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7 juin 2014 6 07 /06 /juin /2014 15:00
"Sirius" de Pierre Fankhauser

Sirius est l'étoile la plus brillante du ciel, la plus mythique.

 

C'est aussi le pseudo sous lequel Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde, quotidien né en 1944 sur les reliefs du Temps, signait ses éditoriaux. Ce pseudo faisait référence à Micromégas, héros du conte éponyme de Voltaire, natif de cette belle étoile. Son point de vue de Sirius lui permettait de prendre du recul, de laisser libre cours à son esprit critique et de relativiser...

 

Sirius, c'est également la destination des Transits des adeptes de l'Ordre du Temple Solaire, qui ont pris la forme de morts collectives dans les années 1990, en Suisse, en France et au Canada.

 

Pierre Fankhauser s'est basé sur l'un de ces transits, celui du mois d'octobre 1995, dans le Vercors, pour bâtir son roman. Les corps de 16 adeptes de l'OTS y avaient été retrouvés carbonisés, portant la trace d'un ou de plusieurs coups de feu, ayant apparemment absorbé des sédatifs, le visage recouvert de sacs plastique bruns.

 

Les protagonistes sont, dans le roman de Pierre Fankhauser, le chorégraphe le plus en vue de la scène contemporaine et son élève et amante, laquelle de jeune danseuse est devenue, sous sa férule, chorégraphe à son tour. Seule comptera finalement pour eux leur Vie future, où ils ne se rendront pas seuls...

 

Ce n'est que petit à petit que le lecteur en prend conscience. Car  le roman de Pierre Fankhauser est en effet construit d'éléments qui semblent au début n'avoir pas de liens entre eux, mais qui sont en fait les pièces d'un puzzle.

 

Il décrit des chorégraphies où les corps nus retrouvent les mouvements de reptation originels:

 

Les danseurs se touchent, se palpent, s'escaladent mutuellement, semblent chercher des prises dans le plateau, se muent en grimpeurs de l'horizontale et font basculer les perspectives.

 

Il fait tenir par d'aucuns des propos moralisateurs à leur sujet:

 

Cette matérialité du corps, cette abolition des frontières entre arts plastiques et arts vivants prônées par certains adeptes des chapelles à la mode ne servent ici qu'à légitimer un flirt aguicheur avec la pornographie.

 

Il rédige des rapports d'enquêtes médico-légales d'une grande précision technique sur les cadavres disposés en cercle sur le lieu du drame, une clairière isolée dans la montagne, entourée de mélèzes:

 

Les pieds vers le centre du cercle, le corps de la quinzième fidèle, entièrement carbonisé sauf le visage, est allongé sur le dos entre le corps du quatorzième fidèle et le corps de son propre fils, une balle dans la tête, une dans le coeur, lambeaux de sac-poubelle sur le sommet du crâne etc.

 

Il reproduit des circulaires émanant de L'équipe de l'association:

 

Notre objectif principal est de faire respecter la recherche spirituelle dans toute sa diversité et de mettre un terme aux liens qui sont faits entre mouvements sipirituels et manipulation mentale.

 

Il rapporte des discussions entre membres de ladite association:

 

Une dépression et même des idées suicidaires peuvent survenir chez les patients atteints de cette maladie. Si vous éprouvez de tels sentiments, consultez immédiatement votre médecin. [...] Je trouve extraordinaire de penser des choses comme ça, de se dire: La personne est dépressive, elle pense à se tuer, donc elle va demander de l'aide. Qu'est-ce qu'ils sont bien éduqués les patients, putain !

 

Etc.

 

Certes, le lecteur connaît la fin de l'histoire, mais il ne la connaît pas dans son entier déroulement, dans ses tenants et aboutissants. Alors l'auteur lui fournit d'autres éléments, complémentaires et souvent contradictoires, parce que les choses ne sont jamais aussi simples qu'elles n'apparaissent dans la vraie vie.

 

Ces autres éléments ? Une contre-enquête médico-légale, une plongée dans le monde de la protection rapprochée, un récit des cérémonies de l'Ordre, des lettres d'amour de celle qui danse à son maître, la description poétique du trajet qui, dans la montagne, conduit à la clairière funeste.

 

En lisant Sirius, le lecteur ne peut qu'être frappé par la variété des registres sur lesquels l'auteur joue et surtout par son souci du détail vrai et précis, précis aussi bien dans l'évocation des êtres et des choses que dans l'emploi des mots.

 

A un moment donné, Pierre Fankhauser fait parler en ces termes l'énigmatique Gardien des Archées:

 

Sachons mourir pour renaître.

Sachons vivre pour bien mourir car: bien mourir c'est bien renaître.

Que celui qui a des oreilles entende.

 

Si le contexte n'était pas aussi sinistre, ces mots pourraient se comprendre comme ceux d'une sagesse éternelle:

 

Faites donc mourir en vous ce qui appartient à la terre. [...]Plus de mensonge entre vous, car  vous vous êtes dépouillés du vieil homme, avec ses pratiques, et vous avez revêtu l’homme nouveau, celui qui pour accéder à la connaissance ne cesse d’être renouvelé à l’image de son Créateur.

(Epitre aux Colossiens, 3, 5-10)

 

Francis Richard

 

Sirius, Pierre Fankhauser, 136 pages, BSN Press

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5 juin 2014 4 05 /06 /juin /2014 22:55
Coffret "Au fil de l'Encre" 3/6, aux éditions Encre Fraîche

La semaine passée j'ai poursuivi la présentation du contenu du Coffret Au fil de l'Encre que les éditions Encre Fraîche ont publié pour célébrer le dixième anniversaire de leur existence et qui est sorti à l'occasion du dernier Salon du Livre de Genève. Cette semaine, je récidive.

 

Je me suis donné pour règle épicurienne de savourer ce coffret pendant six semaines et de rendre compte des nouvelles qu'il contient pendant le même laps de temps, pour ne pas en perdre toute l'essence chemin faisant.

 

Voici donc le compte-rendu des quatre nouvelles suivantes, dans l'ordre où elles se présentent dans le coffret.

Coffret "Au fil de l'Encre" 3/6, aux éditions Encre Fraîche

Dans la nouvelle d'Olivier May, intitulée Dégel, l'auteur raconte une histoire qui commence plus de 7'000 ans en arrière et qui se termine en 2042.

 

En juin 2042, au col du Heidnischjoch, 3212 mètres d'altitude, Alpes valaisannes, Suisse, le glacier n'est plus qu'un minuscule vestige, noirci par le réchauffement, qui tente de ralentir son agonie sous une paroi qui l'abrite en hiver du mortel rayonnement.

 

Trois archéologues se trouvent là, Maya, chef de projet, et ses deux assistants, Ion et sa compagne Lô. Celle-ci fait la découverte d'un petit récipient d'écorce. Elle parvient à l'ouvrir. Il s'y trouve une pointe de cristal de roche de magnifique facture:

 

On dirait le chapeau d'un champignon séché que le gel a parfaitement conservé...

 

En serrant cet objet très fort contre elle, Lô entre en transe et se met à faire un long récit, inouï, que Maya enregistre avec son implant auriculaire.

 

Ce récit halluciné se passe 5'000 ans avant JC, au même endroit. Un homme y a soigné son fils du Mal qui l'atteignait. Il l'avait guéri, mais c'est le froid glacial qui, aussitôt après cette guérison, avait fini par avoir raison de sa jeune vie.

 

Ce récit va guider les pas des préhistoriens et leur faire faire une découverte dont les conséquences seront bénéfiques pour l'humanité toute entière. Comme quoi le réchauffement tant redouté de nos jours pourrait finalement avoir du bon dans le futur...

Coffret "Au fil de l'Encre" 3/6, aux éditions Encre Fraîche

Le narrateur, sous la plume d'Eric Driot ne garde de son adolescence que des souvenirs pénibles. Il n'a pas fait de grandes études. Il a tout de même obtenu son baccalauréat, à sa grande surprise, et a alors entrepris des études d'infirmier:

 

C'était un diplôme aisé à obtenir, garant d'un accès rapide à la vie active et surtout un moyen de fuir le domicile parental et son ambiance qui allait s'alourdissant.

 

Pour tout loisir, il pratique le tennis. C'est ainsi qu'il rencontre Patrick. Comme celui-ci a des lacunes techniques dans ce sport, il demande au narrateur s'il veut bien taper quelques balles avec lui.

 

Echange de bons procédés, Patrick fait de l'escalade depuis dix ans et propose donc à son nouvel ami d'en faire avec lui.

 

Le narrateur est intrigué par le fait que Patrick ne travaille pas:

 

Il passait la majeure partie des jours de beau temps soit au tennis, soit sur les rochers, soit à la terrasse du bistrot.

 

Patrick s'avère être un homme du livre - il en possède beaucoup -, qui prend toutefois toute sa dimension au bistrot, son univers privilégié:

 

Il possédait un sens inné de l'ambiance, du scandale, de l'hubris maîtrisée, qui lui permettait d'attirer un public aussi hétérogène que possible.

