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11 février 2018 7 11 /02 /février /2018 20:20
Erasmus, d'Elodie Glerum

Applique "la méthode suisse", chaque fois qu'elle t'emmerde, souris, dis oui, mais sans en avoir rien à foutre.

 

Est-ce la manière helvétique actuelle de dire: Cause toujours, tu m'intéresses? Il semble bien. Il faut dire que le protagoniste de la première nouvelle du recueil Erasmus, signé Elodie Glerum, est formaté suisse:

 

- de son éducation il a retenu le principe de collégialité

- il a tendance à chercher le consensus

 

Il ne lui manque plus, sous sa façade austère, que d'appliquer cette typique maîtrise de la rouerie aux multiples messages que lui envoie sa coloc sur WhatsApp: il ne veut ni bien ni mal à ce boulet, bien au contraire, puisqu'en l'appliquant il reste neutre...

 

Le revenant est en rémission: sa femme, Klara, aurait parlé de "miracle", tandis que d'aucuns auraient dit que c'était inespéré.

 

Quoi qu'il en soit, il est revenu à l'école pour enseigner l'allemand. Seulement le jeune homme qui a assuré l'intérim n'a pas employé les mêmes méthodes que lui. Les gamins ne jurent désormais que par celles-ci, aux noms kabbalistiques pour lui:

 

- corrections suivies

- groupe WhatsApp devoirs

- blackboard

- présentations Keynote

 

Peut-être aurait-il dû renoncer plutôt que de revenir...

 

Elle a peut-être quelques kilos en trop. Et encore, c'est pas sûr. En tout cas, elle n'a pas les mêmes succès que sa soeur Raquel, qui est La perfection même et qui a toujours été la préférée de ses parents: ils applaudissent aux rôles qu'elle joue au théâtre et aux amis qu'elle se fait...

 

Tandis qu'elle, elle flirte sur le web, sans grande réussite, sans, pense-t-elle, susciter aucun désir. Elle a un emploi certes modeste et mais, au moins, elle en a un. Ses parents - c'est dire - applaudiraient même les échecs de Raquel si elle en avait: ne seraient-il pas parfaits comme elle l'est?

 

Jean-Marc le robot ne pipe jamais mot. Quand il est là, il plombe l'ambiance et, quand il l'ouvre, c'est pour contredire les autres, c'est pour employer un vocabulaire de quinquagenre peu scrupuleux ou sidérant. Ce nanar ne doit pas savoir ce que spliffer, bitcher ou kiffer veulent dire...

 

C'est pourquoi Lucien et les autres ne comprennent pas que Rik ait ajouté son contraire, vestimentairement et hygiéniquement, à la liste des participants au week-end de Pâques à Venise où Clarissa a déjà réservé l'Airbnb. Mais n'est-ce pas dans les jeunes vieux pots...

 

Partir en Erasmus pour le nord du Pays de Galles lui aura au moins appris qu'Ysbwriel, ça veut dire poubelle... Mais il aura aussi revisité l'histoire de la famille Brontë en compagnie d'une bibliothécaire aux origines irlandaises dans le pub où il fait office de barman.

 

Ce pub gallois a ironiquement le même nom, Black Bull, que celui du pub de Haworth, berceau de la famille Brontë: Emily, Charlotte et Branwell... Lui a une soeur, qui attend un bébé mais qui ne veut pas entendre parler de mariage, ce qui a fait tiquer leur vieux protestant de père, à qui elle a dit crûment:

 

- En quoi ça concerne l'État de savoir avec qui je couche?

 

Leur huitième rencontre se passe à Llandudno. Ils sont trentenaires. Elle est danseuse, lui banquier. Ils se sont rencontrés la première fois à Zürich. Elle voyait encore son ex, mais de moins en moins; lui était encore en ménage. Cette fois-là, ils s'étaient seulement embrassés, fort:

 

Au début, ils avaient eu de la peine à se retrouver. Ils se croisaient selon leur plannings: à Zurich, à Londres, à Hambourg puis Edimbourg, même à Lisbonne. Ils travaillaient beaucoup.

 

C'est à leur huitième rencontre qu'elle finit par comprendre ce que signifie l'expression trouver la rédemption dans la douleur...

 

O tempora, o mores!, dirait Cicéron...

 

Francis Richard

 

Erasmus, Elodie Glerum, 160 pages, éditions d'autre part

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10 février 2018 6 10 /02 /février /2018 21:30
Une vie sans fin, de Frédéric Beigbeder

Le héros s'appelle Frédéric Beigbeder, comme l'auteur. Les personnages qu'il rencontre apparaissent sous leurs vrais noms. Il a seulement changé les noms de ses proches pour ne pas les embarrasser.

 

C'est pourtant un roman. Mais ce n'est pas un roman de science-fiction, même si le narrateur fait quelques incursions dans l'avenir et qu'il mène une enquête scientifique sur celui de l'Homo Sapiens dont il pressent la fin.

 

Le narrateur ne veut pas mourir. Il ne déteste pas la mort, il déteste sa mort. A défaut de vie éternelle posthume, en laquelle il ne croit pas, il souhaite sinon l'immortalité sur Terre, du moins d'y prolonger sa vie le plus possible.

 

De son état il est animateur de disputes audiovisuelles et réalisateur de films satiriques. Comme il vient d'être viré par sa chaîne de télé, il a tout son temps pour dresser un état de la science en matière de post-humanité.

 

C'est là que le roman devient reportage. Pour les besoins de la cause romanesque, à ce reportage se greffe cependant une histoire personnelle qui ressemble à celle de l'auteur, à quelques détails près, non négligeables.

