Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
23 janvier 2017 1 23 /01 /janvier /2017 22:45
La Suisse est un village, Collectif

Ce n'est pas tellement l'esprit des lieux qui nous est révélé ici, mais l'âme des villes, écrit l'éditeur dans son préambule.

 

Que serait l'âme des villes sans l'âme de ceux qui y ont vécu, y vivent ou y vivront? C'est pourquoi ce petit voyage en Helvétie, en dix-huit escales - celle de Lausanne est double -, est une riche idée. Il permet de la visiter sans guide ni raison, juste pour l'impression.

 

Les dix-huit auteurs y disent en effet ce que la ville de leur coeur évoque pour eux et c'est beaucoup, quelle que soit la forme que prend cette évocation: ils sont bien sûr tous différents, mais en même temps semblables, comme les habitants de tout village.

 

Pour donner une impression, même réductrice, de ces dix-huit textes rangés sagement par ordre alphabétique de lieux, pourquoi ne pas en extraire un court passage de chacun, hors contexte, parce que tel est mon bon plaisir de lecteur?

 

Berne, par Madeleine Knecht

Habituellement les Bernois parlent leur dialecte et écrivent l'allemand qu'ils n'appellent pas Hochdeutsch, mais Schrifftdeutsch. Leur dialecte ne leur paraît pas une langue bâtarde, c'est simplement celle qu'ils parlent, par opposition à celle qu'ils écrivent.

 

Bienne, par Bertrand Baumann

O Biel/Bienne, ville aux deux haches, ville aux deux langues, ville aux deux visages, l'un tourné vers le passé et l'autre vers l'avenir.

Je pourrais dire de toi ce que disait Robert Walser à son retour ici après un long séjour à Berlin: "Der Ort erschien ihm lieblich wie nie zuvor." A moi aussi, "le lieu (me) parut aimable comme jamais auparavant.

 

Carouge, par Alphonse Layaz

Les plans estampillés "Projet Urbs Helvetia: Anselme Rouige architecte" étaient enroulés, tracés à l'ancienne, à la main, d'un trait vigoureux. Des plans que je pouvais déplier sur ma table, que je pouvais apprécier pour leur beauté esthétique à la manière dont on admire une partition d'Igor Stravinsky ou dont on flâne dans les dédales d'une page de Victor Hugo où les ratures sont les carrefours hésitants de la pensée.

 

Château-d'Oex, par Pierre Yves Lador

L'amour d'une ville, d'un lieu, est toujours lié, pour moi, à une femme ou à la femme, Coire, Madrid, Lausanne...

Château-d'Oex est le corps de cette femme que je contemple de la nacelle du ballon à air chaud qui m'emporte au ciel, mollement étendue avec ses éminences et ses vallons, ses arbres et ses rus sur les flancs de la Sanne.

 

Genève, par Isabelle Leymarie

Je retrouvais parfois Haldas dans un autre café, boulevard des philosophes, où je lui récitais en espagnol des poèmes de Garcia Lorca, en échange de quoi il m'en récitait de Georges Seferis, et où il me fit découvrir l'un de mes livres préférés de la littérature suisse: Le pauvre homme de Toggenbourg, d'Ulrich Bräcker.

 

La Chaux-de-Fonds, par Grégoire Müller

Tout le monde se croise ici, sans façon. Et pas question de communautarisme, c'est trop petit pour se faire des enclaves. Nous partageons tous le même territoire, les mêmes lieux publics; les préjudices s'érodent et disparaissent dans un melting pot de taille humaine.

 

Lausanne, par Annik Mahaim

Vidy par tous les temps. Quand les reflets de la pluie sur les allées goudronnées s'accordent au gris d'un ciel pommelé qui mange la Savoie. Quand le soleil se couche au milieu de l'après-midi en jetant des reflets roses sur la neige, à l'embouchure de la Chamberonne (rare: la neige tient rarement là en bas). Par la fraîcheur d'un matin de juin, un bain tonifiant en bleu et vert.

 

Lausanne, par Olivier Sillig

Le petit groupe est sur le point de croiser deux hommes, dont l'un a la main tendrement posée sur l'épaule de l'autre.

- N'importe quoi, ces pédés! ajoute l'homme à la canette.

Mais arrivé à leur hauteur, il se tait soudain. Il vient de découvrir qu'en fait il s'agit d'un aveugle, la main posée sur l'épaule d'un voyant qui le guide.

 

Martigny, par Christophe Gaillard

Sur la plage où il se promenait quelque chose attira son attention. Il s'approcha et découvrit une bouteille de Williamine. Vide évidemment. Depuis trente ans il cherche à savoir comment une bouteille qui reprend sur son étiquette l'écusson de Martigny avait pu échouer sur une plage déserte du Pacifique.

 

Morges, par Jon Ferguson

Les terrasses du "Nautique" et de "La Fleur du Lac" ont été probablement construites par un dieu. Il aime s'y asseoir, boire un verre de vin et réfléchir sur le mystère de l'univers. L'autre jour, Dieu et moi, nous avons siroté un délicieux chasselas de mon Morges et on a décidé que plus nous pensons, plus grand est le mystère.

 

Moudon, par Cédric Pignat

Moudon, pourtant, est de ces villes où l'on revient, pour ses parents, pour son histoire et son microclimat, pour honorer les écrivains morts ou nés ici, ceux qui y vivent et qu'on oublie - Gustave Roud, Philippe Jaccottet, Monique et Jil Silberstein, Rafik Ben Salah -, comme les bistrots de la place ont oublié Chessex (...).

 

Neuchâtel, par Quentin Perissinotto

Une tiède lueur baigne la ville depuis les hauts de la Collégiale, les toits présentent leurs façades au soleil comme le baigneur s'empresse d'exposer son corps sur la plage, pour bronzer. C'est la fin du printemps, les mornes matins gorgés de bruine ont laissé place à un ciel certes encore timide de striures lumineuses, mais déjà piqué d'une ouate réjouissante.

 

Porrentruy, par Françoise Choquard

Les trottoirs de la ville occupaient une grande place dans mes souvenirs de garçon manqué. Sans même en être consciente, je marchais volontiers la tête baissée et bénissais les jours de pluie et leurs rigoles longeant les trottoirs. Le temps d'une averse, déjà je rêvais d'étangs, de rivières, de fleuves tranquilles pour mes bateaux de papier en route vers la mer.

 

Schaffhouse, par Christian Campiche

Au bout d'une impasse dans le vieux Schaffhouse, il est une taverne aux rustiques colombages. Bringolf avait coutume d'y emmener son rossignol. Sur la table près de la fenêtre, se consumait une bougie. Aujourd'hui encore, une flamme y brûle. Prêtez l'oreille, si vous l'en approchez! Vous entendrez un air lyrique s'évader de l'établissement. La voix de Maria Stader.

 

Sion, par Alain Bagnoud

Droit devant, l'ancien collège.

