'anglais. Il avait eu une carrière non moins brillante d'avocat puis de notaire à la fin des années soixante. Il avait fait prospérer une maison d'édition locale, La Pluie et le Beau Temps, qui avait publié ses six ou sept romans à clés, tout aussi locales, où il jetait un regard "sans concession" sur notre société et son mal de vivre...

 

Le jour de son retour de vacances, une semaine plus tard, l'inspecteur Dubois doit mener l'enquête sur la mort de Gontran, alors que le corps du notable est parti en fumée et qu'il n'est plus possible d'en faire l'autopsie. Le ministère public a en effet reçu une lettre de dénonciation anonyme, qui ne laisse pas d'autre choix que d'enquêter pour que l'absence d'investigation ne soit pas interprétée comme une manoeuvre de sa part pour étouffer la vérité:

 

Vous ne pensez tout de même pas que le vieux Gontran est mort de sa belle mort naturelle? On l'a aidé, je le sais. Vengeance ou intérêt? A vous de trouver! Intéressez-vous à la Ruskoff. Elle n'est pas blanche comme neige, même si elle vient de Sibérie. Pour le cas où vous ne tiendriez pas compte de ce qui précède, j'avertirai sans hésiter la presse qui se fera un plaisir de poser des questions gênantes. Et je n'aimerais pas être à votre place lors des prochaines élections judiciaires... A bon entendeur, salut!

 

Gontran de Montmollin a eu deux filles du premier lit, Camille, une artiste-peintre post-soixante-huitarde, dont le compagnon nettement plus âgé, Hans, est sculpteur sur métal, et Delphine, qui est mariée au procureur général du lieu - c'est l'élu de la lettre. Sa seconde épouse, Alexandra, une belle Russe, nettement plus jeune que lui - c'est la Ruskoff que désigne la lettre -, lui a donné une fille, Sofia, neuf ans.

 

On apprend que Gontran avait l'intention de léguer la plus grande partie de sa fortune à une institution charitable, que la belle Alexandra trompait son mari avec l'associé de ce dernier, Jérémy Orlando, un homme marié. De plus, on apprend que le lendemain de la première visite de l'inspecteur Dubois au Manoir des Lilas où la belle Alexandra l'a reçu, Jessica Baumann, la jeune fille qui s'occupe des chevaux de la propriété a disparu.

 

A partir de là, l'inspecteur Dubois, aidé de son équipe habituelle, comprenant Karen Jeanneret et son collègue Eric Riondel, interroge les différents habitants du Manoir et enquête sur eux: Alexandra Belgova, ses deux belles-filles Camille et Delphine, auxquelles il faut ajouter les époux Vuille, Marcelle et Oscar, qui, depuis six ans, s'occupent de l'entretien de la maison et du parc, de la cuisine, du ménage etc.

 

Avec peu d'éléments, l'inspecteur Dubois finit par dénouer l'écheveau de cette intrigue inhabituelle - y a-t-il eu crime ou pas crime? - et il le fait à sa manière simple, mais somme toute efficace: Je ne suis pas un de ces géniaux détectives qui ont fait la gloire de la littérature policière. Je ne soupçonne personne, je n'ai aucune intution particulière. Je m'efforce d'établir des faits et de réunir des preuves. Et ça marche.

 

Car l'intérêt du lecteur de Rira bien qui rira le dernier ne faiblit pas une seconde, comme lors de sa lecture des précédentes enquêtes de Fernand Dubois, au prénom suavement désuet. Pourtant le monde de Jean-Marie Reber n'est peuplé que de gens ordinaires, replacés toutefois dans leurs milieux, mais il sait si bien leur donner chair et esprit que le lecteur a l'impresssion de les avoir déjà rencontrés dans la vraie vie, bons côtés et petitesses reconstitués. Ce qui n'est pas ordinaire...

 

Francis Richard

 

Rira bien qui rira le dernier, Jean-Marie Reber, 304 pages, Nouvelles Editions

 

Enquêtes précédentes de l'inspecteur Dubois chez le même éditeur:

 

Le parfum de Clara (2015)

Les meurtres de la Saint-Valentin (2015)

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25 mai 2016 3 25 /05 /mai /2016 22:45
Crevures, de Stéphane Montavon

Crevures. Disons-le tout de suite, le titre n'est guère engageant. C'est celui de l'un des trente-quatre textes courts qui composent le livre. Ce mot pluriel est argotique. Il désigne en effet des personnes abjectes, qui peuvent crever ou crever les autres. 

 

Stéphane Montavon abonde dans ce sens:

Qui s'éploient, navettes les pâteuses, dents les peignes, glottes les poulies, monceaux de glaires sur cordes, et se cistrachant pour si peu de trame, nos mal-tissus!

 

Le style est donné. L'auteur ne fait dans la dentelle du Puy. Sa langue est riche, difficilement digeste, mais colorée, imagée, ne dédaignant pas le néologisme, sinon le mot tiré du vocabulaire régional, c'est-à-dire du Jura, identifié par des lieux tels que Mont-Terrible, Rangiers ou Choindez.

 

Après le titre, la langue de Montavon peut donc rebuter, abrupte qu'elle est. Il faut s'y accoutumer, l'apprivoiser, comme une langue étrange, voire étrangère. Pour cela il faut la lire d'abord sans tout comprendre, la relire ensuite pour l'entendre, la relire encore, enfin, pour s'y étendre.

 

Il y a vingt ans, adolescent, Montavon a écrit des poèmes. Il se doit aujourd'hui de les réécrire, en prose, poétique:

L'objet du délire collectif s'était incarné et ce qu'on avait conçu pétés, il fallait maintenant en jouir baignant dans ce même ethos, le seul que quant à moi j'aie pu nous trouver tout compte fait.

 

Ces textes sont souvenirs tel que celui-ci:

En bas la cuve de fer blanc où caille du sang à la gueule d'un brocard, la terre traîne son odeur jusque dans le garage, le néon esseule l'écorcheur à son ouvrage. Puis ce foie que tu portes mains jointes à la mère et le froid encore dessous ton cul, à l'arrière de la caisse.

 

Tel que celui-là:

Au salon couleur mercurochrome, une affalée d'encore-là hiératiques, chacun parti d'une défragme l'autre, certains dorment, le reste boumse dans les chambres au-dessus, et on boit à cette putain de pleine lune!