 

Ayant dépassé la cinquantaine, la mort n'étant dès lors plus une abstraction pour lui, sa quête d'immortalité lui fait effectuer un tour du monde en famille pour connaître toutes les procédures à accomplir pour [s']éterniser ici-bas:

 

- lasérisation du sang

- congélation de cellules

- séquençage de génomes

- ingestion de nicotinamide adénine dinucléotide

- reprogrammation de cellules en cellules souches

- transfusion de sang frais

etc.

 

En famille, car il emmène avec lui, à peu près partout, sa jeune femme, biologiste suisse, et leur bébé, sa fille d'un premier lit, collégienne parisienne, et même le robot japonais qu'il a offert à cette dernière pour lui tenir compagnie...

 

Lui seul est convaincu qu'Une vie sans fin, c'est merveilleux. Sa femme trouve qu'à ce moment-là elle est sans but: Si tu enlèves la mort, y a plus d'enjeu. Plus de suspense. Mais il poursuit sa quête folle, tout en en mesurant le prix:

 

Le problème de la vie éternelle, c'est qu'elle a besoin de cambrioler le corps d'autrui...

 

Ce roman qui commence à Genève (qui contient le mot "gène" dans son nom: bienvenue dans le pays qui a toujours voulu contrôler l'humanité), se termine imprévisiblement, par une ironie de son destin, au Pays Basque qu'il aime:

 

Dans ce pays il pleut souvent, ce qui confère à chaque rayon de soleil l'allure d'un miracle...

 

Francis Richard

 

Une vie sans fin, Frédéric Beigbeder, 360 pages Grasset

 

Livres précédents:

Oona et Salinger (2014)

Un roman français (2009)

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8 février 2018 4 08 /02 /février /2018 22:50
Le cas singulier de Benjamin T., de Catherine Rolland

Ma première crise d'épilepsie remontait à mes huit ans. En pleine classe, j'étais tombé de ma chaise et je m'étais mis à convulser, provoquant un joli vent de panique dans l'école. Par la suite, les neurologues avaient mis le temps, mais ils avaient fini par trouver un médicament efficace, et ma dernière crise remontait à mes dix ou onze ans.

 

Benjamin T., pour Teillac, le narrateur, l'ancien épileptique de l'histoire, a rechuté, quand sa femme, Sylvie, lui a annoncé l'année précédente qu'elle le quittait, et ne le quittait pas pour n'importe qui mais pour son abruti de patron, Haetsler. 

 

Benjamin est ambulancier. Il travaille en binôme avec David. Et c'est celui-ci qui l'a emmené à l'hôpital après qu'il est tombé chez lui: l'alcool et le choc émotionnel en étaient la cause. Sa neurologue lui a fait promettre de ne plus conduire.

 

Benjamin aime son métier. Il ne veut pas le perdre. C'est d'ailleurs tout ce qui lui reste après l'échec de sa vie personnelle. C'est pourquoi il a renoncé à donner la correction que son patron méritait pour coucher avec sa femme et élever son gosse.

 

Il aime son métier parce que celui-ci lui permet de nouer des liens avec des "clients" réguliers, des malades chroniques, des patients graves, tel que Jacob Silvermann, un nonagénaire atteint d'un cancer généralisé, qui a de l'affection pour lui.

 

Jacob et Benjamin partagent d'ailleurs un dilection pour le poète Schiller, l'ami de Goethe: Celui-là seul connaît l'amour qui aime sans espoir, Benjamin avait-il déclamé à Jacob, pour dire qu'il aimait encore sa femme Sylvie, malgré qu'il en ait.

 

Toujours est-il qu'à la faveur de ses crises d'épilepsie qui se répètent maintenant, en 2014, Benjamin fait des rêves ou des hallucinations: il se retrouve soixante-dix ans plus tôt, en 1944, lieutenant dans le Maquis des Glières avec Tom Morel.

 

Sont-ce des rêves ou des hallucinations? Ne seraient-ce pas plutôt des réminiscences d'une autre vie, d'une vie antérieure? Il est en effet troublant non seulement qu'il se souvienne très précisément de l'époque mais qu'il la vive intensément.

 

En tout cas, les crises s'accentuent de même que ses va-et-vient entre 1944 et 2014, dès qu'il accepte de participer à une étude menée par sa neurologue, Nathalie Aubervilliers, sur les effets du Xilophenolate sur les personnes sujettes à épilepsie.

 

Dans le roman de Catherine Rolland, se déroulent donc deux romans, l'un en Haute Savoie à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'autre à Lyon de nos jours avec le même narrateur, qui est tantôt Benjamin Sachetaz, tantôt Benjamin Teillac.

 

Le premier est un véritable héros, un saint-cyrien, le second a une vie professionnelle bien terne. Le premier aime Mélaine qui l'aime, le second aime Sylvie qui ne l'aime plus. Les deux Benjamin ont tous deux le même âge, c'est-à-dire 34 bientôt 35 ans.

 

En 1944 Benjamin connaît l'avenir, en 2014 il se souvient du passé, si bien qu'il étonne ses contemporains des deux époques. N'est-il pas pour les uns comme pour les autres une sorte de malade mental? Est-il vraisemblable de vivre deux vies?

 

Les notions d'espace et de temps se brouillent. Et une question se pose, si Benjamin n'est pas fou - ce qui reste à découvrir à la fin du roman -, est-il possible de modifier le passé et donner aux événements une autre fin que celle que l'on connaît?

 

Le cas singulier de Benjamin T. est donc celui d'un homme dont l'âme passe d'une existence à l'autre sans qu'il puisse la contrôler, ce qui rendra plus d'un lecteur incrédule, comme le sont la plupart des personnages de cette histoire déroutante.

 

L'un d'entre eux ne dit-il pas, à un moment donné: L'âme ne peut pas sauter d'un corps à l'autre, et moins encore voyager à travers le temps? Peut-être. Mais cela permet à l'auteur d'entraîner le lecteur dans les tréfonds d'une âme, bien humaine.