Ce bâtiment flanqué de deux ailes est devenu le Palais de Justice, sous surveillance vidéo 24h sur 24, annonce un écriteau près de l'entrée. Ce qui n'était pas le cas à mon époque, heureusement. Si certains des forfaits que j'ai commis dans ce lieu avaient pu être repérés et dénoncés, ils m'auraient valu un renvoi, ou pire...

 

Vallée de Joux, par Jean-François Berger

Et regardez le lac! On peut patiner dessus. Ça vous tente?!

Mauricio secoua la tête.

- J'en serais bien incapable! Et vous?

- J'adore patiner. Quand on habite la Vallée, on patine... c'est un peu comme jouer à la pétanque pour les Marseillais!

 

Vevey, par Maurice Denuzière

Quand, au crépuscule naissant, le ciel se teinta suavement de mauve, sur les Alpes de Savoie, et qu'un ténor entonna le Ranz des vaches, on vit des larmes aux yeux des Vaudois, pour qui ce chant a valeur d'hymne. Je compris alors pourquoi les officiers des mercenaires suisses, loués aux peuples en guerre, interdisait que l'on chantât ce Ranz des vaches, qui suscitait le mal du pays, voire la désertion.

 

Zürich, par Michel Chipot

L'hiver est en fait représenté par le "Böögg" - une espèce de croque-mitaine à l'apparence d'un bonhomme de neige. La tête du monstre que l'on exécute est bourrée d'explosifs et plus elle tarde à éclater plus l'été a de chances d'être pourri. Sans doute un "boum" spontané est-il plus prometteur qu'une langueur interminable ou encore un bois déjà sec par les premières chaleurs accélère-t-il la fin du "Böögg".

 

L'éditeur termine son préambule en ces termes:

Cosmopolite ou pas, la Suisse reste un village paisible.

 

Francis Richard

 

La Suisse est un village, 176 pages Editions de l'Aire

Partager cet article
Repost0
22 janvier 2017 7 22 /01 /janvier /2017 17:15
Cortex, de Philippe Favre

L'Human Brain Project, HBP, est un projet de simulation du cerveau humain par un superordinateur, financé à hauteur d'un milliard d'euros par l'Union européenne. La direction de ce projet, d'une durée de dix ans, qui a débuté en 2013, a été confiée à l' EPFL, présidée alors par Patrick Aebischer.

 

A partir de ce projet bien réel, qui a notamment pour but de développer de nouvelles thérapies pour les maladies neurologiques, Philippe Favre a écrit une fiction palpitante, Cortex (sous-entendu cérébral), qui pourrait bien un jour devenir réalité. Mais le but d'un tel projet soulève des problèmes éthiques... 

 

Le président de l'EPFL, Aymeric Schubiger, supervise l'équipe de coordination du projet HBP, dirigée par le professeur Gregory Coleman. Au moment où commence l'histoire, cette équipe pluridisciplinaire travaille encore sur un échantillon de cerveau de rat dont l'activité électrique est enregistrée.

 

Cette équipe comprend entre autres Werner Schreier, biophysicien de Heidelberg, Ivo Silazi, analyste diplômé du MIT, Doug Johnson, recommandé par le Département américain de la santé, Stan Vermont, biologiste, Olivier Girnier, informaticien, et Malcolm Saudan, neuropsychologue.

 

Lana, la fille du professeur Coleman, est une jeune femme très indépendante. Sans être une tête brûlée, elle a besoin  d'éprouver l'intensité de l'existence, d'en rechercher les paroxysmes. En faisant du hors pistes dans une station valaisanne, Saint Luc - Chandolin, elle périt dans une avalanche.

 

Lana a une carte de dons d'organes. Après constat de son décès - son cerveau ne fonctionne plus -, tous ses organes sont en conséquence dispersés à la suite de l'admission de son corps au CHUV, où le professeur Franck Richon, ami de son père, dirige le Département des neurosciences. 

 

Gregory Coleman obtient toutefois de transférer la dépouille de sa fille dans laquelle ne subsiste plus que le cerveau à son centre genevois du HBP. C'est en effet une opportunité pour passer de la simulation informatique d'un morceau de cerveau de souris à la phase Human Code d'un cerveau humain.

 

Un IRM puissant est alors branché sur le cerveau de Lana. Tout à fait par hasard, celui-ci est stimulé par Malcolm Saudan qui, un soir, joue avec sa guitare Gibson, reliée à un ampli, à proximité du sarcophage dans lequel repose Lana Coleman, dont le cerveau n'était donc pas complètement éteint...

 

Fuites dans la presse, meurtres par essaims d'abeilles, piratages informatiques, communiqués menaçants d'opposants à l'expérience du HBP, débats télévisés, sont autant d'éléments qui font du roman de Philippe Favre un thriller haletant, posant de véritables problèmes existentiels, tels que le transhumanisme...

 

Rabelais ne disait-il pas: Science sans conscience n'est que ruine de l'âme?

 

Francis Richard

 

Cortex - En état de veille, Philippe Favre, 296 pages Favre

 

Livre précédent chez le même éditeur:

1352 - Un médecin contre la tyrannie

 

Philippe Favre est l'invité de Tulalu!? à la Médiathèque du Valais, à Sion, le jeudi 26 janvier 2017, de 18 heures 15 à 19 heures.

Partager cet article
Repost0
19 janvier 2017 4 19 /01 /janvier /2017 21:45
C'est quelque chose, de Fabienne Radi

La maison n'est ni vraiment belle ni franchement laide. Une construction des années soixante, un toit à deux pans en tuiles rouges, des murs en crépi blanc, une baie vitrée donnant sur une pelouse fraîchement tondue, des volets en bois qui devaient être verts dans une autre vie.

 

Ainsi commence la fable que raconte, avec malice et humour, Fabienne Radi, et qu'elle a intitulée C'est quelque chose, une expression qui souligne l'importance de la chose et qui peut tout aussi bien signifier l'horreur que l'émerveillement qu'elle suscite chez celle ou celui qui la découvre.

 

Car cette fable a pour protagoniste cette maison, dont le principal atout est de ne pas avoir de vis-à-vis. Elle doit d'être restée coupée du monde aux plans d'aménagement du territoire successifs qui tantôt ont donné de la valeur aux terrains, tantôt la leur ont ôté...

 

Paul et Suzie, un couple de médecins, jette son dévolu sur ce qui n'est encore qu'un terrain à bâtir, situé entre collines et forêt. Ils n'ont aucune peine à convaincre les propriétaires, Joseph et Janine, de le leur vendre: ses changements de déclivité le rendent difficile à cultiver...

 

Paul et Suzie font donc construire sur ce terrain leur maison de campagne et pendant des années, ils viennent y passer leurs week-ends, d'abord seuls, puis avec leurs enfants, des jumeaux. Le dernier plan d'aménagement du territoire inverse les valeurs:

 

Situé pile au milieu d'une immense zone agricole de basse montagne, le terrain appartenant à Paul et Suzie ne vaut donc pas un clou, mais la maison en revanche a gagné une plus-value inestimable du fait qu'elle restera isolée, ou du moins pour une bonne cinquantaine d'années.