 

Bref, un ami qui s'est peut-être beaucoup trompé dans la vie, mais qui savait se marrer et faire marrer les autres...

Coffret "Au fil de l'Encre" 3/6, aux éditions Encre Fraîche

Zacharie n'est pas comme les autres. Il est atteint d'une maladie, le lupus érythémateux, qui l'oblige à fuir la lumière du soleil et à éviter tout contact avec les habitants du village:

 

Au fil des rumeurs, des débordements de leur imagination, des histoires amplifiées lors des soirées de veille, je suis devenu une créature de légende. Il se raconte que mes traits se sont transformés, que je me mue chaque nuit en loup garou, un être malfaisant, mi-homme mi-animal.

 

Zacharie est donc craint par eux et aime la crainte qu'il leur inspire. Pour conjurer le sort ils déposent même des offrandes à son intention devant leurs portes...

 

Zacharie vit donc à l'écart, dans une cabane, en lisière de forêt. Sous ses fenêtres, il a planté des Belles de nuit. Dont les tons vifs - rouge, mauve, orange, jaune - sont pour lui un enchantement. Il n'en sort que la nuit, accompagné de son chien-loup Anubis, quand les rues du village sont désertes et quand les habitants se terrent chez eux.

 

Son seul lien avec le village est sa grande soeur, Garance, qui l'accueille chaque dimanche, la nuit tombée, dans sa petite maison, et qui lui raconte les dernières nouvelles, comme l'arrivée d'un nouveau curé, jeune et intransigeant, une sorte de fanatique, et, bien sûr, ce qu'on dit de lui, Zacharie, dans le village.

 

L'atmosphère lourde déjà le devient encore plus quand le corps d'un jeune chiot, vraisemblablement fruit des oeuvres d'Anubis avec une chienne du village, est déposé sur le chemin qui part de chez lui; quand ses quatre poules gisent sur son palier, le cou tranché; quand, enfin, il ne reste plus de ses belles de nuit que quelques tiges dépouillées de toute feuille ou fleur...

 

Hélène Dormond a réuni là toutes les conditions de drames à venir...

Coffret "Au fil de l'Encre" 3/6, aux éditions Encre Fraîche

Manon, nous dit Olivier Chapuis, a assisté depuis sa fenêtre à un terrible accident, enfin, si on peut appeler cela un accident.

 

Une petite fille a été renversée par un véhicule qui a pris la fuite, à 21 heures, chemin du Cap, Entre chien et loup:

 

Cette heure où le soleil a disparu sans être vraiment couché et où la lumière garde encore cette force de vivre que...

 

Cette vision la hante. A la maison, elle n'a personne à qui en parler. Elle ne peut en parler ni à ses enfants, Jérôme et Lucie, ni davantage à Philippe, son compagnon.

 

La police a bien lancé un appel à témoins mais, arrivée au poste, au lieu de prendre sa déposition, on lui demande d'écrire ce qu'elle a vu. Elle n'en a pas la force. Alors elle décide de le raconter aux parents de la fillette, les Vireux:

 

Ils doivent savoir. A leur place, tu aimerais connaître la vérité. Si douloureuse. Mais la vérité.

 

Seulement la vérité est tellement douloureuse - le minibus brun qui a renversé Tina n'a rien fait pour l'éviter, au contraire il a roulé sur elle une seconde fois en reculant et une troisième en avançant à nouveau, avant de prendre la fuite - que le père de la fillette, pétant les plombs, met Manon violemment dehors.

 

Elle n'en dort pas de la nuit:

 

La rencontre avec les Vireux lui laisse en bouche un goût amer. Elle espérait autre chose. De la gratitude, peut-être, elle ne sait pas trop.

 

Le lendemain, elle se rend de nouveau au poste de police et, cette fois, fait sa déclaration par écrit, du mieux qu'elle peut. Elle se sent plus légère, mais son soulagement sera de courte durée...

 

Francis Richard

 

Episodes précédents:

 

Coffret "Au fil de l'encre" 2/6 aux éditions Encre fraîche

Coffret "Au fil de l'encre" 1/6 aux éditions Encre fraîche

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4 juin 2014 3 04 /06 /juin /2014 21:30
"Album Duras" de Christiane Blot-Labarrère

Le 4 avril dernier, Marguerite Duras aurait eu 100 ans.

 

Ses oeuvres complètes représentent quatre volumes de la bibliothèque de La Pléiade. C'est dire l'importance qu'elle a dans les lettres françaises du siècle précédent.

 

Chaque année, depuis plus de cinquante ans, La Pléiade publie au printemps un album sur un auteur. Cette année, c'est Marguerite Duras qui est à l'honneur.

 

La rédaction de cet album, qui comporte plus de deux cents illustrations et un index, a été confiée à une spécialiste de cet auteur hors du commun, Christiane Blot-Labarrère, qui s'est également intéressée à Pierre Jean Jouve, ce qui est une référence à mes yeux.

 

A la fin de son avant-propos, cette agrégée de lettres modernes, qui s'est spécialisée dans la littérature française du XXe siècle, résume en ces termes sa démarche:

 

L'on ira vers elle, moins vers l'histoire de sa vie qui, dit-elle, n'existe pas, plutôt vers ses récits, ses pièces de théâtre, ses films, là où l'on est quelqu'un. Comme on se rend à une exposition de peinture, en s'arrêtant devant chaque tableau, des premiers à l'ultime dont le tracé mélancolique illumine l'ensemble. Peut-être son oeuvre, de diverses façons éclairée, s'augmentera-t-elle encore du nombre des suffisants lecteurs. Ainsi disait Montaigne de ceux qu'il espérait.

 

Montaigne définit ainsi pareil lecteur:

 

Un suffisant lecteur descouvre souvant ès escrits d'autruy des perfections autres que celles que l'autheur y a mises et aperceües, et y preste des sens et des visages plus riches.

 

L'insuffisant lecteur que je suis a tout de même tenté de glaner ici et là dans cet album quelques extraits de ce que Duras pensait, qui éclairent son oeuvre, avec pour seule ambition de mettre en appétit un suffisant lecteur cette fois, qui saura imaginer quelles fleurs il pourra y butiner avant d'en faire son miel.

 

Le mot dont Duras a le plus horreur, c'est le mot rêve, dit-elle en 1983. Cinquante ans plus tôt, elle écrivait déjà:

 

Aussi loin que je me souvienne, mon enfance s'est déroulée dans une lumière désertique et crue, aussi loin du rêve que possible.

 

A propos de l'amour maternel, elle ne se gêne pas pour dire:

 

Les femmes doivent pouvoir mener de pair cet amour jaillissant, et leur création, et leur personne.

 

A propos de l'amour tout court, elle est lucide:

 

Il n'y a rien qui enferme plus que l'amour. Et d'être enfermé à la longue, ça rend méchant, même les meilleurs.

 

Elle parle d'expérience quand elle dit:

 

Il faut beaucoup aimer les hommes. Beaucoup, beaucoup. Beaucoup les aimer. Sans cela, ce n'est pas possible, on ne peut pas les supporter.

 

A propos du désir fou qui fait hurler le corps, elle s'est fait une religion:

 

Si l'on n'a pas connu la passion qui prend cette forme, la passion physique, on ne connaît rien.

 

A propos des vertus de l'oubli en amour, elle nuance:

 

Le pire est qu'on n'arrive jamais à oublier complètement. Il reste juste assez de mémoire pour souffrir.

 

Dans une lettre à son dernier amant, elle écrit d'ailleurs:

 

Yann, c'est donc fini. Je t'aime encore. Je vais tout faire pour t'oublier. J'espère y parvenir. Je t'ai aimé follement. J'ai cru que tu m'aimais. Je l'ai cru. [...] Je t'aime Yann. C'est terrible. Mais je préfère encore être à t'aimer qu'à ne pas aimer.

 

Elle parle également d'expérience de la solitude:

 

Dès que l'être humain est seul, il bascule dans la déraison. Je le crois: je crois que la personne livrée à elle seule est déjà atteinte de folie parce que rien ne l'arrête dans le surgissement d'un délire personnel.

 

Dans la toute fin d'Emily L., elle défend son art d'écrire:

 

Je vous ai dit [...] qu'il fallait écrire sans correction, pas forcément vite, à toute allure, non, mais selon soi et selon le moment qu'on traverse, soi, à ce moment-là, jeter l'écriture au-dehors, la maltraiter, ne rien enlever de sa masse inutile, rien, la laisser entière avec le reste, ne rien assagir, ni vitesse ni lenteur, laisser tout dans l'état d'apparition.

 

La personne réelle que, dans cet album, révèle au lecteur Christiane Blot-Labarrère par son écriture personnelle, augure bien de ce que peut être cet autre soi qui, à partir d'elle-même, écrit de la fiction:

 

L'Amant n'est pas un récit autibiographique, c'est une traduction.

 

Peut-être, alors, satisfaisant mon propre appétit, en lisant davantage de Duras, en deviendrai-je un suffisant lecteur, au sens que donne Montaigne à cette expression...