 

Francis Richard

 

Le cas singulier de Benjamin T., de Catherine Rolland, 352 pages Les Escales (sortie le 8 février 2018)

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5 février 2018 1 05 /02 /février /2018 23:55
Les nuits sont calmes à Téhéran, de Shida Bazyar

Le titre de ce roman, Les nuits sont calmes à Téhéran, fait penser à la formule L'ordre règne à Varsovie... C'est l'apparence des choses, ce qu'on voit. Ce qu'on ne voit pas, c'est à quel prix l'ordre ou le calme règne.

 

Tous les dix ans, un membre de la famille Hedayat prend la parole dans ce livre: le père, la mère, la fille et le fils. Et c'est la petite dernière qui clôt l'histoire, à une date inconnue, dans le futur...

 

Le père, Behsad, parle donc le premier, en 1979. Cette année-là le Shah d'Iran perd le pouvoir et l'ayatollah Khomeini le prend. Behsad se réjouit, dans un premier temps. Il est de gauche, qui plus est marxiste. Mais il déchante, assez vite:

 

Plus la révolution est ancienne, plus les photos de l'ayatollah Khomeini sont nombreuses et plus les rassemblements sont interdits et retournent dans la clandestinité.

 

C'est à cette époque-là qu'il tombe amoureux de Nahid, la mère, avec laquelle il se marie et qui est de gauche, comme lui: Heureusement que tous les hommes de gauche ne sont pas des combattants acharnés et sans humour, s'est-elle dit...

 

En 1989 (l'année où meurt l'ayatollah Khomeini), Nahid raconte à son tour: leur fuite (quelques années plus tôt) et leur exil en Allemagne, avec leurs deux enfants, Laleh et Morad. Elle n'y a pas découvert l'Allemagne fortement inégalitaire décrite par les camarades:

 

En fait, ici, personne n'a l'air très riche ni très pauvre, en fait tous les groupes se ressemblent beaucoup par leurs vêtements et par leurs habitudes.

 

En 1999, Laleh, la fille, retourne en Iran, sans son père, mais avec sa mère, son petit frère Morad et sa petite soeur Tara. Ils vont voir toute la famille restée là-bas. Sont inévitables les comparaisons entre l'Allemagne et l'Iran, même si ce dernier pays a changé:

 

Les nuits sont calmes à Téhéran. Et les journées si bruyantes.

 

Mo, alias Morad, le fils, est étudiant en 2009, en Allemagne, et participe à des protestations estudiantines contre les frais d'inscription, tout en suivant, avec espoir, qui sera déçu, l'élection présidentielle, où, hélas, Ahmadinejab est réélu.

 

Il aurait tant aimé que son père puisse revenir en Iran: 

 

Il ferait sa valise, pour la première fois après tant d'années [...]. Il montrerait son passeport iranien et personne ne le retiendrait, il entrerait en Iran, ils viendraient le chercher, ils le salueraient, il verrait sa mère, je les verrais tous, nous serions libres...

 

C'est à la petite Tara, que, bien des années plus tard, revient donc le mot de la fin de cette fresque multidécennale, mémorable et instructive, d'une famille iranienne, exilée d'un malheureux pays, en proie, pendant tout ce temps, à un régime théocratique durable...

 

Francis Richard

 

Les nuits sont calmes à Téhéran, Shida Bazyar, 248 pages Slatkine & Cie (traduit de l'allemand par Barbara Fontaine)

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3 février 2018 6 03 /02 /février /2018 19:45
Si nous ne brûlons pas, de Justine Bo

Enfant, j'étais fière de pouvoir dire que j'étais Justine à cause du marquis de Sade. Ma vie avait un sens. Une mythologie. J'avais hérité du nom d'une sainte imaginée par un hérétique. A chaque rentrée, j'annonçais à de nouveaux camarades que mon père avait choisi le nom de sa fille en lisant Justine, dont je décrivais les traits avec délectation: une personnalité discrète, droite, généreuse et miséricordieuse. Vertueuse.

 

Plus tard, à dix-sept ans, la narratrice de Si nous ne brûlons pas, déchante en lisant enfin la bible de son existence... A partir de ce moment-là, elle se rend compte qu'elle est confinée dans un territoire, celui de ce prénom, et, pas à pas, elle découvre qu'elle est enfermée dans d'autres frontières, notamment parce qu'elle est une fille et qu'elle est issue d'un milieu somme toute modeste, qui plus est provincial.

 

Alors Justine veut sortir de ces carcans. Après son baccalauréat, elle décide de préparer le concours de Sciences-Po Paris: une pure folie... Dans son entourage, c'est ce que l'on pense: elle n'a décidément pas les pieds sur terre. Ce serait passer trop de frontières à la fois que de prétendre intégrer une grande école. Car de telles écoles n'attirent que les élèves qu'elles ont déjà dans leur giron...

 

Aussi, dans les dernières semaines avant le concours, devant l'obstacle à franchir, se met-elle à reprocher à ses géniteurs leur manque de culture, leur méconnaissance des mots, qui font sa seule joie (Ah, les mots ! Ils ne servent à rien, mais Dieu qu'ils savent diviser ! Si j'étais seigneur de guerre, ils seraient ma seule arme). Plus l'échéance approche, plus se profile l'échec et plus elle est suicidaire.

 

Seulement les choses ne sont jamais écrites dans le marbre : La réussite fut le couperet qui m'obligea à continuer de vivre. Dès lors, son salut passe par la fuite en avant. Sortie de l'ornière provinciale pour monter à Paris, elle habite d'abord chez des gens, qui, comme ses condisciples de Sciences-Po, appartiennent aux lignées supérieures de la société et elle se sent... écrasée. Elle s'échappe...