 

Au milieu des années septante, dans les hôpitaux, la concurrence des médecins étrangers pousse Paul - Suzie a arrêté de travailler pour élever les enfants - à se perfectionner: Il trouve une place intéressante dans un grand hôpital à Oslo, dans un centre de recherche sur les traumatismes sportifs.

 

Pour améliorer leur ordinaire, ils louent leur maison de campagne à cinq étudiants de bonnes familles... suédois: le hasard scandinave fait bien les choses. Et Suzie demande à Joseph d'aller de temps en temps jeter un coup d'oeil discret pour voir si ces jeunes gens ne font pas trop de dégâts.

 

Lesdits cinq étudiants suédois ne sont pas des enfants de choeur et, dès les beaux jours, ils y font la nouba avec des filles. Avant le retour de Paul et Suzie, Joseph est chargé par eux d'une tâche: ce qu'il découvre alors lui fait pousser l'expression qui donne son titre au livre...

 

La morale de cette fable impertinente pourrait être que l'on récolte toujours ce que l'on sème, mais c'est parfois dans l'art et la manière dont les fruits sont obtenus que la surprise peut être de taille. Il n'est pas fortuit que les étudiants suédois soient au nombre de cinq, comme les cinq sens...

 

Francis Richard

 

C'est quelque chose, Fabienne Radi, 96 pages éditions d'autre part     

Partager cet article
Repost0
17 janvier 2017 2 17 /01 /janvier /2017 23:55
Le grand projet, de Nicolas Kissling

Je regarde derrière moi, et je vois une foule d'attente immense. Presque tous les hommes valides de San Michele di Fresu sont là. Je n'imaginais pas les choses comme ça. La Suisse doit être dans un état catastrophique pour avoir besoin de tous ces hommes pour la réparer.

 

1947. Ivo Castelli, 19 ans, fait partie de ces Italiens venus travailler en Suisse pour construire des routes et des barrages: ils ont besoin d'argent pour leurs familles restées au pays et la Suisse, elle, manque de bras. Il est recruté, lui, pour la construction du barrage de Rossens, sur la Sarine.

 

1948. Ivo est chargé avec Matteo et Carlo de démonter les maisons qui vont se retrouver sous l'eau le jour où le barrage sera mis en fonction. Un jour, il continue seul le démontage de la maison de Fernand Vial, un vieux paysan méchant comme un chien qui n'a pas mangé depuis dix jours.

 

Le vieux Fernand Vial ne voulait pas quitter sa maison. Il a refusé toutes les offres de dédommagement ou de relogement. A la fin, il s'est pendu à une poutre de sa maison. Juste en-dessous de cette poutre, en démontant le plancher, Ivo découvre une caisse, dont il ouvre le couvercle.

 

Cette caisse, ouverte avec appréhension, contient de l'or à la pelle. Des pièces d'argent. Des billets aussi. Un trésor de pirate, comme dans les livres. Au lieu de faire part aux autres de sa découverte, il met ce butin dans quatre sacs, qu'il enfouit en terre, en un lieu plus haut que le futur niveau du lac. 

 

Antoine est le fils d'Ivo, mort alors qu'il n'avait que 4 ans. Ce que l'on raconte sur son compte à l'école et ce qu'il apprend, en 1985, en se rendant à la police de Fribourg, lui font honnir ce père, qui trompait sa mère et s'est tué. Il n'a jamais compris pourquoi sa mère et sa soeur lui vouaient un culte.

 

Sa mère, Jacqueline, née Keller, meurt, à l'été 2006. Peu de temps après il reçoit un paquet expédié par sa grande soeur Fanny, qui vit avec son mari et ses deux filles à San Diego. Ce paquet contient une lettre de sa mère, trois cahiers d'écolier et deux billets d'avion Genève-San Diego aller-retour.

 

En lisant les trois cahiers, rédigés par sa mère et sa soeur à partir des cahiers d'Ivo, Antoine apprend ce qu'a été le début de la vie de son immigré de père et ce qu'a été pour lui ce qu'il appelait Le grand projet: un fonds d'aide mutuelle réservé aux Italiens mariés, avec charge de famille:

 

En échange de primes mensuelles raisonnables, je leur garantis que s'ils devaient mourir en Suisse, leurs femmes et leurs enfants restés au pays toucheraient un capital suffisant pour pouvoir s'en sortir.

 

Cette lecture le met dans un état de dégoût-fascination-incrédulité. Et, en toute conscience, il se décide à tomber dans le piège tendu par sa mère post mortem, qui aura eu le dernier mot: il ira à San Diego lire les nombreux autres cahiers; il pourra ainsi en finir avec l'autre, et boucler cette histoire.

 

Nicolas Kissling donne à lire, parallèlement, les cahiers d'Ivo, qui couvrent la période de 1947 à 1971 et qui sont écrits à la troisième personne, à l'exception du dernier, et le journal d'Antoine, du 24 juillet au 16 août 2006, qui relate sa quête et son enquête pour savoir réellement d'où il vient.

 

Comme Antoine, le lecteur a envie de connaître le fin mot de cette histoire bien documentée, complexe à souhait et bien construite. Histoire qui confirme qu'il ne faut décidément jamais se fier aux apparences et que les préjugés pourrissent autant la vie de ceux qui les ont que celle des autres...

 

Francis Richard

 

Le grand projet, Nicolas Kissling, 330 pages Editions de l'Aire

Partager cet article
Repost0
14 janvier 2017 6 14 /01 /janvier /2017 23:40
Le chien, de Jean-François Fournier

Je suis à bout de forces et le pouvoir m'est aujourd'hui indifférent. Les gens et mon journal l'ont d'ailleurs toujours été. En revanche, la mort, le sexe et mon père habitent, eux, mon quotidien.

 

Scott F. Battle, 51 ans, règne sans partage sur la salle de nouvelles du plus puissant journal de la capitale, le Post, Washington. Mais cela indiffère désormais celui que l'on surnomme le Chien, autour des desks et dans le petit peuple des rédactions. Car ce ne sont plus que la mort, le sexe et son père qui habitent son quotidien.

 

La mort. En six mois il a perdu une femme et trois enfants. Après vingt-quatre ans de mariage, sa femme, Joaline, l'a quitté pour l'un des plus gros lobbyistes associés de Washington. Elle est partie en emmenant avec elle leurs enfants, Zera, Tiny et Lipi. Et ça les a tués, car elle a eu un accident de voiture...

 

Dans l'accident, qui a eu lieu à Chappaquiddick, où mourut Ted Kennedy, Jo et Zera sont morts, puis Tiny deux jours plus tard. Seul Lipi n'est pas mort: il était hospitalisé au Georgetown Hospital, où il survivait grâce à une chimiothérapie. Mais il lui a été pris, suite à une dénonciation au service de l'enfance...