 

Puissé-je, par ces extraits, choisis en toute subjectivité, inciter le lecteur à faire de même...

 

Francis Richard

 

Album Duras, Christiane Blot-Labarrère, 256 pages, Gallimard

 

Album précédent:

 

Album Cendrars, Laurence Campa, 248 pages, Gallimard

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30 mai 2014 5 30 /05 /mai /2014 22:25
Coffret "Au fil de l'Encre" 2/6, aux éditions Encre Fraîche

La semaine passée j'ai commencé de présenter le contenu du Coffret Au fil de l'Encre que les éditions Encre Fraîche ont publié pour célébrer le dixième anniversaire de leur existence et qui est sorti à l'occasion du dernier Salon du Livre de Genève.

 

Je me suis donné pour règle épicurienne de savourer ce coffret pendant six semaines et de rendre compte des nouvelles qu'il contient pendant le même laps de temps, pour ne pas en perdre toute l'essence chemin faisant.

 

Voici donc le compte-rendu des quatre nouvelles suivantes, dans l'ordre où elles se présentent dans le coffret.

Coffret "Au fil de l'Encre" 2/6, aux éditions Encre Fraîche

Tu n'as pas changé, c'est ce que s'entend dire le narrateur de la nouvelle de Sébastien Ramseier, par Audrey qui l'a invité avec une multitude d'amis à fêter son divorce dans sa petite maison préfabriquée située en périphérie de la zone industrielle:

 

Toujours aussi menteur, flatteur, égoïste...

 

La blonde Audrey est l'amie de la brune Elisabeth avec laquelle elle a grandi et partagé tout. Et, lui, il a passé trois lumineuses années avec Elisabeth, qui, un jour, l'a planté sans un mot, pas l'ombre d'une explication.

 

Il y a neuf chances sur dix pour qu'il croise Elisabeth ce soir-là et, effectivement, elle vient, elle est là, assise par terre, près de la chaise d'un gars qui [a] le pied droit dans le plâtre. Pendant toute la soirée, il réussit à éviter Elisabeth, ce qui, compte tenu de l'espace disponible, [relève] proprement de l'exploit...

 

Audrey et Elisabeth disparaissent ensemble un moment et réapparaissent après un incident qui les a mis, lui et un des invités, Fabien, aux prises avec le plâtré. Pendant que Fabien raconte, Elisabeth ne le lâche pas des yeux, une expression de dégoût dans le regard et sur les lèvres.

 

Pourtant il raccompagne Elisabeth chez elle. Mais, comme il a vraiment trop bu, elle ne le laisse pas repartir. Il dort dans son lit à elle et, elle, sur le canapé. Il ne se passe rien entre eux. C'est une occasion manquée, douloureuse, comme la fin de l'histoire le montrera. Sans doute, parce qu'au moment voulu il n'a pas su changer...

Coffret "Au fil de l'Encre" 2/6, aux éditions Encre Fraîche

La narratrice attend A la frontière. Cela peut durer longtemps. Alors pour tromper son attente, elle enfile le collier de perles de tous les événements de [sa] vie qui ont fait [qu'elle est] ici aujourd'hui, les pieds dans la poussière, la tête dans les étoiles et le coeur chaud de toute la chaleur humaine qui a débordé autour [d'elle] pendant une semaine entière.

 

La narratrice de Valentine Sergo a rencontré Ruben, deux ans plus tôt en Inde: La connexion fut immédiate, passionnée, passionnante, heureuse, sexuelle et légère. Ils ont passé deux mois ensemble, puis ils se sont quittés sans rien se promettre, sans s'échanger leurs coordonnées, lui professeur d'économie à l'Université de Tel-Aviv, elle costumière de théâtre.

 

Seulement, il s'avère qu'elle est enceinte de lui. Elle décide de ne pas garder l'enfant parce que probablement elle ne le reverra jamais et parce qu'à 43 ans elle ne veut pas se lancer toute seule dans l'aventure.

 

Huit mois plus tard, Ruben est là à la sortie d'un théâtre de Lyon. Il l'a retrouvée grâce à Internet. Il veut faire quelque chose de sa vie la quarantaine passée et c'est avec elle qu'il veut le faire. Ils passent un mois ensemble en France pendant qu'il y fait des conférences, puis, quelque temps plus tard, elle décide de le rejoindre en Israël et d'y passer trois semaines avec lui.

 

A la fin de son séjour, Ruben doit s'absenter une semaine pour donner des conférences dans une université américaine prestigieuse, ce qui ne se refuse pas. Pendant ce temps-là elle fait la connaissance d'Hannah, qui la convainc de participer à une aventure théâtrale en territoire palestinien.

 

Au bout de cette semaine, qui lui semble avoir duré un mois entier, elle attend donc de repasser la frontière et se demande comment Ruben prendra son escapade, quand elle la lui racontera, d'autant qu'elle ne lui a déjà rien dit de leur bébé perdu...

Coffret "Au fil de l'Encre" 2/6, aux éditions Encre Fraîche

Les causeuses de Jean-Daniel Robert? Ce sont des vaches. Deux soeurs, Tulipe et Marquise, et leurs copines, Linette, Blanche, Colinette et Joséphine.

 

De quoi les deux soeurs aiment-elles causer? Depuis quelques temps, elles aiment bien laisser remonter les mémoires d'enfance.

 

Quant à leurs copines, elles ne sont pas en reste pour critiquer les nouvelles méthodes d'élevage de leurs patrons: On nous demande juste d'être rentables un max'. De produire et de la boucler. Surtout n'ayons pas de tête mais que des membres. Livrées à elles-mêmes, elles ne se sentent plus en sécurité. Toujours sous la lumière néone ou du dehors, elles n'ont plus d'intimité.

 

Pour ce qui est de la tambouille, les six se plaignent que jadis les anciennes mangeaient sans restriction, alors que maintenant on nous sert  tellement de choses étranges et franchement pas bonnes et qu'on sait pas ce qu'il y a dedans...

 

Et puis, elles se sentent menacées dans leur existence même par la nouvelle obsession qu'ont certains sur cette pauvre planète: Z'arrêtent pas de parler de libertés de toutes sortes, de libéralisme, de fraternité et d'égalité, j't'en fiche; c'est à coups d'interdictions en tous genres, ouaih. Nous interdire de vivre, pratiquement, interdire nos coups de vents, interdire les cierges et l'encens dans les églises, puisque tout cela, ça réchauffe le climat...

 

Quant à la bagatelle, tintin, c'est fini: Pour éviter le moindre risque de maladie et par mesure d'hygiène, figure-toi, dit Joséphine, que maintenant tout ça se passe à coups de seringues qu'ils nous fourrent dans le...

 

N'ont-elles pas mieux à faire ces braves vaches que de radoter ainsi?

Coffret "Au fil de l'Encre" 2/6, aux éditions Encre Fraîche

C'est Un certain été, la saison qu'il préfère, nous dit Mathilde Zufferey.

 

Fridolin est tailleur pour hommes. Il aurait bien aimé coudre pour elles, mais c'est fait, il a choisi. Même s'il ne peut pas s'empêcher de se les représenter entrant chez lui pour voir de près les modèles de toilettes qu'il aurait créés, les admirer, les essayer, les acheter...

 

Mary est fille "au pair" chez les Zaïre. Elle est venue de la part de sa patronne pour la reprise d'une poche de veste. C'est Mariette, la frangine de Frido, qui a fait la réparation. Mais ce n'était pas professsionnel et Mme Zaïre n'a pas apprécié. Mariette s'en moque, l'intraitable, la sotte, le sale moineau...

 

Mary fait de l'effet sur Fridolin: Face à elle, le soleil allume de petits feux sur ses joues, ses yeux, ses cheveux, ses jambes lisses, nues, prêtes pour les caresses... Sur ses bras soyeux... je voudrais y être enfermé de suite.

 

Mary reviendra lundi chercher la veste. Fridolin ne lui est pas indifférent: Quelqu'un de bien on le remarque immédiatement. Ce Fridolin n'est pas un excité devant une nana. S'il ne parle pas, il pense. Ses paroles il les garde pour dire l'important, l'occasion ne s'est pas présentée, voilà.

 

L'occasion se présentera-t-elle un jour?

 

Francis Richard

 

Premier épisode:

 

Coffret "Au fil de l'Encre" 1/6, aux éditions Encre Fraîche

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27 mai 2014 2 27 /05 /mai /2014 22:45
"La blancheur des étoiles" d'Eric Brucher

Dans certains romans, tout semble dit dès les premières pages et le lecteur se demande comment l'auteur pourra bien conserver son attention jusqu'au bout.

 

Ainsi, dans La blancheur des étoiles, Eric Brucher nous dit dans le premier chapitre que Serena a eu un premier enfant, Lucia, que cette enfant a été placée chez sa mère; qu'elle en a attendu un deuxième, mais que le Juge l'a fait avorter à presque quatre mois; qu'elle en attend un troisième et que c'est un vrai bonheur:

 

Elle guettait les mouvements du foetus, cherchait à sentir bouger les ondes lentes, le relief bizarre d'un pied contre la paroi tiède du ventre. Elle parlait tout bas, descendait jusqu'au bébé avec sa pensée, ainsi qu'elle l'avait inventé, pour le couver dans la paix. Une vibration pour lui infuser l'amour au coeur.