 

L'Institut d'études politiques exige de ses élèves un projet. Pour elle, ce sera le chemin de Damas :

 

Je désirais partir pour le mot, pour le nom même de Syrie, de Damas, comme des années plus tard, je me piquerais d'un voyage à Puerto Escondido pour la seule curiosité que ce mot éveillait en moi. Or l'origine du terme Syrie demeurait incertaine. C'était, à mes yeux, un mot sans racines. Un mot déraciné. A-raciné...

 

Après Damas, commencent pour Justine des années d'errances, à Paris, à New-York et ailleurs, repérées par des coordonnées GPS, pleines d'obsession étymologique (J'excavais la langue. Je la déterrais pour lui arracher les membres, le coeur), remplies de crainte de la guerre et d'effroi quant à l'idée de reproduction, encombrées de checkpoints à traverser et d'illusions tenaces à perdre...

 

Un jour l'héroïne de Justine Bo s'est fait tatouer sur le bras une constellation imaginaire, que personne ne verra donc jamais dans le ciel: elle matérialise [sa] foi dans le néant. Et c'est peut-être cette foi qui lui permet de mettre fin à sa fuite. Elle avait été frappée, en considérant la France depuis les rives new-yorkaises, par cet empressement à voir dans le nihilisme une absence d'enchantement :

 

Je crois que le nihilisme effraie parce qu'il est traité en spectre, lorsqu'il pourrait être vécu comme une plénitude.

 

Francis Richard

 

Si nous ne brûlons pas, Justine Bo, 300 pages, Équateurs

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30 janvier 2018 2 30 /01 /janvier /2018 23:15
Hagard, de Lukas Bärfuss

Dans une cohue que la porte tournante rejetait à la pelle hors du grand magasin, il vit aussi une paire de ballerines bleu prune, deux farouches belettes perdues dans le piétinement, dans une cavalcade de chaussures basses et de lourdes bottes. Il n'en vit pas plus, la jeune femme qui se frayait un passage dans la foule resta invisible.

 

Il, c'est Philip. Il est dans la quarantaine finissante. Il a rendez-vous dans un café de Zurich avec un certain Hahnloser. Il l'y attend à quatre heures et quart, ce mardi 11 mars. Le narrateur ne précise pas l'année, mais la disparition du Boeing 777 de la Malaysia Airlines, le dimanche précédent, permet de dire qu'il s'agit de l'année 2014.

 

L'histoire se passe en trente-six heures - le lecteur est prévenu par le narrateur -, pendant lesquelles quelqu'un comme Philip va invraisemblablement renoncer à une existence sérieuse et assurée pour aller vers sa propre destruction. Pour qu'il en soit ainsi, il faudra toutefois un concours de circonstances que rien ne laissait présager.

 

Hahnloser a du retard. Philip part faire un tour en ville. Il a du temps devant lui, une heure avant de se pointer chez Belinda. Il reste cependant dans les parages du bistrot. C'est ce qu'il écrit via son téléphone intelligent à Vera, lui demandant par la même occasion de l'enregistrer pour le vol de Las Palmas, où il compte rester jusqu'à vendredi.

 

C'est en se promenant à proximité qu'il voit la foule sortir du grand magasin dans la Theaterstrasse, au milieu de laquelle il repère la jeune femme à la paire de ballerines bleu prune. Le narrateur ignore si c'est une habitude chez Philip de suivre des jeunes femmes dans la rue, mais il suit celle-ci. Ce qu'il n'aurait pas dû faire...

 

Pendant ce temps-là Philip reste connecté. Le narrateur fait au début une remarque judicieuse et insolite que le lecteur voudra bien garder en mémoire pour la suite: à notre époque, on ne dépend pas de son téléphone intelligent mais du bloc d'alimentation avec son câble, un petit transformateur pour charger les batteries en lithium-ion...

 

Ce sont ces points de départ qui conduisent le Hagard de l'histoire à sa propre destruction. Au passage, pendant son errance, le narrateur de Lukas Bärfuss ne se prive pas de décrire férocement les travers et dépendances dans lesquels tombent ses contemporains. Et c'est, en définitive, à un récit sombre et satirique qu'il convie le lecteur...  

 

Francis Richard

 

Hagard, Lukas Bärfuss, 160 pages, Zoé , traduit de l'allemand par Lionel Felchlin (sortie le 1er février 2018)

 

Livres précédents:

Koala, 176 pages, Zoé (2017)

Cent jours, cent nuits, 224 pages, L'Arche (2009)

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28 janvier 2018 7 28 /01 /janvier /2018 23:45
Et moi, je vis toujours, de Jean d'Ormesson

Jean d'Ormesson, en juin 2015, déclarait au Figaro, à l'occasion de son 90e anniversaire:

 

Écrire un roman dans lequel l'Histoire n'est pas prépondérante ne m'intéresse pas. J'aime les livres "totaux" et, dans ces livres, l'Histoire est toujours centrale.[...] Et puis l'Histoire est intimement liée au temps, et le temps m'obsède. Il est dans tous mes livres...

 

Il ajoutait:

 

Chez moi, c'est tellement important que je ne sais même plus si je suis vraiment un romancier. Les romanciers inventent des personnages. J'en ai créé très peu. J'ai plutôt utilisé les personnages que l'Histoire et Dieu me présentaient. Je leur en suis très reconnaissant.

 

Dans son dernier roman, Et moi, je vis toujours, Jean d'Ormesson fait encore plus fort: il ne crée aucun personnage, ou alors il s'appelle multitude, dont il adopte, pour s'adresser au lecteur, le genre féminin, comme les deux mots qui la définissent:

 

Tantôt homme, tantôt femme, je suis, vous l'avez deviné, je suis l'espèce humaine et son histoire dans le temps.