 

Ou tel que cet autre:

Rembarquant bien torchés, toutes gnomesses lutinées, graissées de nos humanités postiches, la raie au milieu, sous des cieux mauvis mais craignant le pastiche et rasés, nous piedauplanchons sur la route vomie.

 

Ces souvenirs peuvent être délires, tel que cet extrait, situé au milieu de deux pages et plus:

[...] la nature du mâle qui a horreur du vide comble les trous par devoir génétique klammer, klammer, mais poney tu sais, Mickey ne doit rien connaître klam, de la violence des hommes klammer, pas le stupre, seulement le soub'klam, le bourbre'mer [...]

 

L'ouvrage se termine d'ailleurs par cette phrase emblématique:

Puissiez-vous lecteurs, faire chanter ces restes et un jour entre sans queue ni tête, femmes à barbe et éléphantasiaques, toute la fresque l'exhiber aux foules dans votre roulotte qui sauf l'hémicycle de quelqu'intitut de criminologie, contient d'ores et déjà le monde entier cette fosse commune.

 

Il faut un grain de folie pour écrire de tels textes et un grain de folie pour les lire... Ce n'est pas toujours dissuasif: la preuve...

 

Francis Richard

 

Crevures, Stéphane Montavon, 104 pages, éditions d'autre part

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20 mai 2016 5 20 /05 /mai /2016 22:30
L'enfant du placard, de Tiffany Jaquet

Dans les années 1960, chaque saison, du printemps à l'automne, des milliers d'Italiens viennent travailler en Suisse, qui dans la construction, qui dans le génie civil, qui dans la restauration, qui dans l'hôtellerie. L'enfant du placard, de Tiffany Jaquet, est un roman qui se passe en parallèle dans ces années-là et en 2010.

 

Enzo et Tatiana Mancolo sont originaires d'un petit village, proche de Pérouse. Au printemps 1963, ils viennent en Suisse pour y travailler, pour la première fois, et leur première étape est Brig, dans le canton du Valais. En fait le canton de Vaud est leur destination, après qu'ils ont rempli toutes les conditions imposées à leur entrée sur le territoire helvétique par les autorités.

 

Tatiana servira à l'Auberge Fleurie, à Lausanne, établissement tenu par Marie Gerbault. Enzo travaillera sur le chantier de l'autoroute entre Lausanne et Genève, alors en construction. Enzo et Tatiana logeront dans les combles de l'auberge. Leurs rémunérations ne leur permettant pas d'envisager d'habiter ailleurs, du moins au début.

 

Dans le train qui les a emportés vers le pays prospère de leurs rêves, Enzo et Tatiana ont fait la connaissance d'un couple de compatriotes, montés à Milan, Gianluca et Carmina Casaroli, qu'une fois prises leurs premières marques, ils ont beaucoup de plaisir à retrouver le dimanche et avec lequels ils se promènent à Ouchy.

 

Les débuts ne sont pas faciles pour les deux amoureux, d'autant que ni Enzo ni Tatiana ne parlent le français. Néanmoins ils auront assez vite l'envie de faire leur vie en Suisse, surtout après la naissance de leur fille Maria à l'été 1964, l'année de l'Expo Nationale, tandis que Gianluca et Carmina savent déjà qu'ils retourneront définitivement un jour en Italie.

 

A l'époque le regroupement familial n'existe pas. Bien que née en Suisse, la petite Maria y est donc indésirable et indésirée, et ses parents ont maille à partir avec la police. Après avoir dû la placer un temps dans un orphelinat italien proche de la frontière, Enzo et Tatiana décident qu'elle vivra avec eux, cachée dans l'auberge, avec l'assentiment de sa patronne. C'est elle, Maria, l'enfant du placard.

 

Un peu de moins de cinquante ans plus tard, Claire, séparée de Patrick depuis cinq ans, vit avec leurs deux filles, Flore et Olivia, des jumelles dont la beauté physique n'a d'égale que la différence de leur caractère. Fille unique, Claire voulait en effet avoir deux enfants, mais elle ne s'attendait certes pas à ce qu'elles débarquent sur Terre en même temps...

 

A l'automne 2010, la mère de Claire, huitante ans, décède brusquement. Il faut déménager la Maisonnette qu'elle habitait et où Claire a vécu avec elle, au milieu de nulle part. C'est à cette occasion qu'Olivia découvre sur le bureau de sa grand-mère maternelle une enveloppe avec une seule inscription:

 

Pour ma fille chérie, à n'ouvrir qu'après ma mort.

 

Claire met un certain temps à ouvrir cette enveloppe qu'Olivia lui a tendue et qui lui est destinée. Sans doute parce qu'elle appréhende les larmes qui couleront inévitablement de ses yeux après l'avoir ouverte. Un soir pourtant, alors que les jumelles dorment chez leur père, elle cède à la tentation de l'ouvrir.

 

L'enveloppe contient une lettre émouvante, datée du 17 juin 1995. Un passage retient particulièrement son attention: Ma chère Claire, j'aurais tant voulu te parler plus de ton enfance, de mon mari, des personnes qui ont compté pour toi, de Tatiana et Enzo, mais tu sais que je ne suis pas très bavarde et que je n'aime pas les sujets qui nous replongent dans la nostalgie du passé.

 

Habilement, l'auteur d'une part apprend au lecteur ce qu'il advient d'Enzo et Tatiana dans les années 1960, ce qui lui permet de revisiter la condition des saisonniers pendant cette décennie, et d'autre part elle fait part des difficiles progrès de la quête de Claire, qui n'a de cesse de savoir qui sont ces Tatiana et Enzo dont parle sa mère dans sa lettre, et dont elle ne connaît même pas le patronyme.

 

Toutes les pièces du puzzle ne sont assemblées qu'à la fin du livre, qui joint ainsi l'utile à l'agréable, puisqu'il est à la fois captivant et historique: même si l'histoire ne se repète pas - d'aucuns disent qu'elle bafouille -, des situations d'hier y trouvent leur écho dans celles d'aujourd'hui, mutatis mutandis.