 

Le sexe. Il se dit érotomane arriviste... Il a toujours combattu l'habitude par l'instauration d'une nouvelle vie érotique sans rapport avec les précédentes. Il s'est toujours gardé d'amour sérieux: il croit que seules les femmes et les perdants sacrifient à ce rite qui épuise, laisse vide et esclave de l'autre.

 

Son père. Après avoir tué un cambrioleur qui s'était introduit chez lui, William S. Birdie, est parti de Philly, bien que toute charge ait été abandonnée contre lui, la légitime défense lui ayant été reconnue malgré les dix-sept coups de couteau donnés à l'intrus, dont l'oreille droite n'a jamais été localisée...

 

Alors F. part à la recherche de W.S. Il ne veut plus prendre le risque d'un mort de plus dans [sa] vie. Il se lance dans cette quête, sur la 77 et quelques autres, avec Kerry Lee pour tout bagage. Kerry est la serveuse du Double Door de Mooresville Lake Norman, avec laquelle il a conclu un accord, un bon accord, mais pas beaucoup plus:

 

Pas de condition, pas d'attente, pas d'obligation. Le soir ou le jour, on verra quand, on dormira un peu partout. Tu auras ta chambre. Pas de sexe au programme. Pas de drogue. En revanche, aucune question sur nos rencontres ou les lieux visités. Je te demande juste de m'accompagner sept jours!

 

K. accepte. Elle doit seulement contrôler chaque matin qu'il aura écrit la nuit précédente cinq pages dans le Moleskine vierge et noir qu'il lui tend. Ce sont ces pages que le lecteur a sous les yeux et qui racontent comment Le Chien tente de débusquer l'homme aux étiquettes, le surnom donné à son père naturel:

 

Dans l'appartement de cinq pièces de Birdie, scène de son crime, chaque objet, chaque habit, chaque gadget, chaque produit porte encore l'étiquette de sa provenance et de son prix...

 

Cette quête du père est une tentative de F. pour donner un sens ultime à sa vie. Que demande-t-il? Il aimerait juste un regard de lui avec le secret espoir qu'il [l'] étonne, qu'il lui dise quelque chose que personne ne lui aura dit auparavant, pour que [sa] mort n'intervienne pas sans un événement majeur:

 

Qu'elle fasse de moi un autre, quelqu'un d'acceptable. Celui que Joaline aurait aimé. Celui dont Kerry rêve un peu depuis quelques jours, ce qui me glace le coeur. Celui qu'auraient mérité Zera, Tiny et Lip'...

 

Francis Richard

 

Le Chien, de Jean-François Fournier, 176 pages, Xenia (sortie en librairie le 31 janvier 2017, sauf en Suisse, chez Payot, où il est déjà en rayon...)

Partager cet article
Repost0
12 janvier 2017 4 12 /01 /janvier /2017 22:45
In nomine spiritus absentis - Reliques et breloques, de Gaston Cherpillod

Deux inédits de Gaston Cherpillod ont paru cet automne, aux Éditions de l'Hèbe, In nomine spiritus absentis et Reliques et breloques. L'écrivain les avait adressés, le premier en juin 2012 et le second fin 2011, à Janine Massard et à Pierre Yves Lador, qui avaient déjà transcrit de ses manuscrits depuis 2004

 

Cherp (1925-2012) leur avait demandé de faire paraître ces deux textes après sa disparition. Ils viennent d'accomplir cette haute mission, après les avoir transcrits, sans sa tutelle, et leur avoir trouvé un éditeur décidé à les diffuser dans les meilleures conditions. Ils font tous deux une présentation de ces deux textes avec bonheur.

 

Dans In nomine spiritus absentis, sous-titré Oraison, Gabriel Charbonney revisite son passé à la troisième personne: il offre bien des similitudes avec celui de l'auteur. En effet, le père de Gabriel, Matthieu, était ouvrier et Gabriel est un enseignant, un intello, même si l'auteur préfère à ce mot le terme désuet de clerc...

 

Dans Reliques et breloques, sous-titré, Notes dernières, hormis un dialogue liminaire entre deux copains, Lucas et Léon, dans un bistrot, l'homme Cherpillod se livre une nouvelle fois, sans le truchement de la fiction à laquelle il préfère de toute façon la réalité, le parler vrai et le ton, sans fioritures, sans fards.

 

Dans un texte comme dans l'autre, il faut suivre Cherp... parce que rien n'est linéaire, tout est en digressions et ruptures, en structures complexes, aussi bien le fond que la forme. C'est pourquoi lire Cherpillod se mérite. Il faut s'accoutumer à sa pensée vagabonde, à son style à nul autre pareil, héritier du grec et du latin.

 

Cherpillod le dit lui-même: Mon originalité réside dans le ton davantage que dans ma pensée. Et c'est ce ton, révélateur de son âme inquiète, qui emporte la conviction du lecteur et qui le touche par son humanité, parce que - il en serait contristé - ses préoccupations et ses déceptions ne sont pas forcément les siennes.

 

Dans ses notes, Cherpillod est ainsi préoccupé par l'homo sapiens: La terre dont, déloyal gérant, il a dilapidé, depuis que la production s'élargit, une somme de richesses qui ne lui appartiennent pas, se séparera de lui sans munir l'adieu d'un parachute doré, si sa ligne n'est pas redressée.

 

Par l'avenir: Le monde que ses maîtres, dans leur fatuité ont orné de l'épithète de développé, sous l'accumulation de biens comptables croule, fussent-ils d'inégale façon répartis entre eux et leurs inférieurs, tire profit de la base globale, excipe de sa victoire sur la matière, quand un malappris émet, alarmé, une critique fondée.

 

Par la dégradation de la langue (on n'exige plus de l'étudiant l'acquisition du latin d'abord, la tenue d'un français autre que basique): Le marché ne parle que le rudimentaire ricain dans sa publicité, et le pouvoir journalistique s'exprime en sabir, tandis que s'en fichent les législateurs, autant que leurs mandants, de ces périls.

 

Cherpillod ne peut que toucher le lecteur quand il parle de son irrépressible besoin d'écrire: Aussitôt que j'ai fini un texte, penaud, j'entame le suivant, alors que je m'étais engagé à brider la passion dont je tire un profit équivoque, à noyer mon ennui dans un ruisseau plutôt que dans un encrier: as-tu oublié que, vive, l'eau guérit ta jeune démence?

 

Il ne peut que le toucher quand il adresse cette dernière prière pour Gabriel, fils de Matthieu, sur laquelle se conclut In nomine spiritus absentis: Pas de discours, quand on l'enfouira, de fétides fleurs de rhétorique du ministère éducatif auquel il se rattachait, juste un mot pastoral, pour que Matthieu, reconnaisse sa progéniture, si l'âme existe.