 

Dans ce roman des siècles, qui commence avec la forêt primordiale et se termine - c'est une façon de parler - à notre époque, la narratrice se dit vivre toujours, comme le personnage du poème d'un anonyme mis en épigraphe:

 

Oui, c'est moi, mes enfants,

Qui suis le Juif errant...

Chacun meurt à son tour,

Et moi, je vis toujours.

 

Histoire refaisant, elle raconte notamment au lecteur les aventures les plus inoubliables qu'elle ait subies ou organisées, telles que l'invention de l'écriture, l'épopée d'Alexandre le Grand, la chute de l'Empire romain, l'imprimerie, la découverte du Nouveau Monde, la Révolution française...

 

Histoire refaisant, elle a trouvé sur son chemin des conquérants, des bâtisseurs, des savants, des navigateurs:

 

Je leur dois beaucoup. Ce n'est pas assez dire qu'ils m'ont changée. Ils m'ont révélée à moi-même. Ils m'ont construite. Ils m'ont faite telle que je suis. J'ai pourtant admiré plus encore des peintres, des sculpteurs, des architectes, des musiciens. Et des écrivains. Ils sont le sel de la terre.

 

A plusieurs reprises elle s'interroge sur elle-même et sur ses avatars (je suis partout chez moi sous les masques les plus divers et dans des conditions bien opposées):

 

Est-ce l'histoire qui fait les hommes ou les hommes qui font l'histoire? Un peu des deux, j'imagine.

 

Elle est sûre d'une chose:

 

Je suis la permanence et la diversité. Vallée de larmes, vallée de roses, je ne fais que changer et je ne change jamais...

 

Et d'une autre:

 

Ce qui change le moins dans un monde qui ne cesse de changer, c'est l'amour et la mort. Éros et Thanatos. Comme une ombre d'éternité.

 

D'après elle: 

 

Le débat sur mes origines n'a été tranché ni par les poètes, ni par les philosophes, ni par les religions. Il a été tranché par la science.

 

Qu'est-ce que dit la science?

 

L'univers et moi, nous avons un début. Et, ayant un début, il n'est plus impossible, il est peut-être même probable, que nous ayons une fin...

 

Alors?

 

En attendant, même s'il s'agit d'un livre de plus parmi les autres, même si son héroïne regrette d'avoir laissé rédiger ses mémoires par un garçon déjà vieilli sous le harnais, parce qu'elle vaut mieux que ces souvenirs lacunaires et aléatoires, il n'en demeure pas moins que ce garçon mérite la reconnaissance du lecteur et la sienne.

 

Il aura su, dans un monde éphémère, laisser une trace d'elle, indélébile, faite de vérité et de beauté, contre laquelle même la mort ne peut rien...

 

Francis Richard

 

Et moi, je vis toujours, Jean d'Ormesson, 288 pages, Gallimard

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23 janvier 2018 2 23 /01 /janvier /2018 23:45
Jean - Un homme hors du temps, d'Axel Kahn

Toujours dans la tempête, à contre-courant, contre le vent, hors du temps. Je vais me perdre.

 

Cette autobiographie d'un père, écrite par un fils, est singulière, étonnante. Est-ce un hommage ou une justice que ce dernier rend à celui à qui il doit d'être sur Terre? C'est certainement un peu des deux, mais c'est surtout une mission, menée à bien quarante-sept ans jour pour jour après qu'elle lui a été confiée.

 

Jean Kahn s'est donné la mort le 17 avril 1970, mais, auparavant, sur le siège du train d'où il s'apprête à se jeter, il a laissé à Axel, le plus jeune de ses trois fils, un message qui commence ainsi:

 

Je  m'adresse à toi comme peut-être au plus capable de faire durement les choses nécessaires.

 

Entre autres choses nécessaires: se mettre à sa place, dire ce qu'il fut, expliquer son dernier geste.

 

Axel a choisi de raconter Jean à la première personne. Il le fait en intercalant à son récit des textes paternels. Et c'est on ne peut plus convaincant. Le lecteur ne peut en effet pas voir de solution de continuité entre les citations et le récit: elles sont là pour le confirmer, comme des écrits soutiennent une parole.

 

Si Jean est un homme hors du temps, le temps au cours duquel il vécut (1916-1970) fut mouvementé et la plume d'Axel le fait revivre, comme elle restitue sa vie chaotique:

 

Si mes enfants s'y intéressent jamais, ils auront bien du mal à lui trouver un fil directeur. Bourgeois, communiste, germanophile, résistant, intellectuel de gauche, gaulliste...

 

Axel lui fait ajouter, comme pour brouiller les étiquettes définitives que d'aucuns seraient tentés de lui coller:

 

Pour moitié de famille juive, opposé à toute référence communautaire, chrétien, fidèle d'un mouvement [celui de Gurdjieff], que ses détracteurs assimilent à une secte, adepte de psychanalyse... Amant insatiable et volage, idéaliste de la famille... Révolutionnaire convaincu, penseur libre en recherche éperdue de la loi...

 

Appartient au récit ce passage:

 

Je suis un être au monde des sensations, des émotions, des fulgurances créatrices, toute tentative d'y apporter de l'ordre le dénature, l'enlaidit. Je ne m'épanouis que dans la recherche de la qualité, la quantité me fait obstacle, elle m'emprisonne, elle va me tuer.

 

Alors que cet autre passage est une citation:

 

Échapper au règne de la quantité. Mais pourquoi? Certes non pas pour le vague, pour l'illusion de l'absolu - j'éprouve tout moment d'abandon au règne de la quantité comme une expérience du sacrilège à l'égard de ma vérité vivante et menacée, celle dont, instant par instant, je joue la responsabilité qui m'a incombé.