 

Eric Brucher raconte dans ce livre ce qui s'est passé pour que Serena attende un enfant, puis un autre, alors qu'elle est encore mineure; ce qui s'est passé pour qu'elle en attende un troisième qu'il sera impossible de lui prendre cette fois. En fait, son récit est fait de l'avant cette première attente, puis des intervalles entre les deux suivantes.

 

Même si les deux autres pères ont leur importance dans cette histoire, c'est cependant le premier qui va déterminer la vie de Serena et la marquer à jamais.

 

Laszlo Kohler est en effet un jeune rebelle, un non conformiste, un libertaire. Il roule en scooter débridé, son Spirit. Il a le crâne rasé... Il l'a attendue un jour en bas des escaliers du Mercator, un immeuble de quinze étages, où elle loge chez Madame Van Kleef chez qui sa mère la laissait petite pendant qu'elle travaillait et chez qui elle s'est réfugiée après s'être disputée avec elle.

 

Laszlo lui a demandé si elle connaissait le toit du Mercator. Non? Alors il lui a montré le vaste panorama qui se voit depuis ce toit du monde. Il lui a montré également, puis appris à aimer les martinets, et leurs stridences, quand ils volent au-dessus de la ville, du printemps jusqu'à la fin de l'été:

 

Quand ils jaillissaient des rues, des giboulées noires, furieuses, la gueule ouverte pour happer l'air et crier sans répit. Leurs ailes affilées telles des faux aspergeant à travers l'espace leur encre volatile.

 

Il lui a dit ses virées à scooter avec sa bande, ses tags sur les murs, les palissades, les volets métalliques, les panneaux de signalisation, signés Zed, comme la lettre au milieu de son prénom, à la peinture verte, au liseré noir. Il aurait voulu écrire partout cette phrase semblable à un slogan:

 

La bave des crapauds n'atteint pas la blancheur des étoiles.

 

C'est avec Laszlo qu'elle a fait l'amour pour la première fois, sur les galets du toit du Mercator:

 

Là-haut, à l'abri des cheminées, Laszlo lui a appris l'amour. C'était ça aussi la blancheur des étoiles.

 

Elle l'a accompagné sur les toits d'autres buildings, dans ses bravades, dans ses transgressions. Comme ils ne se protégeaient pas, elle est tombée enceinte... Peu de temps après, Ils se sont disputés. Elle ne supportait pas son machisme entreprenant. Elle l'a quitté en lui disant qu'elle ne l'aimait pas.

 

Laszlo ne saurait jamais qu'elle attendait un enfant de lui. Elle serait fille-mère, comme sa mère, Maria... Effectivement il n'en saurait jamais rien puisqu'il devait mourir, à un carrefour, encastré sous un semi-remorque. Mort sur le coup. Sa tête retrouvée à vingt mètres du corps...

 

Serena s'est sentie coupable de sa mort:

 

Tout était de sa faute, elle n'avait rien pu empêcher, elle qui l'avait repoussé et avait provoqué l'accident. Laszlo serait resté en vie s'il avait su pour le bébé. Il aurait cessé ses folies, n'aurait jamais voulu s'encastrer sous un camion. Elle aurait dû lui dire qu'un enfant naîtrait de son sang.

 

Alors Eric Brucher raconte comment Serena croit s'en sortir en retournant chez sa mère, mue par une énergie comparable à celle des étoiles, à leur blancheur. Il raconte quelle joie elle éprouve à la naissance de Lucia. Mais c'est trop beau pour être vrai. Ce bonheur est de courte durée. Sa vie finit par basculer et elle doit affronter les baves des crapauds...

 

Il est difficile de se déprendre de ce livre avant d'en avoir achevé la lecture. Sans doute parce que la vraie vie qu'il dépeint avec ses avanies n'est pas pour autant dépourvue de rêve et de poésie. Il touche également le lecteur par de très beaux passages sur la maternité:

 

Les mains posées sur les côtés de son ventre pareil à un ballon, elle sentait les ondes de l'enfant à l'intérieur, ses petites gesticulations. Cette torpeur au soleil était un délice. Etre là uniquement, n'être occupée que des mouvements infimes au creux d'elle-même, et cette durée quand elle finissait par s'enrouler sur elle-même et s'estomper, disparaître dans une béatitude. Des heures flottantes et pleines à la fois.

 

Car la vraie vie, ce ne sont pas seulement des vicissitudes, mais c'est aussi donner la vie...

 

Francis Richard

 

La blancheur des étoiles, Eric Brucher, 192 pages, Editions Luce Wilquin

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25 mai 2014 7 25 /05 /mai /2014 18:45
"Les sacrifiés d'Eyrinques" de Catherine May

Un esprit scientifique a tendance à considérer les rêves prémonitoires comme impossibles. Il ne serait tout simplement pas possible de prédire l'avenir, encore moins possible d'infléchir les lois qui régissent l'Univers. Il existe pourtant des rêves troublants. Ils s'expliqueraient cependant, logiquement, par la reconstruction en prophétie, a posteriori, de ce qui n'était au départ qu'une simple vision.

 

Dans Les sacrifiés d'Eyrinques, de Catherine May, une mère et sa fille, qui se ressemblent, notamment par l'amour qu'elles ont de leur métier, sont sujettes à de tels rêves qui leur empoisonnent l'existence, parce qu'en quelque sorte, ces rêves ayant annoncé la mort de personnes plus ou moins proches et cette mort s'étant produite, elles se sentent coupables, surtout de n'avoir rien pu faire pour empêcher cette issue fatale.

 

Après avoir passé trois ans dans le centre de recherche Océanopolis, à Brest, à étudier la biologie des estuaires, Alice Patterson, 34 ans, est engagée, à l'été 2011, au Canada, pour deux ans, par le Laboratoire de biologie des écosystèmes, LBE, situé près de Montréal, à Longueil.

 

Longueil est une dépendance de l'Université de Sherbrooke, située à une centaine de kilomètres de là. Alice va y étudier plus particulièrement, au sein de l'Unité de génie environnemental, UGE, la biologie de l'estuaire du Saint-Laurent.

 

La mère d'Alice, Claire Sagnac, 63 ans, est archéologue. Elle travaillait sur le site de fouilles d'Eyrinques, en Auvergne, au moment où sa fille avait trois ans et où elle venait d'avoir un petit garçon, Bastien. Sur ce site sont découverts des ossements d'animaux et des ossements d'hommes.

 

Les ossements humains découverts proviennent de personnes sacrifiées aux dieux celtes. Il y a en particulier neuf squelettes, dont huit sont bien alignés sur le dos et un neuvième, le seul de sexe féminin, qui a été retrouvé en procubitus, c'est-à-dire couché sur le ventre, et qui portait des bijoux, un torque et un anneau.

 

Bastien ne vivra que quelques mois. Claire fera un rêve prémonitoire trois jours avant qu'il ne meure. Au bord d'une rivière, elle se verra confectionner un diadème de fleurs pour sa fille, que cette dernière a cueillies alentour, son bébé dormant dans un couffin. A la fin de ce rêve, une silhouette s'éloigne sur l'autre berge de la rivière, emportant le couffin. Cette dame grise a profité du moment où Claire était occupée à tresser le diadème...

 

Après la mort de Bastien, Claire va se consacrer de plus en plus à son travail et négliger sa famille. Sa fille va être victime de TOC, troubles obsessionnels compulsifs, dont elle ne parviendra à se débarrasser qu'après avoir entendu ses parents se disputer à ce sujet et au prix d'un effort considérable sur elle-même. Le mari de Claire quittera la métairie familiale d'Hautefort et emmènera Alice avec lui à Bordeaux.

 

Au cours de sa vie, Claire fera une série de rêves prémonitoires. Dans un de ses cahiers où, au début, elle tenait son journal de fouilles, puis où elle a surtout pris des notes personnelles, elle fait le compte des morts qui ont été ainsi annoncées:

 

Si je fais bien le compte, cela fait dans le désordre: un bébé, un enfant, deux jeunes gens, une femme et un homme sans progéniture, un père et une mère. Une palette complète de trajectoires humaines, aux différents âges de la vie.

 

Elle fait ce compte macabre le jour du 35e anniversaire de sa fille Alice, le 24 septembre 2011, soit six jours avant sa propre mort, dont elle sait seulement qu'elle se produira à telle heure et à telle minute, sans connaître le jour exact.

 

Au Canada, Alice est en proie à son tour à des rêves prémonitoires. Après un voyage éclair en France pour l'enterrement de sa mère, dans les cahiers de cette dernière qu'elle a emportés, sur l'instigation de son père, James Patterson, elle découvre que sa mère a connu les mêmes affres qu'elle-même connaît maintenant.

 

Dans ses rêves, comme dans les rêves maternels, il y a à chaque fois une dame grise, qui ne laisse pas voir son visage, dont se dégage une terrible froideur et qui s'en va avec sa future victime...