 

Francis Richard

 

In nomine spiritus absentis - Reliques et breloques, Gaston Cherpillod, 288 pages, Éditions de l'Hèbe

Partager cet article
Repost0
8 janvier 2017 7 08 /01 /janvier /2017 23:00
Je vois des formes qui n'existent plus, suivi de, Moonlight S., de Rodolphe Petit et Élise Gagnebin-de Bons

Art ou fiction? Les deux. Comme le nom de la maison qui édite cet ouvrage en deux volumes, l'un, littéraire, étant le contrepoint de l'autre, artistique.

 

Je vois des formes qui n'existent plus est le texte, écrit noir sur blanc, avec une composition visuelle des phrases, poétique au fond, sans pagination, et une couverture blanche; Moonlight S. est la fresque, en noir et blanc, pliée pour faire un livre, avec une couverture noire.

 

Le texte est dû à la plume de Rodolphe Petit, la fresque au pinceau d'Élise Gagnebin-de Bons. Le premier comme la seconde sont inclassables et défient la raison pure. Alors il faut se contenter de la raison pratique et tenter de les prendre l'un après l'autre, tout en sachant que leur sort est lié, sinon relié, puisqu'ils ont leur autonomie...

 

Le narrateur de Je vois des formes qui n'existent plus se souvient. D'abord de la salle de bains de son enfance. Vingt ans après. Puis de la maison où se trouvait cette salle de bains. Enfin de la forêt de résineux et des deux montagnes en surplomb, qu'il observait de la fenêtre... Et de formes qui n'existent plus...

 

Il se met à marcher sans savoir où. Se souvenant, chemin faisant, des rêves freudiens qui le tourmentent. Il va ainsi de la gare au village, distant de 2 km, en faisant des détours, par une friche où se trouve un hangar déserté, par une prairie, par une colline, par un verger, par une ferme, par une châtaigneraie qui lui rappelle son père...

 

Au bout d'une heure, il parvient à

un cylindre

de pierre foncé

 

C'est une tour. Et, comme la porte n'est pas verrouillée, il entre, par désoeuvrement. Il monte dans les étages de cette tour, qui n'est pas inhabitée comme il le croyait. La promenade du rêveur solitaire subit une inflexion:

Je bute soudain contre quelque chose de mou

et bascule en avant

puis cogne violemment le sol

avec la tête je crois

et puis

plus rien,

enfin je crois

 

Quand il reprend conscience et quand il découvre sur quoi il a buté, le récit vire au thriller:  il est entraîné dans de curieux méandres, où jouent un rôle un fille au ruban, qu'il a croisée plus tôt alors qu'elle montait un cheval, et un homme à l'énorme veine vermiculaire. Il va dès lors de surprise en surprise et le dénouement est le clou de l'histoire...

 

Moonlight S. est une fresque qui se présente comme un dépliant. Il faut tourner les pages pour la dérouler. Les dessins de deux chiens, siamois semble-t-il, peu à peu, se colorent de noir jusqu'à disparaître complètement. Puis du blanc réapparaît peu à peu. Il y a une tentative d'inversion, fugitive. Mais le noir reprend le dessus...

 

Une nouvelle tentative du blanc se traduit par un nouvel échec. Le noir semble vainqueur. Puis le blanc réapparaît par touches successives. Il faut attendre la fin du volume pour savoir s'il va finalement l'emporter.

 

La fresque est bien le contrepoint du texte qui va de rebondissement en rebondissement, après que le narrateur a buté sur quelque chose de mou. Sera-t-elle finalement tout blanc ou tout noir? ou un peu des deux?

 

Francis Richard

 

Je vois des formes qui n'existent plus suivi de Moonlight S., Rodolphe Petit et Élise Gagnebin-de Bons Art & Fiction

Partager cet article
Repost0
5 janvier 2017 4 05 /01 /janvier /2017 22:45
Fin de trêve, de Werner Rohner

Le pire dans le souvenir, c'est qu'en lui, tout est figé; plus de marge de manoeuvre, ne reste que ce qui fut et qu'il faut regarder en face, que la répétition du vécu, qui est parfois plus intense encore que le vécu lui-même.

 

Plus de dix ans après la mort de sa mère, Luisa Ferter, le 20 janvier 2000, à 48 ans, le narrateur de Fin de trêve, Joris, se souvient donc. Après cette longue trêve, il se décide enfin à rencontrer son père, David Mourlin, qui, après sa naissance, n'a plus donné signe de vie.

 

La maladie de Luisa commence en 1993, alors que Joris n'a que 15 ans. Luisa subit alors l'ablation d'un sein. Cela ne l'empêche pas, après avoir travaillé dans les fleurs, de créer l'année suivante, avec succès, une entreprise de traiteur, Luisas Catering Service.

 

Moins d'un an avant la mort de Luisa, en mars 1999, Joris part pour Vienne, à 21 ans, ce qu'il s'était promis de faire, avec ou sans bac en poche. Là-bas il fait des petits boulots. A peine trois semaines après son arrivée, il rencontre Rébecca, une étudiante en architecture. 

 

Début 2010, il décroche un poste à la télé. Cela fait un moment que lui et Rébecca sont séparés. La trêve est finie. Il faut qu'il sache qui fut sa mère et qui est son père, même s'il a de la prévention à l'égard de cet homme qui ne s'est jamais soucié de lui.

 

Il veut notamment savoir comment Luisa et David se sont connus et ce qu'ils ont vécu ensemble avant sa naissance. C'est ainsi que leur passé politique commun resurgit. Tous deux étaient connus des services. Mais jusqu'où leur engagement les avait-il conduits?

 

Pour reconstituer le passé de ses parents, il interroge sa tante Susanne qui a repris le Catering de sa mère; il rencontre aussi plusieurs fois son père qui, politiquement, vibre toujours autant et lui envoie des documents d'époque établis par les services...

 

Dans le même temps Joris morcelle sa propre histoire en plusieurs histoires, qui se chevauchent et n'ont pas forcément chacune une fin, puisque sa vie à lui continue, malgré la douleur ressentie par la mort de sa mère, qui se fait plus précise avec ce qu'il apprend.

 

Joris compare le regard de l'objectif d'une caméra à celui du rêve, qui ont ceci en commun qu'ils sont comme un filtre que l'on oublie parfois, aussi bien quand on filme que lorsqu'on rêve. Et le récit à méandres de Joris, écrit par Werner Rohner, donne l'impression d'être ainsi filtré...

 

Joris, parvenu au bout de sa quête, ne peut que constater que, dans la vie, il y a des impossibilités de retours en arrière: La tristesse ne naît pas parce que quelque chose a eu lieu, mais bien plutôt parce que l'on se rend compte que quelque chose ne peut plus avoir lieu...