 

Jean-François, l'aîné des fils de Jean, écrit in fine dans sa postface:

 

Penser contre soi-même, Jean Kahn en était capable. Mais, mieux que cela, il nous a appris à penser grâce à lui, avec lui, malgré lui et, avec son assentiment, s'il le fallait, contre lui.

 

Francis Richard

 

Jean - Un homme hors du temps, Axel Kahn, 324 pages, Stock

 

Livres précédents chez le même éditeur:

Pensées en chemin (2014)

Entre deux mers - Voyage au bout de soi (2015)

Être humain pleinement (2017)

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21 janvier 2018 7 21 /01 /janvier /2018 18:45
En avant, calme et fou, de Sylvain Tesson et Thomas Goisque

Et très vite, nous comprîmes que rien ne valait de se tenir sur la selle, pendant des heures, bras tendus, regard fixe, torse droit, immobile, lavé par les rafales.

En avant, calme et fou.

 

La doctrine du Cadre de Saumur, fixée au XIXe siècle par son commandant, le général Alexis L'Hotte, est: le cheval calme, en avant, et droit.

 

En 1987, François Nourrissier s'en est inspiré pour son roman intitulé : En avant, calme et droit.

 

Pour leur ouvrage, où la moto prend la place du cheval, l'écrivain Sylvain Tesson et le photographe Thomas Goisque remplacent le dernier terme et cela donne: En avant, calme et fou...

 

Ainsi, comme leur monture n'est pas la même, substituent-ils à une posture un ingrédient psychique...

 

En avant? Le mouvement était notre religion. Nous ne demandions rien d'autre que de fendre l'air, assis sur une selle. Nous savions que le monde est fait pour circuler. La sédentarité est un destin de cul-de-jatte transformé en principe de civilisation.

 

Calme? La mécanique est une métaphysique. Tous les motards méditent cette vérité. C'est pourquoi ils avancent sans jamais s'ennuyer, pendant des heures, calmes et silencieux, laissant ronfler le minuscule univers dont ils sont l'expansion.

 

Fou? L'Autre n'est pas. Ce qui existe, en revanche, c'est la multiplicité des visages diffractés sur le vitrail du monde. Il y en a de beaux et il y en a de laids, il y a des salauds et il y a des saints et celui qu'on rencontre n'a rien de commun avec celui que l'on vient de quitter. Le seul droit de l'Homme devrait être de ne pas devoir ressembler à son prochain.

 

Dans la défunte Union Soviétique, il y avait des asiles psychiatriques pour de tels réfractaires à la pensée égalitariste... 

 

Sylvain Tesson aggrave son cas en écrivant: Il n'est nullement étonnant qu'une société qui hait le Verbe, combat l'imaginaire et méprise la poésie s'en prenne avec tant de soin à la fumée et à l'alcool... 

 

Il associe des poètes à des lieux parcourus: Virginie Despentes et le Pamir tadjik, Jean Genet et la Mongolie, Houellebecq et la Serbie, Péguy et la Russie, Chardonne et les Andes... 

 

Quoi qu'il en soit, par la vertu (ou la magie?) des mots de Tesson et des images de Goisque s'élabore avec ce beau livre, bien écrit et bien illustré, Une esthétique de la bécane. L'expression n'est pas excessive puisque le mot esthétique vient du grec αίσθησιs (aisthesis) et qu'il signifie beauté, sensation...

 

Pourquoi, pendant vingt-cinq ans, les auteurs ont-ils, à moto, sillonné la Terre (Inde, Russie, Finlande, Bhoutan, Mongolie, Sibérie, Chine, Serbie, Chili, Asie centrale, Népal, Madagascar, Asie du Sud-Est...)?

 

Ils avaient une raison précise à cela, celle de jouir du moment où, le soir, nous allions préparer le bivouac:

 

Le pilotage appartenait à ces choses que l'on fait dans l'unique espoir de goûter le moment où elles prendront fin. La course à pied, l'alpinisme, la natation, les réunions professionnelles sont de cet ordre-là: des activités dont la valeur tient à leur achèvement davantage qu'à leur accomplissement.

 

Au contraire du coureur à pied, de l'alpiniste ou du nageur, le motard est un mal-aimé:

 

Pour les vieilles dames, les motards sont des voyous.

Pour les intellectuels, des abrutis.

Pour les abrutis, des "privilégiés" (ce mot!).

Pour les hygiénistes, des alcooliques.

Pour les alcooliques, des éléphants rosses.

Pour les pouvoirs publics, des dangers du même nom.

Pour les bourgeois, des anarchistes.

Pour les gauchistes, des individualistes.

N'étant jamais aimé,

il ne faut pas s'étonner que le motard

s'enfuie toujours plus loin,

poussant ses feux sans cesse,

traçant droit devant lui

à la recherche d'une amie.

 

Ces deux motards-là ne sont pourtant pas si haïssables que ça, puisque leur porte-plume dit, de façon très proustienne:

 

Il nous semblait que, dans la vie, les choses n'étaient vraiment vécues que si elles étaient écrites...

 

Et que la dernière légende d'une photo représentant des motos, de nuit, sous un ciel étoilé, est une citation de Philippe Sollers:

 

La beauté est toujours bizarre. On l'attendait, et elle n'est pas là. On ne l'attendait pas, la voilà.

 

Francis Richard

 

En avant, calme et fou, Sylvain Tesson et Thomas Goisque, Albin Michel

 

Livres précédents de Sylvain Tesson:

 

Aux éditions Équateurs:

Une très légère oscillation (2017)

 

Aux éditions Gallimard:

Dans les forêts de Sibérie (2011)

S'abandonner à vivre (2014)

Sur les chemins noirs (2016)

 

Aux éditions Guérin:

Berezina (2015)

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21 janvier 2018 7 21 /01 /janvier /2018 12:55
La Mer Léman, de Davide Giglioli

L'ampleur du bassin lémanique est immense.