 

Au contraire de ce qu'Euclide prend comme hypothèse de sa géométrie, les parallèles des deux époques finissent par se rejoindre, tandis que des questions bien humaines se posent aux personnages, comme celle pour Claire de ne pas rester seule. N'a-t-elle pas écrit un jour dans un bloc-notes cet objectif en lettres majuscules: CHANGER DE VIE, RENCONTRER DES HOMMES?

 

Francis Richard

 

L'Enfant du placard, Tiffany Jaquet, 282 pages Plaisir de lire

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15 mai 2016 7 15 /05 /mai /2016 10:30
Escales, de Frédéric Vallotton

Frédéric Vallotton a fait deux croisières de blaireaux de luxe avec son compagnon Cy., sur l'instigation de ce dernier: Il me pousse à participer à des trucs très communs, un peu ploucs et concrets. Nous ne parlons pas littérature, ni politique, ni société, ni rien de connoté "sérieux".

 

Ces deux croisières, l'une en Baltique, l'autre en Méditerranée, à bord d'un bateau de la MSC (le premier tient plus du complexe balnéaire de luxe que de la marine), sont l'occasion pour eux de faire des Escales, à Tallinn, à Stockholm, à Saint-Pétersbourg, à Bari, au Pirée, à Katakolon, à Kotor...

 

En croisière baltique, sa conscience de se fourvoyer lui tient lieu de petit bras atrophié et le range parmi les "mauvais": En dépit de mes lectures, Thomas, Julien, François et Gustave, je faisais partie des "méchants" durant cette croisière, du tas d'abrutis, de la masse piétinante et irrespectueuse.

 

Thomas, Julien, François et Gustave?

 

- Thomas, c'est Mann, dont il commence la lecture d'Altesse royale, lors de la première croisière, avec un à-propos qui lui échappe alors, et dont il relira Mort à Venise à l'occasion de la deuxième.

- Julien, c'est l'immense Green, évidemment.

- François, c'est Mauriac: Dans ma province [Morges], je suis en mode Mauriac, sa délicatesse, son obsolescence, son catholicisme. 

- et Gustave, j'imagine que c'est Flaubert, le pourfendeur des idées reçues. Ce qui ne doit pas être pour lui déplaire.

 

De voyage, il rentre plus démuni tant matériellement que psychologiquement. Mais il fait comme si "tout était bien": Je sais me souvenir mieux que personne, évoquer avec couleurs, ma petite conscience parmi le troupeau, conspuant le troupeau et y trouvant mon compte comme le premier jobard venu!!!

 

Paradoxalement il ne se sent jamais aussi près de son terroir qu'à dix mille mètres d'altitude... Alors, pourquoi partir? On se le demande. Il répond: Je voyage pour enrichir, accroître une vie que je trouve trop souvent stérile et pauvre.

 

En fait, en voyage, quand il ne lit pas, il chine ou il écrit: Je me donne l'impression de vivre un tant soit peu dans toutes mes villégiatures, j'y achète du thé, de la vaisselle, des crèmes de jour, des cotons-tige, je m'y raconte des bouts d'histoire, j'y tricote un chapitre puis je rentre heureux d'avoir élargi mon terrain de jeu.

 

Quand il chine, comme à Tallinn, il peut faire fort: J'y ai acquis une tasse en faïence motif bleus néerlandais fabriquée en Indonésie, un petit cahier dont la jaquette présente un dessin à l'aquarelle du château de Chillon et ce cahier cartonné en moleskine vert menthe, d'une valeur de 3€, payé par Cy. dans la supérette du port.

 

Quand il écrit, il n'embarrasse pas le lecteur de blablas inutiles, d'intrigues qui n'en sont pas, de dialogues indigents, ni de l'ineptie d'un récit à la "Top Model": Je porte des valeurs, une vie, son histoire, des expériences, une sensibilité et la foi catholique.

 

Et le lecteur se laisse embarquer parce qu'il témoigne de tout cela... en bateau, à la plage, à l'église, dans une exposition de peinture, dans une supérette ukrainienne de la banlieue de Varsovie, dans l'intimité de [ses] appartements comme dans l'ignoble cohue des transports publics.

 

Ces escales ne lui inspirent donc pas de récits purement touristiques, mais surtout des réflexions bien senties et des digressions égotistes. Aussi ce témoignage humain, qui ne l'est pas trop, qui l'est juste ce qu'il faut, ravit-il le lecteur, qui, du coup, ne peut que s'affliger quand l'auteur remet son capuchon à sa plume varsovienne et ferme son cahier tallinois.

 

Francis Richard 

 

Escales, Frédéric Vallotton, 168 pagesOlivier Morattel Éditeur

 

Livres précédents:

La nouvelle fuite à Varennes, 162 pages, Les Éditions Baudelaire (2015)

Journal de la haine et autres douleurs, 144 pages, Olivier Morattel Editeur (2015)

Canicule Parano, 136 pages, Hélice Hélas (2014)

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14 mai 2016 6 14 /05 /mai /2016 17:00
La batrachomyomachie, traduction nouvelle de Bertrand Schmid

La batrachomyomachie est un mot constitué de:

  • batracho du grec ancien βάτραχος (batrakhos) "grenouille"
  • myo, du grec ancien μῦς (mus) "rat"
  • machie, du grec ancien μαχια (makhia), de μάχη (makhê) "combat"

 

Le livre, édité dans une traduction nouvelle de Bertrand Schmid, porte un sous-titre qui en exprime le propos: L'Ilion des grenouilles et des rats, c'est-à-dire La Troie (Ilion est l'autre nom de Troie) des grenouilles et des rats. Le lecteur est ainsi implicitement prévenu: il s'agit d'une parodie animalière de l'Iliade d'Homère.

 

Dans sa préface Sophie Bocksberger, de l'Université d'Oxford, rappelle que ce poème, une pure merveille littéraire, aujourd'hui réédité dans une traduction moderne, est attribué à Homère, mais que rien n'est moins sûr, puisque le texte qui nous est parvenu comporte des références au poète Callimaque... Il commence comme la fable d'Esope, Le Rat et la Grenouille, puis bascule dans l'épopée.

 

Cette traduction nouvelle est bien une traduction moderne. Bertrand Schmid s'en explique dans sa post-face. Il s'agit pour lui de transférer les références, recomposer les jeux de mots, ôter prudemment leurs racines du terreau originel pour les transplanter. Le texte grec se réfère à Esope, à Callimaque, le texte français s'inspire de Diderot, de Voltaire, de Cyrano de Bergerac... et convoque La Fontaine, bien sûr:

 

Un barboteur cyclopéen le vit et lui tint à peu près ce langage...