 

Francis Richard

 

Fin de trêve, Werner Rohner, 208 pages, traduit de l'allemand par Ghislain Riccardi, Editions de l'Aire

Partager cet article
Repost0
31 décembre 2016 6 31 /12 /décembre /2016 12:30
Sur les chemins noirs, de Sylvain Tesson

Dans la nuit du 20 au 21 août 2014, à Chamonix, Sylvain Tesson, pris de boisson, se casse la gueule d'un toit où il faisait le pitre: Il avait suffi de huit mètres pour me briser les côtes, les vertèbres, le crâne. J'étais tombé sur un tas d'os.

 

Comment s'en sort-il? La médecine de fine pointe, la sollicitude des infirmières, l'amour de mes proches, la lecture de Villon-le-punk, tout cela m'avait soigné. 

 

Résultat: Quatre mois plus tard j'étais dehors, bancal, le corps en peine, avec le sang d'un autre dans les veines, le crâne enfoncé, le ventre paralysé, les poumons cicatrisés, la colonne cloutée de vis et le visage difforme.

 

L'été suivant, les médecins, dans leur vocabulaire d'agents du Politburo, lui recommandent de se rééduquer: Se rééduquer? Cela commençait par ficher le camp. C'est-à-dire? Je voulais m'en aller par les chemins cachés, par les sous-bois de ronces et les pistes à ornières reliant les villages abandonnés.

 

Ce qui lui a donné cette envie? Un papier froissé, au fond de son sac.

 

Ce papier, c'est la carte des zones hyper-rurales, annexée à un rapport de l'administration française publié sous le titre: Hyper-ruralité, où on peut lire des choses écrites dans une langue étrange, voire étrangère, telles que celle-ci:

 

Le droit à la pérennisation des expérimentations efficientes.

 

Ou celle-là: l'impératif de moderniser la péréquation et de stimuler de nouvelles alliances contractuelles.

 

Sylvain Tesson ne le dit pas, mais Molière se serait certainement fait une joie de glisser ces préciosités ridicules dans les commodités d'une conversation de l'une de ses pièces de théâtre...

 

A l'aide de cette carte qu'il ne pourra pas suivre intégralement - il y aura des solutions de continuité -, et muni d'autres cartes, celles de l'IGN au 25 000e, il va en effet s'en aller par des chemins cachés: des sentiers ruraux, des pistes pastorales fixées par le cadastre, des accès pour les services forestiers, des appuis de lisières, des viae antiques à peine entretenues, parfois privées, souvent laissées à la circulation des bêtes.

 

Cette marche à pied, Sur les chemins noirs de cartes d'état-major, sera sa médecine générale, la clef de sa reconquête. Et il va, du 24 août 2015 au 8 novembre 2015, traverser ainsi la France, en diagonale, du Mercantour jusqu'à la pointe la plus septentrionale du Cotentin.

 

Pendant ces semaines, où il renoue avec la France piétonne, il échappe quelque peu aux questions de la taille et de la vitesse qui fondent le monde du XXIe siècle et qui se traduisent par ces mauvaises nouvelles que sont l'obésité et l'agitation.

 

Ces chemins noirs nourrissent ses réflexions sur les étapes par lesquelles  l'administration française a fait passer la France rurale à ce qu'elle est devenue, sur l'identité de la France, pays diffracté en même temps qu'uni.

 

Il fait des rencontres que l'on ne peut faire qu'en sortant des sentiers battus, qu'en empruntant des chemins noirs. Il chemine aussi, de temps en temps, avec un ou deux amis, qui partagent avec lui cet amour des chemins de traverse.

 

Jusqu'alors il avait été l'ennemi de la pensée passéiste. A la date du 30 septembre, il écrit désormais: Les derniers mois m'avaient changé et cette courte marche dans le décor du pays avait accéléré la réforme. Je n'aurais plus honte désormais de m'avouer nostalgique de ce que je n'avais pas connu.

 

Alors pour ceux qui, comme lui, ont la nostalgie de la France rurale de naguère, il existe des interstices, il demeure des chemins noirs à emprunter. Encore faut-il les chercher: Il y avait encore des vallons où s'engouffrer le jour sans personne pour indiquer la direction à prendre, et on pouvait couronner ces heures de plein vent par des nuits dans des replis grandioses.

 

Francis Richard

 

Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson, 146 pages Gallimard

 

Livres précédents chez le même éditeur: 

Dans les forêts de Sibérie (2011)

S'abandonner à vivre (2014)

 

Aux éditions Guérin:

Berezina (2015)

Partager cet article
Repost0
29 décembre 2016 4 29 /12 /décembre /2016 23:55
La tête dans le sable, de Catherine Fuchs

Tous, à des degrés divers, nous fermons les yeux, qu'on appelle ça divertissement ou schizophrénie. Tous, nous construisons nos vies sur une bonne dose d'oubli et des fuites répétées.

 

Bref, nous nous mettons tous La tête dans le sable, comme, dit-on, le font les autruches. Pour oublier ou fuir la réalité. Face aux maux qui affligent le monde, de fait, il y a deux attitudes possibles: soit dénoncer ceux dont on considère qu'ils en sont responsables, soit agir à son échelle pour les atténuer à défaut de les faire disparaître.

 

Dans le roman de Catherine Fuchs, Carmen Berger relève de la première attitude. Elle travaille pour une ONG, Terra Nostra, dont elle est la rédactrice en chef de la revue, Recto Verso. Rentrée de vacances, début septembre, elle prépare tout un dossier sur Comiza, une filiale de la multinationale Pormaco, dont le siège est à Zoug.

 

Carmen Berger est bien une femme de son temps: elle a bientôt la cinquantaine; elle se déplace à vélo dans Genève; Gilles l'a quittée pour une plus jeune; leur fille Ilona est ingérable; l'avenir la préoccupe davantage que le présent; elle a une dent contre les multinationales qui ne recherchent que le profit immédiat et font de l'optimisation fiscale.

 

Le dossier sur Comiza lui tient à coeur. L'usine d'extraction de minerais de Twabo de cette entreprise se trouve au Zumanga, pays africain dont le pouvoir est corrompu et entretient des relations de connivence avec la firme. Ce qui permet à celle-ci de causer des dommages aux personnes et aux biens, et à l'environnement, en toute impunité.

 

Pour parfaire son dossier, Terra Nostra a envoyé à Pormaco un questionnaire. L'ONG se rend en délégation à Zoug pour entendre les réponses que la multinationale entend y apporter. Les antagonistes se séparent sans que les uns aient été convaincus par les arguments des autres. La séance de discussions se termine cependant par une réception.

 

Au cours de cette réception, un des cadres de Pormaco, Michael Preskow a remarqué Carmen Berger. C'est peu de dire que ce fringant quadragénaire est attiré par elle. A Genève, il lui fait une cour assidue, à laquelle elle n'est pas insensible, mais dont elle se défend parce qu'il appartient au camp ennemi et qu'il a une tout autre conception des choses.