Pas de montagnes de l'autre côté, ni de rives ou d'Yvoire.

Une étendue d'eau frémissante.

Une mer.

La Mer Léman.

 

C'est un bon début? N'est-ce pas? Pas la peine d'épiloguer... ou plutôt si. Car épiloguer, c'est la bonne folie: celle qui est capable de t'élever, de t'emmener sur le sommet le plus haut et de te montrer sans voiles tout l'absurde, dixit Daniel.

 

Daniel, l'un des deux narrateurs, auteur de cette couillonnade assumée, n'en fait qu'un point de départ. Il le partage avec Jules, qui est son ami et interlocuteur, et l'autre narrateur. 

 

(Un truc destiné au lecteur, qui lui permettra de distinguer les dires de l'un et de l'autre: en gras, c'est Jules qui parle; en maigre, c'est Daniel...)

 

En préambule, le lecteur (ou la lectrice, ça va de soi) est prévenu par Daniel:

 

Ici, le temps n'est pas scandé par les aiguilles de ta montre

Mais par des mots et des événements qui racontent une histoire (dans notre cas, une amitié)

 

Peu importent donc pour lui les chronologie et syntaxe trop parfaites...

 

Ce qui importe à Daniel, c'est surtout de faire des digressions, à propos de tout et de rien: Parce que ce sont les liens entre les choses qui tiennent ensemble le monde...

 

Ce qui importe à Jules, c'est de faire des conneries, autrement dit de faire des choses qui n'ont pas d'importance, parce que la vie est sérieuse: Terriblement et joyeusement sérieuse...

 

Au terme de leur histoire, jalonnée de conneries et de digressions, qui, finalement, ont leur profondeur, même si elles donnent une impression de légèreté, les deux comparses ont évolué: Jules grâce à la puce à l'oreille que lui a mis son ami, Daniel, Dante aidant...

 

Francis Richard

 

La Mer Léman, Davide Giglioli, 232 pages, Torticolis et Frères

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18 janvier 2018 4 18 /01 /janvier /2018 23:30
Chemins d'exil, de Doina Bunaciu

En m'exilant de Roumanie en 1980, j'avais rejoint, en théorie, les ennemis du régime communiste exilés en Suisse. Mais comme mon père a été un dirigeant communiste, je ne pouvais m'approcher des autres exilés.

 

Doina Bunaciu appartient en effet à la nomenklatura. Sa mère, Noémie, travaille à l'Union des femmes démocrates roumaines et son père, Avram, a été un des dirigeants du pays (il a été ministre des affaires étrangères de 1958 à 1961).

 

A propos de l'égalité hommes-femmes et de l'émancipation des femmes pour laquelle sa mère milite, elle note qu'elle existe bel et bien là-bas:  il n'y avait pas besoin de se battre pour cela: de toute façon personne n'avait aucun droit...

 

Dans un pays comme celui-là, où, du fait de son appartenance à la caste dirigeante, elle est comme en exil intérieur, isolée du reste de la population, toute jeune elle adopte une stratégie courante, compatible: isolement et adaptation.

 

Ainsi se camoufle-t-elle en faisant des études de physique: elle ne fait pas de politique et elle n'apparaît pas comme la fille de son père, tout en étant influencée par les principes qu'il lui a inculqués, tels que, sans être exhaustifs:

 

On doit bien travailler, se battre pour ses idées, bien se préparer pour toutes les actions, chercher à comprendre l'essentiel et ne pas s'occuper de détails, aimer et défendre sa famille.

 

Même si leur mise en oeuvre n'a pas si bien réussi que ça à son père, qui a déchanté, Doina va, en grande partie, les appliquer dans sa vie professionnelle et personnelle, où elle accomplira ses devoirs avec plus de succès que lui.

 

Mais, à chaque fois qu'elle est sur le point d'être enfermée d'une quelconque manière, elle ne se laisse pas faire, elle se faufile pour survivre et suivre son chemin et se construit par les épreuves qu'elle [rencontre].

 

Ce qu'elle dit de la prison et de l'abri est révélateur: D'un abri, on peut sortir quand on veut tandis que d'une prison on en est empêché.  Prenant un exemple en connaissance de cause (elle a été mariée plusieurs fois), elle dit aussi:

 

Un mariage peut être un abri au début et une prison plus tard...

 

De par son éducation Doina était programmée pour ne pas fuir. Mais le refus de la laisser sortir du pays pour aller faire un doctorat en Israël (elle a obtenu une bourse d'études à l'Institut Weizmann) lui ouvre les yeux sur le régime:

 

J'ai enfin compris ce que les millions de gens qui n'étaient pas dans la nomenklatura savaient depuis longtemps, notamment qu'en Roumanie communiste on n'était pas libre de poursuivre ses rêves de développement si on n'était pas soutenu par le Parti ou par la Securitate...

 

Dès lors elle n'a plus qu'une obsession: quitter la Roumanie, non pas qu'elle y soit malheureuse, mais qu'elle veut sortir de cette prison pour s'accomplir. Comment? Elle va employer une combine originale, faisant croire que c'est temporaire...

 

Et elle ira en Suisse où elle vit encore aujourd'hui. Elle s'y sent bien. Elle y a trouvé un abri (même si elle ne se sent pas complètement Suissesse), développant très peu de racines: En moi, tout est "entre deux", intercalaire, binaire, ambigu.

 

Au soir de sa vie, après avoir été très active professionnellement, elle continue de l'être, autrement, en écrivant, en français, en espérant qu'elle arrivera à créer avec ses lecteurs des rencontres essentielles, où ils se reconnaîtront.