 

Dans le texte originel des expressions homériques voisinent avec des tournures triviales, Bertrand Schmid plus fidèle à l'esprit qu'à la lettre fait de même. Ainsi Athéna s'adresse-t-elle à Zeus son père: Papa, jamais plus je ne donnerai un coup de pouce aux rongeurs quand ils sont opprimés, puisqu'ils m'ont fait de nombreux torts, en bousillant mes gurlandes et mes lampes pour leur huile. Ce qu'ils ont fait a fini par me gonfler...

 

Même s'il résulte d'un pari entre érudits, cette traduction d'un texte qui, à l'époque byzantine, servait aux écoliers d'introduction à l'Iliade, n'est donc pas réservée aux seuls érudits (qui trouveront de quoi nourrir leur science en lisant les nombreuses notes situées à la fin). Elle met à la portée de tous un poème divertissant qui n'est pas si connu et qui se prête à l'exercice de la modernité.

 

Francis Richard 

 

La Batrachomyomachie, traduction nouvelle de Bertrand Schmid, 56 pages, Hélice Hélas

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8 mai 2016 7 08 /05 /mai /2016 14:00
Vertigineuse, de Françoise Pirart

Siri était fascinée par l'idée qu'un être humain, quels que soient les actes qu'il ait commis, puisse être, par la détention, réduit à rien, à l'inactivité et donc à une dévalorisation personnelle.

 

Celui qui a fait le mal doit être puni, dit Dorian, un ancien détenu.

 

Ces deux visions de la prison s'opposent dans le livre de Françoise Pirart. L'une est celle de quelqu'un qui la voit de l'extérieur, l'autre de quelqu'un qui l'a vécue de l'intérieur. L'une est en quelque sorte idéaliste, l'autre serait réaliste... Peut-être, mais, en définitive, prison ou pas, comme le dit un des personnages de Vertigineuse, seul, celui qui a foi en la vie restera un être libre...

 

Siri, d'origine algérienne, a été adoptée à l'âge de deux ans par Cathy et Jean Delporte, un couple d'une quarantaine d'années, qui avait déjà un fils, Emmanuel. Au moment où commence le récit, elle est devenue illustratrice de livres pour la jeunesse et son frère, de onze ans plus âgé qu'elle, qui lui est toujours proche, est devenu avocat. Elle est célibataire, il est marié - toujours volage -, et a deux enfants.

 

Parce qu'elle s'intéresse aux conditions de détention et qu'elle a beaucoup lu sur le sujet, Emmanuel lui parle un jour d'un livre en anglais sur les exécutions capitales aux Etats-Unis. Dans ce livre, l'auteur décrit l'horreur des derniers moments des condamnés. Ce qui ne peut que renforcer l'empathie que Siri éprouve très naturellement pour ces êtres humains dévalorisés par l'incarcération.

 

Cette empathie de Siri pour les prisonniers l'a conduite dans le cadre de l'association Art en prison à proposer un stage artistique en milieu carcéral. Bien que le directeur de la prison soit sceptique, elle donne donc des cours de dessin à onze détenus, avec succès. L'un d'entre eux, qui ne revient pas, lui laisse un jour, en partant, un portrait d'elle, qui l'étonne par l'intensité donnée à son regard sans qu'il possède de technique.

 

Alors qu'elle ne cesse de penser à cet inconnu, par hasard, elle le rencontre à la gare de Bruxelles. C'est le commencement d'une histoire improbable entre eux. Le jeune homme, qui est en fait sorti de prison après avoir purgé un tiers de sa peine et qui se prénomme Dorian, ne se livre pas à Siri. Il reste énigmatique, évasif quant à son passé. Mais elle n'en succombe pas moins au vertige de l'amour.

 

Sa vie est vertigineuse à un autre titre, physique. Elle éprouve en effet des sensations hypnotiques en conduisant sa voiture. Et les images se désynchronisent devant elle: Les fibres nerveuses des yeux étaient atteintes, les informations ne parvenaient au cerveau qu'après un temps de retard, certes infime, mais suffisamment important pour rendre la vision décalée et provoquer une fatigue considérable.

 

En contrepoint du récit, se déroule un autre récit, celui d'une affaire qui s'est passée il y a une quinzaine d'années auparavant aux Etats-Unis. Un homme a été condamné à l'époque pour le meurtre d'une jeune fille, Lynda Mc Loyd. Quelques mois plus tôt, il devait être exécuté, mais son exécution a tourné au fiasco. Cette affaire, qui a récemment défrayé la chronique, semble donner raison à l'empathique Siri...

 

Les amours de Siri et de Dorian sont mises à mal par un passé que Dorian s'obstine à dissimuler à Siri et que Siri s'obstine à vouloir connaître. Dorian répète: Je ne suis pas celui que tu crois...Quitte-moi, je ne te mérite pas... Tu ne sais pas qui je suis. Mais il ne dit rien pour autant et Siri veut savoir: elle ne peut pas se contenter d'être un pantin, une petite chose toute molle, entre ses bras, qu'elle ne semble pas vouloir baisser...

 

Le lecteur ne saura qu'à la fin si sortira de son puits la vérité sur Dorian, dont le prénom rappelle celui du personnage d'Oscar Wilde, et si, pour ce qui concerne les amours contrariées des deux jeunes amants, se vérifiera l'aphorisme de Franklin P. Jones: Love doesn't make the world go round. Love is what makes the ride worthwhile, c'est-à-dire L'amour ne fait pas tourner le monde. Mais grâce à lui, le voyage en vaut la peine.

 

En tout cas, la lecture de ce roman en vaut la peine, et d'ailleurs, à vrai dire, ce n'est pas une peine mais un plaisir que de le lire...