 

S'agit-il d'une malédiction, qui serait liée à la mise à jour des squelettes des sacrifés d'Eyrinques? Claire, comme Alice, en bonnes scientifiques, ne veulent pas l'admettre. Ce ne peut être que coïncidences, d'autant que les morts réelles ne surviennent pas du tout dans les mêmes circonstances que dans les rêves.

 

La psy qu'Alice consulte, est du même avis. Elle va même jusqu'à dire à Alice que ses rêves sont comme les TOC de son enfance et qu'elle pourra s'en débarrasser de même. Si l'on admet l'hypothèse de la malédiction, de toute façon, comment se serait-elle transmise de Claire à Alice?

 

Le roman de Catherine May ne se résume pas à ces rêves, ni aux fouilles sur le site archéologique d'Eyrinques par Claire, ni aux études menées par Alice sur les eaux du Saint-Laurent. L'auteur raconte aussi la vie personnelle d'Alice au Canada.

 

Les amours passées d'Alice avec un homme marié, plus âgé qu'elle, le professeur Martial Desbarres, menaient à une impasse. Elles ont été à l'origine de l'océan qu'elle a mis entre elle et lui. Mais elles sont ravivées par la présence de Martial à l'UGE, le temps d'un colloque. Les amours présentes d'Alice avec son collègue Loïc Lafortune l'aident heureusement à les oublier et à supporter bien d'autres vicissitudes.

 

Le récit ne se fait pas de manière linéaire. Il y a nombre de retours en arrière, qui précisent et expliquent les choses. Ce sont des retours en arrière sur les vies de Claire et d'Alice, mais aussi des retours en arrière sur les dernières heures des sacrifiés d'Eyrinques. Aussi le lecteur peut-il, petit à petit, reconstituer le puzzle de toutes ces existences.

 

Ce livre bien construit se laisse lire avec plaisir. Jusqu'au bout. Mais il n'est pas seulement divertissant. Il est instructif et revient sur une interrogation éternelle qui tourmente les hommes: comment interpréter les rêves dits prémonitoires?

 

La psy du roman, la belle Ghiringelli, parle évidemment d'Oedipe:

 

Oedipe n'a pas tué son père et épousé sa mère parce que les dieux le voulaient [...], c'est la conjonction de ses peurs, de ses failles et de celles de son entourage qui ont amené à cela. Les dieux n'y sont pour rien.

 

N'était-ce pourtant pas sa destinée? demande Alice.

 

Il n'est pas "écrit" dans les astres qu'il épousera Jocaste, lui répond la doctoresse. C'est un certain nombre de hasards qui conduira à ce désastre.

 

C'est la vieille querelle entre prédestination et liberté d'agir, laquelle ne peut être absolue, puisqu'il y a toujours des incertitudes au moment du choix...

 

Francis Richard

 

Les sacrifiés d'Eyrinques, Catherine May, 456 pages, Xenia

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22 mai 2014 4 22 /05 /mai /2014 22:55
Coffret "Au fil de l'Encre" 1/6, aux éditions Encre Fraîche

Au dernier Salon du Livre de Genève, les éditions Encre Fraîche ont fêté leur dixième anniversaire en éditant un coffret, Au fil de l'Encre.

 

Ce coffret noir contient vingt-trois livrets. Un livret de présentation et vingt-deux livrets dont chacun est consacré à la prose d'un auteur affilié à cette maison d'édition associative. Chaque livret est d'ailleurs illustré sur la couverture d'une photo de celui-ci et, à l'intérieur, de quelques mots écrits de sa main.

 

Il y a dix ans, en 2004 donc, Encre Fraîche éditait un premier ouvrage qui ne trouvait pas d'éditeur, La Marche du Loup d'Olivier Sillig. C'était le début d'une aventure éditoriale originale et courageuse, dont la ligne est justement celle des coups de coeur pour des oeuvres de qualité.

 

Comment lire le coffret? Comme je manque d'imagination - c'est pourquoi je ne serai jamais romancier - j'ai suivi l'ordre des livrets, qui, m'a-t-on dit, est celui d'arrivée des manuscrits à l'éditeur.

 

Je me suis donné pour règle épicurienne de savourer le coffret pendant six semaines et de rendre compte des nouvelles qu'il contient pendant le même laps de temps, pour ne pas en perdre toute l'essence chemin faisant.

Coffret "Au fil de l'Encre" 1/6, aux éditions Encre Fraîche

Olivier Sillig jouit d'un privilège. Il est le seul à avoir écrit deux nouvelles, qui, de plus, font l'objet du premier livret. Celui-ci ouvre les feux, comme son roman ouvrit ceux d'Encre Fraîche.

 

Pablo  raconte l'histoire d'un enfant qui était adopté - l'emploi de l'imparfait est doublement justifié -, et qui découvre tardivement, à dix-sept ans, qu'il ne l'a jamais été, peu de temps avant que sa maman ne meurt.

 

En effet - nous sommes en 1947 -, pour échapper à l'opprobre que vaut le statut de fille-mère à l'époque, sa maman est expédiée par son officier de père au Pérou pour y accoucher et revenir en France avec un marmot présenté comme adopté:

 

Il paraît...il paraît...il paraît...- ma vue se brouille - il paraît que c'est très dur d'apprendre sur le tard qu'on est un enfant adopté. Eh bien, c'est mille fois plus dur d'apprendre sur le tard qu'on n'est pas un enfant adopté.

 

Pablo en tire une conclusion que n'aurait pas désavoué Boris Vian.

 

Secrets gigognes se passe en 1936, sous Staline. Gustav et Piotr sont deux agents du Guépéou qui se découvrent des amitiés particulières l'un pour l'autre, alors qu'une loi recriminalisant l'homosexualité est sur le point d'être votée.

 

Piotr et Gustav sont tous deux investis d'une même mission exécutoire. Mais un agent secret peut en cacher un autre, en l'occurrence Vassili; la réalité peut revêtir de trompeuses apparences et l'histoire se dénouer de manière inattendue, par emboîtement, en quelque sorte.

Coffret "Au fil de l'Encre" 1/6, aux éditions Encre Fraîche

Lui, c'est le Père des Roses. Depuis que sa mère est morte, il y a vingt ans, il cultive ses rosiers. Il ambitionne de concourir pour La Rose d'Or, qui donne son titre à la nouvelle de Françoise Roubaudi:

 

Le lauréat de La Rose d'Or gagnera une magnifique montre.

 

Il serait le plus heureux des hommes s'il ne lui manquait une ... femme, qui serait la Reine de ses roses. Mais, quelle femme voudrait de ce pauvre fou qui radote avec elles?

 

Elle, c'est la maîtresse d'école. Elle est venue le voir pour donner aux enfants de sa petite classe une vraie leçon de choses, comme on disait du temps lointain où il était écolier.

 

Elle n'a que trente ans, mais elle est revenue le voir:

 

J'avais bien vu l'institutrice se pencher sur les rosiers nouveau-nés, les regarder longuement, les caresser du doigt. Mais cela ne voulait rien dire. Sauf peut-être qu'elle aimait jardiner. Et puis, elle était jeune, beaucoup trop jeune pour lui. Trop jeune et trop belle. Trop fine.

 

Pourtant Rose-Mary - c'est son petit nom - se laisse aimer par le Père des Roses. De telles amours ne sont-elles pas éphémères, comme les roses?

Coffret "Au fil de l'Encre" 1/6, aux éditions Encre Fraîche

Il fut un temps où, dans nos contrées, les bâtiments les plus beaux étaient construits en pierres de taille et édifiés sur des collines, pour des raisons de sécurité. Les pierres étaient montées à dos d'homme depuis la carrière d'où elles étaient extraites et taillées jusqu'au lieu où elles s'emboîtaient les unes aux autres.

 

Ces hommes qui transportaient les pierres venaient souvent de loin et ne parlaient pas la langue du pays. Henri était de ces hommes-là.

 

Au début de cette histoire que raconte Francine Collet, Henri travaille sur le chantier de construction d'un château, tous les jours que Dieu fait, à l'exception du dimanche, qui est le jour du Seigneur et où la messe est célébrée par un prêtre au milieu du chantier.

 

Certains des hommes du chantier ne croient plus en l'avenir, ni à l'enfer, ni au paradis. D'autres, les plus nombreux croient en Dieu, parce qu'il faut bien, parce que la vie sur terre est suffisamment dure pour ne pas espérer un repos éternel après leur mort.

 

Henri remarque tout de suite une jeune femme qui vient chaque dimanche vendre sa soupe et ses poissons. Mais il n'ose l'aborder et se contente de l'observer. De son côté, elle fait de même:

 

Elle avait entendu dire que sur le chantier du château, il y avait beaucoup d'hommes venus d'ailleurs, mais en définitive, ils étaient pareils à ceux d'ici, ils la regardaient tous pareillement. Sauf lui.

 

Un dimanche d'août, elle ne réussit pas à vendre sa soupe parce qu'il fait chaud. Henri vainc sa timidité et lui propose son aide. Il porte son chaudron et la raccompagne jusqu'en bas de la forêt...