 

L'écriture est-elle pour elle un (dernier) exil? Un monde inconnu dans lequel [elle] essaie d'entrer? En tout cas elle essaie juste de décrire les gens comme [elle] les [a] vus et, ce faisant, elle apprend aussi à se connaître elle-même... 

 

Francis Richard

 

Chemins d'exil, Doina Bunaciu, 252 pages Editions de l'Aire

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12 janvier 2018 5 12 /01 /janvier /2018 22:30
Balkis, Chloé Falcy

- Tu m'as bien dit que "Balkis" était le nom de la reine de Saba? me demande David à l'oreille.

- Oui.

- Te voici donc flanquée du roi Salomon.

 

Balkis est irakienne. A l'automne 1955, elle quitte son pays pour étudier la couture à Genève, choisie parmi tant d'autres parce qu'elle est la meilleure de sa classe... Mais, à la fin de l'année préparatoire, on ne veut pas d'elle. Par manque de place.

 

A la place... elle est envoyée aux Beaux-Arts de Lausanne:

 

J'aime la précision de la couture, la patience qu'elle exige, les heures à suivre les chemins tracés par les fils.

[...]

Je ne comprends ni le dessin ni l'art en général, je ne suis pas en mesure de comprendre ces traits que l'esprit impose à une feuille de papier.

 

Pour elle c'est donc un désastre.

 

Peu de temps après sa petite soeur Badiya, la fille préférée de son père, la retrouve à Genève. Baba lui a obtenu une bourse. Quelques semaines plus tard, Balkis déménage à Lausanne et trouve une colocation avec Ruth, une jeune étudiante de la même école.

 

Une année encore plus tard Ruth obtient son diplôme et commence à travailler, tandis que Balkis ne sait toujours pas tenir un crayon et s'imagine devoir rentrer au pays, après avoir échoué honteusement. C'est alors que Ruth lui présente David.

 

Moyennant finance David fera les croquis à la place de... Balkis. Ce qui sera un bon début pour faire connaissance...  Mais connaissons-nous vraiment ceux que nous connaissons?  

 

Avant de partir, mon père m'a dit: "Ma fille, j'aimerais que tu regardes ta main, que tu la regardes attentivement. Tu portes l'honneur de la famille à l'intérieur. Je t'en prie, prends-en soin, ne le salis pas. Je te fais confiance pour ne pas laisser l'Occident te faire oublier qui tu es, d'où tu viens."

 

Pendant les décennies qui suivent, Balkis gardera ces paroles en mémoire. L'Occident refuge ne lui fera jamais oublier ni ce qu'elle est ni d'où elle vient, malgré qu'elle en ait...

 

Et, comme dans le récit biblique, après une douloureuse traversée du désert, le palais de Salomon sera son horizon, mais lui semblera toujours bien loin...

 

Francis Richard

 

Balkis, Chloé Falcy, 240 pages, Pearlbooksedition

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11 janvier 2018 4 11 /01 /janvier /2018 23:00
Haute trahison, de Jérôme Meizoz

Il est payé pour ça, pour réfléchir. Et il réfléchit tout haut. Il monologue.

 

Pour une exposition de peintres de montagne, un amoureux des arts et spéculateur de tableaux, bref un amoureux spéculateur, lui demande une préface pour le catalogue. Il a beau réfléchir, même s'il est payé pour ça, il n'a rien à dire sur les peintres de montagne, par contre il improviserait volontiers sur les bonnes. Les bonnes des peintres.

 

Dans un premier jet adressé à son commanditaire, il écrit notamment: On voit les peintres à l'atelier, les écrivains à leur table, hiératiques, tranquilles, on ne voit guère les coulisses, le petit personnel, celui qui assure, silencieusement, la paix des peintres.

 

Pourquoi pas? Oui, pourquoi pas, mais le sujet n'est-il pas un peu éloigné, le ton impropre? Le sujet n'est pourtant pas si éloigné que ça puisqu'il part d'une histoire vraie, celle de Ludivine Bonvin, servante du peintre Albert Muret et amoureuse de son ami Ramuz, l'écrivain au prénom d'archiduc...

 

Seulement sortir des sentiers battus, c'est de la Haute trahison: il n'est décidément pas convenable de ne pas tenir de propos convenus...

 

Cela amène le monologueur imaginé par Jérôme Meizoz à se demander, pendant un moment d'incertitude, si, de toute façon, il est possible de faire du neuf avec des mots usagés...

 

Cela lui rappelle aussi une demande du Cercle d'études consacrées au grand poète italien, qu'il est superflu de nommer ici...

 

En l'occurrence il s'agissait de commenter le chant XXXIII de l'Enfer de la Divine comédie, dévolu aux traîtres... Ce qui lui avait donné envie de chanter [son] propre chant, de faire [ses] gammes plutôt que d'en faire l'exégèse sans oser toucher à aucun principe...

 

Car, pour les dignes membres du Cercle, cela aurait été trahir que d'inventer, de réviser, d'abattre les murs. Et d'ailleurs vain, puisqu'il n'y a rien de neuf à dire sur le monde dantesque... et qu'il suffit de ressasser en rond ce que l'on en dit depuis quelque sept cents ans...

 

Ce monologue est heureusement d'une autre veine, irrévérencieuse, digressive... 

 

Francis Richard

 

Haute trahison, Jérôme Meizoz, 32 pages, La Baconnière (sortie le 12 janvier 2018 en Suisse, le 23 janvier 2018 en France)

 

Ce texte est représenté au théâtre 2.21 à Lausanne du 5 au 21 janvier 2018

 

Livres précédents chez Zoé:

Faire le garçon (2017)

Haut Val des loups (2015)

Séismes (2013)

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Présentation

  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • Francis Richard
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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