 

Francis Richard

 

Vertigineuse, Françoise Pirart, 176 pages, Éditions Luce Wilquin

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7 mai 2016 6 07 /05 /mai /2016 11:40
Nage libre, d'Olivier Chapuis

Ceux qui connaissent les piscines du bord du Léman devrait reconnaître celle-ci, située à P*: Les deux bassins, l'un destiné aux nageurs, l'autre aux baigneurs qui se contentent de patauger dans quatre-vingts centimètres d'eau, sont entourés d'une belle pelouse tondue ras. Au nord, les vestiaires-douches-pissotières, à l'ouest, le  restaurant et, au sud, le lac qui scintille au coeur de l'été. Il n'y a pas de plage mais une digue de pierre bétonnée perpendiculaire à la pelouse.

 

C'est en ce lieu que se situe l'intrigue de Nage libre, d'Olivier Chapuis. Ce roman se présente sous la forme d'un journal intime, que l'on peut considérer comme un disque externe branché au central et censé en soulager la mémoire, sauf qu'en l'occurrence il s'agit d'un cahier, tenu du 8 juillet au 12 août, retrouvé là par un baigneur, qui n'a pas résisté à la tentation de le lire et qui a été alarmé par son contenu.

 

Le diariste apprend qu'il est atteint d'une maladie orpheline, le syndrome de Balthasar. Cette maladie aboutit à une animalisation du sujet: L'anatomie du patient n'est pas affectée - il se transforme progressivement et intérieurement en animal. En d'autres termes, il ne sera plus capable un jour de penser tel un humain, il sera un animal avec un corps d'homme. Une évolution qui peut lui être insupportable.

 

Les symptômes de cette maladie? Le patient se sent un peu patraque; il ressent des élancements dans la tête; les douleurs sont espacées dans le temps mais s'amplifient avec, sans que les calmants les soulagent. Le patient se comporte de plus en plus comme un animal. A priori cette maladie n'est pas contagieuse. Peut-être est-elle génétique. Il n'y a pour l'heure que quatre cas recensés dans le monde...

 

Comme un malheur n'arrive jamais seul, la loi de Murphy s'appliquant, la compagne du diariste le quitte quand elle apprend son infortune. Alors, comme il s'est surpris à se comporter comme un chien, et ne voulant pas le devenir, il décide de passer son dernier mois sur terre à la piscine, puis, à l'échéance, de se jeter à l'eau, bourré de médicaments et d'alcool, en espérant que la noyade sera douce.

 

Pourquoi une piscine? Parce qu'il regrette de ne pas avoir d'enfants, ce qui donnerait un sens à sa vie. Alors, la piscine, donc, parce que sous le soleil, dans la touffeur estivale, avec ces peaux couleur caramel mises en valeur par des maillots de bain à la présence presque confidentielle, l'érotisme se déploie: La piscine est séduction. La piscine respire l'amour, le sexe, la rencontre d'une nuit ou d'une vie.

 

Le lecteur apprendra donc, ou pas, pendant les trente jours qui suivent les résolutions qu'il a prises, si le narrateur fera la connaissance d'une femme, s'il parviendra à la mettre enceinte, si sa maladie aura continué d'évoluer et s'il mettra son projet de fin ultime à exécution. En tout cas cette maladie tombe à point nommé pour le faire, le point, puisque, traducteur-adaptateur indépendant pour des agences de publicité, il a décidé il y a six mois d'arrêter.

 

Ces trente jours sont l'occasion pour le diariste d'observer, par beau ou mauvais temps, le microcosme d'une population piscinophile, une Suisse en miniature. Il le fait avec humour, un humour, qui allège ses lourdes réflexions et se prolonge dans ses échanges avec de jolies femmes ou avec Monique, petite, mafflue, ventripotente, pas du tout le genre de femmes qui peuplent les rêves des hommes... ou encore avec un présentateur télé, qu'il ne possède pas...

 

Les piscines découvertes du bord du Léman rouvrent la semaine prochaine. Le lecteur qui s'y rendra après lecture de ce roman ferait bien de se remémorer ce passage:

J'ai nagé deux kilomètres. Un automate. A chaque virage, je me cognais contre le bord du bassin. Deux kilomètres sans reprendre haleine, les bras tendus, les jambes battant le rythme, tous les cinq mouvements je sortais la tête pour gober l'air...

Et cet autre:

J'ai regardé les montagnes, alignées au sud-est, sur l'autre rive, impassibles dans leur armure de granit. Sur les sommets, des névés résistaient à l'assaut de la canicule.

 

Il se rendra compte alors que la réalité dépasse bien la fiction, mais s'en serait-il vraiment aperçu sans le livre d'Olivier Chapuis? C'est pourquoi il ne pourra pas regarder comme avant la microsociété qui l'entourera; il la regardera d'un autre oeil, comme aiguisé par ce qu'il aura lu, qui n'aura pas ébranlé ses incertitudes, mais, au contraire, les aura renforcées.

 

Francis Richard

 

Nage libre, Olivier Chapuis, 144 pages, Éditions Encre Fraîche

 

Livre précédent:

Le Parc, 96 pages, BSN Press (2015)

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5 mai 2016 4 05 /05 /mai /2016 22:55
Derrière les panneaux il y a des hommes, de Joseph Incardona

Julie connaît ce visage. Et bêtement, stupidement, elle ne peut s'empêcher de penser à cette phrase qu'elle a relue cent fois sur l'autoroute: derrière les panneaux il y a des hommes.

 

Toute l'histoire du polar éponyme de Joseph Incardona se passe sur cette autoroute et dépendances et commence le 15 août 2012, le jour de l'enlèvement à l'aire des Lilas de Marie Mercier, 12 ans, que ses parents, Marc et Sylvie, ont laissé faire le tour de la station-service pendant qu'ils avaient à parler.

 

Pierre Castan vit dans sa voiture depuis des mois et se déplace sur l'autoroute d'une aire l'autre. Naguère médecin légiste, pendant dix-sept ans, il n'a plus qu'un seul but dans la vie: chasser celui qui, le 5 janvier 2012, a enlevé sa fille Lucie à l'aire des Acacias, et le lui faire payer.

 

Pascal Folier, 31 ans, enfant de la DDASS, est cuistot dans un des restaurants de l'autouroute. Il est devenu sourd à la suite d'un accident de moto, mais a très bien appris à lire sur les lèvres. Le Mal qui tempête sous son crâne n'attend que l'occasion de s'en échapper... Il peut s'avérer violent.