 

A partir de ce moment-là ils ne seront plus, ni l'un ni l'autre, seuls dans la vie et leur histoire finira par... entrer dans la légende. Et lui sera connu, des générations plus tard, comme L'Homme de Gurniguel...

 

Francis Richard

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19 mai 2014 1 19 /05 /mai /2014 22:40
"L'Instant limite" d'Anne-Claire Decorvet

Parler d'un recueil de nouvelles est toujours une gageure. Parce que, dans bien des recueils, il n'est guère de point commun entre les nouvelles qu'ils contiennent.

 

L'Instant limite, d'Anne-Claire Decorvet, est l'exception qui confirme cette règle. En le prenant en mains, je constate que le titre de ce recueil n'est pas celui de l'une d'entre les nouvelles. C'est de bon augure.

 

Si les histoires sont toutes bien différentes les unes des autres, elles ont en effet un point commun. Toutes comportent dans leur déroulement un instant limite où l'existence bascule et où rien ne peut plus être comme avant. Cet instant limite est somme toute un point de non retour.

 

Huit nouvelles, huit occasions de passer ce genre de limite irréversible.

 

Lisa est en manque d'Emilien, qui jouait de l'accordéon. Elle craignait qu'il ne parte et qu'il ne revienne jamais. Alors le meilleur moyen de le retenir a été de l'estourbir et de le découper en morceaux, qu'elle a répartis en sachets de dix-sept litres dans son congélateur et qu'elle dévore l'un après l'autre d'un amour cannibale et insatisfait.

 

Georges - est-ce bien son nom? - s'est retrouvé aux Alcooliques Anonymes, obligé de s'y rendre par son médecin, le Dr Martin. A chaque séance il raconte un peu plus de sa vie. Au début - est-ce bien le début? - il a eu un accident de scooter en état d'ivresse. Il ne se souvient plus de rien et se déplace maintenant avec des béquilles.

 

Jules Audouard est employé de pompes funèbres. Un jour, en l'absence de son patron, parti en vacances à Cuba, il doit s'occuper de la dépouille d'une mère de six enfants. Cercueil ou incinération? Il est incapable d'orienter les six dans leur choix. Et l'affaire traîne en longueur jusqu'au jour où une décision est prise, non sans conséquences.

 

Ludwig est chef d'orchestre. Sans vraiment lui demander son avis Mya s'est installée chez lui. Il l'a laissée faire "parce qu'elle avait le regard doux, des gestes lents, que c'était reposant cette douceur, cette lenteur après des années passées sur les routes avec l'orchestre". Mais, avec le temps, leurs relations se tendent jusqu'à la rupture.

 

Marius est lycéen. Il confie à son journal intime qu'il ne veut pas vieillir. Sa grand-mère, Mamina, atteinte de la maladie d'Alzheimer, va finir ses jours à la Maison du Repos. Il obtient de l'accompagner le jour de son admission. A la demande d'une infirmière, il accepte par la suite de devenir bénévole pour accompagner les vieux de l'établissement dans leurs promenades. Seulement, des morts subites s'y produisent.

 

Ils sont tout un groupe, hommes et femmes, attablés à la terrasse du bar de la Mairie. L'apparition d'une jeune femme les laissent complètement béats. De loin elle semble porter "une robe unique enroulée sur un corps parfait". Aucun d'entre eux ne porte de vêtements de première main. Alors ils boivent et les tournées se suivent.

 

Salomon et Hélène habitent depuis six mois un lotissement de maisons bas de gamme, toutes pareilles, bâties par la société Toutenbois.Elles ont toutes les mêmes meubles, de chez IKEA. Ce qui peut prêter à toutes sortes de confusions, quand on rentre fourbu chez soi, et bouleverser plus d'un destin.

 

Les incendies dans le midi de la France sont un fléau bien connu. Se produisent-ils par hasard? Rien n'est moins sûr, d'autant que des intérêts pécuniaires sont en jeu. Bastien finit par accepter de devenir pompier volontaire, mais ce n'est pas seulement le feu attisé par le mistral qui le tourmente.

 

Dans chacune de ces nouvelles, où pointe la satire, la tension monte jusqu'à l'instant limite qui n'est pas celui qu'on imagine de prime abord. Cet instant se produit en effet à la fin de chaque histoire, au moment de la chute. Et cette chute, que ce qui précède ne laisse pas présager, est plutôt heureuse, en dépit des détails vrais qui seraient plutôt sinistres.

 

Francis Richard

 

L'Instant limite, Anne-Claire Decorvet, 248 pages, Bernard Campiche Editeur

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14 mai 2014 3 14 /05 /mai /2014 21:55
"Ailleurs" de Bertrand Schmid

Qui n'a pas eu envie de partir ailleurs, de laisser tout derrière lui, de commencer une nouvelle vie, d'"être dans la liberté"? A fortiori quand au bout du chemin il y a une belle rencontre espérée.

 

Le narrateur du petit livre de Bertrand Schmid - petit livre par la taille et par le nombre de pages, mais d'une tout autre dimension par la qualité du style -, part ainsi, ailleurs, sa petite valise d'enfant à la main.

 

Il prend d'abord le train, puis le bus. Il achève son parcours à pied. Il a quitté la brume de ses montagnes pour d'autres montagnes bien différentes, suivies d'une morne plaine. On ne peut pas dire qu'il ait gagné au change. Tout ici semble vide et déserté, humide et ruisselant.

 

Seulement elle l'attend. Il ne l'a jamais vue, mais il a entendu sa voix. Certes il a vu des photos d'elle, "mais des photos ce n'est pas elle". S'il n'y avait pas eu elle, son voyage aurait avorté. Et, quand il la voit enfin et quand ils s'étreignent, il en oublie sa valise...

 

Il n'est pas déçu: "Elle est de Milo, mais des lumières dedans, des chairs pâles de Manet, des azurs comme ce lac où déjeunent les poètes, avec le vert qui les soutient, les muses qui les épuisent."

 

Alors à ses pieds il est déchu de lui-même: "Ce sera ça, nous deux, des redditions, pas de cessez-le-feu, pas de choix, la promesse est rompue."

 

Sa compagne travaille et se lève tôt matin. Il se lève de même. Mais que faire de ses journées? Chaque jour, il promène son ennui dans des rues toutes semblables, isolé par la pluie. "Chaque once de son absence", il la passe dans des troquets à boire des bières.

 

Puis un jour sa compagne l'emmène chez des amis en forêt. Pendant le souper il ne pipe mot, mais, à un moment donné, après que la politique a occupé la fin du repas et qu'il s'est terminé par un silence pesant  - "on ne veut plus voir l'autre, qui n'est plus à portée" - il le rompt en disant: "Je sors un peu".

 

Pendant le périple nocturne qu'il accomplit, il perçoit et saisit enfin le sens de son voyage. Qui le mène enfin chez lui.

 

"Le but n'est pas seulement le but, mais le chemin qui y conduit", dit Lao-Tseu...

 

Francis Richard

 

Ailleurs, Bertrand Schmid, 80 pages, Editions d'autre part

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13 mai 2014 2 13 /05 /mai /2014 22:30
"Les Radieux" de Marie Perny

Qu'est-ce qui fait mal agir? Même si on est responsable de ses actes, on peut avoir des circonstances atténuantes. Sans exonérer de toute responsabilité, comme leur nom l'indique, ces circonstances l'atténuent. Elles permettent également de comprendre. Mais, parfois, cela ne suffit pas. Le mystère demeure.

 

Un vieux peintre, huitante ans, Maurice Saltier, veuf depuis dix ans, habite la maison que sa femme Camille et lui ont pu acquérir grâce à l'héritage de ses parents à elle. Pour en assurer l'entretien ils ont créé deux appartements aux étages.

 

L'un de ces appartements est occupé par Madame Chauvet, "une vieille gamine anachronique de bientôt soixante ans", et son homme, Jean (ils ont été présentés l'un à l'autre par les Saltier). L'autre, au second étage, par deux tourtereaux, Jim et Sylvain, sur le départ, qui seront - c'est prévu - remplacés par de nouveaux tourtereaux.

 

La fille de Maurice, Françoise, quarante ans, n'habite plus là, mais elle rend souvent visite à son "p'tit père". Elle le surveille "comme le lait sur le feu", avec cette bonne Madame Chauvet qui emploie cette expression. Elle a rencontré Michel au bal de l'Association des amis de Maurice Saltier. C'est Myriam, la fidèle galeriste de son père, qui le lui a présenté.

 

Au supermarché, Maurice a croisé le regard d'un gamin. Celui-ci avait d'abord dans l'oeil une lueur au regard marron doux, puis ce regard s'était durci et la lueur avait disparu, quand il avait montré son impatience devant la lenteur de la caissière, au point d'abandonner sur place ses emplettes, en faisant "un doigt d'honneur en guise d'au revoir à la compagnie".