 

Michael Preskow vit dans le présent, roule Mercedes décapotable, est membre d'un club de tennis huppé, a son couvert mis dans les meilleurs restaurants de la ville, pense qu'il faut prendre la nature comme elle est, laisser suffisamment de liberté aux gens pour que les choses finissent par s'équilibrer: le commerce bien compris favorise les intérêts de tous.

 

Parallèlement à une histoire de catastrophe écologique, dans tous les acceptions du terme, inspirée de cas réels, dénoncée par une ONG et ses correspondants sur le terrain, se déroule donc une histoire entre un homme et une femme que tout oppose. Cette histoire, racontée avec une grande finesse psychologique, est empoisonnée par l'autre... 

 

Francis Richard

 

La tête dans le sable, Catherine Fuchs, 256 pages Bernard Campiche Editeur

Partager cet article
Repost0
18 décembre 2016 7 18 /12 /décembre /2016 22:30
L'archipel d'une autre vie, d'Andreï Makine

Très charnellement , je sentais en moi la présence d'un homoncule apeuré, du "pantin de chiffon" - ce condensé de mon instinct vital.

 

Pavel Gartsev, le héros de L'archipel d'une autre vie, le fabuleux dernier roman d'Andreï Makine, vient d'échapper à une mort par asphyxie quand il pense cela. Et cela l'accable, qu'après être retourné à la vie, il ait été saisi par une très bête frénésie de vivre, au lieu d'être poussé vers des sommets de sagesse.

 

Les parents du narrateur ont disparu dans les camps. A sa sortie de l'orphelinat, il a suivi un stage de géodésie en Extrême-Orient, à Nikolaïevsk, puis il a été le seul à être envoyé à Tougour, située au bord d'un golfe débouchant sur une modeste mer intérieure qu'un petit archipel [celui des Chantars] séparait de la mer d'Okhotsk.

 

Une fois installé, il s'avère qu'à Tougour, on l'oublie. Alors il se met à explorer les environs. Un jour, parmi les passagers qui descendent d'un hélicoptère, il repère un voyageur qui attendait de pouvoir s'en aller sans être vu. Intrigué, il le suit dans la taïga, l'univers où, depuis son enfance, il se sent chez lui. Le voyageur, c'est Pavel.

 

Pavel a vu dès le départ qu'il le suivait, l'a piégé et engagé la conversation avec lui. Après que le narrateur lui a raconté sa vie, Pavel commence le récit de la sienne, du temps de Staline. Il a lui aussi perdu ses parents, à l'âge de sept ans, sans qu'il sache avec certitude pourquoi le barrage qui les emporta a explosé. 

 

Sous les débris de l'endroit où ses parents se sont noyés, il trouve une poupée de chiffon: la vue de cette loque de tissu  me donna la sensation de l'extrême fragilité de mon propre corps. Le pantin s'incrusta en moi - réplique d'ange gardien qui allait me conseiller désormais la prudence, le compromis, la résignation.

 

L'infidélité de sa compagne, Svéta, la simulation d'une Troisième Guerre mondiale alors qu'il est soldat, le fait d'avoir échappé à la mort par asphyxie dans un abri inadapté et, surtout, l'évasion d'un criminel armé et prêt à tuer, lors d'un transfert, vont bouleverser sa vie: il fait partie de la mission destinée à récupérer l'évadé.

 

Le commandant Boutov est chargé de l'opération. Il a quatre hommes sous ses ordres: le capitaine Louskass, représentant le contre-espionnage militaire, le carriériste sous-lieutenant Ratinsky, Mark Vassine, indispensable pour dompter le molosse Almaz, et Pavel Gartsev, parfait bouc émissaire en cas d'échec.

 

Le roman est le récit d'une longue traque de trois semaines à travers la taïga, le long de la rivière Amgoun. Ce récit dramatique et enlevé réserve bien des surprises aux poursuivants et, particulièrement, à Pavel, qui, en définitive, saura ne plus écouter son pantin de chiffon et prendre le chemin d'une autre vie.

 

Mark Vassine lui en avait parlé de cette autre vie: le début ressemblait à une marche sur les traces d'une femme inconnue... L'épilogue, quarante ans après, est le retour du narrateur sur les traces de Pavel, dont il a gardé un souvenir ébloui, car cet homme, au terme de l'aventure, était devenu tout autre lui-même:

 

Il n'y avait plus, en moi, aucune envie de vengeance, aucune haine et même pas la tentation orgueilleuse de pardonner.

 

Francis Richard

 

L'archipel d'une autre vie, Andreï Makine, 288 pages  Seuil

 

Livre précédent:

 

Le pays du lieutenant Schreiber, Grasset (2014)

Partager cet article
Repost0
17 décembre 2016 6 17 /12 /décembre /2016 22:45
Jambon dodu, d'Olivier Sillig

Le calembour, bon ou mauvais, est la lie de l'esprit.

 

Olivier Sillig écrit ceci dans le dernier chapitre de son roman Jambon dodu, qui en est l'épilogue. Même s'il a bon goût, le lecteur ne sera pas forcément d'accord avec une telle assertion et en laissera la pleine et entière paternité à son auteur, saisi sans doute par un excès de modestie.

 

Car Olivier Sillig excelle dans le calembour et son roman policier en est truffé de la première à la dernière page: si le lecteur n'a pas lu d'autres livres de l'auteur, il peut même se demander à bon droit s'il est capable d'écrire quoi que ce soit sans y avoir recours. Qu'il soit rassuré, il peut... et même très bien.

 

Quoi qu'il en soit le calembour est dans ce polar l'ingrédient indispensable à sa truculence. Cette tuerie qu'est cette lecture commence dès le titre et se poursuit tout du long avec les patronymes donnés aux personnages et les nombreuses intertextualités, qui sont autant de mots de passe pour ceux qui savent.

 

Pour ceux qui ne savent pas, à la fin de l'ouvrage, l'auteur remercie nommément celles et ceux qui y ont participé de manière innocente et purement littéraire. Le lecteur attentif pourra constater quelques oublis involontaires dans ces remerciements: Corneille, Hergé, Claude Loursais, Sartre ou Térence...

 

Jean, dit Jambon, et Eve Dodu ont été retrouvés la gorge tranchée dans une tranchée, rue des Abattoirs. Adèle Hache, une pute, est retrouvée décapitée peu après. Et c'est le commissaire Confit, Valentin de son prénom, qui est chargé de résoudre ces deux boucheries où il appert que les découpes sont liées.

 

Confit peut compter sur les inspecteurs Rognon, Braisé et Lévi, les brigadiers Desglion et De Théâtre, le légiste Livingstone, la secrétaire Raymonde, dite Zézette, pour l'aider à mener à bien cette enquête et découvrir par qui, pourquoi et dans quelles circonstances ces crimes ont été commis dans un quartier de viande.