 

Ingrid Castan ne se remet pas de la disparition de sa fille. Elle vit confinée chez elle, en dépression, attendant les rapports téléphoniques que lui fait son chasseur de mari. Elle bouffe, boit, fume, se fait livrer ce qu'elle veut, baise et suce les livreurs, ou s'escrime sur son sexe de manière obsessionnelle.

 

Gérard Lucino, 47 ans, est le directeur de quatre relais de cafétéria sur le réseau autoroutier Sud-Ouest. Depuis qu'il est parvenu à ce sommet, il s'est cru arrivé et s'est laissé aller: il a divorcé, il est devenu un sanguin accro à la bouffe trop riche et au cul des gonzesses, qui boit trop.

 

Dès le début, le lecteur sait que c'est Pascal qui a enlevé Marie et qu'il en est au troisième enlèvement de petites filles, de 8 à 12 ans, sur la même autoroute. Après Catherine Mangin, en septembre 2011, à l'aire des Minosas, ce fut donc au tour de Lucie et c'est, maintenant, à celui de Marie.

 

L'enquête est confiée au capitaine de gendarmerie Julie Martinez et au lieutenant Thierry Gaspard. Le lecteur ne se pose en fait qu'une question: Pascal se fera-t-il prendre par ces pandores? Il ne le saura qu'après avoir vécu sur l'autoroute quelques jours avec les personnages précédents et en avoir rencontré d'autres:

 

- Lola X, 22 ans, un travesti, qui n'a pas eu le courage de se faire enlever le pénis et qui exerce dans un bosquet de l'aire des Lilas

- Jacques Baudin, qui est affecté depuis douze ans à l'entretien de l'aire des Cyclamens et qui garde tout ce qu'il y trouve

- Bernard Gorot, 55 ans, professeur d'université, qui est en goguette avec Solange, une de ses étudiantes

- Chacal, journaliste, bon, très bon depuis qu'il a quitté ses idéaux

- Tía Sonora, 79 ans, vieille maquerelle reconvertie dans la voyance, amie de Lola...

 

Tous les personnages de ce polar noir, où la condition humaine semble dépourvue de sens (l'un dit que l'enfer, c'est l'éternité, l'autre qu'après, on va mourir et [qu'] il n'y a rien), gravitent donc autour de l'autoroute, de près ou de loin, et font leur entrée en scène, les uns après les autres, comme au théâtre.

 

Ces personnages d'un microcosme autoroutier peu reluisant sont ceux d'une tragédie (la tragédie est plus fréquente que le bonheur) où, comme le pense Tía Sonora, la vérité n'est rien d'autre que l'existence elle-même et le mensonge là où les gens veulent être, c'est-à-dire dans l'ailleurs, dans le rêve...

 

Francis Richard

 

Derrière les panneaux il y a des hommes, Joseph Incardona, 288 pages Finitude

 

Livre suivant:

Permis C, 232 pages, BSN Press (2016)

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3 mai 2016 2 03 /05 /mai /2016 22:00
Parti voir les bêtes, d'Anne-Sophie Subilia

Il y a trois ans, quand tu as vu la pancarte "à louer" placardée sur un cabanon, tu n'as senti aucune hésitation. Des glands de chêne et un vieux fauteuil en osier traînaient sur le semblant de terrasse. Il y avait de l'unanimité: cette ancienne remise était pour toi, suffirait.

 

Le cabanon dont il s'agit se trouve dans un lieu-dit, la Gloye, au petit nom imprononçable pour les gens de passage. C'est en fait le village d'enfance, à demi perché sur une butte, de celui, à qui s'adresse la narratrice de Parti voir les bêtes, le roman d'Anne-Sophie Subilia.

 

A temps partiel, il travaille à la périphérie dans un des bureaux de la ville. Il quitterait bien ce poste et se contenterait d'encore moins, si son neveu, Cyril, le fils de sa soeur Alice, n'avait pas besoin de lui et si lui n'avait pas besoin de pourvoir à des aspects de [la] vie de [son neveu].

 

La Gloye, c'est donc sa contrée. Il a dû la quitter quand son père a vendu la ferme familiale alors qu'il était tout gamin. Il n'avait pas pleuré, il n'avait pas crié, mais cela l'avait mis en horrible état: une boule a durci dans [sa] gorge avec les années.

 

Installé dans son cabanon, plutôt que de s'occuper de ruches, comme il en avait l'intention, il restaure, en autodidacte, des meubles dans l'atelier du vieux Tristan, qui se lamente d'être le dernier paysan du coin et qui lui permet de se servir de tous ses outils.

 

Claire, sa coiffeuse, lui fait sa pub. Aussi n'est-il pas besoin de dessin à Freddy, le retraité du petit train local disparu, pour entrevoir qu'entre elle et lui il y a peut-être une piste... Mais quels projets peut-il avoir avec elle, puisqu'il se sait stérile?

 

Pendant ce temps-là sa contrée évolue. Il aurait bien aimé que non. Un grand groupe industriel a décidé d'y investir. Il y aura des dizaines de locaux et des parkings. Des villas mitoyennes verront le jour pour loger une partie de ceux qui y travailleront. Cela le met dans une colère impuissante.

 

Il a sans doute peur des moments transitoires - apparitions, disparitions - qui modifient l'état des choses. Il voudrait en fait que tout reste en l'état: Rien ne doit sans aller. Tu vas vieillir, mais ces lieux ne doivent pas changer avant ta mort, sinon tu es perdu.  

 

Il est retourné à la terre de son enfance, toujours meurtri d'avoir dû la quitter. Il est parti voir les bêtes. Mais, si les bêtes ne décident pas de vivre encore un peu ou de monter dans un camion fatal, lui a le choix: il peut tout briser comme un enfant rageur ou se conduire en homme...

 

Francis Richard

 

Parti voir les bêtes, Anne-Sophie Subilia, 142 pages, Zoé

 

Un livre précédent:

Jours d'agrumes, L'Aire (2013)

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29 avril 2016 5 29 /04 /avril /2016 22:55
Relier les rives, de Marie-Claire Gross

Quand la nuit tombe, je m'assieds face à l'ordi. J'enfile mes lunettes et allume la lampe. Silence. Je tape le mot de passe, enregistre un document Word: Relier les rives, titre sur l'écran.