 

C'est le même gamin, Bryan, dix-sept ans, qui, avec son complice Kevin, du même âge, mettra le feu, pour s'amuser, à l'atelier de Maurice, causant la perte inestimable des oeuvres qui y étaient entreposées. Comme Kevin avait répandu l'essence et que Bryan avait frotté l'allumette, le premier avait écopé de six mois en maison d'éducation pour jeunes délinquants, tandis que le second écopait d'un an ferme.

 

Contre toute attente, Maurice n'en veut pas à Bryan. Il se fait même du souci pour lui. Pour se rapprocher de lui et pour y comprendre quelque chose, il s'installe même bientôt tous les jours, sauf quand il pleut, sur le même banc, avec carnet de croquis et trousse à crayons, dans la cité des Radieux, où Bryan a grandi.

 

Très vite Maurice devient populaire dans cette cité, où "il y a tant de lignes droites". En fait, il cherche à entrer en contact avec la famille de Bryan, "à défaut d'être autorisé à lui rendre visite". Et c'est en dessinant les femmes qui suivent les cours de "Lire et écrire", dispensés par Jacqueline, qu'il fait la connaissance d'une des élèves, Salima, la mère de Bryan, qui a le même âge que sa fille Françoise.

 

Salima sera touchée que Maurice s'intéresse à son fils qui "fait des problèmes". Elle le trouvera gentil et le remerciera de vouloir l'aider. Mais Maurice lui répondra:

 

"Je ne suis pas gentil, Salima. Je suis un vieil égoïste. Bryan n'est pas un problème, c'est une question. Je cherche la réponse."

 

La trouvera-t-il?

 

Dans Les Radieux, en faisant donner par la narratrice, Françoise, la parole aux différents protagonistes, y compris son père, Marie Perny raconte tout ce que Maurice Saltier "a peint, dessiné, écrit" dans sa vie, notamment à l'aide du journal qu'il a tenu de 1951 à 2011. Mais à quoi bon tout ce qu'il a fait, s'il ne peut rien faire pour Bryan?

 

"Je ne parviens pas à envisager Bryan comme un fautif", dit-il "Il n'a pas eu de chance, c'est tout. Lui donner une chance. Mais sous quelle forme?"

 

C'est toute la question de ce roman, celle de la possible réinsertion, quand on a pris un mauvais départ et quand on est encore bien jeune.

 

En dépit de l'incompréhension manifestée par l'intéressé, l'auteur convainc le lecteur du bien-fondé de cette volonté obstinée de Maurice, vieux peintre au soir de sa vie, de le sortir de son impasse, en restituant sans fard tout le contexte.

 

La vie dans cette cité des Radieux, "qui porte son nom comme elle peut", et l'absence de père ne sont-elles pas des circonstances atténuantes?

 

Francis Richard

 

Les Radieux, Marie Perny, 124 pages, L'Aire

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10 mai 2014 6 10 /05 /mai /2014 17:15
"Confession d'un repenti" de Pierre Yves Lador

De quoi peut bien se repentir Pierre Yves Lador? Eh bien il se repent d'avoir été un drogué.

 

Aurait-il été héroïnomane, cocaïnomane, que sais-je. Que nenni. C'était un drogué... de la patisserie, mais pas de n'importe laquelle. Il fallait qu'elle soit de qualité, ce qui était de plus en plus difficile:

 

"Nous acceptons de mourir d'overdoses de sucre et de crème double, mais nous le voulons faire avec panache."

 

Dans les années fastes, avant que la patisserie ne soit plus ce qu'elle était, c'est-à-dire devenue industrielle, c'était douze patisseries qui faisaient l'ordinaire de son pique-nique de midi au bureau...

 

Il était insatiable alors. Ces années-là il finissait même les restes de ses commensaux, desserts bien sûr, mais également viandes et parfois même accompagnements...

 

D'où lui venait cette addiction pour le sucre, qui ne fut peut-être pas la première de ses addictions? Il ne le sait pas avec certitude. Peut-être cherchait-il "le cocon matriciel, le sein rare de [sa] mère qui ne donnait pas de lait".

 

Quoi qu'il en soit, cette addiction pour le sucre le préparait tout naturellement à "l'édulcoration polymorphe" du monde dans lequel il allait vivre.

 

Un exemple? La langue.

 

Le monde dans lequel il allait vivre est ainsi un monde tout lisse, une entreprise "d'édulcoration de la langue et à travers elle de la pensée". Un monde  dans lequel il allait devoir, au profit de la diction, abandonner son accent vaudois:

 

"Je me sens chez moi quand j'entends mon accent même si je n'aime hélas pas encore ma voix."

 

Aussi est-ce sans doute pour exister dans ce monde édulcoré qu'il se livre à l'excès, à l'abus, à des addictions qui ne se limitent pas à celle du sucre, mais dont elles finissent par découler:

 

"Je passais sans le savoir de la lecture à l'écriture, par le sucré, sous des formes variées selon les époques, l'alcool, le gras, la boulimie, l'anorexie ou plutôt des régimes sévères, des jeûnes, diverses collectionnites ou activités velléitaires ou embryonnaires, solitaires, l'accumulation de livres puis de cassettes vidéo et de dvd et d'objets à valeur ajoutée symbolique, la marche, peut-être la collecte de femmes."

 

De tout cela, et de bien d'autres choses, il est question dans cette confession, excepté du dernier point parce que ce sont des êtres vivants, qui n'ont rien à voir avec l'ensemble précédent de substances et d'objets, qui en sont la trame. Et parce que, de toute façon, il est d'une pudeur infinie...

 

Sa manière d'écrire cette confession est bien de Pierre Yves Lador; elle est bien à lui. On lui a beaucoup reproché "d'abuser des mots, trop de mots et trop de jeux avec les mots", mais "c'est sotterie".

 

Il prend l'exemple des mots intensité et entassement:

 

"Je réalise que je pratique les deux versants, entassement et intensité d'une figure spatiotemporelle. J'entasse ce que j'intensifie sur le moment. Quand j'avale c'est intense, quand je stocke c'est entassement et je pratique les deux simultanément. La quantité transformée en vitesse, en intensité, en durée, en éternité, en totalité."

 

Il ajoute:

 

"L'objectif est de tout être, tenir, traverser, avoir, toujours. Traverser ou se faire traverser par tout. Le mouvement est indissociable. Le dedans et le dehors sont confondus. Le mouvement et l'immobilité, l'instant et l'éternité. Tentative de transformer l'avoir, le faire en être."

 

Cette manière d'écrire permet de développer la pensée. D'ailleurs, pour sa repentance d'avoir été dans l'excès et l'ascèse, il proclame maintenant, urbi et orbi, ce mot d'ordre:

 

"Mâchez et digérez."

 

Est-il étonnant qu'il faille, pour lire Lador, suivre ce précepte, seule voie possible pour ... en extraire la substantifique moelle?

 

Francis Richard

 

Confession d'un repenti, Pierre Yves Lador, 240 pages, Olivier Morattel Editeur

 

Livre précédent:

 

Chambranles et embrasures, 192 pages, L'Aire

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6 mai 2014 2 06 /05 /mai /2014 22:45
"Terre noire d'usine" de Janine Massard

Paru il y a 24 ans, réédité cette année en poche dans une version "revue et légèrement enrichie", ce livre raconte la vie de Jacques, paysan ouvrier, depuis sa naissance en 1910 dans le Nord vaudois jusqu'à la fin des années septante, et le contexte dans lequel il a vécu.

 

Janine Massard a, préalablement, pendant deux ans, recueilli, sur cette traversée du XXe siècle, plusieurs témoignages, à commencer par celui de Jacques, et consulté des archives de presse, dont l'abécédaire figurant en fin d'ouvrage donne un aperçu.

 

Ce travail de recherche lui a permis "d'avoir un coup d'oeil sur le siècle, sur l'évolution et la transformation des classes populaires, sur la grande pauvreté en Suisse" (qui n'a pas pris fin en 1918), sur l'absence d'esprit de revendication des ouvriers de ce coin-là, considéré à tort depuis la plaine comme un pays de cocagne:

 

"Recrutés en campagne, ils avaient appris à endurer en se taisant."

 

Pendant l'enfance de Jacques, la vie est "organisée en fonction des saisons et des travaux de la terre". Comme les autres enfants de petits paysans, il ne va à l'école qu'avant ou après. Il n'est pas étonnant dans ces conditions que le niveau général de l'instruction et de la formation soit rudimentaire.

 

Au village l'aristocratie ce sont l'instituteur, le président de la commission scolaire, le pasteur, les gros paysans. Tout en bas de l'échelle de la société ce sont les domestiques qui restent en marge de la société, "paysans sans terre, fils de petits paysans, ou encore, de l'Enfance abandonnée":

 

"Entre les nantis et les plus défavorisés, on trouvait les petits paysans, les petits propriétaires."

 

La grande majorité de ces petits paysans est pauvre et se soigne avec les moyens du bord. Elle n'a pas les moyens de s'assurer contre la maladie (ou l'accident) et n'appelle le médecin qu'à la dernière minute:

 

"Quand le médecin arrivait, on savait que c'était mauvais signe."