 

Mais, pour cela, il devra surtout comprendre pourquoi un étrange sandwich, emballé dans du papier gris, lui a été remis par un gamin en culottes courtes alors qu'il buvait son crème à la terrasse d'un café en y trempant son pain: Entre deux grosses tranches de jambon cuit bien gras, une liasse de billets de cent.

 

L'enquête prend d'étranges détours avant d'être résolue: un conte sur les oiseaux d'Ispahan, le timbre du Ministère de l'Intérieur et sa devise latine (De omni re scibili et quibusdam aliis), l'infiltration de l'indic Ferdinand Dupont, l'interrogatoire d'un Polonais, l'attente interminable dans un bar à putes, et les rêves.

 

L'affaire se termine par un dernier quiproquo. Autant les précédents, dans les dialogues entre policiers, donnaient un côté assez farce à l'histoire, autant celui-ci, surgissant du passé, lui apporte une note finale tragique. Alors, pour ne pas rester sur une triste impression, faisons juste une courte citation, pour la route:

 

Dis-moi où tu vas, je choisirai qui je tue.

 

Francis Richard

 

Jambon dodu, Olivier Sillig, 304 pages  Hélice Hélas

 

Livres précédents:

 

Jiminy Cricket, L'Âge d'Homme (2015)

Le poids des corps, L'Âge d'Homme (2014)

La nuit de la musique, Encre Fraîche (2013)

Skoda, Buchet-Chastel (2011)

Partager cet article
Repost0
15 décembre 2016 4 15 /12 /décembre /2016 20:30
Eloge de l'érection, de Barbara Polla et Dimitris Dimitriadis

L'érection est comprise ici comme une manifestation première du désir, de la joie et de la fertilité; comme un événement sacré; comme une conquête et une fierté, y compris d'un pays tout entier.

 

Ainsi s'expriment Barbara Polla, Paul Ardenne et Maria Efstathiadi, dans le texte introductif de l'ouvrage collectif, où est fait l'Eloge de l'érection, dans tous ses états, un éloge qui, à ma connaissance, est sans précédent en littérature.

 

Barbara Polla est à l'initiative de cette publication, qui rend hommage à Dimitris Dimitriadis et qui reprend l'ensemble des textes des interventions faites à Athènes, le 22 novembre 2013, lors d'une conférence sur le thème: Je bande comme un pays.

 

En 1978, Dimitris Dimitriadis avait publié un livre, Je meurs comme un pays, dans lequel les femmes n'avaient plus d'enfants, les hommes ne voulaient plus se battre, le pays faisait son involution et la langue elle-même se mourait.

 

La conférence était en somme l'inversion du paradigme de la mort que la société impose à l'homme, qu'avait décrite Dimitris Dimitriadis; elle était défense du miracle du phallus capable de fusionner la mort et l'amour, Thanatos et Éros (Vincent Cespedes).

 

L'organe sexuel masculin passe en effet par deux états: l'érection et la flaccidité (et inversement), c'est-à-dire du désir à la petite mort - de la vie à la mort (Barbara Polla): L'érection est un aboutissement momentané et réussi du désir (Maria Efstathiadi).

 

Mais l'érection est de loin pas seulement manifestation visible de l'organe masculin: Accessoirement l'Homo erectus est celui qui bande; mais il est d'abord celui qui bande son esprit, sa volonté, voire ses muscles, écrit avec justesse Barbara Polla.

 

Et les auteurs font son éloge dans tous ses autres états, que sont la politique, l'architecture, la mythologie, la philosophie, la psychologie, l'art, la poésie. Elli Paxinou résume cette ubiquité: L'érection? Une nécessité. La vie n'a pas d'autre choix.

 

Pour Barbara Polla, associer phallus et joie est essentiel: non seulement les Japonais le fêtent (elle fait allusion, je pense, à la joyeuse fête annuelle de la fertilité qui a lieu chaque printemps à Kawasaki), mais c'est également le cas de nombre de sociétés primitives.

 

Sur l'île sacrée de Délos, vingtenaire, à proximité du temple de Dionysos, j'ai ainsi pu voir deux phallus sculptés, juchés sur de hauts piliers carrés: Le phallus pour les Grecs anciens était sublime et identifiait la joie et la continuité de vivre. (Maro Michalakakos)

 

Pour Dimitris Dimitriadis, l'érection est le contraire de la dépression. L'érection est un état intérieur général où l'on se trouve en position debout. Pour Rodolphe S. Imhoof, érection est synonyme d'action, de toute action sauf du renoncement, sauf de la mort.

 

Rodolphe S. Imhoof fait le lien avec l'art: L'art fait bouger la société, qui se met en question, en érection, et oblige les politiques à réagir. Cette induction d'un mouvement perpétuel s'applique particulièrement à la Grèce d'hier et d'aujourd'hui.

 

Cet élan vital se retrouve, pour Paul Ardenne, dans l'art architectural de grande hauteur, avec la volonté de durer: Sauf chez les dieux, le sexe en érection est une figure éphémère et transitoire. Les bâtiments ithyphalliques, eux, affichent une érection durable, au physique comme symboliquement.

 

Ce recueil de textes, qui, de par son titre, pourrait être considéré comme provocateur, donne en fait matière à de nombreuses réflexions sur la culture de mort qui caractérise aujourd'hui notre monde et qui a inspiré au poète Dimitris Dimitriadis son poème épique.

 

Dans un entretien, avec Maria Efstathiadi, il fait le constat qu'un pays meurt quand il est renfermé dans ses frontières...Ce qui plaît à Vincent Cespedes: J'aime cette analogie qui a été faite avec un pays qui meurt lorsque ses frontières deviennent prison: le symbolisme même du phallus est de transformer les murs de la prison en frontière du passage.

 

Le fait est que, comme le dit Denys Zacharopoulos, quand on ne peut ni entrer dans le pays ni en sortir, alors c'est une prison, et non pas un pays. Le mur de Berlin empêchait ainsi de sortir, celui récemment érigé entre la Grèce et la Turquie, dans la région de l'Evros, empêche d'entrer...

 

Au poème Je meurs comme un pays, Barbara Polla répond par un autre tout aussi épique, plein de sève: Je bande comme un pays. Elle y réhabilite en quelque sorte le désir, sans lequel il n'est pas de vie, car l'absence de désir, c'est la mort.

 

L'ouvrage se termine d'ailleurs par un autre poème de Dimitris Dimitriadis, traduit du grec, où le désir est tragédie, Lycaon, apologie du désir, et où il semble, pendant un temps, vaincu par la mort, mais finit par mettre en mouvement le survivant:

 

J'avance

Je ne sais pas

cela me mènera

 

Je ne sais pas

 

Voilà

ce que je veux

 

Ne

pas

savoir

 

Francis Richard

 

Eloge de l'érection, sous la direction de Barbara Polla, suivi de Lycaon, apologie du désir, de Dimitris Dimitriadis, 160 pages, La Muette

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
  • Contact

Profil

  • Francis Richard
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.

Références

Recherche

Pages

Liens