 

Celle qui s'exprime ainsi s'appelle Lou-Anne Friol. Elle appartient aux services sociaux de la ville du bord du lac. Elle est l'une des deux voix de Relier les rives. Elle remplace, pendant ses vacances, Mme Lehner qui s'occupe des subventionnés, c'est-à-dire des habitations à loyer modéré helvétiques.

 

L'autre voix, c'est celle de Soraya, comme Lou-Anne l'appelle, une migrante, originaire de Jaffa, qui, partie de Zarka en Jordanie, où sa famille est passée, est arrivée en Suisse en 2002, via Istanbul, itinéraire connu désormais, avec son mari, Ali, et ses trois filles, Leïla, Nour et Yasmine.

 

Soraya, maintenant divorcée, habite seule un deux-pièces à l'étage, rue du Soleil, et travaille au rez, au tea-room. Mais elle va devoir partir parce que la maison va être vendue et démolie. C'est une lettre du proprio, d'octobre 2013, Monsieur Bonhôte, qui, sans ménagement, le lui a annoncé. 

 

Début 2014, le tea-room est fermé. Soraya travaille dorénavant au Café du Commerce, à l'autre bout de la ville. Elle aide à la cuisine, à la plonge. Sinon, elle croit se libérer des affres de son existence par l'alcool, qu'elle écluse avec des potes et qui, certes, la désinhibe, mais aussi la perd.

 

Lou-Anne recourt à l'écriture, bulle à soi, liberté immense, aussi nécessaire que périlleuse dans [son] quotidien de femme active. Elle écrit sur Soraya et nourrit son récit de rencontres avec des personnes qui ont pu la côtoyer ici ou là, et de lieux qu'elle a fréquentés et sur lesquels elle se rend.

 

Devoir quitter son logement rend précaire la vie de Soraya. Elle peut toutefois compter sur l'amour de ses filles en dépit de leurs heurts, et sur l'aide d'amis: Ciro lui trouve une cave où s'abriter pendant un temps; Jock l'héberge dans son studio quelques nuits; Nicole lui permet quelques fois de se doucher chez elle.

 

Lou-Anne raconte donc Soraya et Soraya se raconte dans ce roman de Marie-Claire Gross. Et leurs deux récits se complètent: l'un parce qu'il est fruit d'une reconstitution pleine d'empathie pour celle qu'elle n'a pas rencontrée, l'autre celui d'un vécu plein de ces petits faits vrais, heureux ou malheureux, qui jalonnent l'existence d'une femme en galère.

 

Le lecteur ne doute donc pas un instant que cette histoire ne soit inspirée d'une histoire vraie. Et le titre du livre donne bien l'idée de son contenu, tentative réussie de réunir tout ce qui sépare, comme un pont peut relier deux rives, c'est-à-dire, métaphoriquement, leur permettre de se connaître.    

 

Francis Richard

 

Relier les rives, Marie-Claire Gross, 136 pages Bernard Campiche Editeur

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28 avril 2016 4 28 /04 /avril /2016 22:25
Dans l'ombre de l'absente, d'Olivier Pitteloud

Le vieux fou est mort, l'automne dernier, tu sais, celui qui a perdu sa gamine, il y a vingt ans, le jour de la fête à l'alpage. On n'a jamais retrouvé son corps, à la gamine.

 

La gamine s'appelait Marysa. Elle avait dix-sept ans quand elle a disparu, un 16 septembre. C'était donc il y a vingt ans. C'est elle l'absente, dans l'ombre de laquelle trois hommes ont vécu pendant ces vingt ans, chacun à sa façon: un jeune homme qui l'aimait, un camarade de celui-ci prénommé Ferdi et le père de Marysa.

 

Le jeune homme gauche, qui était amoureux d'elle, sans savoir comment lui exprimer ses sentiments, la revoit vingt ans après, la fille d'immigrés: ses longs cheveux noirs et lourds, ses yeux noirs, sa peau fine et pâle, parfois semée de minuscules taches rosées quand elle avait couru ou quand elle était gênée.

 

Il sait ce qu'il est advenu d'elle: Il était là. Il a tout entendu. Et Olivier Pitteloud le raconte au tout début de son roman, Dans l'ombre de l'absenteAussi n'est-ce pas le fin mot du drame qui est important. Ce qui est important, c'est ce qui se passe dans la tête des trois hommes qui ont survécu à ce drame et qui ne s'en remettent pas, à des degrés divers.

 

Ce soir-là, celui de la fête de la jeunesse, le jeune homme a suivi Ferdi et Marysa. Il ne voulait pas savoir ce qui allait se passer dans la baraque du garde-chasse située au bord du ravin, mais ses pas l'y ont conduit comme malgré lui. Marysa y a été violée par Ferdi. Elle a voulu s'échapper, mais elle est sortie par la porte qui donnait sur le ravin...

 

Du jeune homme, l'auteur ne dit pas trop ce qu'il est devenu, sinon qu'il savait mais qu'il s'est tu, se tait et se taira. Revenu au village, où il ne connaît plus personne, mutique, il regarde la mère de Marysa: Il suffirait de s'avancer, de dire, oui, je sais, elle a chuté, son corps a été happé par la nuit et le vide. Il suffirait. Mais il n'en a pas la force.

 

Ferdi, le nanti, dont la beauté était celle du diable, est devenu assureur. Revenu au village pour prospecter, il regarde la mère de Marysa et il lui semble bien qu'il la connaît. Il hésite cependant à aller la voir et à lui faire son baratin: Il sent confusément que cela va touiller là où il ne veut rien touiller. Il le sent. Et il n'a pas tort parce que le passé lui revient...

 

La mère de Marysa regarde son homme aux cheveux blancs, qui ont commencé à blanchir peu après l'absence de Marysa (le seul souci de ce dernier est qu'elle ne le reconnaisse pas quand elle reviendra...): Les yeux sont fermés, mais sur les lèvres, un sourire. Il a l'air heureux [...] mais sans elle, sans elle qu'il a choisie il y a longtemps.

 

Pour faire connaître au lecteur ce qui se passe dans la tête des trois hommes, l'auteur plonge dans leur passé qui a précédé le drame, explique comment ils le perçoivent vingt ans après et en tire les conséquences pour chacun d'eux: le jeune homme est triste indéfiniment, Ferdi se ressent coupable et le père de Marysa est devenu fou, et vieux...