 

L'alcoolisme est l'un des fléaux qui déciment les campagnes (il diminuera après la Deuxième Guerre, avec l'amélioration du niveau de vie). Il conduit la plupart du temps à la violence, et, parfois même, au suicide. 

 

Le cautionnement ("la garantie financière fournie par un particulier à un autre") est un autre fléau: c'est le billet qu'on signe au bistrot. Il conduit bien souvent à se retrouver sans terrain et à devoir marauder la nuit pour s'en sortir...

 

Tout jeune, Jacques est placé comme petit domestique chez un paysan sobre, c'est-à-dire une exception, dans un autre village que le sien, Vuiteboeuf. Son enfance est derrière lui. Il doit gagner sa vie et ne pas se faire renvoyer.

 

A dix-sept ans, Jacques commence son apprentissage dans le bâtiment, à Yverdon, à sept kilomètres de son domicile, trajet qu'il accomplit en vélo. Après avoir travaillé sur un chantier des CFF, il est embauché de 1933 à 1939 dans une entreprise qui est proche de son village et qui construit des maisons dans le Jura, et des bâtiments locatifs à Yverdon:

 

"La présence du patron nous consolait: il faisait le même boulot, il connaissait la même fatigue."

 

Jacques se marie en 1937 avec Suzanne, dont il a fait la connaissance sur le quai de la gare d'Yverdon. Elle a été bonne à tout faire à Lausanne, Genève et Paris, et elle est, en tout dernier lieu, femme de chambre chez une baronne, sa dernière place avant leur mariage.

 

Le 3 septembre 1939, Jacques est mobilisé à Sainte-Croix, dans la grande fabrique Thorens. Pendant la Mob', les femmes des soldats travaillent dans les champs, pour un salaire deux fois moins élevé que celui des hommes... Ce qui est de toute façon la proportion habituelle entre les salaires des femmes et des hommes à l'époque...

 

Quand Jacques est démobilisé il trouve du travail chez le même Thorens à Sainte-Croix. Il n'est pas darbyste (chrétien fondamentaliste, disciple de Darby), comme ses patrons. Aussi n'a-t-il pas de possibilité réelle de monter dans la hiérarchie. Son salaire, bien que plus élevé qu'en plaine, est encore insuffisant pour en vivre, d'autant qu'il est père d'un petit garçon. Alors il faut bien s'organiser pour manger tous les jours...

 

Après la guerre, c'est le boom. Pourtant son salaire reste insuffisant. Pour s'en sortir un peu mieux, il travaille pendant son temps libre et cultive son jardin. Plutôt que de travailler en usine, ce qui est trop éprouvant pour elle, sa femme tient une petite pension pour ses collègues qui n'ont pas les moyens d'aller au restaurant à midi.

 

Au début des années 1950, la roue tourne. Après avoir construit sa maison, il achète un tandem et pour la première fois, en 1952, il part en vacances sur ce vélo avec Suzanne dans le midi de la France après avoir confié leur fils à une famille amie. Il achètera une voiture en 1955, par obligation professionnelle.

 

Jacques raconte le travail en usine, les sanctions quand on arrive en retard, les chronométreurs, qui ont le plus souvent un chronomètre à la place du coeur, les femmes qui, pour tenir, consomment des produits de pharmacie (en rentrant de l'usine, un autre travail les attend, à la maison), les conditions de travail qui mettent la santé en danger:

 

"Les augmentations de salaire sont venues avec la conjoncture favorable. Mais les améliorations des conditions de travail ont été le résultat des démarches des syndicats, et ce côté-là n'est pas à négliger."

 

Après 8 ans passés chez Thorens, il est embauché chez Lador, mais le patron avec lequel il s'entendait meurt peu de temps après. Il est congédié. Il retrouve du travail dans la maison concurrente, deux cents mètres plus loin, comme contremaître. Mais, cette fois, les deux patrons ne s'entendent pas. Il les quitte pour travailler avec un artisan, à L'Auberson, d'où l'achat de sa voiture.

 

Après avoir perdu un de ses deux clients, cet artisan lui trouve un emploi à La Sagne chez un collègue, pour l'hiver. Au printemps 1960, il est engagé chez Paillard. Où il va rester 15 ans. Il part à la retraite, juste avant la récession de 1977-1978:

 

"Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise? Que ma retraite n'est pas dorée sur tranche mais que je vis bien tout en continuant à compter. J'ai pu garder ma maison, mon auto, j'ai fait quelques voyages.

"Est-ce cela l'amélioration du niveau de vie de l'humanité?"

 

A lire ce récit, jalonné d'anecdotes qui parlent davantage à l'esprit que de longs discours, force est de constater que les conditions de vie ont tout de même bien changé pour Jacques comme pour bien d'autres en cinquante, septante ans.

 

Il y a un siècle encore, le plus souvent, dans les habitations, il n'y avait pas d'eau courante, pas de salle de bains donc, pas d'électricité, pas de gaz, pas de téléphone, pas de chauffage. Les premières automobiles faisaient seulement leur apparition... Mais, surtout, la plus grande partie de la population locale vivait dans une véritable misère.

 

Francis Richard

 

Terre noire d'usine, Janine Massard, 292 pages, camPoche (1990)

 

Le dernier livre de Janine Massard:

 

Gens du lac, 192 pages, Bernard Campiche Editeur (2013)

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4 mai 2014 7 04 /05 /mai /2014 21:15
"Les ombres du métis" de Sébastien Meier

Dans un roman policier l'intrigue a certainement plus d'importance que dans d'autres formes de roman. Quel crime a été commis? Qui l'a commis? Quand? Comment? Pourquoi? Quelle est l'identité de la victime?

 

Le dénouement doit survenir à la fin du livre, afin de soutenir le suspense jusqu'au bout. Si l'auteur du crime est connu avant la fin, il faut que des révélations inattendues soient faites jusqu'à la dernière page ou que l'épilogue contienne des développements imprévus. Ce sont les règles non écrites du genre.

 

Mais l'atmosphère a également son importance. Celle-ci dépend bien sûr des personnages, mais aussi des milieux et des lieux dans lesquels ils évoluent.

 

Dans le roman de Sébastien Meier, Les ombres du métis, se retrouvent tous ces ingrédients, indispensables à un bon polar, digne de ce nom.

 

La nuit du 4 février, un jeune homme, un métis, est découvert nu dans le bois de Sauvabelin, à Lausanne, il vit encore, mais il a été sévèrement tabassé, drogué et violé. Il n'émergera du coma dans lequel ces sévices l'ont plongé qu'au bout de quatre mois, fin mai, dans sa chambre du CHUV, le Centre Hospitalier Universitaire Vaudois.

 

Après son réveil seulement, son identité sera connue. Il s'appelle Romain Baptiste, "un garçon magnifique", non pas beau, mais "divin", au regard "peut-être trop humain". Il "aurait rendu fou un robot" selon Paul Bréguet ...

 

Paul Bréguet, la cinquantaine, est l'inspecteur chargé de l'enquête. Il est divorcé et vit avec sa deuxième femme, Elizabeth. Il a un fils qu'il ne voit jamais. Il a tout à fait le profil de l'emploi et le vocabulaire cru qui va de pair.

 

Dès le début du livre, Paul Bréguet se trouve en prison, un an après le crime de Sauvabelin, et il raconte ce qui l'y a conduit - il est suspecté d'avoir commis un meurtre, qui d'ailleurs en cache un autre - au pasteur Manuel, aumônier de la prison, tenu par le secret de la confession et qui l'écoute d'une oreille attentive.

 

Le procureur, Emilie Rossetti, est une jeune femme blonde, "une quarantaine d'année, un maintien droit, des yeux bleu glace, une taille fine et un tailleur noir", une bombe. Dès le début de l'enquête elle dresse à Paul la liste des objectifs qu'il doit atteindre avant qu'une éventuelle instruction ne soit ouverte. Comme s'il s'agissait d'un novice. 

 

Au cours du livre apparaissent les liens qui se nouent entre ces différents protagonistes, tantôt sous la forme de confessions incomplètes au pasteur Manuel, tantôt sous la forme de pensées qui peuplent l'esprit de Paul dans l'aumônerie ou dans la cellule de sa prison.

 

Est restituée avec beaucoup de réalisme l'atmosphère de la prison de Lausanne et des nuits chaudes de la capitale vaudoise (les connaisseurs de celle-ci reconnaîtront les lieux évoqués pendant le récit), au cours desquelles des membres de la haute société lausannoise se livrent à des ébats que la loi n'interdit certes pas mais que la morale peut réprouver.

 

Les scènes de sexe homo ou hétéro et les dialogues divers et variés ne sont pas moins réalistes... et violents que l'atmosphère. Ames pudibondes s'abstenir.

 

Peu à peu, très habilement, avec nombre de retours en arrière dans le temps, les zones d'ombres se dissipent, mais elles n'enveloppaient pas le seul métis de l'histoire...

 

Francis Richard

 

Les ombres du métis, Sébastien Meier, 224 pages, Zoé

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Présentation

  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • Francis Richard
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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