 

Francis Richard

 

Dans l'ombre de l'absente, Olivier Pitteloud, 120 pages, L'Âge d'Homme

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25 avril 2016 1 25 /04 /avril /2016 19:00
Veneno, d'Ariel Bermani

- Toi, t'es pas Quique: c'est pas un nom qui te va.

- Je suis qui alors?

Quique était vexé.

- Toi, t'es pas Quique, a répété Leo: toi, t'es Veneno.

 

En espagnol, veneno signifie venin, poison. Autrement dit, Enrique Domingo, le protagoniste du livre d'Ariel Bermani, n'est pas affublé d'un surnom des plus aimable... C'est un camarade de l'Action catholique argentine (où il ne sera resté que quelques mois), Leo Iglesias, qui, charitablement, le lui a donné, en 1978, quand ils se sont rencontrés.

 

L'auteur raconte donc l'histoire de Veneno, alias Quique, alias Frangin, sur fond d'histoire tourmentée de l'Argentine, en faisant le récit de quatre journées de sa vie d'homme né en 1963: le 25 janvier 1978, le 3 mars 1988, le 10 septembre 1998 et le 18 novembre 2003. Un récit qui ne se déroule toutefois pas vraiment dans l'ordre chronologique: ce serait trop simple...

 

Veneno n'est pas un intellectuel, mais il n'est pas un âne. Il n'est pas mignon, mais il n'est pas moche. Il n'est pas gentil, mais il n'est pas assez méchant pour tuer ou voler. En dépit de son oeil de travers, de sa maigreur et de sa petite taille,  autant dire qu'il est court-sur-pattes, il est en mesure de plaire aux femmes et de satisfaire toujours, ou presque, un appétit sexuel... démesuré.

 

Aussi, lors de chacune de ces journées de la vie de Veneno, des femmes du petit peuple argentin occupent-elles la scène: Cecilia, alias Petit Vagin d'or, qu'il a connue à l'église de Burzaco; Patricia, qu'il a rencontrée à l'atelier d'écriture de Beba et qu'il a épousée; Stella, qu'il a croisée au coin d'Alsina et de Goyena; Susana, la cousine de Patricia, qui est tombée raide amoureuse de lui le jour de leur mariage.

 

Veneno n'a jamais une thune, mais on lui fait crédit; il picole, il s'endort, mais il séduit - il donne d'ailleurs des conseils à ses potes pour emballer; il se marie et fait des enfants, ici ou là: quand on baise, on ne compte pas; il est ingérable: il a été montonero, radical, communiste, mais il fait surtout l'éloge du Che et lit tellement Neruda qu'il se met à écrire des poèmes...

 

Ce macho, incapable de décrocher un boulot, qui se laisse taper dessus dans les bagarres, est attachant malgré le poison qu'il représente pour les autres (ils n'arrivent pas vraiment à lui en vouloir de foutre en l'air tout ce qu'il touche). Sans doute parce que cet homme couvert de femmes est en fait misérable et destiné à se retrouver tout seul...

 

Francis Richard

 

Veneno, Ariel Bermani, 180 pages, BSN Press (traduit de l'espagnol par Pierre Fankhauser)

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23 avril 2016 6 23 /04 /avril /2016 17:30
Mémoire de fille, d'Annie Ernaux

Explorer le gouffre entre l'effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l'étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé.

 

C'est par cette sorte de note d'intention, retrouvée dans ses papiers, qu'Annie Ernaux termine Mémoire de fille. Elle résume bien l'intention qui préside à la rédaction de ce livre-confession, à l'écriture duquel elle a dû se mettre à plusieurs reprises.

 

L'effarante réalité est ce qui lui est arrivé à l'été 1958, quand, s'appelant encore Annie Duchesne, lycéenne originaire d'Yvetot, elle est monitrice dans une colonie, à S, dans l'Orne. A plus de cinquante ans de distance cela lui semble bien irréel et étrange.

 

Pour reconstituer la fille de S qu'elle a été, Annie Ernaux se fait en quelque sorte historienne d'elle-même:

 

Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j'ai été.

 

Et, pour ce faire, elle regarde des photos d'elle à l'époque, relis des lettres écrites alors à des amies, fait des recherches sur Google pour savoir ce que sont devenus les témoins, fait remonter à la surface, de manière très proustienne, sa mémoire saturée.

 

Une de ces photos est une photo d'identité en noir et blanc, collée dans son livret scolaire. Ce n'est pas elle sur la photo: La fille de la photo est une étrangère qui m'a légué sa mémoire. Elle n'a pas vraiment besoin de cette photo pour la voir... 

 

Cette étrangère, elle l'appelle elle dans ce livre. Elle la dissocie de je. C'est certes aventureux, mais cela lui permet d'aller plus loin dans l'exposition des faits et des actes de la fille de S, de la désincarcérer afin de pouvoir dire aujourd'hui: Elle est moi, je suis elle.

 

A la colonie de S, elle découvre la fête, la liberté, les corps masculins, c'est-à-dire un univers tout autre que celui qui était jusqu'alors le sien à Yvetot, celui de l'épicerie familiale et du collège religieux, où, première de classe, ses connaissances ne sont que livresques.

 

A la colonie de S, nature, elle sera humiliée par le groupe, mais le bonheur d'y appartenir sera plus fort et elle voudra rester des leurs; elle sera finalement dans l'orgueil de l'expérience, de la détention d'un savoir nouveau dont elle ne peut imaginer ce qu'il produira en elle dans les mois qui viennent.

 

En effet la trace qu'elle laissera d'elle à S et la trace que S laissera en elle lui feront prendre dans l'existence un chemin imprévu. Sans cela serait-elle devenue l'être littéraire qu'elle est aujourd'hui, qui se conduit en sujet libre?

 

Plus tard, plus de trente ans après l'été 1958, en 1989, après un week-end passé à Londres, en compagnie de plusieurs écrivains, elle écrira dans son journal ce qui est, peut-être, la plus grande vérité de ce récit:

 

Je ne suis pas culturelle, il n'y a qu'une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir. 

 

Francis Richard

 

Mémoire de fille, Annie Ernaux, 160 pages, Gallimard

 

Livre précédent chez le même éditeur:

 

Le vrai lieu (2014)

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Présentation

  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • Francis Richard
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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